Une bouchère au milieu des poissons

J’ai faim. Passant par le goulot j’ai couru avec Croc jusqu’au port, attirée par l’idée d’un reste de poisson ou d’une tête que je pourrais faire chauffer façon soupe. Les bateau de ce côté-là ne sont pas majestueux, il faut remonter plus au nord pour se perdre dans l’admiration d’un grand voilier. Ici, quand y a une barque qui prend pas trop l’eau, c’est déjà un miracle. J’vois des marins qui me regardent de travers, d’autres qui ont sérieusement trop bu, et des pas marins qui essaient de trouver des cibles à faire trébucher dans les eaux sales de la rade. J’m’attarde pas. Je saute au dessus d’un filet reprisé, je regarde quelques petits poissons gris en train de se faire fumer... ils sont malheureusement trop surveillés par une vieille en fichu et son bâton. Tant pis. Mon ventre grogne. Quand j’ai faim comme ça, c’est pas la peine, je n’arrive pas à penser à autre chose.

Si vraiment je ne trouve pas j’irai faire les restes des auberges du quartier noble mais je préfère pas, j’aime pas trop les légumes fanés moi. Croc grogne. Une ombre me surprend et je reprends ma course. J’veux pas d’ennuis. L’ombre s’éloigne, je crois qu’elle a la flemme. Tant mieux.

Au fur et à mesure que je remonte vers le nord, c’est moins pourri et je ralenti un peu le pas. Là, c’est encore que des barques mais elles ne fuient pas ou alors normalement. J’ai jamais compris pourquoi les bateaux prenaient forcément l’eau. Je relève ma jupe un peu mouillée en bas, pour éviter une flaque plus grande et me met à flâner, l’air de rien. J’ai repéré un gars qui ne surveille pas assez bien sa marchandise et qui est gêné par deux gamins qui essaient de lui chiper son matos. Avec de la chance…

« N’essaie même pas. » C’est un vieux qui me cause. Il a une cane et l’air pas commode. J’prends ma meilleure tête d’innocente.

« Essayer quoi, m’sieur ? » j’essaie de passer pour plus jeune que je ne le suis. J’aurais du m’habiller en garçon. Je me le dis souvent, je ne le fais jamais. Je crois que je serais pas à l’aise avec genre des pantalons.

« Prendre ses sardines au vieux Tef’. T’es la guérisseuse non ? Je te donne à manger si tu m’aides. » J’veux dire non mais mon ventre grogne. Si c’est lui qui propose, c’est pas si grave hein…

« Ca dépend ce qu’il a l’patient, j’ai pas mon matos. »

« Il s’est coincé un hameçon dans la bouche. »

« J’soigne pas les poissons, te moque pas de moi le vieux ! »

« Je me moque pas. Il a trois ans, il est pas fini. Tu aides ou pas ? »

J’ai faim. Et puis il a trois ans. Si c’est un gamin je vais pas le laisser avec le palais troué.

« Ouais, c’est bon, j’aide. » J’ai quand même ma main dans ma poche sur mon couteau. On va dans des ruelles sombres. J’aime pas. L’autre main se pose sur Croc dont je connais l’instinct et qui, s’il n’est pas rassuré non plus, ne grogne pas. On entend des pleurs. Je m’approche. C’est bien un gosse avec un hameçon dans le bec.

« Va me falloir de l’eau, un linge propre et si possible une bougie et une pince. »

Le petit hurle encore plus fort à m’entendre. On me donne mes trucs, je passe la pince à la flamme, j’attends que ce ne soit plus brûlant, j’suis pas un bourreau. Même si, pour un passant, on dirait vachement quand même…

Alors que je fais une course au port pour le comte de Rougelac, prenant grand soin de rester assez loin du quai, car je ne sais pas nager, j’entends des cris d’enfants. Normalement, je ne serais même pas intervenu, la vie d’un mioche miséreux ne vaut même pas la peine que je m’y intéresse, mais je souhaite relever un peu ma réputation, légèrement mise à mal il y a quelques temps, alors je dois montrer que je suis un bon noble.

Faire bonne impression n’est vraiment pas mon style, mais je me force et avance donc dans une ruelle sombre jusqu’à voir un attroupement. Je vois quelques personnes, une jeune fille attifée comme une pauvresse avec une robe trop grande et des vieilles sandales. Elle semble torturée un petit garçon, sans doute un voleur que l’on souhaite parler.

Au moins, je vais pouvoir proposer mon aide, j’ai déjà réussi à faire parler des prisonniers récalcitrants et je connais de nombreuses techniques, toutes plus efficaces les unes que les autres. Mais ce qui retient surtout mon attention, c’est un bâtard, un beau chien, assez jeune, même si j’ai du mal à distinguer toutes les races qui se sont mélangé à sa naissance, c’est sûr qu’il y a un épagneul parmi ses parents, mais le reste est plus confus.

Un des badauds me reconnaît et enlève son chapeau, me saluant :

Bien le bonjour, messire de Rochemont.

Et oui, c'est l’avantage de travailler pour une famille noble de l’Esplanade, les gens sont respectueux, ce qui est une bonne chose. Je le salut d’un simple hochement de tête, car ce n’est qu’un gueux après tout, c’est donc le maximum que je suis prêt à faire. J’arrive ainsi jusqu’à la jeune femme et pliant les genoux, faisant quand même attention à ce que mon costume noir ne touche pas le sol pour ne pas le salir, le fourreau de mon épée à deux mains, lui fais un bruit métallique, je lui demande tout à fait sérieusement :

Qu’est-ce que ce gosse t'as fait pour que tu t’en prennes à lui ainsi ?

Je ne dis pas que je suis contre ce qu’elle fait, après tout, il a peut-être mérité de souffrir autant.