Quand le destin bat les cartes (Euryale)

2 mai 1167
La Hanse
Rue commerciale
Fin de matinée.

La fin de printemps se faisait belle. Le ciel prenait peu à peu la couleur des myosotis, et d'ailleurs, les bords des fontaines de Bourg-Levant se paraient de touffes composées notamment de ces fleurs, ainsi que de boutons d'or ayant réussi à prendre racines entre deux pavés. Le soleil caressait agréablement les visages, il ne faisait point encore trop chaud et une petite brise offrait de la fraîcheur pour compenser son éventuelle agressivité. Patrouiller par ce temps, voilà qui était plutôt tâche agréable.
Surtout maintenant que Landric était revenu de sa dernière mission à l'extérieur et avait été ré-affecté dans leur coutillerie. Clervie lui avait demandé des nouvelles d'Elisabeth ; malheureusement, il n'en avait point depuis Mars.

- Mais je suis sûr qu'elle va bien, Corbac, et que tu la reverras un jour. Ne t'inquiète pas.

Clervie avait haussé les épaules en soupirant. Au moins, si elle-même ne parvenait pas à savoir ce qu'elle était devenue... Les purificateurs ne le sauraient pas non plus. Après tout, ce n'est pas comme si elles auraient pu entretenir une correspondance, car Elisabeth ne savait pas écrire. Contrairement à Dame Morrigane.
Cependant, ce n'était pas du tout le même genre de lien qui unissait les deux femmes ; la différence d'âge et de rang social restait bien présente entre elles et leurs rapports étaient fondés sur l'estime et le respect plus que sur la complicité. Néanmoins, savoir que cette femme solide comme un roc était à ses côtés dans l'entreprise périlleuse qu'elle menait pour rétablir l'honneur de sa famille la ragaillardissait, en même temps qu'elle l'incitait à la plus grande prudence.
C'était là la raison qui l'empêchait de prêter plus que cela attention à Landric, qui racontait à Julius les quelques aventures paillardes qui lui étaient advenues pendant qu'il était en poste à Balazuc pour renforcer la sécurité.

- Non ! Sans déconner ? Ils ont fait ça devant toi ? ricanait à présent Julius.
- Mais grave, pas gênés pour un sou là, les deux ! Mais le meilleur est à venir ; une fois son galant parti, la donzelle non seulement ne se rhabille point, mais en plus elle m'invite carrément à prendre la suite visiblement point rassasiée !
- Oh bons dieux, l'chanceux ! C'était un bon coup ?
- Le meilleur, mon pote ! C'te paire de seins qu'elle avait, mais j'te dis pas et...

Pendant que Landric décrivait en long et en large comment il avait troussé la jolie villageoise peu farouche, Clervie avait le cerveau en ébullition. Elle avait besoin de grapiller plus d'informations sur ce qui se passait à l'Esplanade, et le temps lui était compté. Aujourd'hui était l'anniversaire de la tragédie du couronnement du roi et elle était convaincue que ces fumiers de sectaires allaient préparer quelque chose. Elle savait que Dame Morrigane menait l'enquête de son côté, mais voyait bien qu'elle peinait à obtenir des résultats, surtout qu'il lui fallait faire attention à ne pas poser trop ouvertement de questions pour ne pas les trahir. Elle aurait aimé pouvoir lui prêter main-forte, mais comment une simple milicienne pourrait-elle se rendre plus souvent dans les quartiers nobles ? Il lui aurait fallu obtenir au minimum le grade de coutillière, et encore. Seuls les sergents étaient véritablement autorisés à circuler derrière la porte des anges. Et entrer clandestinement ne servirait à rien.
Alors qu'elle méditait à ce sujet, ils arrivèrent près d'un carré d'habitations en rénovation. Un incendie avait eu lieu dans ce coin-là, quelques mois auparavant. Des échafaudages étaient encore installés et l'on voyait des charpentiers travailler un peu partout.
Sous l'un d'eux, une dame au chignon noir sévère marchait, sans se rendre compte du drame qui allait se jouer juste au-dessus d'elle.
En effet, l'un des édifices de bois était visiblement déséquilibré, probablement par une poutre qui avait dû se détacher pendant la nuit ; les ouvriers ne l'avaient visiblement point remarqué. Soudain, un craquement retentit et les autres poteaux commencèrent à basculer...

- ATTENTION !

Clervie s'était ruée vers la femme, n'écoutant que son courage. L'instant suivant, elle la projetait avec elle à terre, à au moins deux bons pas de la construction déséquilibrée, juste au moment où une avalanche de planches et de poutres dégringolaient, sous les cris de panique d'un autre ouvrier qui n'avait pas pu achever sa descente à temps et chuta sur les fesses ; un autre s'écroula, un poteau sur le dos. Julius et Landric avaient réagi à leur tour et Clervie vit qu'ils soulevaient le bout de bois avant d'aider l'homme à se relever. Dans l'ensemble, il semblait y avoir eu plus de peur que de mal.

- Vous allez bien Madame ? demanda-t-elle en se relevant et en aidant la dame à faire de mal. Rien de cassé ?

Et ce fut là qu'elle reconnut avec stupeur les deux grands yeux gris bleu d'Euryale de Malefreux.

Quand le destin bat les cartes (Euryale) KlmfOb-marbrume-rpclervie-quand-le-destin-bat-les-cartes

Quand le destin bat les cartes | 2 MAI 1167

Le printemps. Qu’il était plaisant de sentir les rayons du soleil picorer ses joues de baisers tièdes, encore timides ; d’écouter frémir à son oreille les élans capricieux de son voile de mousseline grise qui occultait, tel un amant jaloux, l’esquisse épaisse, tortueuse, de son chignon strict. La même armure de tissu à la teinte endeuillée enfermait étroitement son corps, rehaussée du drapé aussi patibulaire de sa cape. En cette fin de matinée, Euryale de Malefreux évoluait par les rues de la Hanse d’un pas assuré, presque dansant, ce qui dénotait franchement avec son allure sévère, son front pâle levé vers les cieux céruléens anobli de songes parasites. A défaut de dépenser l’argent qu’elle n’avait pas – ou du moins, dont elle retranchait le moindre sou avec prudence – la veuve Montecler s’octroyait de longues errances depuis l’Esplanade jusqu’à ces rues commerçantes où fleurait tout un cortège d’odeurs.

Elle était tant et si bien empêtrée dans ses pensées vagabondes qu’elle ne fit guère attention à la direction que ses échappées aléatoires lui avaient fait prendre. Elle pénétra un quartier dont certaines façades portaient encore les stigmates d’un incendie qui avait dû être terrible, et des échafaudages s’élevaient vers la toile bleue de l’empyrée. Des ouvriers y étaient perchés, poursuivant les travaux de réparation entamés depuis le drame. Euryale passait à proximité de l’un de ces édifices de bois, ignorante du danger qu’elle encourait alors, lorsqu’elle perçut – trop tard ! – les rumeurs d’un craquement inédit retentir au-dessus de sa tête.

A peine eut-elle le temps de réagir qu’elle se sentit projetée à terre dans un claquement sec de mâchoires, l’écho d’un formidable tintamarre résonnant à quelques pas du point de sa rude chute. Quelques instants plus tard, une main secourable l’aidait à se relever ; elle ne fit pas tout de suite attention à l’identité de la personne qui venait de lui sauver la vie, son regard d’opale divaguant, pupilles dilatées par la surprise, vers le monceau de planches et de poutres qui trônait là dans un nuage de poussières de sciure.

- Non. répondit enfin Euryale, se désintéressant de l’échafaudage démembré pour aviser ladite personne, ses mains aux paumes éraflées par le heurt occupées à épousseter et lisser les plis froissés de sa mise. Incrédule, elle eut alors un bref mouvement de recul en reconnaissant la milicienne. Demoiselle Claire-… ? Vous tombez à point nommé, si je puis m’exprimer ainsi. Merci-… pour ce coup d’éclat manifeste. Vous n’avez rien, vous-même ?

Clervie en resta coite une courte seconde. C'était ainsi que les dieux répondaient à ses interrogations ? Euryale avait été durant deux ans son éducatrice et presque une seconde mère. S'il y avait bien une personne à qui elle pourrait sûrement faire confiance, ce devait être elle. Mais elle avait passé huit ans à Hendoire... Elle n'était sûrement plus la même personne.
Clervie ne pouvait pas se précipiter. La moindre erreur pouvait lui coûter la vie, ou pire, pouvait potentiellement mettre en danger les Ascalon. Il fallait soigneusement peser le pour et le contre, et d'abord savoir ce qu'Euryale pensait du procès de sa famille ; car si elle était persuadée de la culpabilité de Renaud de Sombrelune et de son fils, il valait mieux qu'elle continue de croire sa pupille morte. D'un autre côté, il fallait absolument trouver d'autres alliés prêts à se battre pour chasser les purificateurs de l'Esplanade et ramener un peu de sécurité à Marbrume. Surtout que le temps lui était compté pour prouver l'innocence de sa famille ; Clervie se savait surveillée. Dans l'immédiat, déjà, elle allait tâcher d'engager la conversation. Non sans rire au trait d'esprit qu'elle avait lancé, elle finit par répondre :

- Dame Montecler ! Quelle bonne surprise ! Tout va bien.

Elle marqua une pause. A cet instant, Julius et Landric, tenant un homme chacun par un bras pour le soutenir, interpellèrent Clervie :

- Corbac, dit Julius, il y a un gus à amener au temple, il a au moins une côte cassée ! Tu peux gérer sans nous ?
- Pas de souci les amis, on se retrouve plus tard ! Bon courage !

Elle se retourna alors vers la noble :

- Qu'êtes-vous devenue depuis cette rencontre au temple en pleine tempête ? Tout se passe bien pour vous ? Vous vous êtes habituée à la vie à Marbrume ?

Quand le destin bat les cartes | 2 MAI 1167

Le rire perlant aux lèvres de la jeune milicienne, Euryale se fendit d’un rictus qui creusa une fossette passagère au coin de sa joue. Ses prunelles d’orage s’évadèrent un instant de l’examen rapide, soucieux, qu’elles firent de l’état de Claire avant de tracer un sentier invisible des vestiges poussiéreux de l’échafaudage vers les deux autres silhouettes en uniforme vert qui soutenaient l’un des ouvriers, blessé. Elle observa leur évolution brinquebalante, les deux hommes chargés du misérable charpentier qui traînait quelque peu la jambe, une grimace déformant ses traits d’un masque blême de souffrance.

- Louée soit la Trinité qu’il n’y ait qu’une côte cassée à déplorer, bien que je gage que le malheureux ne remontera pas de sitôt sur un échafaudage.

Lâcha-t-elle, avant de pivoter sur la pointe de ses bottines de cuir pour faire face à Claire et longuement la considérer. Combien de temps s’était-il écoulé depuis leur première rencontre au Temple, alors que toutes deux attendaient que se calme l’orage ? Bien que diffus par les mois qui en avaient dilué les teintes, le souvenir de la jeune femme et de sa gentillesse restait néanmoins ancré sous son front.

- A part éviter d’être broyée par des chutes de poutres-… ?! émit-elle, pince-sans-rire, tout en accusant d’un coup d’œil le tas de planches éparses qui gisait à quelques mètres de là. Je vais bien. Marbrume m’offre quelque distraction sociale que je me dois de ne pas négliger. Une ombre dure batifola à la surface de ses iris d’acier, la machinerie insatiable de son esprit lui opposant la scène récente d’un repas qu’elle avait partagé avec le Comte de Malemort. Elle se reprit aussitôt. Marchons un peu, voulez-vous ? Nous pourrons ainsi converser tout en rejoignant vos compagnons au Temple.

La veuve Montecler s’éloigna de la zone sinistrée, invitant la milicienne à la suivre.

- Et vous, Claire ?

La dame de Montecler refit un trait d'humour à propos de la vie à Marbrume et des "distractions sociales" qui fit sourire Clervie. Elle songea que celle-ci s'entendrait sûrement bien avec Dame Morrigane qui avait tendance à avoir cette même ironie piquante. Bien que l'une des deux fût plus terrifiante que l'autre !

- Bien sûr ! répondit-elle quant à l'invitation. Marchons donc et conversons ! La compagnie agréable peut se faire rare dans cette ville, que l'on soit noble ou milicienne.

Déjà, son interlocutrice lui demandait ce qu'elle-même devenait.

Oh, moi ? songea Clervie. J'ai toujours une cellule de purificateurs à aller démolir dans l'Esplanade, et avec ça, je me suis attirée de nouveaux ennuis avec les fidèles d'Etiol en prime parce qu'ils n'apprécient pas que je libére les gamins qu'ils veulent sacrifier à leur dieu impie, j'ai été aux cachots pendant presque tout le mois de février parce que j'ai refusé de laisser des conscrits me faire l'honneur de goûter à leur vertu mâle, j'ai été fiancée à un imbécile qui me demandait de renoncer à mon identité et à mes racines, j'ai failli me faire tuer une bonne dizaine de fois, casser le nez par deux fois, pris un oeil au beurre noir au mois de décembre... Ah et le coutillier Blancfer m'a juré qu'il me renverrait de la milice prochaine fois que je me ferai un petit peu remarquer, ce qui fait que lorsque je mène une enquête, je n'ai pas autant de liberté d'action que je le voudrais, et je croise des corrompus, des prêtres à la robe bleu ciel mais à l'âme plus noire que la bourbe d'Etiol, des nobles vicelards, j'ai été obligée de pactiser avec le pire d'entre eux pour obtenir des informations, et à côté de cela, heureusement, j'ai trouvé une chambre dans l'annexe d'un bordel, ce qui fait que même quand je ne suis pas en service, je suis encore en train de protéger des gens qui ne peuvent se défendre. Et pourtant, malgré tout cela, je ne suis toujours pas coutillière, parce que j'ai un problème de discipline, et que je refuse de coucher avec tous les hommes qui passent parce que même si j'ai perdu ma virginité, il me reste un peu de dignité humaine. Bref, par quoi je commence ?

Evidemment, un filtre se mit automatiquement sur la bouche de Clervie, qui se contenta de répondre quelque chose de plus concis :

- Oh, de mon côté ? Une mission au Labret durant l'hiver, je suis maintenant affectée à la défense de la ville, en attendant. Je partirai peut-être avec un autre convoi à la fin de ce mois-ci. Vous prierez pour moi que les fangeux ne me trouvent point à leur goût pour leur dîner ! La bonne nouvelle, c'est que le Labret et Sombrebois semblent avoir bien renforcé leurs défenses grâce aux matériaux qui leur ont été envoyés. Enfin... Si c'était du même acabit que ce qui composait cet échafaudage, je crains que les pauvres gens de l'extérieur n'aient plus qu'à s'abriter derrière la légendaire efficacité du barrage de la Foi...

Elle eut un petit sourire sardonique en achevant cette phrase.

Quand le destin bat les cartes | 2 MAI 1167

Le soleil s’étirait, paresseux, au-dessus des deux femmes, cajolant de ses lances d’or les auvents de cuir ou de tissus bariolés des étals ; trouant quelque artère ombreuse de sa claire lumière ; échauffant les crânes d’une mante tiède et agréable. La noble et la milicienne marchaient ainsi, devisant simplement. Tête haute, hochant parfois le chef frisotté de l’ombre ténébreuse de quelque cheveu rebelle, Euryale écoutait le compte-rendu que lui faisait Claire des événements qui avaient jalonné son existence durant ces mois passés. Une existence tumultueuse, empreinte de bravoure et d’un certain renoncement de soi, où la mort rôdait dès lors que l’on franchissait les remparts de la Cité.

A la vision de ce rictus qui habilla de malignité les lèvres de la milicienne à ses dernières paroles, Euryale se surprit à souffler un rire sans joie, avant d’arquer le sourcil. Non pas qu’elle fut choquée par sa propre réaction à ses propos tenus. Elle était juste surprise. Car le sarcasme était bien réel. Et « pieuse » comme l’était Euryale, ce détail, aussi discret fut-il, avait tendance à ne guère lui échapper. N’était-il pas limpide, au même titre que ces eaux dans lesquelles nageait Anür, qu’elle devait son salut à la clémente et miséricordieuse Trinité ? N’avait-elle pas été sauvée par le truchement des Trois qui avaient placé Claire sur sa route, comme l’on place une pièce maîtresse sur un échiquier ? Balivernes. A cette pensée audacieuse, elle exhala un souffle nasal sec, avant d’inspirer une profonde goulée d’air pour calmer l’ire de son sang.

- Je réitère les propos que je vous ai tenus lors de notre première rencontre. Je perçois en vous volonté et courage. Et-… une certaine forme d’abnégation, aussi. Elle marqua une pause, ses paupières se plissant autour de ses iris opalins, en une inhabituelle esquisse de sourire. Je prierai pour vous, demoiselle Claire, afin que les Trois vous aient en leur sainte garde. Vous repartez donc pour le Labret ?

La dame de Malefreux fit alors à Clervie un compliment qui aurait pu la faire rougir. Ce n'était pas tous les jours que la jeune femme entendait vanter son courage, même si les quelques conscrits qui la fréquentaient régulièrement ne le lui reniaient pas en dépit de l'antipathie qu'ils éprouvaient à son égard. De plus, elle se souvenait de son ancienne tutrice comme d'une femme assez sévère, qui ne distribuait les compliments à n'importe qui et jamais gratuitement.
Des gamins passèrent devant eux, jouant avec une balle. Clervie esquissa un petit sourire en les voyant aussi insouciants. Cela faisait du bien de se rappeler que la vie continuait à Marbrume, malgré les horreurs quotidiennes auxquelles elle était confrontée.

- Votre amabilité me touche, dit-elle en lui rendant un sourire. Et oui, je repars peut-être, mais pas au Labret. Il y a quelques jours, les coutilliers nous racontaient que certains d'entre nous seraient sûrement bientôt appelés à Balazuc. Il parait que le village est toujours en reconstruction et qu'il faudrait y renforcer la sécurité de façon à y permettre peu à peu la réimplantation des habitants.

Elle marqua une pause et dit soudain :

- Et de votre côté, alors ? Des projets ? Je me rappelle que lors de notre dernière conversation, vous m'aviez dit que votre père avait été propriétaire d'une scierie. Celle de Sombrebois se développe. Allez-vous y investir éventuellement ? Le commerce devrait bientôt fleurir, avec toutes les commandes de palissades qui vont avoir lieu avec la reconstruction. Il y'aura sûrement des opportunités pour les bourgeois et les nobles voulant agrandir ou refaire leur fortune.

En amenant la conversation sur ce point, Clervie espérait éveiller l'intérêt de son interlocutrice et l'amener à se sentir plus à l'aise. Elle avait remarqué que la dame semblait beaucoup plus introvertie que dans ses souvenirs. Et ce n'était point étonnant, car comme toute personne depuis deux ans, la Dame Montecler avait dû vivre des épreuves terribles avec l'arrivée de la fange et s'endurcir. Elle sentait que si elle voulait éventuellement recréer un lien affectif avec elle et pouvoir peut-être un jour s'ouvrir de son secret, il lui fallait d'abord peu à peu faire fondre l'armure de glace dont la femme semblait s'être parée. Clervie ne pouvait pas le lui reprocher. Les épreuves nous transforment. Elle regrettait de ne pas pouvoir lui demander si elle jouait toujours de la guiterne. Mais chaque chose en son temps...

Quand le destin bat les cartes | 2 MAI 1167

Claire, en effet, avait le souvenir d’une Euryale au tempérament strict, mais juste ; qui ne distribuait les louanges qu’au compte-gouttes et lorsque c’était amplement mérité. Son ancienne tutrice avait toujours eu en sainte horreur ces comportements laxistes, hypocrites et grimés dont certains tuteurs usaient et abusaient pour paraître plus accorts aux yeux de l’enfant dont ils avaient la charge. Sans rien connaître elle-même de la danse de ce lointain souvenir qui harcelait en cet instant léger la mémoire de la milicienne, la Baronne de Malefreux évoqua à son tour cette adorable fillette aux tresses et aux yeux noirs dont elle avait eu la charge de l’éducation, pendant près de deux ans… Clervie de Sombrelune, dont elle avait appris, par sa vieille gouvernante Jehanne Dufresne, la fin tragique suite à un procès qui tenait davantage de la mascarade que d’une véritable quête de justice.

Euryale détourna un instant le regard, se faisant pensive, pour explorer la rue commerçante qu’elles venaient d’aborder, ses prunelles d’orage accrochant les silhouettes d’un groupe d’enfants qui jouaient à la soule, luttant avec force cris et rires pour attraper la balle et la faire atterrir entre deux étals qui leur servaient de balises improvisées. S’extirpant de cette incartade songeuse, la veuve Montecler tourna son pâle faciès vers sa compagne de promenade, scrutant ses traits avec cette même curiosité avide que ladite Claire connaissait.

- Oh. Aimable n’est pas l’attribut qui me caractérise le plus, demoiselle Claire. Je suis juste sincère.

Et le sujet dévia sur le domaine de Malefreux. A présent qu’elle connaissait les véritables circonstances qui avaient coûté la vie à son lignage, se devait-elle d’en évoquer la teneur à Claire, cette inconnue qui pourtant ébranlait chaque fibre rigide de sa mémoire, sans qu’elle n’en comprît la source ?

- Le domaine de Malefreux, la scierie-… tout ceci n’est plus. décida-t-elle de formuler, sa voix aux fêlures insolites s’élevant dans de sombres prosodies, ses iris disparaissant dans le jeu incessant de la dentelle obscure de ses cils. Sa froideur marmoréenne était à l’aune de ce qu’elle pouvait ressentir dans le tréfonds de ses entrailles. Mes parents, leurs gens-… ont péri sous les crocs et les griffes des Fangeux. Ils n’ont pu en réchapper. Elle marqua une pause. Quant à la propriété-… cela s’est passé il y a trois ans maintenant. J’ignore de quoi il en retourne, je suppose que ses murs délabrés doivent être envahis de lierre, d’herbes folles et de ces-… créatures abjectes. Dans ces conditions, il est ardu de fomenter le moindre projet. Son front oscilla malgré tout d’un mouvement entendu. Investir dans le développement de Sombrebois, pourquoi pas ? Si le peu de ressources qu’il me reste peut servir à améliorer le quotidien malmené de villages sinistrés. Sauriez-vous comment je pourrais me rendre utile ?

Clervie sourit en entendant la Dame Montecler lui dire que "sincère" était un adjectif qui la qualifiera mieux que celui d'aimable. Elle n'a pas tant changé, dirait-on, se disait-elle alors que la conversation en venait à parler du devenir du domaine de Malefreux. Elle sentit son coeur se serrer en réalisant alors que la Dame avait, comme beaucoup de nobles à Marbrume, perdu tous ses gens et même sa famille.

- Je mesure bien comment songer à la reconstruction de votre patrimoine doit être difficile, répondit Clervie. Je ne voulais pas vous rappeler ces horribles souvenirs. Mes parents étaient dans le commerce d'étoffes. Pareillement, il n'en reste plus rien.

C'était surtout que tout ce qui appartenait aux Sombrelune avait été saisi par le roi et redistribué. Irène de Vallis avait apparemment récupéré une partie de la boutique, mais elle n'en savait pas davantage. Mais il n'était point encore temps pour Clervie d'évoquer ce sujet.

- Les femmes nobles aident en participant aux oeuvres de charité du temple ou alors, en favorisant le commerce et donc la reconstruction. Si vous connaissez bien l'entreprise du bois, je pense en effet que cela serait bénéfique, à la fois pour vous recréer des ressources, et pour aider les villages à être fortifiés. Peut-être pourriez-vous écrire au baron de là-bas pour lui proposer d'investir du capital dans l'exploitation de manière à la développer. Ou alors, peut-être parler directement à Victor de Rougelac, qui est le gouverneur de la région de Sombrebois et habite sur l'Esplanade. Peut-être vous proposera-t-il un accord. Et si les affaires viennent à vraiment bien tourner, vous créérez des emplois, ce dont bon nombre de personnes vous seront sûrement reconnaissantes, et nous aurons des palissades solides et pour Balazuc, et pour sûrement d'autres villages alentours. De là, la reconquête du territoire face aux fangeux et l'amélioration des conditions de vies seront plus faciles. Les murailles de pierre telles que l'on en a à Marbrume sont le meilleur, mais de ce que j'ai pu constater, des fortifications basiques en bois, si elles sont bien construites, peuvent assurer une protection efficace contre ces horribles fangeux. Le plus important, c'est que le bois soit suffisamment solide pour résister à leurs griffes, et que les édifices soient suffisamment hauts pour qu'ils ne puissent pas sauter. Et si on peut ajouter une ou deux tours, c'est encore mieux, car comme cela, les gens sachant se servir d'un arc pourront en descendre quelques uns au besoin. Les miliciens de l'externe font du dégât avec les nouvelles arbalètes. Si on peut avoir plus de postes en hauteur, nul doute que cela sauvera des vies.

Elle marqua une pause :

- Après, tout ceci reste encore du domaine de la théorie et je pense qu'il va falloir vous renseigner auprès de personnes plus aptes à vous donner un aperçu plus complet de la situation. Vous vous en doutez, je n'ai malheureusement pas eu l'occasion de mettre en pratique ce que mes parents ont pu m'enseigner concernant le domaine du commerce et des affaires. Mais je me souviens que mon père disait toujours qu'il fallait savoir répérer une opportunité quand elle se présentait, acheva-t-elle avec un sourire entendu auprès de son interlocutrice.

Elles continuaient de marcher, tout en poursuivant la conversation. Clervie espéra que ses paroles ne lui donneraient pas l'air trop présomptueuse, bien qu'elle était ravie de pouvoir aider la baronne de ses conseils. Elle voulait que celle-ci puisse reconstruire sa vie, et si ses souvenirs étaient bons, la Dame de Malefreux avait aidé aux affaires de sa famille. Si elle avait été en charge de l'éducation de Clervie, c'était bien aussi parce que c'était une femme intelligente.
De plus, avec la fange, de plus en plus de femmes tenaient elles-mêmes des commerces, bien qu'on les pressât toujours au mariage.
Elles atteignaient petit à petit le quartier du temple pendant ce temps. Deux aspirants-prêtres, reconnaissables à leur robe bleu ciel, les virent passer. Clervie les salua d'un signe respectueux de la tête, pousuivant leur route vers l'édifice central.

Quand le destin bat les cartes | 2 MAI 1167

L’allusion faite à ses parents provoqua un froncement de sourcils compatissant de la part d’Euryale qui, pour une raison dont elle ignorait la source, en fut troublée. Ce fut même une expression quelque peu… bête qui figea les traits fins de son faciès de lys penché de côté. Ses iris partirent en quête de ceux de la jeune femme.

- Toutes mes condoléances, demoiselle Claire. Lorsque vous évoquiez votre statut d'orpheline, il y a quelques mois, je n’avais pas spéculé sur le fait que vous pouviez avoir connu vos parents.

Front baissé, comme si elle adoptait soudain une attitude de recueillement, la veuve Montecler ne renchérit pas davantage. Elle écouta attentivement les informations que lui léguait Claire, notant mentalement les noms des intermédiaires qui pourraient éventuellement lui prodiguer des conseils. Le but étant en premier lieu d’estimer si une expédition sur le domaine de Malefreux était envisageable en termes de sécurité et en second lieu, de définir si le bois demeuré stocké dans les entrepôts était encore viable afin qu’il puisse être récupéré et ainsi servir à la reconstruction des villages alentour.

- Ce sont là de précieux avis, tout comme est précieuse votre expérience sur le terrain. Tous ces éléments me seront utiles. Je vous remercie.

Les premiers contreforts du quartier du Temple tremblotèrent sous son regard étréci. A l’imitation de la milicienne, la Baronne de Malefreux inclina brièvement le chef en guise de salut dédié aux deux aspirants-prêtres qu’elles croisèrent. Et le Sanctuaire des Trois, aussi fatigué que majestueux, s’imposa dans leur champ de vision, les accueillant dans son ombre bienveillante. Euryale se cala au pied de l’imposant escalier de marbre blanc, sans velléité d’aller plus loin. Mains jointes contre sa ceinture à croisillons, elle se tourna vers Claire, clignant vaguement des paupières sous l’assaut d’un rai de soleil qui frappait ses pommettes d’un nacre velouté.

- Je vous réitère mes remerciements pour m’avoir évité le pire, ce jour d’hui. J’espère que nous aurons l’occasion de nous retrouver ailleurs que sous l’orage ou sous une pluie de poutres. Que les Trois vous protègent, demoiselle Claire.

Clervie sourit alors que la baronne la remerciait pour ses conseils avisés. Elle se rendait compte d'à quel point son milieu d'origine lui manquait. Force était de constater que son mariage avec Erwan aurait été une erreur. Elle aurait toujours été incapable de se contenter d'une vie simple, même si dorénavant, jamais plus elle ne serait une noble.
Comment oublier ce genre de racines ? Comment oublier qu'on l'avait éduquée à régner sur un domaine aux côtés d'un homme ? A administrer et à servir ? A s'instruire ?
La milice avait été une bonne décision. Au moins, par moment, pouvait-elle renouer même brièvement avec son milieu d'origine. Elle finit par déclarer :

- Moi aussi, j'espère vous recroiser. J'ai eu plaisir à converser avec vous. Que les Trois vous gardent, Madame.

Sur ce, elle rejoignit Julius et Landric, qui venait de conduire l'ouvrir au dispensaire. Il était temps de reprendre la patrouille.

RP TERMINE