Une lettre à poster

Elle est de retour.

Un peu plus riche.

Un peu moins naïve.

Fidèle à son cœur tendre qui espère en secret alors que la vie à Marbrume ne lui permet guère ce luxe.

Debout dans la chambre qu’elle occupe au Jardin, elle observe la vie de la cité fourmiller en tous sens, bien à l’abri derrière un lourd rideau de vieux velours tombant sur le plancher propre de sa petite chambre.

Oui, elle est de retour après avoir vécu son rêve, ce qu’elle avait attendu toute sa vie : quelques heures sous les traits d’une princesse, parée des plus riches bijoux, de la plus jolie robe, au bras d’un prince de conte de fées, avenant, séduisant. Hors de sa portée. Roland est le filleul de l’homme dont elle a terni la réputation. Il est fort peu probable qu’elle puisse le revoir un jour et même si c’était possible, que pourrait-elle lui dire, lui avouer ? Curieusement, elle comprend Madame Rose qui a aimé un homme inaccessible, elle aussi. Et l’évocation silencieuse de cet homme lui fait baisser la tête sur son ventre.

La crainte est devenue certitude.

L’appréhension…un avenir.

Clarence attend l’enfant d’un homme qui ne pourra jamais l’aimer, ni l’épouser, ni lui apporter ce dont elle a besoin. Cet enfançon n’aura pas de père, il n’aura qu’une mère, une mère qui lui donnera tout l’amour qu’elle pourrait donner à d’autres. Tout cet amour qu’elle a au cœur et que personne ne veut, elle le donnera à cet enfant dont elle ignore tout.

Clémence ne sait rien.

Elle ne pourra pourtant dissimuler cette vérité bien longtemps. La sage-femme connait sa sœur sur le bout des doigts…Comment lui avouer qu’elle attend l’enfant d’un noble ? De Victor de Rougelac ? Un enfant conçu ici même, dans une chambre de passe, sans aucun sentiment, sans absolument rien de beau à lui raconter un jour ? Les larmes lui viennent aux yeux, des larmes qu’elle essuie d’un revers de la main.

Elle sera forte pour cet enfant. Elle trouvera des solutions, Clarence trouve toujours des solutions, c’est ce qui fait sa force.

Le bruit de pas dans l’escalier la tire de sa mélancolie, la forçant à se recomposer un visage souriant et gai, alors qu’elle permet à la personne qui vient de s’annoncer en heurtant la porte d’entrer. Un large sourire content accueille le sieur de Rochemont, ainsi qu’une très belle révérence de cour.

- Messire de Rochemont ! Je suis bien contente de vous revoir !

Elle n’a pas oublié toutes les aventures vécues en sa compagnie et l’accompagne jusqu’à la table à laquelle elle reçoit toujours ses clients.

- Que me vaut le plaisir de votre visite ? Avez-vous de nouvelles aventures à me conter, Monseigneur ?

- Un courrier ? demande Clarence d’une voix douce en avisant le petit pli posé sur la table.

Elle pâlit un peu. Qui voudrait lui écrire…ici ? Personne ne sait qui elle est, à part deux ou trois personnes dont elle sait qu’ils garderont le secret, le seigneur ici présent y compris. Quoiqu’il en soit, elle se reprend assez vite et demeure parfaitement courtoise vis-à-vis du Seigneur de Rochemont.

- L’on ne peut rien vous cacher Messire, j’ai en effet eu la chance de rencontrer une dame qui a bien voulu m’enseigner ce qu’elle sait du maintien et des révérences.

Elle s’éloigne un peu pour se glisser derrière le paravent et laver ses mains. Elle en revient quelques instants plus tard, les doigts encombrés d’un petit plateau supportant une cruche d’eau et deux jolis verres à fond plat qu’elle dépose sur la table avant de s’asseoir à son tour, étalant sa robe avec grâce afin de ne pas la froisser.

- Vous avez réussi à abattre un de ces monstres ? dit la jolie rousse en versant l’eau dans chaque verre, un sourire aux lèvres. Je ne suis guère surprise, pour être honnête. S’il y a un homme en cette cité qui est capable d’un tel exploit c’est bien vous.

Elle pousse un verre vers lui et conserve l’autre, impatiente d’en apprendre davantage.

- Vous n‘avez pas eu peur ? Ces créatures me terrifient…

Quand il pose des questions sur les dernières nouvelles de la cité, Clarence prend une gorgée d’eau, pensive. Elle n’a guère eu le temps de songer à cela, elle était toute occupée à réussir une mission secrète, et elle a désormais bien d’autres soucis à régler. Quoiqu’il en soit, elle répond, toujours polie, à Desmond, reposant son verre avec une lenteur toute calculée sur la table.

- Il se passe toujours des choses à Marbrume, mais bien trop pour que je sois au courant de tout, Monseigneur. Notre voisin a perdu son chien…Les clients sont toujours fidèles…Les Trois veillent sur nous tous…Après il y a quantité d’endroits auxquels je n’ai pas accès, peut-être s’est-il passé des choses plus intéressantes sur l’Esplanade, je n’en sais pas plus.

Elle sourit toujours et a un regard pour le courrier.

- Puis-je ?

A la porte, quelqu’un se présente et entre pour déposer une carafe de bon vin ainsi que deux jolis verres à pied. Clarence remercie et verse gracieusement un peu de vin dans chaque verre avant d’en tendre un à Desmond, écoutant attentivement les propos du chevalier.

- Par les Trois…Quel courage. Je pense que je m’évanouirais dans la seconde face à un monstre pareil. Je suis heureuse que vous ayez consenti à me faire part de votre aventure. Je n’en dirai mot à quiconque soyez sans crainte.

Elle sourit toujours, réellement heureuse qu’il soit sain et sauf. Desmond est ce qui s’approche le plus d’un ami même si d’infranchissables écarts de rang social les séparent.

Lorsqu’elle s’empare de la lettre, elle a un regard tout à fait curieux pour la signature, un peu brouillonne et maladroite et lève ensuite un regard troublé sur Desmond.

- Alix ? Alix sait écrire maintenant ?

Clarence reprend sa lecture et dépose ensuite le courrier sur la table, sans dire un mot. Lilas était effectivement son amie avant qu’elle ne lui fasse du mal dans cette horrible auberge des quartiers mal famés. Les deux femmes ont eu de très beaux moments de complicité et Clarence, comme d’habitude, a donné tout son cœur pour une amie, sans nécessairement voir que cette même amie jouait un atroce double-jeu.

Pourtant, Clarence a un sourire. Elle lui a pardonné parce qu’elle a compris, elle a compati à la vie difficile et aux circonstances terribles. Et elle est heureuse de savoir que cette femme est désormais assez heureuse pour apprendre à lire et à écrire, en plus d’être, selon toutes vraisemblances, sous la protection du seigneur de Rochemont.

- Je lui ai pardonné il y a déjà bien longtemps mais c’est une jolie et douce démarche. Vous la remercierez pour moi, je lui souhaite d’être heureuse.

Et c’est dit le plus sincèrement du monde.

- Comment se porte-t-elle ? Je vois qu’elle a appris beaucoup de choses en peu de temps, c’est merveilleux !

Le sourire de Clarence s’illumine en une fraction de seconde.

- He bien, en plus de la sauver de la misère, tu l’as sauvée une seconde fois en lui donnant les quelques armes qui la sauveront à jamais. De quoi subvenir à ses besoins…à ceux de son frère, c’est très noble de ta part, d’avoir bien voulu les aider.

Elle n’en attendait pas moins d’un chevalier tel que lui, après tout.

- Je suis heureuse de savoir qu’elle a pu trouver son chemin et sortir…de cette vie.

Clarence a un regard vers ce lit dans lequel elle reçoit les clients riches puis vers la fenêtre, sans rien répliquer de plus. Les questions que posent Desmond, coup sur coup, sont précisément les objets de tous ses soucis. La jolie rousse inspire longuement avant de secouer la tête :

- Je pense qu’elle se porte bien oui, même si je n’ai pas eu l’occasion de la voir ces derniers temps. Elle travaille beaucoup.

Peut-être que Clémence n’a pas pardonné son absence, il lui semble que sa sœur est fuyante. Peut-être se fait-elle des idées, peut-être que tout ceci n’est qu’une impression mais quoiqu’il en soit, elle n’a pas eu de vraie conversation avec Clémence depuis un très long moment. Cela n’a pas empêché Clarence d’acheter des jolies choses pour elle, un nouvel oreiller, une jolie robe, et même quelques denrées rares pour lui faire plaisir. La jeune femme ne sait même pas si elle les a vu…Clémence part dès le matin avant son lever et revint tard, après son coucher…

- Quant au chevalier servant…

Le visage de ce jeune homme rencontré là-haut la hante. Un visage auquel elle ne doit plus penser. Clarence baisse la tête et regarde son ventre encore plat en murmurant :

- Non.

Et à priori, il y a de fortes chances pour que cela n’arrive plus jamais maintenant qu’elle porte l’enfant d’un homme qui ne sera jamais son époux et qui ne doit jamais rien savoir de tout cela.

- Je ne cherche plus, à dire vrai. Ces choses-là…c’est juste de la souffrance sous un sourire et des rêves brisés par des chimères inaccessibles.

Clarence prend une gorgée de vin et ajoute :

- Et les rêves, parfois…ça fait mal.

Clarence observe le géant se lever et prendre son verre des mains pour le poser sur la table. Certains clients, un peu brutaux, ont ce genre d’attitude parfois aussi pâlit-elle légèrement quand il se penche vers elle. Desmond est immense et elle, pas plus épaisse qu’une jolie brindille. L’espace d’un instant, le petit cœur de Clarence palpite un peu plus vite, paniqué, et c’est pire encore quand il la prend dans ses bras sans prévenir. Elle aurait même tenté de refuser qu’elle n’aurait pas pu le faire, serrée contre le torse du chevalier, les yeux grands ouverts de surprise, immobilisée par deux étaux puissants.

Innocente ? Elle ? Les yeux se plissent un peu, plein de larmes, avant de se fermer totalement pour ne pas laisser s’échapper les pleurs.

- Je ne suis pas l’innocente que tu crois, Desmond. Non…Très loin de là.

Le geste délicat dans sa chevelure lui serre la gorge. En réalité…A part Clémence, personne n’a jamais eu ce geste-là envers elle, un geste désintéressé, simple et doux. Jamais sans contrepartie en tout cas. Elle cherche pourtant à se dégager de là, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que Desmond est le seul innocent en cette pièce, finalement. N’a-t-elle pas œuvré à la chute honteuse d’un homme puissant grâce à ses charmes ? En échange d’argent ? Et de la promesse vague de pouvoir se rendre en la résidence de Néra, là haut, sur l’Esplanade ? Non, elle n’est pas innocente, elle en est même très loin.

- Tu ne peux pas m’aider. Personne ne le peut. Pas même ma sœur. C’est quelque chose que je dois gérer seule.

Elle lui sourit, un pauvre sourire qui ne convaincrait personne, et s’empare de la large main de Desmond qu’elle serre en douceur.

- Mais merci pour ton offre.

Elle lui rend sa main et ajoute, émue :

- Par contre, si tu connais des hommes de métier qui peuvent réparer notre maison, à ma sœur et à moi…Notre toit, nos murs, nos volets, tout cela doit être réparé. J’ai ce qu’il faut pour payer mais les artisans de notre quartier…Ils refuseront de nous aider…Nous avons déjà demandé, Clémence et moi, mais les hommes n’apprécient guère que deux femmes seules puissent se débrouiller seules sans un époux à leur bras.

Un innocent.

Clarence a un regard plutôt lourd de sens pour Desmond avant de regarder ailleurs, gênée.

- Je te remercie, Desmond. Cette maison est tout ce que nous avons, ma sœur et moi, et nous devons en prendre soin.

Elle s’éloigne un peu de l’immense chevalier pour reprendre sa place, assise bien droite sur la petite chaise, avec un joli sourire.

- Tous les hommes ne sont pas comme cela, c’est une chance, mais l’essentiel…oui. C’est d’une tristesse, parfois, de ne voir les gens qu’en fonction de leur sexe ou de leur rang, sans jamais voir ce qu’ils cachent…Parfois on découvre des pépites. Parfois on trouve des perles dans la boue. J’essaye de me dire que ces hommes qui refusent notre argent parce que nous sommes des femmes seules se raccrochent à des idées et des principes qui n’ont pas lieu d’être dans une ville qui a déjà bien du mal à demeurer florissante…L’argent n’a pas de saveur, ni d’odeur…Qu’est-ce que cela peut bien leur faire, qu’il provienne d’une femme seule ou d’une femme mariée ? J’avoue que j’ai parfois bien du mal à comprendre…

Un soupir.

- Cela n’a plus d’importance, tu veux bien nous aider, c’est tout ce qui compte. Être en sécurité n’a pas de prix. La sécurité de Clémence n’a pas de prix.

Un bref sourire égaye un instant le joli visage de Clarence, alors qu’elle pense à sa grande sœur. Tout ira bien, elle en a la certitude. La maison réparée, des habits neufs, une ambiance chaleureuse, elles vont pouvoir ouvrir leur maison aux bonnes gens qui voudront séjourner chez l’habitant à moindre frais et dans une ambiance familiale. Faire vivre la demeure…Lui apporter un peu de vie.

- Des pâtes de fruits ? …ha oui des pâtes de fruits ! C’est vrai que c’est très bon ça ! Je ne refuse pas, j’aime beaucoup les sucreries !

Un petit rire lui échappe.

- Donc ne tarde pas à revenir me voir Desmond…Avec une telle promesse, je vais t’attendre avec impatience !

Un autre petit rire du nez lui échappe.

- Je plaisante, tu peux venir quand tu le souhaites, même sans pâtes de fruits ou de courrier. C’est toujours un plaisir de te voir.