L’hiver s’éternisait, rigoureux, cruel. Un hiver stérile, infortuné. Un hiver de cherté, de misère, et de mort. De mémoire d’homme, l’on n’avait pas vécu de tels frimas depuis près d’une cinquantaine d’années, au point que les témoignages des plus dévots invoquaient le doigt accusateur d’une justice divine ; d’ailleurs, ces frimas n’avaient-ils pas planté leurs premiers crocs de givre dès la fin du mois de septembre sur toute la contrée du Duché de Morguestanc ? Et avec le froid, la Fange poursuivait son implacable progression, exacerbant de son sceau putride cette sensation que tout gelait autour de soi, que tout mourrait, que tout pourrissait. Ce grand hiver avait tué les moissons, heurtant le peuple affamé à des problèmes de ravitaillement et à une famine sans précédent. Ainsi depuis le début de ce mois de février, la conscription battait-elle son plein, cette levée en masse ayant pour objectif de reprendre les terres arables du Labret afin de pallier cette hécatombe liée au froid, à la dénutrition et à la maladie.

La Distraite avait elle aussi rudement souffert de ce climat polaire. L’humidité tenace, la froidure coriace, avait entamé sa rude écorce, jusqu’à abîmer sérieusement la robuste charpente de son élégante carcasse. La gracieuse nef avait des airs de dame soumise aux affres d’une langueur entêtée, avec sa carlingue immobilisée, son tillac verglacé et ses voiles pétrifiées de gel. Ce fut sur ce triste et déroutant constat brossé au terme d’un tour d’horizon quelque peu pessimiste, que Tharcise fut envoyé par le Capitaine Desgrées auprès de Monsieur Boindrue afin de passer commande d’une liste de pièces de bois à remplacer.

Le blafard soleil abordait paresseusement le mitan d’une matinée maussade lorsque le nobliau pénétra à l’intérieur de la boutique du charpentier. Un homme le reçut, écouta ses doléances avant de disparaître à l’arrière de la boutique pour héler un certain d’Estaing. Resserrant le col fourré de son ample et noire pèlerine dans un frisson, Tharcise patienta de bon gré, profitant de cette brève solitude pour s’intéresser à la collection d’outils variés, de pièces de charpente placées en démonstration d’un savoir-faire avéré et qui essaimaient çà et là les murs et les plans de travail de la longue pièce. Et tout à son examen intéressé, et impressionné, l’index de sa senestre effleurant le bois de quelque œuvre destinée à un gouvernail, il perçut bientôt l’écho de pas abordant le comptoir, et une voix qui l’interpella dans le même élan.

Tharcise se détourna de sa quête visuelle pour faire face à un jeune homme qui ne devait pas être plus âgé que lui. Il s’avança alors jusqu’à aborder l'imposant meuble, un large sourire affable grimant ses lèvres dont l’inférieure était fendue d’une ancienne cicatrice.

- Le bon jour. le salua-t-il simplement avant d’enchaîner. Monsieur Boindrue, vous-même ou toute autre personne capable, fera l’affaire. Il marqua une pause et abandonna sa senestre sur le plateau boisé du comptoir, son pouce orné d’une chevalière d’argent où s’entortillait un serpent tapotant doucement la surface. Je viens de la part de Monsieur Desgrées, le Capitaine de la Distraite. Il doit envisager le remplacement de certaines pièces de sa charpente qui ont subi d’irrémédiables dégâts à cause de l’humidité et du froid. Sa dextre fouilla sous les ailes rigidifiées de sa cape de laine épaisse pour en extirper un rouleau de feuillets de parchemin qu’il désassembla avec un soin particulier pour les étaler sous le regard du jeune artisan. Je suis conscient que c’est là un travail considérable, et laborieux. Et j’ignore si vos réserves en chêne sont assez conséquentes, et surtout si elles n’ont pas souffert de la rigueur du temps.

Les précieux vélins représentaient des esquisses de la Distraite, un léger crayonné avait été ajouté pour désigner les pièces jugées critiques : étambot, allonges, varangues, membrures. Cela représentait des semaines, voire des mois de travail. Tharcise cessa d’effleurer le parchemin pour scruter le jeune d’Estaing de ses yeux gris, une expression interrogative fluctuant à leur surface dans l’ombre de ses paupières étrécies.

Tharcise, le buste légèrement penché au-dessus du comptoir, ses mains demeurées à plat sur l’épais plateau de bois patiné par le Temps et le ballet incessant des outils qui en avaient éraflé le vernis, observa le jeune artisan dérouler les différents vélins noircis de l’esquisse navale. Et les ranger après examen, mutique, et tout aussi distant, à n’en point douter. Il écouta patiemment le discours critique et franc du charpentier, acquiesça à ses remarques pertinentes. Et dans l’élan du triste constat que lui brossait d’Estaing, il ne s’offusqua guère que ce dernier manquât de courtoisie à son encontre.

- Votre bonne foi vous honore, Monsieur d’Estaing. émit-il, en inclinant légèrement la tête de côté pour appuyer son propos, sa senestre rampant vers les croquis de la Distraite pour les récupérer et les réintégrer dans un logement celé de son ample pelisse. Et Monsieur Desgrées n’en attend pas moins de vous, et de la rigueur de cette enseigne dont il m’a vanté les mérites.

Et tandis que le charpentier fomentait déjà l’idée de lui emboiter le pas jusqu’à l’embarcadère où la caravelle sommeillait, toute figée qu’elle était dans le cocon de sa torpeur hivernale, le nobliau esquissa quelques pas vers le seuil de la boutique.

- J’entends bien. Et si l’affaire se conclue, vous bénéficierez d’un libre accès et de toute la latitude nécessaire à l’exécution de votre travail. Je me chargerai d’en informer notre quartier-maître. Quant au coût que cela risque de représenter, Monsieur Desgrées n’a pas voix au chapitre. Il marqua une pause, lèvres pincées sur une pensée agressive qui sembla l’accaparer. Les prosodies de sa voix, aux nuances graves, chaudes, empruntèrent une sente givrée. De ce fait, Monsieur mon oncle se portera garant pour ces dépenses, surtout s’il souhaite que la Distraite reprenne rapidement la mer. Les affaires, comprenez-vous, ne sauraient se borner à une regrettable déconvenue climatique.

Conclut-il d’une flèche cynique dont la pointe ne visait que ce spectre invisible, délivrant là une information appesantie d’une aura de mépris. Après tout, il ne faisait que reprendre les propres propos de l'usurpateur. L’œil étréci, une tension éphémère faisait crépiter les muscles de sa mâchoire. S’exonérant d’une poussée abrupte de la porte, comme s’il venait de chasser un importun obstruant l’accès, il s’engagea d’une botte battant pavé sur le chemin tapissé de l’écume d’une neige souillée de boue, avant de confronter d’une lente volte-face sa belle humeur retrouvée au faciès prudent, tiraillé de fatigue, du jeune artisan.

- … d’Aspremont. Tharcise d’Aspremont.

Céda-t-il volontiers, le sourire tout en dents, omettant opiniâtrement le titre nobiliaire qui lui revenait de droit. Se dirigeant vers l’imposante monture qui, esseulée, ornait la devanture de la menuiserie, il gratifia la fière encolure d’une paumée affectueuse avant de dénouer les guides de cuir enroulées à un anneau de fer prévu à cet effet.

- C’est par là. fit-il, en désignant vaguement la direction des quais d’une senestre aveugle, sa dextre tirant sur son sillage l’équidé obéissant à la robe gris pommelé.

Le Port de Marbrume, en ces épisodes rudoyés par l’acharnement hiémal, la Fange et la famine, avait considérablement alenti son activité ; il n’était pour l’heure qu’un asile pour des navires ayant subi quelque écueil ou ayant besoin de faire relâche sur l’itinéraire de leur destination dans l’attente d’être chargés ou déchargés. L’avitaillement était cependant dérisoire, et la manne marine se contentait de faire réparer les bâtiments fatigués. Ce qui n’était pas du ressort de toutes les escarcelles, au vu de la pénurie en bois pour la recherche duquel – et d’Estaing l’avait parfaitement mis en avant - les bûcherons ne s’aventuraient plus guère en forêt, sans une escorte aguerrie, escorte qu’il fallait également rétribuer. L’on ne distinguait donc à l’horizon que les taches mobiles des chaloupes de pêche.

Les deux hommes parvinrent bientôt sur le ponton réservé à la Distraite, une gracieuse et modeste caravelle qui, malgré l'évident vécu, était somme toute bien entretenue. Tharcise s’éloigna pour nouer les rênes de Cendre à un poteau surmonté d’un porte-flambeau vide, avant de rejoindre d’Estaing et de le guider jusqu’à la passerelle. Un silence morne régnait, miroir de ces temps troublés, seulement entrecoupé des pas vagabonds de deux marins de quart qui, après avoir repéré la silhouette familière du jeune Comte, le saluèrent d’un mouvement bref de la main.

- Bienvenue sur la Distraite. Après vous.

Rasséréné par cette marche qui semblait avoir calmé la danse brouillonne de ses pensées, Tharcise emboîta d’un bond léger le pas au jeune artisan, le suivant d’un œil circonspect tandis que tous deux grimpaient sur la passerelle, franchissaient la coupée pour se diriger jusqu’à la trappe menant aux niveaux inférieurs. Pendant toute l’inspection silencieuse qu’exécuta le charpentier, le nobliau guetta chacun des gestes de l’insolite rituel auquel il s’adonna ; pression de ses mains sur les planches, coup de maillet de son poing sur les allonges, raclement de ses ongles sur le bois des poutres pour en tester l’éventuel effritement. Il se prit même au jeu d’écouter les rumeurs de la charpente sous les moult estocs infligés par l’artisan, afin de se faire témoin et juge des conclusions émises par ce dernier.

- Cette caraque appartenait à feu Monsieur mon père, il chérissait la mer et cette Distraite était l’instrument de cette passion. Sur son tillac ai-je fait mes premiers pas, sieur d’Estaing. Elle est devenue, en quelque sorte, mon second foyer.

Se plut-il, l’air songeur, à expliquer à son vis-à-vis qui, après l’opiniâtre examen des parties jugées critiques et mentionnées d’une plume passable sur les croquis qu’il lui avait soumis, daigna lui faire face pour lui livrer son diagnostic.

- Je vois. C’est encourageant, en un sens. opina-t-il du chef. Sur un équipage estimé à une quarantaine de marins, il s’en trouvera bien une douzaine qui manœuvreront volontiers pour vous aider. La Distraite est tout autant leur foyer, et leur gagne-pain. Quant au coût, Monsieur mon oncle s’alignera à votre proposition.

Le regard étréci, Tharcise croisa les bras, son menton juché sur son poing fermé. Lentement pivota-t-il sur lui-même, l’œil s’arrimant à chaque détail de la structure, chaque relief, chaque aspérité. Son tour accompli, il se retrouva derechef face au charpentier.

- Que me conseillez-vous donc, sieur d’Estaing ? De frapper à la porte d’autres charpentiers pour couvrir un périmètre plus large en termes de ressources ? D’aller récupérer moi-même ce précieux bois en forêt ? interrogea le nobliau, sourire en coin et sourcils arqués au-dessus de ses grisâtres prunelles, tout en écartant les bras en un vague geste d’impuissance.

Secouant la tête, Tharcise se fendit d’un rire sans joie, un brin amer. Une lueur empreinte de gravité s’insinua à la surface de ses prunelles grisâtres, criblant de ses échardes anthracite leur jovialité coutumière.

- Priorité. Importance. répéta-t-il, songeur, tout en grattant du crochet de son index le discret plumet de duvet noir qui chatouillait sa lèvre inférieure. Il dodelina vaguement du menton avant que son torse ne se gonfle d’une profonde inspiration qu’il retint d’une courte apnée, lèvres pincées, avant de la rejeter lentement. Hm. Non. Nous ferons avec ce que vos réserves seront capables de céder pour effectuer le remplacement des pièces les plus critiques. Autant Monsieur mon oncle juge urgent de pousser la Distraite sur les flots, autant je me ferai un devoir de tempérer son impatience en arguant qu’il ne s’agit là que d’un navire marchand, que notre vin ne risque guère de tourner à l’aigre et-…

Le nobliau s’interrompit le temps d’une réflexion suscitée par les paroles du jeune artisan. Tout emporté dans l’élan de cette pensée tenace, il tambourinait de la pointe de sa botte de cuir l’imposante base enchâssée du grand mât. Il était conscient qu’en charmant l’oreille défiante de son oncle d’un sujet aussi sensible que celui qui mettait le Duc de Sylvrur sur le devant de la scène, il saurait pouvoir toucher une corde sensible et ainsi obtenir toute son attention, aussi désobligeante et affectée fut-elle. Les courbettes et ronds de jambe de son capricieux parent pour complaire aux exigences de l’élite noble étaient connus de ses versatiles coulisses. Ogier ne s’abaisserait pas à chagriner le seigneur Sigfroi ou à importuner un de ses proches collaborateurs pour une affaire dont le seul objectif était de récupérer un vulgaire tas de planches. Il l’imaginait déjà pestant, crachant, mains derrière le dos, à exécuter les cent pas d’une démarche irritée, et retournant sa veste d’une pirouette choquée en invoquant l’intolérable honte d’une telle démarche. Là était la faiblesse de cet esprit toqué. Une vision familière qui lui fit d’ailleurs esquisser un sourire en coin avant que sa voix enjouée ne retentît derechef entre les parois de la cale.

- La Distraite restera donc à quai le temps qu’il faut, sieur d’Estaing. poursuivit-il en fomentant une retraite vers l’escalier dont les marches s’évadaient vers le tillac. D’un geste d’invite de sa senestre, il enjoignit le charpentier à lui emboiter le pas. Le carénage complet de la coque est prévu pour le printemps. Comme chaque année, avant la Fête des Fleurs. Quelques semaines de plus ou de moins...

Parvenu sur le pont qu’un rayon de soleil blafard échappé du ventre d’un nuage replet charmait d’une aura tiède, Tharcise se dirigea vers le bastingage pour s’y accouder, l’œil rivé sur les flots paresseux de la baie. Le vent froid charriait les remugles iodés de la basse marée que survolait une cohorte de mouettes affamées.

- Je préfère que les rares ressources en bois servent à renforcer l’enceinte d’un village ou calfeutrer quelque brèche qui permettrait de sécuriser davantage certains quartiers à la merci de la mortaille, comme vous l’appelez. Là est la priorité. enchaîna-t-il en coulant une œillade par-dessus son épaule pour aviser l’artisan. La Fange est une réalité cruelle que nous ne pouvons désormais plus ignorer. Souvenez-vous, le mois dernier, quand une vingtaine de ces créatures a fait irruption dans un quartier du sud de la Hanse, semant la mort de leurs crocs et de leurs griffes ? Il se tut, mâchoires crispées, le temps de quelques frémissements de ses cils au-dessus de ses iris glacés. Longuement considéra-t-il ce dernier avant de lâcher, tout de go. Serez-vous parmi les volontaires à courir sus au Labret ?

L’affaire de la reprise du Labret était dans toutes les bouches. Et pour cause, malgré l’annonce martelée des hérauts et des crieurs de rue qui harcelait chaque place et recoin de la cité ducale, l’objectif du recrutement n’avait pas été atteint. Une rafle, exécutée par la Milice, avait été mise en place… et prélevait chèrement sa dîme.

Son œil étréci, gainé de curiosité, guettait la posture de l’artisan, ce dernier ne semblant pas oser approcher plus avant. Attentif, Tharcise ne rata rien des altérations émotives que ses dernières sentences provoquèrent et qui harcelèrent l’entière physionomie de son vis-à-vis. La mention du fléau de la Fange et des récents événements qui avaient plongé la Hanse dans l’horreur et engendré plus de deux cents victimes avait semé son trouble corrosif sur le visage blême, fatigué, du sieur d’Estaing. La seule évocation de cet épisode encore frais dans les mémoires avait décomposé le sérieux de ses traits qu’un sourire poli, de circonstance, se voulait pourtant courtiser ; contracté ses maxillaires d’une ligne dure ; crispé ses mains en deux maillets de chair livide, apprêtés peut-être à corriger sa propre impuissance face au tragique d’un chapitre que personne n’avait été apte à en préméditer l’odieuse lecture.

- Ma position ? reprit le nobliau en soufflant un rire qui ébranla la voûte de ses larges épaules. Et le sarcasme contenu dans les prosodies graves de sa voix gangrena la réponse qu’il fit à son interlocuteur. Il m’est agréable de pouvoir compter sur la bienveillance et le scrupuleux de Monsieur mon oncle pour me rappeler à mes devoirs et faire figurer mon nom en tête de liste des volontaires. Je n'ai donc plus qu'à patienter jusqu'à l'appel aux armes. Il balaya cette anecdote qui fleurait la demi-vérité d’un geste désinvolte de sa senestre, ses prunelles à la teinte minérale se perdant derechef sur les crêtes écumeuses des vagues qui lacéraient la rade assoupie en un incessant ballet mélodieux. L’optimisme n’est pas interdit. Cependant, je préfère rester réaliste, car cette expédition au Labret que d’aucuns jugent aussi suicidaire que nécessaire, ne résoudra pas complètement la pénurie engendrée par la Fange et la maladie. Tout au plus la réussite de cette mission apaisera-t-elle les consciences les plus frileuses et-… quelques protestations d’estomacs affamés.

Un vague haussement empreint de résignation nargua son dos brièvement affaissé, avant que Tharcise ne pivotât de trois-quarts pour opposer son regard d’orage à celui de l’apprenti charpentier. Son coude gauche juché sur le plat-bord, ses mains nouées sur son ventre, il le soumit à l’opiniâtre de son silence qu’un sourire simple escortait, contrarié par l’attention soutenue, presque dérangeante, de deux javelots d’argent fichés sur lui.

- Vous évoquiez un serment, à l’instant. enchaîna-t-il alors d’un ton neutre, tête penchée sur le côté. Quelle est donc la teneur de ce serment qui vous retient céans, si vous permettez l’indiscrétion de ma curiosité ?