[Terminé] Histoire de poissons [Morgred et Mariotte]

Sur le chemin le conduisant au port, Morgred se félicitait d’avoir offert une offrande à Anür, la veille. Ces derniers temps, la pêche était plutôt moyenne, mais jamais il n’en tenait rigueur à la déesse, convaincu d'être le seul à blâmer. Pour se faire pardonner d’une faute qu’il peinait à identifier, le pêcheur lui avait alors réservé son meilleur poisson. Au regard des belles prises qu’il ramenait aujourd'hui, force était de constater qu’Anür lui avait manifestement accordé son pardon.

Le retour de pêche, c’était à la fois ce qu’il préférait et ce qu’il abhorrait. Rentrer, c’était la perspective de retrouver sa femme et ses filles, leur présenter fièrement les poissons qu’il gardait pour elles. Mais rentrer, c’était aussi se confronter à ces voleurs de poissonniers, certes indispensables, mais pingres au possible. Négocier avec eux, c’était comme résister à la Fange : harassant.

C’était d’ailleurs l’une des pires qui l’approchait, à peine accosté. Fort heureusement, celle-là, il l’appréciait – peut-être en ce que les années leur avaient finalement permis de s’apprivoiser l’un l’autre. Sa sympathie pour elle se ressentait dans la façon qu’il avait de l’accueillir, d’ailleurs. Mariotte, au moins, ne subissait pas ses regards furibonds et ses froncements de sourcils exacerbés.


Avec le sourire – ce qui était suffisamment rare pour être souligné –, Morgred déchargea, aux pieds de la poissonnière, son filet maintes fois rafistolé par sa femme.


Fier de ses prises, Morgred sortit également un panier de sa barque, avant de s’y asseoir lourdement. Si peu délicatement que l’embarcation tangua dangereusement, sans que le pêcheur ne s'en offusque.


Asticoter Mariotte était un passe-temps dont il ne se lassait pas. Puis, il fallait bien reconnaître qu’elle le lui rendait bien. Quant à savoir qui des deux avait lancé les hostilités le premier, cela remontait à trop longtemps pour s'en souvenir.


Ainsi installé, sa barque à présent stabilisée, Morgred était désormais prêt pour les négociations.

Tout au bourrage de sa pipe, Morgred écoutait distraitement le baratin de Mariotte. Il était habitué à se faire entendre dire que tel ou tel poisson n’était pas assez gros, que celui-là avait un coup d'hameçon ou que celui-ci avait la nageoire effilée. Voilà bien des années, toutefois, qu’il était parfaitement renseigné sur les tailles des poissons. Du reste, il était tout autant conscient qu’une chair à peine entaillée ou une nageoire abîmée, dans le contexte actuel, représentait bien peu de chose pour un crève-la-faim. Pourtant, elle, il la laissait dire, ne serait-ce que parce qu’elle innovait toujours dans ses arguments – il fallait d’ailleurs lui reconnaître une certaine habileté en la matière. Les autres, en revanche, le sentaient généralement passer et ne réitéraient pas l'expérience.

Pas peu fier de son crustacé, le nocher observa la poissonnière s’extasier devant la bête, et échappa même un ricanement lorsqu’elle mentionna son mari. Un bien brave gars, son Jean, avec qui le marin s’entendait bien. Bon pêcheur, du reste, mais peut-être un peu naïf. Il fallait bien reconnaître qu’il avait une mine un peu plus avenante que celle de Morgred. Une mine qui, inévitablement, inspirait manipulation et marchandage, quand le nocher se débarrassait des nuisibles après un bon coup de gueule.


À l’instar des poissonniers, quelques femmes de pêcheurs regagnaient le port, au retour de pêche. Margot était de celles-là.

Bien sûr, rares étaient ceux qui ignoraient le lien qu'elle entretenait avec Morgred. Quelques fois encore, leur numéro bien rodé fonctionnait néanmoins : lui s’offusquait de l’offre, elle, surenchérissait et abondait dans le sens de son époux. Pour peu qu’elle inspire quelques badauds prompts à se mêler de ce qui ne les regardaient pas, le tour était joué : la famille vendait les fruits de la pêche à bon prix.
De l'avis de Morgred, cette ruse ne pouvait toutefois fonctionner qu'une seule fois, car sa femme était si belle et souriante, qu'elle restait inévitablement dans les mémoires. À force de la voir défendre le même pêcheur, même le dernier des imbéciles aurait tôt fait de comprendre.

Peut-être ce constat avait-il inspiré la plus vieille de leur fille : depuis peu, elle passait de barque en barque pour vanter la marchandise de son père aux clients, et prétendre, à qui voulait bien l’entendre, que les poissons « là-bas », étaient bien plus gros et bien plus beaux. Eulalie restait dans les jupons de sa mère, pour sa part, cependant que Philippa était dans ses bras.


Intrigué par la protestation de la belle brune, Morgred leva les yeux de sa pipe fraîchement allumée. À ce compte-là, il eut à peine le temps de voir un galopin s’enfuir, et ne s’en serait probablement pas inquiété si l'enfant n’avait pas eu le panier de Mariotte sous le bras. Plus exactement : le panier de Mariotte dans lequel se trouvait un homard qu’elle ne lui avait pas encore acheté.

Il n’en fallait pas davantage pour que le pêcheur jette sa pipe dans sa barque et bondisse sur le ponton.


Sur les talons de Mariotte, le grand brun faillit s’étaler plusieurs fois sur les quais, tant ils avaient été rendus glissants par les filets et poissons déversés. Ces glissades répétées, miraculeusement contrôlées par ailleurs, n’empêchèrent cependant pas le marin de poursuivre sa course avec obstination, jusqu’à dépasser Mariotte pour atteindre les venelles tortueuses des quartiers portuaires.

En dépit des passants, nombreux à cette heure, et des multiples ruelles qui partaient en tous sens, Morgred parvint à suivre longtemps le gamin avant de le perdre de vue. Piqué au beau milieu du passage, sans se soucier de la gêne occasionnée, il tâchait de donner une utilité à sa grande taille, en cherchant par-dessus les têtes alentours. En vain.

Lorsque Mariotte le rejoignit, le pêcheur grommela quelques injures dans sa barbe.


L'idée d'abandonner ce homard, si fièrement pêché, à ce gamin des rues déplaisait grandement au marin. Il devait pourtant se rendre à l'évidence : le retrouver dans ce labyrinthe relevait presque de l'impossible.

Les paroles de Mariotte arrachèrent un froncement de sourcils appuyé au pêcheur, accompagné d’un regard furibond. Toutefois, il n’aurait su dire ce qui, de la phrase de Mariotte, ou de sa propension à ne lui accorder absolument aucune attention, attisait le plus son méchant caractère.


Passé maître dans l’art de râler, Morgred savait, depuis bien longtemps, exercer son art et accomplir simultanément d’autres tâches. Maudire Mariotte et sa langue bien pendue ne l’empêchait donc nullement de chercher activement le voleur des rues : c’est à cette occasion qu’il avait aperçu un gamin détaler à son approche.

Ni une ni deux, le grand brun mit à profit sa grande carcasse pour s’élancer à sa poursuite. Dans les quartiers labyrinthiques du port, sa taille ne lui était néanmoins d’aucune utilité, tandis qu’il n’avait pas le temps de prendre assez d’élan et devait sans cesse changer de direction, parfois pour aboutir dans des impasses.
Il en fallait cependant plus à cette tête de mule de pêcheur pour abandonner. Du reste, s’il pouvait mettre la main sur le gamin et rapporter le homard à Mariotte, ce serait prétexte à lui demander un supplément.

Au sortir d’une impasse, un énième enfant des rues attira son attention. Sans trop savoir s’il s’agissait du bon ou d’un autre, Morgred reprit sa course, mais déboucha cette fois dans une bouillasse si glissante qu’il se rétama lourdement dans toute sa hauteur. Assurément, sa hanche droite en avait pâti, mais pire encore était la blessure à son égo, accrue par les ricanements de mioches qu’il vit détaler vers la grand’rue.


Couvert de boue, le marin se déplia rapidement et boitilla jusqu’à la rue principale. Avant qu'il ne songe seulement à chercher les gouapes des yeux, une canne lui asséna un coup mollasson derrière le crâne.


Agacé par les assauts répétés du vieillard, Morgred lui arracha sa canne des mains dans un grognement. Délesté de son arme, mais non de son ardeur, ledit Paulin ne se laissa pas abattre et reprit, avec ses poings rachitiques, le rôle que jouait sa canne tantôt.
Peu inquiété par ces coups à peine perceptibles, le pêcheur leva les yeux sur « la p’tite dame » haranguée par l’homme, et croisa alors le regard de Mariotte, juchée sur un rebord.

Il ne chercha même pas à comprendre l’origine de la méprise, mais sentit le sang lui battre la tempe.

Piqué au vif par la réplique de Mariotte, Morgred grinça des dents.


Ne lui en déplaise, le marin devait bien admettre que la poissonnière avait raison : ronchonner ne leur rendrait pas le homard. Dans un geste empreint de colère, le pêcheur jeta la canne du vieillard à ses pieds – qu’il essaie donc de se plier pour la récupérer, ça l’occupera un moment –, puis entreprit de remonter la rue principale sur les traces de Mariotte, en lorgnant dans les ruelles adjacentes. En vain.

À l’entrée de la taverne où venait de pénétrer la poissonnière, Morgred haussa un sourcil.


Alors qu’il entrait à la suite de Mariotte, le nocher s’interrompit de lui-même en apercevant le voleur au comptoir. Ses mâchoires se crispèrent aussitôt.
Sourcils froncés, le pêcheur avala la distance qui les séparait en quelques enjambées, asséna au gamin une taloche bien sentie derrière le crâne, puis l’empoigna par la tunique.


Femme, homme, enfant, vieillard. Morgred ne faisait aucune distinction. Quiconque se moquait de lui ou lui faisait perdre son temps devait s’attendre à en payer le prix. Pas de pitié pour la misère d’autrui, quand ses filles mangeaient tout juste à leur faim.
Il n’était pas finaud, quand il s’y mettait.

Sans ménagement, le pêcheur repoussa le gamin et abattit lourdement ses mains abîmées sur le panier.


Dans un grognement, le pêcheur cala le panier sous son bras, s'assura de la présence du crustacé, et tourna les talons.
Alors qu’il était rentré de pêche de bonne humeur, cette mésaventure l’avait passablement sorti de ses gonds. Pourtant, si Morgred était colérique, il possédait la qualité de ne pas être rancunier. Au final, il était donc rare que cette colère perdure dans le temps.

Sur le chemin du retour au port, elle finit par se tarir. Ses mâchoires se décrispèrent, et le grand brun s’aventura même à parler.