La réalité croise un songe [ Clarence ] Terminée

Début Mai 1166,

Le voyage fut long, et éprouvant. Emeric poussa un soupir de soulagement lorsque enfin le convoi arriva à Marbrume.
Depuis le couronnement du roi, il n'était pas revenu, alors, il ne savait pas vraiment où se rendre. Dame Aliénor, se dit-il en descendant de son cheval, et le tenant par la bride il avance. Il se sent oppressé par une si grande foule. Cela le change du Labret, et le jeune écuyer se sent molesté par tout ce monde.
Cependant, il ne se plaint pas. Il pose sa main libre sur l'épée de son défunt Maître, et se lance dans les ruelles de Marbrume.

Il se fraye difficilement un chemin, baisse la tête, songe, se laisse souvent porter par les pas des gens qui le devancent.
Emeric fait confiance à la Déesse Rikni, il sait qu'elle le guidera vers le bon endroit. L'écuyer se fit donc à sa foi. Il remarque que malheureusement rien n'a changé depuis son dernier passage. Il y a toujours cette souffrance, cette misère permanente. Il porte sa main sur son coeur lorsque celui-ci commence à se soulever par la faute des fortes odeurs.
Il attrape sa gourde, et boit de l'eau. Ensuite, il resserre un peu cape d'un geste vif. Il se demande ce qu'il doit faire, comment fera-t-il pour aborder cette noble, comment fera-t-il pour un jour devenir chevalier ? L'air morose, le jeune homme se retrouve à l'entrée du port.

Un marché bat son plein. Il entend le murmure de la foule, les marchands hurler, voir plus, en somme une ambiance qu'il n'a que très rarement connue. Des yeux grands ouverts, il marche doucement, en regardant un peu les étables. Son estomac lui rappel alors que cela fait quelques jours qu'il s'est pas offert un bon repas. Emeric ravale sa salive devant un immense alignement de poissons.
Un peu plus loin, Emeric aperçoit une auberge, il se décide à s'y rendre pour se reposer un peu avant de remonter vers l'Esplanade

C'est alors que sous sa poitrine une immense douleur apparait. Un vertige. Son coeur s'emporte, gesticule à un point qu'il lui semble vouloir sortir de son corps.
En effet, à quelques mètres, il y a cette femme semblant sortir de ses rêves... Avec énergie il se frotte les yeux, les ferment, puis, les ouvrent, et elle est toujours là.
La fine silhouette, l'élégance, la grâce, ses cheveux auburns attachés soigneusement à l'aide d'un délicat ruban vert.
Emeric reste là, immobile, le regard figé sur cette apparition dont il ne voit pour l'instant que le dos recouvert d'une cape.
On le bouscule, on lui demande de s'écarter, on s'excuse, mais il ne dit rien. C'est lorsqu'elle commence à s'éloigner que son coeur lui dicte sa conduite. Il serre d'une main la bride de sa monture, et comme fasciné par cet être qui fait trembler jusqu'à sa foi, il la suit discrètement.

Il voit son visage, il est à la fois intrigué et subjugué, comment pourrait-il se battre face à ce sentiment dont on l'a si souvent mis en garde ? Il ignore, il s'en moque pour l'instant. De son panier, tombe un ruban, il s'empresse de le ramasser en bousculant à son tour quelques personnes.
Son regard passe du tissu à la jeune femme... Il s'approche, sa main tremble, sa gorge se sèche il cherche son souffle.
- Belle Dame, je vous prie de m'excuser, mais vous avez égarer ceci. Souffla-t-il d'un ton légèrement essoufflé avec des joues un tout petit peu rouges.
Le vertige, à cet instant, atteint son paroxysme... Que dira-t-elle ?

Le jour promet d’être beau, le ciel est clair et le soleil, encore un peu timide, se lève à peine sur un marché aux poissons qui fourmille pourtant déjà d’activité.

Clarence a toujours aimé se rendre au port pour voir revenir les bateaux, écouter les marins, leurs récits, leurs chansons aussi. Il a dans ces chants virils et uniques des complaintes absolument magnifiques, dignes des plus grands romanciers et pourtant personne n’y prête attention sauf les marins eux-mêmes et ceux qui consentent à les écouter.

Clémence n’aime pas trop que Clarence se promène seule dans ce quartier qui n’est pas le mieux famé de toute la cité et pourtant la jolie rousse ne manquerait cela pour rien au monde. A force de s’y présenter de manière régulière, d’être toujours là pour voir les bateaux et écouter les histoires, elle s’est fait un petit nom, on la reconnait et on la salue toujours avec un sourire parce qu’elle est toujours polie, aimable et souriante envers tout le monde.

- Alors mamzelle Clarence, ce sera quoi pour vous aujourd’hui ? Regardez c’poisson ! Tout rose tout tendre dedans ! Et plein d’bon gras !
- Oui c’est très bon mais c’est beaucoup trop gros pour mon petit panier, René…Regardez !, dit-elle en riant et en soulevant un tout petit panier d’osier qui a déjà vécu trois vies. Vous n’avez rien de plus petit ?
- Bah si c’est que ça ! J’vous l’ouvre, j’l’évide et j’vous garde le beau morceau tout tendre, là…m’voyez ?, dit-il en plaçant une petite lame à un endroit bien précis.
- Ah !..D’accord alors, mais pour la peine, je veux bien aussi ces petits poissons tout argentés de la dernière fois, ceux qui sont là, dit-elle en montrant une caisse remplie de petites flèches d’argent aux grands yeux morts.
- A vot’service, mamzelle ! Bougez pas, je vous fais de suite !

Le temps que René s’occupe de tailler un morceau de poisson pour elle, Clarence observe les grandes voiles qui ondulent sous les mains des marins qui sont déjà en train de les replier sur le mât.

- Et voilà ! ,annonce René, apportant dans ses mains le gros morceau de poisson emballé dans d’épaisses algues vert foncé.

Clarence lui tend son panier pour qu’il dépose le tout et le paye comptant.

- C’est toujours agréable de faire affaire avec vous Mamzelle ! Que les Trois vous gardent !
- Au revoir René, prenez soin de vous, dit-elle en s’éloignant et en saluant de la main.

Sur le chemin du retour, elle croise l’un ou l’autre homme de la mer, échangeant parfois quelques mots, inconsciente du fait qu’un jeune homme la regarde. Elle s’éloigne encore, elle est prête à quitter le port, la cohue et les gens qui crient quand soudain une voix douce l’interpelle. Clarence se retourne pour voir son ruban entre les mains d’un jeune homme aux joues roses. La jolie rousse tend la main pour le récupérer et sourit :

- Je vous remercie, Monsieur.

Elle le range dans la poche de sa cape et effectue une courte révérence avant de dire, de sa voix douce :

- J’y tiens beaucoup, il devient difficile de trouver de jolis rubans.

La jolie rousse le gratifie d’un nouveau sourire.

- He bien…Je vous souhaite la belle journée Monsieur. Merci encore !

Elle incline la tête avec grâce avant de s’éloigner, le petit panier suspendu au creux de son coude.

Est-ce que je rêve ? Se dit-il en tendant le foulard merveilleux, qui pour lui représentait une porte entre rêve et réalité.
Oui c'est elle, cela ne fait pas de doute ! Répète-t-il en boucle dans sa tête qui s'enivre de la beauté qui lui fait face. Il relâche l'objet précieux.
Lorsque l'irréelle silhouette lui sourit, son bras flanche, son coeur crache dans ses veines une profonde passion alors que dans sa raison raisonne l'avertissement concernant cette Dame qui serait une vilaine tentation le faisant dévier de sa foi et du droit chemin.

Mais la Dame de ses Rêves renverse tout dans son esprit. Que peut-il bien y faire ? Ce puissant sentiment est bien sincère, et comment la raison pourrait-il vaincre ? Il soupire, balaye de son regard ciel en quête d'une réponse.

Emeric ravale sa salive, il baisse les yeux, il est flatté et toujours perturbé. Toutefois, il relève les yeux, laisse un sourire prendre place sur son visage. Ses yeux, miroir de son âme expriment un déchirante admiration pour la jeune femme.
- Ce n'est rien, je n'ai fait que mon devoir et ce fut un plaisir. Répond-il en s'inclinant à son tour en laissant sa main venir presser sa tunique au niveau de son coeur comme s'il voulait faire taire les battements.
Il a regarde s'éloigner, il contemple ce songe, cette démarche légère un instant en laissant dans sa cervelle le duel entre raison et folie se dérouler. Un combat inégal, qu'elle arme pourrait briser cette passion qui a enflammé son être avant même qu'elle ne naisse ? Il boit un peu d'eau de sa gourde, lâche un juron devant sa triste faiblesse puis des compliments digne de celles que l'on fait aux divinités à l'endroit de la Dame des Rêves et met fin à sa lutte intérieure.

Il n'a pas oublié qu'il devait rejoindre au plus vite la demeure de Madame Montfort de Brieu. Cependant pouvait-il laisser s'échapper la créature qui soulève en lieu tant de dévotion et de passion. Que lui dirait Dame de Sabran ? L'écuyer se pince la lèvre inférieure, et son pas se laisse guider par ceux de la belle Dame qui hante ses rêves. Autour de sa personne plus rien ne l'intéresse. Son chemin suit celui de la merveilleuse, il reste loin derrière, quand elle s'arrête, il s'arrête et l'admire, et s'enivre de tous ses mouvements en se demandant si tant de grâce pouvait vraiment exister dans ce monde.
Tenant avec nonchalance la bride de son cheval, il ne sait pas où il va, mais il s'en moque.

Intérieurement, il espère, il lance des prières pour avoir une nouvelle opportunité de pouvoir l'aborder, de pouvoir simplement lui démontrer sa dévotion. En attendant, il se contente de la regarder se faufiler dans les allés au milieu d'une foule bruyante.
Elle entre dans un bâtiment ! Non loin de là il entreprend d'attendre. Il colle son dos contre une bâtisse délabrée et fait preuve de patience, car le soleil commence à se coucher lorsque l'émerveillement vient illuminer ses pupilles.
La route se poursuit...

Inconsciente de l’émoi qu’elle suscite, Clarence évolue parmi la foule afin de se rendre rapidement dans la dernière petite boutique qu’elle doit visiter avant de rentrer chez elle. La fine silhouette sillonne les pavés avec l’assurance conférée par l’habitude puis finit par pénétrer dans un petit bâtiment qui ne paye pas de mine.
Elle sourit à la dame qui e trouve là, derrière un petit comptoir de bois verni et pose son panier au sol pour demander, de sa voix douce :

- Bonjour Viviane, avez-vous des légumes frais ?

La vieille dame interrompt son ouvrage et observe la jolie rousse, les yeux plissés avant de sourire plus franchement et de répondre, d’un air navré :

- Non, demoiselle, le convoi depuis le Labret n’est pas encore arrivé, il ne me reste plus grand-chose…, dit-elle en montrant les grandes caisses de bois presque vides.

Clarence plisse les lèvres et s’approche en silence des grands contenants pour y voir, tout au fond, quelques vieilles carottes flétries et un gros panais un peu bleui sur le dessus. Il y a aussi un oignon un peu mou, elle le sent sous ses doigts, ce qui arrache un soupir à la jolie rousse.

- Bon, he bien je ferai avec ce qu’il y a. Je vais prendre la carotte, le panais et cet oignon.
- Ils sont en très piteux état, je vous les vends à moitié prix, ça ira ?
- Ce sera très bien.

Il suffira de couper les parties gâtées, ce n’est pas bien important. La vieille femme enlève alors les marchandises des caisses et dépose le tout sur le morceau de poisson rapporté du port. Clarence paye et salue gentiment avant de sortir.

Pile en face d’elle, là, il y a ce garçon de tout à l’heure, occupé à attendre les Trois seuls savent quoi. Il la regarde. Elle le regarde aussi, un très bref instant, avant de regarder ailleurs et de filer à nouveau, non sans regarder derrière elle de temps en temps, toujours pour apercevoir que ce garçon la suit.

En l’esprit de la jolie rousse, il se passe plein de choses contradictoires et pourtant complémentaires. Que se passe-t-il ? Est-il ici pour la surveiller ? Est-il un envoyé du Comte ? Du Vicomte ? Pourquoi la suit-il de cette façon ? Un ancien client, dont elle aurait oublié le visage ?

Le cœur battant, elle marche jusqu’à bifurquer sur la droite, dans une ruelle moins animée, attendant non loin d’une pile de caisses abandonnées sur le pavé, juste pour voir s’il la rejoint.

Adossé sur le mur de la bâtisse, le jeune écuyer, bras croisés, est plongé dans une lutte entre sa raison et son coeur. Il se rend rapidement compte que ce que coeur ordonne ne résiste à aucun argument. Raison à beau gronder, le jeune homme reste là, et attend.
Lorsqu'elle apparait, son regard s'émerveille à nouveau.

Que peut-il bien faire hormis se dire que cette demoiselle est sans doute la plus belle. Sous le charme, et obéissant à son coeur, il la contemple.
Il se redresse, et reprend sa marche pour suivre les pas de la dame de ses rêves. Il se faufile au milieu de la foule avec habileté, toujours accompagné de sa monture.
Il fait de son mieux pour passer inaperçu et ne pas se faire remarquer. Mais emporté par ce jolie sentiment il ne remarque pas que la jeune femme se retourne de temps en temps.

Sa main libre ressert sa cape au niveau de son cou. Il progresse sans savoir où elle est va, Emeric sait seulement que là où elle ira, ses yeux ne pourront que pétiller de joie.
Il ne remarque pas qu'elle s'éloigne de la foule.
L'écuyer avance, se glisse entre les personnes, puis, il tourne là où elle a tourné, dans sa poitrine un vertige intense le fait frémir.

La ruelle est peu animée, à quelques pas une pile avec des caisses vide, ou presque, et son inattention fait que quand il regarde il remarque la demoiselle ! Par Rikni, se dit-il en se pinçant la lèvre inférieure.
Elle est là. Que peut-il faire ? Que doit-il faire ?
Un instant il baisse les yeux avant de les relever, tout confus.
- Belle Dame, dit-il avant de se taire un instant, cherchant des mots, je vous me prie de me pardonner, je ne voulais ni vous effrayer, ni vous déplaire. C'est que vous voir a chamboulé mon coeur d'une façon indescriptible... C'est lui qui a commandé et m'a obligé à vous suivre. déclara le jeune garçon avouant ainsi qu'il était en train de la suivre.
Sur son honneur, il ne devait jamais mentir, et c'est ce qu'il fit par cette confession.

- Je sais que cela peut paraître étrange, mais, des nuits durant, dans mes rêves, vous m'êtes apparue à de nombreuses reprises.
J'ai souvent prié pour que les trois me permettent de croiser votre chemin, d'une chimère, vous êtes devenue une réalité...déclare-t-il avec une certaine assurance avant de fouiller dans sa sacoche pour confirmer ses dires. Car ayant un modeste don pour la peinture, l'écuyer avait, après de nombreux essais, réussi à retranscrire la silhouette de la demoiselle.
Il lui dévoile le dessin.
- La Dame de mes Rêves ! Commente-t-il d'un air qui lutte pour cacher sa timidité. Le dessin la représente assise dans l'herbe vêtue d'une jolie robe verdoyante, tenant entre ses mains une rose.

Il sait que tout cela est troublant, peut-être plus encore, mais il ne pouvait pas ne pas le lui dire, et se déclarer. Peut-être ne l'aurait-il plus jamais revu ensuite. Et le regret l'aurait hanté jusqu'à son dernier jour. Son coeur le lui aurait reproché, et l'amour pire encore.
- Belle Dame, je ne m'opposerai pas à votre volonté, si vous considérez que ma présence vous moleste et désirez que je disparaisse de la lumière de votre regard alors, je le ferai, mais grand honneur vous m'accorderiez si vous me laissiez vous aider à porter toutes vos affaires, propose-t-il, vous pouvez même monter sur ma monture, dit-il avec un léger sourire plein de sincérité en tournant la tête pour lui désigner le cheval.
- Je me nomme Emeric, écuyer d'un ancien chevalier mort il y a peu et qui dans sa dernière volonté m'a ordonné de me rendre à Marbrume pour retrouver une noble. Pour vous servir, Belle Dame.

De l'angoisse, il ressent maintenant une sorte de soulagement, car désormais, sa vie est suspendue aux lèvres de la Dame de ses Songes, cependant avec bravoure il accepterait soit la tristesse, soit la joie du choix qu'elle ferait.

Clarence est toujours debout, s’accrochant à son petit panier comme s’il s’agissait d’un bouclier. Un bien dérisoire moyen de défense en réalité mais elle a d’excellentes raisons d’agir de la sorte. Son ancien métier, ses actes posés sur l’Esplanade, le comte de Rougelac, le Vicomte d’Ombreciel…La vie de Clarence est toute entière teintée de méfiance désormais. De méfiance et d’incertitudes. Alors quand un jeune homme la suit, ce n’est probablement pour lui offrir des fleurs ou de l’aide, pas dans une ville comme Marbrume où tout est bon pour faire tomber son prochain.

Aussi, lorsqu’elle voit le jeune homme entrer dans la ruelle, elle pâlit un peu, prête à courir vite s’il le faut. Pourtant, il a l’air aussi confus qu’elle, si ce n’est plus, tant et si bien qu’il finit par expliquer, assez étrangement, la raison de sa présence. Une raison qui décontenance totalement la jolie rousse.

- Je vous demande pardon ?

Elle penche un peu la tête, incrédule.

- Vous moqueriez-vous de moi, Monsieur ?

La Dame de ses rêves, rien que cela…En cet instant un peu gênant, Clarence s’interroge sur la santé mentale de ce jeune homme sorti de nulle part. Elle ne l’a jamais vu, elle en est certaine. En tout cas, il n’a jamais mis les pieds au Jardin, et il ne fréquente pas les lieux qu’elle arpente toujours, peu nombreux pour des raisons évidentes de sécurité. Clarence est brave mais elle n’a aucune notion de défense, au mieux parvient-elle à courir vite, et sur une courte distance, alors…elle évite soigneusement les endroits dangereux.

Ce jeune homme dégage pourtant quelque chose de touchant, une sincérité gracieuse, quelque chose de tendre, sans qu’elle ne parvienne à définir de quoi il retourne. Et peut-être pour cela est-elle justement doublement méfiante. Ils ne sont pas si rares, les loups déguisés en tendres agneaux…

Lorsqu’il fouille dans sa sacoche, cherchant à étayer ses propos invraisemblables, Clarence serre son panier contre elle, inquiète. Et s’il en sortait un couteau ? Elle regarde à gauche, puis à droite, il n’y a presque plus personne dans la ruelle, à part deux hommes qui se disputent mollement là-bas à propos d’un pavé déchaussé qui a abimé une roue de charrette.

Le jeune homme, bien loin d’exhiber une arme, affiche un dessin qu’elle observe avec la plus grande attention avant de le regarder, lui, incrédule…et les joues rosies. C’est vrai que ce dessin lui ressemble, il la met même en valeur, dans cette robe verte qu’elle aime, tenant sa fleur préférée…C’est très ressemblant. Et elle comprend qu’il puisse être intrigué. Toussant légèrement pour se donner une contenance, elle dit alors :

- Vos rêves sont extrêmement précis, Emeric, dit-elle de sa voix douce en l’appelant par son prénom qu’il venait de confesser.

Peut-être s’agit-il d’un message des Trois ? Qui peut le dire si ce n’est un prêtre ou une prêtresse ? Pour l’instant, tout ceci ne relève que de la coïncidence et Clarence comprend l’émoi de cet inconnu. Il est probable qu’à sa place elle aurait réagi de même.

- Ecoutez…Hem…Je ne vous connais pas et vous m’avez effrayée Vous surgissez comme ça, en proclamant que je suis la Dame de vos rêves…Comprenez-moi…c’est un peu…confusant.

Elle ne bouge pas de sa place, gardant toujours son petit panier au plus près. Pourtant, il y a quelque chose chez lui…Quelque chose d’indéfinissable qui la pousse à le croire. Ou du moins qui la pousse à peut-être lui donner une chance. Elle avise le cheval puis secoue la tête.

- Je préfère marcher…Je ne réside pas très loin d’ici…Vous…Vous pouvez m’accompagner, si vous le désirez.

La jolie rousse fait un pas de côté pour tenter d’atteindre la sortie de la ruelle.

- Je m’appelle Clarence…

Parvenue à la sortie de la ruelle, elle marche d’un petit pas, non sans aviser le jeune homme à ses côtés, jetant des regards de biais.

- Vous recherchez une noble dame, c’est bien cela ? Vous devriez vous rendre à l’Esplanade, vous ne trouverez aucune noble dame ici, Monsieur…

Emeric ressent une sorte de vertige, profond, et intense. Son coeur bat avec une vigueur effrayante. Ses joues sont écarlates. Il demande de quoi pourrait-il s'agir ? Il s'étonne même du courage dont il vient de faire preuve pour braver ainsi sa raison, et envoyer valser les avertissements si jamais il retrouver cette demoiselle.
Pourtant, cette quête, son coeur y tenait, et ce fut avec ardeur qu'il accomplit, priant tous les soirs les Trois pour voir un tel jour se produire.

Et c'est bien elle. Cette image. Cette silhouette inaccessible, elle est là, devant lui !
Evidemment, elle est choquée, troublée, le prend sans doute pour un fou. Comment pouvait-il en être autrement. Pourtant, il insiste, et il lui montre le dessin.
Sincère, l'écuyer ne peut rien faire de plus.

Mais voilà qu'elle affirme qu'il venait de l'effrayer ! A ce mot, le jeune homme baisse les yeux. Il a honte, mais ce sent soulagé qu'elle accepte sa proposition même si elle refuse de monter sur le cheval. Il ne s'en offusque pas, bien au contraire.
Il tient alors la bride de sa monture, et s'extirpe de la ruelle en suivant la demoiselle.

A son tour, elle lui révèle son nom. Puis, elle lui donne un conseil pour la recherche de la noble qu'il doit rencontrer.
Il se frotte le bras droit avec sa main gauche. Confus, et maussade, il se reproche son approche sans doute brutal. Cette maladresse le met mal à l'aise. Son regard essaye de se faire discret, il regarde la demoiselle avec des yeux de passion. Son rêve ne mentait pas, ses croyances non plus, cette silhouette existe... Est-ce une malédiction, comme pouvait le suggérer de nombreuses voix qui mettrait à terre son souhait de devenir chevalier et de rester dans le droit chemin ?
En ce moment, il tremble, son coeur s'est réveillé, et il n'a pas peur des épreuves, il est même prêt à se brûler les ailes pour elle.
Cette étrangère qui n'en est pas une vient de faire basculer sa vie.

- Dame Clarence; je ne voulais nullement vous effrayer ni vous offenser, je vous prie de m'excuser, dit-il d'un air humble et sincère. La joie de vous voir m'a poussé à agir d'une façon irrespectueuse à votre égard, j'en suis fort navré. Ajoute-t-il en levant les yeux vers le ciel.
- Je sais que tout cela peut vous paraître étrange... Souffle-t-il avec une sorte de mélancolie en avançant, ou plutôt en suivant le chemin que lui indique la belle dame par la légèreté de ses pas, elle lui explique que ce n'est pas ici qu'il pourrait trouver la noble.

- Je vous remercie. Dit-il en soupirant car, à vrai dire, il préférerait rester auprès d'elle, lui parler, ou juste la regarder. En attendant, il n'ose pas l'abandonner avant qu'elle ne soit arrivée à destination.
- Est-ce que vous pensez que nous pourrions nous revoir ? Lui demande-t-il légèrement gêné, essayant de modérer son coeur enflammé. Sachez que si jamais vous avez besoin d'aide, je serai là... Annonce-t-il en levant les yeux pour les planter dans ceux de la Dame de ses Rêves.

La romanesque Clarence qu’il aurait rencontré il y a de cela à peine quelques semaines aurait souri de bonheur. Son esprit plein de fantaisies et de belles histoires d’amour se serrait mis en branle, imaginant mille et une choses à propos de cet inconnu qui se déclare au beau milieu d’une foule, tout troublé d’émotions et d’humbles désirs. Pourtant, cette Clarence à l’esprit papillonnant, s’émerveillant d’un sourire ou d’un joli visage, cette Clarence-là est bien cachée sous les soucis et les déboires qui sont les siens, des soucis qui occupent toutes ses pensées et qui ne laissent pratiquement plus aucune place aux choses agréables de la vie.

Pourtant, elle fait de son mieux pour être aimable et courtoise, même si au fond d’elle-même la crainte de faire face à un loup déguisé en agneau lui fait garder son petit panier contre elle. Les hommes, elle les connait bien. Et elle n’est jamais sûre de rien à leur sujet.

- Ce n’est rien…Peut-être avez-vous fait preuve d’un enthousiasme un petit peu trop débordant…Il n’y a aucun mal, Emeric, tranquillisez-vous…, le rassure-t-elle de sa voix toute douce.

Il y a quelque chose de touchant chez ce garçon, quelque chose de touchant et de candide qui la fait sourire, au moins un peu. Cette approche change radicalement des paroles parfois grossières ou des gestes déplacés qu’elle a déjà endurés. Il est gentil, très timide à présent qu’il s’aperçoit qu’on n’aborde pas une demoiselle de cette façon, il est aussi respectueux et ne cherche pas à envahir son espace…Il reste près de son cheval et ne tente plus aucune approche directe, bien au contraire.

Clarence s’adoucit tout à fait et défait son emprise sur son panier pour ne plus le porter que d’une seule main. Le petit voyage jusqu’à sa maison, la demeure du Notaire Sarravilliers, n’est pas bien long. La Grande Rue des Hystres se vide peu à peu des badauds et d’autres voyageurs et tout le monde semble vaquer à ses occupations. Tout le monde si ce n’est un charpentier, bien connu des deux sœurs Sarravilliers, qui observe le manège du petit duo, les bras croisés sur sa poitrine, le regard franchement suspicieux, à la limite du dégoût. Un homme dont les rudes mains calleuses frappent le tablier en cuir serré autour de sa taille pour en ôter les poussières de bois.
Clarence, elle, reste debout devant la porte de sa maison, face à Emeric qui vient de lui demander s’il peut la revoir. Une rougeur s’empare de son beau visage avant qu’elle ne baisse la tête.

- Emeric…Je…

Le petit cœur tendre est à nouveau perceptible, un bref instant, un trop court instant suspendu par l’arrivée de ce charpentier qui passe près du jeune ecuyer et qui lance, plein de fiel, jaloux et perfide :

- C’est pas pour toi cette marchandise là mon garçon…Tu ferais mieux de t’en aller.

Clarence déglutit fortement et suit le charpentier qui s’éloigne déjà, satisfait de son méfait. Il ne les apprécie ni l’une ni l’autre, ni Clémence ni Clarence, tout ça parce qu’elles vivent seules et sans aide. Pourquoi a-t-il dit cela ? Sait-il quelque chose ? Le cœur de la jolie rousse bat très vite mais elle ne répond rien à l’affront parce qu’elle sait qu’il a raison. Clarence n’est assez bien pour personne, et certainement pas pour un gentil garçon plein de fougue et de feu, de bons sentiments et qui a tout le loisir de trouver une gentille demoiselle bien comme il faut.

- Pardonnez-moi, Emeric, il faut que…que je rentre…

Elle fait demi-tour et avance de son petit pas rapide vers la porte mais s’arrête un instant, la main posée sur le grand panneau de bois.

- Je…Je me rends au marché aux poissons tous les matins…Hem…A bientôt…

Et d’un coup elle entre et disparait de sa vue. Derrière la porte, la main sur le front, elle se demande pourquoi elle a fait ça. Donner un espoir à cet homme-là, si gentil. C'est totalement insensé...

La Dame de ses Rêves le rassure. Elle ne lui en veut pas. Il se sent mieux. Cependant, par respect, il lui laisse un espace suffisant pour marcher tranquillement. Il reste quelques pas en retrait, tenant la bride de son cheval. Emeric remarque que la jeune demoiselle se détend aussi, elle ne tient son panier que d'une main avec cette fois une grande souplesse.
De sa place, il admire les gestes de Clarence, il est sous le charme, il avait beau implorer les dieux de le protéger de la tentation, son coeur avait un pouvoir plus grand.

Sentant la fin du chemin, et le moment des adieux approcher, le jeune homme ose lui demander si à l'avenir, il pourrait la revoir ? Il le fallait, c'est écrit, se dit-il en se référant à la volonté de sa passion débordante. Ses joues rougissent, ses yeux fuient la vison idyllique qui lui fait face.
Elle parait aussi embarrassée. Il ne veut pas la forcer, et si elle ne veut plus la revoir, alors, il prendrait acte.

Le coeur du jeune écuyer s'émeut lorsque son prénom sort des lèvres de sa belle interlocutrice. Elle est fébrile, elle aussi baisse la tête, le temps est une éternité.
Soudainement, une grosse voix vient interrompre ce moment. Emeric lève la tête et remarque un charpentier qui le frôle.
Une vive et soudaine colère grimpe à la cervelle de l'écuyer, dans sa tête les mots du charpentier se répète. La Dame de ses Rêves une marchandise ? Il serre les dents, il se retourne d'un geste soudain, sa main vient empoigner le bras du charpentier. Il serre fort, si fort à en souffrir lui-même, et il le regard droit dans les yeux...
- Si je vous entends une nouvelle fois insulter Demoiselle Clarence... Il laisse sa phrase en suspend, et relâche le charpentier qui repart en se marrant, satisfait de lui.

Emeric observe un instant le creux de sa main. Que vient-il de faire ? Est-ce lui ? Cette colère ? Celle qui domine son coeur tout entier le sort de sa réflexion, et lui annonce qu'elle doit partir. Il l'a regarde d'un air mélancolique. Il suit de ses yeux émerveillés les petits pas rapides et élégants de la demoiselle jusque devant la porte. Elle se retourne ! Il plante ses yeux dans les siens alors qu'elle lui annonce qu'elle se rend tous les matins au marchés aux poissons; puis un à bientôt qui fait bondir son coeur.
Enfin elle disparait derrière la porte... Mais son image reste là. Quelques minutes de rêveries, et il décide de reprendre en main la raison de venue à Marbrume.

Demoiselle Clarence lui a parlé de l'esplanade. Alors, il décide de s'y rendre avec enthousiasme. Toutefois, au fond de lui, son geste violent envers le charpentier le torture, mais son coeur le rassure en lui disant qu'il a agit pour défendre sa divinité.
Il soupir, et s'éloigne...