Un fantôme du passé | Clervie de Sombrelune

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Une bourrasque d’un vent capricieux et amer harcela la gracieuse silhouette encapuchonnée et emmitouflée dans sa cape aux teintes endeuillées, allant jusqu’à la faire tanguer sur ses appuis. Celle-ci voûta son dos sous l’attaque hargneuse de cette météorologie maussade, avant de grimper la volée de marches de marbre du Temple. Un frisson coulant le long de son échine, elle s’engouffra sous la haute arche supportant les portes à double battant, ouvertes en cette heure matinale, gagnant ainsi l’asile protecteur de la bâtisse sacrée. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui fit entrevoir le roulis lointain des nuages anthracite qui menaçaient la Cité fortifiée. Frottant ses bras grenés de chair de poule, la dame de Malefreux s’effaça du parvis pour passer l’imposant seuil.

La singulière paix des lieux la frappa, sans qu’elle y fût préparée. Au point qu’elle retint sa respiration, le temps de quelques secondes égrenées, jusqu’à ce qu’elle ne perçoive plus que le chant erratique de son cœur tintinnabulant à ses tempes. Se sentait-elle mal à l’aise, soudain ? Avait-elle l’impression de ne pas être à sa place, sous cette voûte immense, vertigineuse, qui la faisait paraître si petite, si insignifiante ? Elle déglutit, et exécuta un autre pas. Puis deux. Malgré la tristesse des cieux qui ne tarderaient pas à déverser leurs larmes sur la contrée marbrumienne, l’endroit était baigné de lumière ; la lumière du jour naissant, encore timide, crevait les vitraux sertis de plomb pour s’évader de tous côtés, et taquiner tout ce qu’elle touchait en un millier de halos colorés, moussus. C’était là un spectacle privilégié, auquel elle n'avait pas assisté depuis…

Elle réalisa alors que ses pieds foulaient le sol dallé du Temple pour la première fois depuis huit ans ; depuis ce jour béni où Josse et elle furent unis par les liens sacrés du mariage, leurs deux mains ceintes du ruban aux couleurs de leur Maison respective. Huit ans. A cette réminiscence que lui imposa sa mémoire, tantôt réticente tantôt cruelle, ses prunelles d’opale chavirèrent vers l’imposante et majestueuse statue d’Anür qui dominait la vaste salle, à l’autre extrémité du hall. Ses doigts blancs, longs et fins, s’élevèrent pour rejeter le large capuchon sur ses épaules étroites. En cet instant, l’expression d’étonnement contemplatif empruntée par ses iris lactescents vira subitement, pour s’assombrir des relents d’une colère sourde, contenue, lorsqu’elle croisa le faciès écailleux, chatoyant de pierres précieuses, de la divine sirène. Ses mâchoires se crispèrent, ses dents se serrèrent à en faire frémir les muscles de ses maxillaires sous ses joues pâles. Elle leva alors son menton en un mouvement de défi, comme si un échange muet se jouait entre la Déesse et elle, simple mortelle encore ébranlée par le deuil.

S’ébrouant d’un abrupt sursaut, Euryale recula alors d’un pas, comme frappée par quelque éclair d’une sombre lucidité. La portée de ses propres pensées hérétiques l’avait-elle ébranlée au point d’observer les alentours, de peur qu’une âme malintentionnée eut surpris son regard critique, et peu engageant ? Elle plongea une dextre fébrile dans les mèches ténébreuses de sa tignasse incarcérée en chignon. C’était une erreur, elle n’aurait pas dû s’aventurer en ce lieu qui avait, depuis longtemps, perdu de son pouvoir à ses yeux, et en celles de bien d’autres fidèles.

C’était une erreur. Alors la veuve de Malefreux entama un demi-tour pour longer l’allée centrale, prenant la direction de ce rectangle de ciel ouvert, et tempétueux.

Clervie détestait devoir se rendre au temple. Elle souhaitait voir ce lieu démoli plus que tout. Les Trois l'avaient abandonnée et avait laissé sa famille brûler, il y avait plus d'un an de cela. La seule raison qui poussait la jeune femme à encore en franchir les portes, c'était la bilbliothèque et les thermes.
La caserne de la milice disposait de fontaines permettant un lavage quotidien, mais on n'était jamais à l'abri des camarades miliciens désireux d'en profiter pour balader leurs mains sur les quelques-unes de leurs camarades issues du beau sexe. Quand certains ne se montraient pas d'une violence et d'une brutalité inouïe. C'était pour cela que Clervie mettait régulièrement une partie de sa solde de côté pour pouvoir profiter librement des thermes. Il y avait en effet un espace réservé exclusivement aux femmes où on pouvait se laver en toute sécurité. De plus, l'eau était chaude et propre. La canalisation, directement connectée à la mer, permettait de renouveler l'eau régulièrement. Une vraie bénédiction d'Anür, peut-être la seule réellement tangible.
Clervie avait encore les cheveux légèrement humides malgré le soin qu'elle avait pris à les sécher et elle soupira en réalisant qu'il allait sûrement encore pleuvoir aujourd'hui. Par les Trois, ce n'était pas de chance ! Aussi décida-t-elle d'attendre que la pluie se calme un peu. Après tout, aujourd'hui était jour de repos pour elle et sa coutillerie. Elle n'était pas pressée.
Elle se dirigea près de la statue d'Anür. Celle-ci était toujours aussi majestueuse. Elle allait rester là, près de l'entrée et attendre un peu que le vent se calme. Après cela, elle pourrait retourner se promener en ville.
Clervie consacrait ses jours de repos à une seule chose ; enquêter sur les purificateurs. Elle voulait sa vengeance et elle n'aurait point de repos tant qu'elle n'aurait pas trouvé les coupables de l'odieuse machination qui avait coûté la vie à sa famille. Mais elle ne savait pas réellement où chercher. Aussi se contentait-elle de rassembler des informations sur les arrestations récentes. Mais pour l'instant, elle n'avait pu que constater que la milice arrêtait bien souvent des gens à tort et que les sectaires étaient des adversaires plus que rusés.

Je n'y arriverai jamais seule. Il me faudrait des alliés. Mais qui m'aiderait ?

Personne, sans doute. Aux yeux de tous, les Sombrelune étaient coupables.
Frustrée, elle reprit sa marche d'un pas rapide et se heurta à une femme qui passait.

- Pardonnez-moi Madame, dit-elle aussitôt courtoisement.

En croisant le regard d'un gris de mer acéré, elle sentit son coeur s'arrêter. Ce teint pâle, ces cheveux noirs... Cette allure altière... Par les Trois ! Elle connaissait cette femme !

- Eur...

Elle se gifla mentalement. Idiote ! Clervie de Sombrelune est morte ! Tu es Claire, la milicienne, tu ne connais pas Euryale de Malefreux.

- Euh... J'y vais. Si vous vouliez aller aux thermes, profitez-en, il n'y a personne. Passez une bonne journée.

C'était sûrement la parole la plus stupide qu'elle pouvait dire en ces circonstances, mais il lui fallait absolument noyer le poisson et faire oublier à la noble qu'elle avait manqué de l'appeler par son prénom. Et faire taire aussi ce traître élan qui l'aurait poussée à la serrer dans ses bras. Euryale de Malefreux avait été sa chaperonne durant plus de deux ans avant de quitter le Morguestanc pour rejoindre son nouvel époux dans le duché d'Hendoire. Elle avait complété son éducation musicale et son éducation en société avec une certaine sévérité, mais également une grand bienveillance que Clervie n'avait jamais oublié. Ce n'est pas elle, tenta-t-elle de se rasséréner en reprenant son chemin. Juste une femme qui lui ressemble.
Mais dans ce cas, pourquoi son coeur avait-il fait un tel bond ?

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Leurs coudes se heurtèrent au même moment où Euryale, tout en se fustigeant intérieurement d’avoir foulé ce lieu aussi sacré qu’impie, s’échappait par l’allée centrale. Surprise autant dans les élans parasites de ses pensées que dans sa tentative d’évasion, la veuve Montecler exécuta une volte stressée, sur la défensive, l’œil d’un gris d’orage écarquillé, pour se retrouver face à l’inconnue qui, déjà, se confondait en excuses. Avisant l’importune, le masque de subite nervosité qui avait figé les traits pâles de la noble se brouilla, pour céder la place à celui d’une neutralité compatissante. Tendant sa senestre vers elle en signe d’apaisement, elle ne put que rester coite devant le débit rapide de ses paroles et l’attitude fuyante soudain adoptée. Quoi que… autre chose de plus subtil la saisit dans la gestuelle et le verbe de l’inconnue : la noire crinière encore scintillante d’humidité, l’esquisse en amande qu’empruntaient ses grands yeux tout aussi noirs, sa carnation mate... ?! Or la jeune femme, l’air troublé, s’éclipsait.

- Je suis tout autant fautive, demoiselle. Je ne regardais pas devant moi.

Hasarda-t-elle, contrite et décontenancée, de sa voix à la tonalité grave et éraillée, tandis qu’au même instant un puissant flash lumineux crevait la partie occidentale des vitraux de l’édifice aussitôt suivi d’un grondement lointain qui résonna en échos sourds à travers la voûte. Trottinant vers le seuil du Temple, la contrariété pinçant ses lippes d’un rose nacré, Euryale fut aussitôt accueillie par le rideau rageur d’une averse chassée par un fort courant oblique, le choc tapageur des gouttes l’obligeant à reculer, poings serrés.

- Fichtre !

Clervie s'apprêtait à quitter le temple, lorsque le tonnerre gronda de nouveau et qu'elle réalisa qu'il était décidément hors de question d'aller sous la pluie, malgré le fait qu'elle voulût absolument s'éloigner de la femme qu'elle venait de croiser. Celle-ci, d'ailleurs, était allée dans la même direction qu'elle et laissa échapper une exclamation en voyant la météo déplorable. Un nouvel éclair blafard illumina le visage de la femme. Clervie n'eut plus aucun doute sur son identité. Son visage n'avait point pris une ride, mais de plus, elle avait également reconnu le timbre de voix. Elle eut envie de pleurer, car elle l'aurait pensé morte également à cause de la fange. Et de plus, son coeur se serrait, car elle aurait donné n'importe quoi pour entendre à nouveau quelqu'un l'appeler par son vrai prénom. Claire n'était qu'un diminutif, et maintenant, une fausse identité. Mais il n'y avait rien à faire. Clervie de Sombrelune devait rester morte aux yeux du monde jusqu'à ce que sa revanche fût accomplie.
Elle avait à présent eu le temps de réfléchir un peu plus et de réaliser que si elle avait reconnu Euryale, cette dernière n'avait pu en faire de même ; la dernière fois qu'elles s'étaient vues, Clervie n'avait pas douze ans. Et la tragédie qui l'avait frappée, plus les derniers mois à la milice milice s'étaient chargés de lui faire perdre ses derniers traits d'enfance. Il n'y avait donc rien à craindre à rester à proximité de cette femme. Car maintenant que Clervie la voyait, elle avait envie d'en savoir plus sur ce qu'elle était devenue maintenant arrivée à Marbrume. Allait-elle bien ? Avait-elle été accueillie sur l'Esplanade, comme les autres nobles ? Elle avait notamment remarqué l'absence de ruban de mariage à son poignet. Euryale était donc veuve, à présent. Comment le vivait-elle ? Y'avait-il d'autres proches pour l'entourer ou était-elle aussi seule qu'elle l'était ?
Clervie ne pouvait pas révéler la vérité à son ancienne tutrice sur sa survie, mais peut-être pouvait-elle tout de même veiller secrètement sur elle et voir si elle avait besoin d'aide.

- Il semble qu'Anür ressente le besoin d'exprimer sa colère aujourd'hui, décréta Clervie d'un ton grave en s'arrêtant à côté d'Euryale. Peut-être pourrions-nous nous tenir mutuellement compagnie en attendant un temps plus clément pour vaquer à nos affaires respectives ?

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Euryale piétina un instant sur place, ses poings blancs toujours serrés, avant de se forcer à l’apaisement. S’emporter contre les éléments déchaînés de la Nature ne lui serait d’aucune utilité. Se postant près d’une des massives colonnes, à quelques pas du large seuil harcelé des lances grises que déversaient les nuées pansues de ce ciel coléreux, elle apposa sa senestre contre son marbre froid. Ses doigts entamèrent un jeu de piano sur sa surface lisse, veinée. Le regard étréci, obstinément fiché sur le morne spectacle des bâtisses sises en contrebas de l’édifice, et dissimulées par le rideau de pluie, elle n’émit pas un seul mouvement lorsque la jeune inconnue se porta à son coté. A peine un battement de cils nerveux accueillit-il le préambule entamé par cette dernière. La veuve Montecler l’écouta, son front oscillant imperceptiblement. Sans doute était-elle d’accord sur le fait qu’Anür avait sans doute de quoi déverser sa colère sur cette contrée. Elle ne fit cependant aucun commentaire philosophique ou théologique sur la cause, divine ou non, de cette météorologie éplorée que chacun était libre d’argumenter selon son humeur… ou sa ferveur.

- Votre présence-… Elle marqua une pause, comme hésitant sur la conclusion qu’elle devait opposer à ces deux mots ; une pause qui put paraître une éternité à la jeune Clervie avant que le timbre cassé de sa voix ne retentisse derechef. Le regard glacé, endolori de mélancolie, glissa sur les traits mats de l’inconnue. … ne m’importune guère. Et d’ajouter, dans un élan poli, un ersatz de sourire grimant ses lèvres, et dont il était compliqué d’en extirper le sentiment. Euryale Montecler.

Quand la jeune veuve dit son nom, Clervie sentit son coeur faire un bond. Elle avait maintenant la confirmation que son interlocutrice n'était autre qu'Euryale de la maison Malefreux, mariée effectivement à Josse Beaumont. Elle releva cependant que celle-ci avait employé son nom de jeune fille ; voilà qui confirmait le veuvage. De plus, sa personnalité était tout à fait fidèle au souvenir qu'elle en avait. Une femme douce, mais d'une certaine sévérité et toujours auréolée d'une élégance froide, presque mystique. Mais là, Clervie pouvait aussi percevoir que la dame Montecler avait vécu sûrement de dures épreuves avant d'arriver à Marbrume ; une certaine tristesse, bien que dissimulée, était visible dans les belles prunelles d'opale.

- C'est un plaisir, Dame Montecler, fit-elle avec un signe de tête respectueux. Je me nomme simplement Claire. Je suis une humble orpheline ayant choisi la voie de Rikni. Parfois, mes collègues les moins subtils de la milice me surnomment Corbac à cause de ma chevelure. Ce n'est point là vie facile, mais l'on a parfois le réconfort de venir en aide à quelques miséreux ou de vivre quelque aventure qui fait une bonne histoire à raconter.

Elle marqua une pause et sourit à son interlocutrice :

- Et vous alors, Dame ? Comment se passe la vie sur l'esplanade ? Lorsque vous n'êtes pas au temple, à quoi occupez-vous donc vos journées ?

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Les doigts de sa senestre cessèrent leur farandole endiablée sur le marbre de la colonne et se perdirent dans les plis de l’ample cape noire lorsque la jeune femme déclina sa propre identité… ainsi que toute une liste de détails inhérents à sa condition d'orpheline, son statut au sein de la Milice et jusqu’au surnom dont ses pairs à l’uniforme vert l’avaient affublée. Euryale accusa le coup de ce flot d’informations dans un jeu de cils frénétique, l’embarras d’être ainsi la cible de confidences qu’elle n’avait guère sollicitées se peignant sur son faciès de froide porcelaine. Sa langue humecta ses lèvres qui se pincèrent ensuite en un rictus pensif. Elle joignit ses mains devant elle, laissant ladite Claire poursuivre dans son élan de sociabilisation.

Or, l’une des questions de la milicienne attisa une petite alarme à l’intérieur de son crâne. Ses paupières s'étrécirent, en une expression inquisitrice, tandis qu'elle penchait la tête sur le côté.

- La vie sur l’Esplanade ? répéta-t-elle alors, fustigeant son interlocutrice d’un regard franc, pénétrant. Ses prunelles scrutaient avidement le visage aux traits mats de la jeune femme, cherchant sans doute quelque chose qu’elle ne parvenait pas à saisir, à la manière d’un songe qui s’échappe au sortir du réveil. Nous serions-nous déjà croisées par le passé, sans qu’il nous ait été possible d’être présentées, demoiselle Claire ? J’ai été absente moult années, et ne suis de retour à Marbrume que depuis quelques semaines. Si tel est le cas, veuillez pardonner ma mémoire qui parfois me fait défaut.

Peut-être que cette tentative d’approche, maladroite et peu dans les convenances, cachait autre chose… ?

Clervie se rendit compte qu'elle avait potentiellement commis une légère bévue. Surtout qu'apparemment, la Dame Montecler était beaucoup plus réservée et mélancolique que dans son souvenir. Elle devait visiblement considérer que son interlocutrice racontait déjà trop d'éléments de sa vie, même si cela n'avait tenu qu'en trois ou quatre phrases. D'un autre côté, cela allait parfaitement au personnage qu'elle s'était mis en devoir d'incarner ; une jeune femme aussi sociable et extravertie qu'elle pouvait paraître n'avait certainement rien à cacher. Avec l'arrivée de la fange, les orphelins, c'était monnaie courante. S'engager dans la milice ne serait-ce que pour avoir un repas par jour garanti malgré les risques était également chose courante.
La dame semblait en revanche surprise d'avoir été tout de suite reconnue comme une noble, et cela était réellement une erreur de la part de Clervie. Mais fort heureusement, ce n'était rien d'irrattrapable, aussi ne paniqua-t-elle absolument pas.

- Point, dit-elle aussitôt. Mais votre nom, disons qu'il sonne assez... bourgeois, la consonnance se rapprocherait même d'un nom noble. Et puis, je suis milicienne, et donc habilitée à reconnaître du premier coup d'oeil la catégorie sociale d'une personne. Nous sommes amenés à côtoyer toutes sortes de gens. Votre maintien et votre phrasé me laissent penser que vous êtes une personne de premier rang.

Elle avait noté qu'Euryale avait pincé les lèvres, visiblement quelque peu agacée. Il valait mieux ne pas continuer la discussion, ou en tout cas, s'assurer que la femme ne se sentît pas contrainte à répondre à des questions qu'elle pouvait considérer comme indiscrète. Elle recula donc légèrement, de manière à faire comprendre à son interlocutrice qu'elle ne la forcerait pas à continuer la conversation :

- Cependant Madame, je vous offre mes excuses si ma question vous a importunée. Et en dépit des circonstances actuelles, j'espère que vous vous plaisez tout de même un peu à Marbrume. Lorsqu'il ne pleut pas, les abords du littoral ne manque pas de charme, vous verrez.

Elle esquissa un petit sourire poli sans rien ajouter de plus. Elle ne tenait pas à embarrasser davantage la dame en face d'elle. Cependant, elle était heureuse devoir qu'Euryale avait survécu. Elle avait eu besoin de s'assurer que c'était bel et bien elle, même si visiblement, elle ne pourrait rien faire de plus.

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Peut-être Euryale y était-elle allée un peu fort, après tout. La veuve Montecler était loin d’être pétrie de cet entregent que possédait certaines femmes nobles ; parfois les enviait-elle, ces créatures précieuses, mondaines et audacieuses, qui louvoyaient aisément dans le ressac incessant de la société. Rescapée miraculée de la débandade tempétueuse du Firmament, elle s’extirpait à peine d’une pénible et longue convalescence. Elle se sentait parfois dénuée de toute substance, telle une coquille vide. Les années passées dans le Duché d’Hendoire, avec un époux souvent par monts et par vaux l’ayant souvent laissée seule à gérer l’éducation de leur jeune fils et la domesticité du rustique fortin qu’ils occupaient alors en lisière d’Allange, l’avaient isolée de bien des façons. Elle en avait perdu le goût pour la conversation, elle qui, autrefois, appréciait partager son goût pour la musique, son attrait pour les joutes verbales.

Depuis sa réapparition au sein du Duché de Morguestanc, et de sa cité fortifiée de Marbrume, elle restait cloitrée en son hôtel avec pour seule compagnie deux serviteurs rescapés du domaine de Malefreux.

- C’est à moi de vous présenter mes plus humbles excuses, demoiselle Claire. fit-elle, se tenant droite comme un piquet, sans lâcher la milicienne du feu glacé de son regard, ses mains désormais dissimulées dans les plis de sa ténébreuse cape. Car c’est au contraire tout à votre honneur d’avoir proposé que nous nous tenions compagnie afin que cette attente, sous cet orage, soit la moins déplaisante possible. Je n’aurais pas dû vous battre froid.

La Dame Montecler parut se rendre compte que sa froideur avait troublé Clervie, car elle présenta alors ses excuses. Clervie sourit :

- Vous êtes toute pardonnée. Allons nous asseoir sur ce petit banc là-bas.

Face à la statue d'Anür se trouvait en effet des petites bancs de pierre permettant aux croyants de se recueillir un long moment s'ils le souhaitaient. Clervie n'en avait jusqu'à présent jamais fait usage. Elle resta un instant silencieuse, se laissant envahir par le calme solennel du lieu. Elle n'osait plus vraiment interroger son interlocutrice, craignant de lui rappeler des mauvais souvenirs. Et les dieux seuls savaient quels épreuves cette dame avait pu vivre ! Enfin, elle osa dire :

- J'aime à connaître les gens qui m'entourent. Vous dites que vous n'êtes à Marbrume que depuis quelques semaines. Où étiez-vous auparavant ? Feriez-vous partie des réfugiés de ce lointain duché qu'est Hendoire ?

Elle ajouta :

- Nul désir d'être indiscrète, mais j'ai toujours passé ma vie sur le littoral. J'admets du coup être un peu curieuse de savoir comment cela était... ailleurs ? Avant la fange ?

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Euryale dodelina du chef en guise d’accord au geste d’invitation de la milicienne, emboitant le pas à cette dernière jusqu’à un petit banc de pierre sur lequel elle s’installa. Au-dessus d’elles, l’immense voûte leur renvoyait le chant coléreux du vent et le martèlement obstiné de la pluie. L’humidité imprégnait déjà l’atmosphère et se faisait sentir, s’insinuant désagréablement jusqu’à l’os. Epaules raides et dos droit, doigts entrelacés contre sa ceinture, la dame de Malefreux se perdit un instant dans l’observation du jeu d’ombres et de lumières qui sévissait sur le corps écailleux de la majestueuse statue d’Anür.

- Un peu plus d’un mois maintenant. J’étais-… Elle s’interrompit, acquiesçant aux justes allégations de Claire, une imperceptible déglutition animant sa gorge. … sur le Firmament, en effet. La veuve Montecler ne prit pas la peine de commenter davantage sur les origines de ce navire ; tous les Marbrumiens connaissaient son histoire tragique et celle de ses réfugiés qui avaient débarqué sur les côtes du Duché de Morguestanc en ce tempétueux jour de septembre 1166.

Un léger rictus anima le coin de sa bouche qui se creusa d’une fossette.

- Hendoire est une terre quelque peu rustre, et sauvage. Elle leva le nez, dans un subtil sursaut, pour observer sa voisine. Je ne suis pas née là-bas. Je suis originaire des terres de Morguestanc. De Malefreux, pour être plus précise. Peut-être en avez-vous-… déjà entendu parler, le domaine se situe au sud-est de Marbrume, sur la côte.

Clervie sentit son coeur bondir; mais ce n'était pas le moment de perdre son sang-froid si elle voulait éviter de commettre la moindre gaffe. De plus, cela pouvait être une bonne chose que d'avoir dans ses contacts quelqu'un qui était susceptible d'avoir des informations sur ce qui pouvait se passer sur l'Esplanade. Mais elle avait vraiment espéré voir son interlocutrice rebondir sur le sujet du duché d'Hendoire et ainsi pouvoir centrer la conversation sur elle. Cela aurait été un sujet de discussion où Clervie n'aurait point risqué de dévoiler ses origines. Tandis que là, elle était coincée. Mais autant s'habituer ; après tout, la baronne de Malefreux n'était pas la seule personne qu'elle risquait de recroiser. Elle pouvait par exemple tomber également sur son ancien fiancé, Gwendal, qui avait lui aussi trouvé refuge à Marbrume. Elle devait donc s'habituer à conserver son sang-froid si elle voulait peu à peu faire de la milicienne Claire une réelle seconde personnalité, une extension d'elle-même. Il fallait qu'elle-même soit capable de croire que Clervie de Sombrelune était morte pour que d'autres croient en ce mensonge ; c'était elle-même qu'elle devait tromper avant de tromper les autres. Elle devait devenir pour de bon Claire, cette orpheline avec peu de souvenirs de son passé et traumatisée par un incendie domestique et non pas par un cruel autodafé.

- En effet, j'ai habité près de votre région, mais nous avons assez vite déménagé à Marbrume, déclara-t-elle après un instant de réflexion. N'y avait-il pas une importante exploitation de bois par là-bas ? Je ne suis pas sûre de bien me souvenir, cela fait assez longtemps.

Elle ajouta avec humour :

- Les forêts de pins neigeuses d'Hendoire ont dû vous faire un sacré changement dîtes-moi ! Du peu que j'ai entendu dire de cette contrée, ce n'est vraiment pas le même genre de climat qu'à Marbrume.

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

Le spectacle de la sylve brumeuse, bruissant sous les cajoleries de la brise maritime, et bordant les murailles crayeuses de Malefreux revint honorer sa mémoire lorsque Claire en aborda le sentier imaginaire. Euryale esquissa un fin sourire, saupoudré d’une évidente nostalgie. Feu son père Sance avait été si fier de son exploitation de bois, aussi modeste fut-elle. Aujourd’hui, le domaine ne devait plus être hanté que par le lierre et les fangeux qui en avaient envahi le périmètre. Elle hocha la tête, en guise d’acquiescement muet, tout en levant le nez vers l’impressionnante statue de la divine sirène. Au-dessus du Temple, la pluie persistait à faire entendre sa symphonie.

- Monsieur mon père dirigeait une exploitation de bois. Un héritage familial qui tomba en désuétude lorsque son bisaïeul fut anobli et qu’il s’obstina à remettre sur pied. Elle n’était pas aussi importante que celle de Sombrebois mais il avait à cœur d’en défendre les intérêts.

Et de poursuivre dans l’élan de son interlocutrice :

- Si cela peut vous aiguiller, demoiselle Claire, le seul fait de me remémorer Hendoire me donne la chair de poule. Dans le Septentrion, vous êtes confrontée à ses étendues de pins frileux, ses vallées enneigées, ses lacs gelés, et peu apprécieraient son rude climat. Et pourtant… Ses mains frottèrent machinalement contre le tissu de son bliaud, son corps s’ébrouant imperceptiblement d’un frisson. Elle détourna le regard de l’effigie d’Anür pour porter une attention franche sur la milicienne. Vous disiez appartenir à la Milice. En qualité de femme, vous devez faire face à bien des préjugés et des injustices. N’est-ce pas là une mission éprouvante ?

Visiblement, la baronne ne tenait pas à parler davantage de sa vie à Hendoire. Elle s'empressait d'ailleurs de changer de sujet pour évoquer la vie à la milice. Une fois encore, ce n'était point là sujet trop dangereux à aborder. Elle avait d'ailleurs bien quelques anecdotes à raconter, comme par exemple les entraînements au désarmement ou la fois où elle s'était retrouvée coincée au Labret avec un déserteur notoire. Mais elle n'était pas sûr que c'était forcément ce que son interlocutrice avait envie d'entendre. Elle finit cependant par répondre :

- Ah, il faut bien reconnaître qu'évoluer dans la milice en tant que femme est... particulier. Mais c'est toujours mieux que de mourir de faim dans la rue. Et comme je le disais, parfois, on peut tout de même avoir quelques moments de grâce, la satisfaction d'avoir sauvé une vie ou d'être venu en aide à une personne qui en avait besoin. Je ne regrette pas mon choix, même s'il me vaut de devoir prendre bien garde aux autres conscrits, qui parfois sont malheureusement aussi brutaux que d'infâmes bandits.

Elle ajouta :

- Je reconnais que j'aimerais voir certaines choses changer et j'espère pouvoir apporter un peu de lumière dans ce monde si sombre... Quitte à traverser les ténèbres pour cela.

Elle savait qu'Euryale ne pouvait guère imaginer de quelles ténèbres elle parlait. La noble était bien loin de s'imaginer parler à cette petite fille qu'elle avait instruite tant d'années auparavant. Et elle était sûrement bien loin d'imaginer tout ce que celle-ci avait pu vivre comme épreuves. Clervie connaissait désormais le vrai visage de Marbrume ; une cité où les pires forfaits étaient commis, où les êtres indignes prospéraient grâce à la fange et où les justes étaient condamnés à se taire. Une cité où tout espoir se voyait étranglé, où tout bon sentiment était condamné à fâner. Une cité où les braves coeurs finissaient par être corrompus, où les gens intègres étaient réduits à l'impuissance. Une cité à l'image des marais qui l'entouraient, où la bourbe du mal entourait et engloutissait un à un les quelques valeureux qui luttaient pour la purifier.
Mais Clervie était résolue à ne pas se laisser sombrer sans lutter.

Un fantôme du passé | OCTOBRE 1166

En effet. La Baronne de Malefreux était loin d’imaginer qu’elle devisait avec celle qui fut autrefois la jeune Clervie de Sombrelune, une enfant pleine de vie, passionnée et vive d’esprit ; une enfant dont les parents lui avaient confié l’éducation pendant près de deux ans, avant que son mariage avec Josse de Beaumont ne l’oblige à quitter le Morguestanc pour voguer vers les froides contrées du Duché d’Hendoire. La fillette de son souvenir était morte, comme le lui avait annoncé Madame Dufresne, son ancienne nourrice et désormais gouvernante du vieil hôtel de l’Esplanade. Une tragique histoire d’hérésie qui avait envoyé le père et le fils au bûcher, et la mère, dans sa folie hystérique, avait été abattue d’une flèche en pleine gorge avant de disparaître, piétinée par une foule en délire. Loin d’imaginer…

Tant de choses avaient changé durant son exil de l’autre coté de la mer.

- Vous m’avez l’air pétri de bonne volonté et de courage, demoiselle. Je ne doute pas que vous parveniez à faire ce pour quoi vous avez poussé la porte de la Milice. Quant à moi-…

Euryale réalisa soudain que le silence recueilli des lieux avait repris ses droits face à l’averse qui avait cessé. Un rayon de soleil timide creva un coin de ciel ennuagé, poursuivant sa course jusqu’aux vitraux enluminés qu’il traversa, explosant en une vague de couleurs chamarrées au pied des deux femmes.

- ... je vais devoir prendre congé.

La veuve Montecler observa le phénomène, songeuse, avant de reporter son attention sur Claire, ne se départissant pas de son air grave.

- … voilà qui confirme à quel point la lumière vous accompagne. commenta-t-elle en désignant d’un mouvement du menton l’aura solaire qui tachait le sol de marbre devant le petit banc de pierre.