Marbrume


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 Un mensonge cousu de fil blanc

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AuxenceBanni
Auxence



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MessageSujet: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyMer 17 Aoû 2022 - 22:03


Il faisait bon être jeune.
L’enthousiasme tout relatif du vicomte à l’aube de ses fiançailles ne savait étrangler la flamme de sa résolution : Marbrume se devait encore l’accueillir en fanfare, passés deux mois émiettés sur le sentier de ses épousailles désappointantes. Un manteau hiémal s’était assuré de couvrir les épaules d’un duché battu par les bourrasques givrantes du large, rien d’assez saisissant pour abattre l’humeur de l’éphèbe et sa grandiloquence. Sa mante mélancolique se devait rester sur le perron de la citadelle, ne rien laisser paraître de sa déconvenue était l’impératif que sa tendre mère lui avait soufflé à l’oreille depuis le carrosse qu’ils avaient emprunté au comte de Sarosse afin d’assurer la liaison.

Deux lunes avaient suffi au jeune promis pour disséminer sa valetaille — tout du moins hommes et femmes qu’il jugeait siens en l’absence de l’auvent paternel — aux quatre recoins d’une Esplanade amollie par un hiver doux que peu se sentaient le courage d’affronter. Misère. Le compte à rebours de sa villégiature enclenché, il lui fallait être de tous les banquets, de toutes les valses, et de tous les jeux auxquels un noble héritier pouvait se prêter. Il était une chose que les réunions mondaines ne sauraient toutefois supplanter : à l’annonce matinale de la présence avérée des Sabran en territoire marbrumien, Auxence de Malemort bondit de sa couche, électrisé par un énième machiavélisme fendant l’espace de son esprit retors. La rémige d’une corneille pincée dans l’étau de ses doigts graciles, l’adonis entreprit l’amorce de sa machination en quelques arabesques couchées sur le vélin épais des bureaux du maître des lieux. Deux plis. Si l’un se voulait destiné à la charmante Constance, chaperonne fidèle de la jeune vicomtesse de Sabran, en des termes plus familiers et une plume affreusement moins délicate, l’autre s’appliqua à revêtir la finesse et la rondeur des lettres féminines qu’une dame saurait rédiger. Une certaine Viviane de Valblau, reconnue des cercles boulevardiers pour son arrogance et sa pimbêcherie, s’apprêtait sans en avoir connaissance à inviter la précieuse Esmée pour quelque promenade mercantile, faute d’avoir autre candidate à se mettre sous la dent. Une chipie comme la cité ducale faisait de plus intolérable.

La chafouinerie ainsi engendrée dans le secret de cette pièce au solennel humble quoique humiliant, le vicomte ne prit guère la peine de quitter ses chemises pour porter aussitôt à ce loyal Isméon Carentan l’impératif de sa mission. Qu’il jubilait, lorsqu’avalant les degrés grinçants de l’escalier dépoussiéré, le jeune homme fomentait la prémonition d’une moue ulcérée. Et de s’enfermer aussitôt dans ses quartiers, afin de cambrioler ses malles de nippes péniblement importées au séant de leurs montures harnachées de chariots. Les températures d’un février battant son plein ne permettaient pas d’autre accoutrement qu’une chemise et son doublet de soie, que complétaient tunique de feutrine au bleu royal et sa cape du même. Ainsi, sa vêture préparée, l’adonis retourna vaquer à ses judicieuses études.

***

Il faisait bon être jeune.
Un retour affirmatif de l’illustre famille comtale tarda à venir, du goût du vicomte et de l’impatience de son caractère, ardemment convaincu qu’une missive scellée du Malemort aurait gagné bien plus tôt les faveurs de la Dame de Choiseul ou son époux. Mais l’entourloupe était ainsi faite qu’il lui fallait jusqu’à l’ultime seconde conserver le secret de ses sombres desseins. Son émoi infantile lui avait valu tant et tant de vexations et de camouflets qu’il n’en s’en offusquait plus, embrassant pleinement son nonchaloir séducteur pour qui saurait y reconnaître une qualité. Et de qualités, Auxence était pétri, selon lui. Sonnait ce jour le glas de son impétuosité, lorsqu’il se devait enfin se rendre sur le perron de la résidence de sa jeune amie. Porteur de détermination, son pas imprime une cadence martiale dans le marbre bordant les façades resplendissantes des quartiers boréaux. La toute première marche de son voyage fut marquée par une halte au portillon forgé du domaine allié. Une cloche tintante, et l’adonis réajusta l’ondée enténébrée pourléchant ses épaules engoncées dans une fourrure de castor lui incarcérant le col.

Le renard, affublé d’un rictus qu’il peinait à dissimuler dans le recoin d’une fossette, se tint orgueilleusement au devant des battants de la bâtisse. La perspective d’ouïr jusqu’au grincement de la clenche passionnait ses sens à l’affût de l’obscur ramage qu’il attendait, enfiévré. Deux mois déjà. Et il se réjouissait sincèrement de retrouver la tendresse adolescente que ses obligations avaient occultées. Tendresse que l’imposteur guettait, serti de ses prédateurs verdâtres.

Et toute cette mascarade… pour une banale visite chez le tailleur.
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyJeu 18 Aoû 2022 - 17:59
Viviane de Valblau était une garce. Tout du moins, c'était là ce qu'affirmait Constance. Elle était menteuse, bilieuse et tout particulièrement dangereuse. Ignorer son invitation joliment couchée sur un vélin filigrané de précieuses arabesques n'était donc pas envisageable. Le scandale, à la hauteur de l'affront exagérément ressenti et forcément en défaveur de la toute jeune Vicomtesse de Sabran, n'aurait pu que faire le tour de l'Esplanade. Il n'aurait ainsi pas manqué de porter préjudice au nom d'une lignée bien trop considérée pour se voir épargnée et se serait chargé de lisser les marches d'une ascension sociale déjà périlleuse pour son père. Icare de Sabran, en effet, cultivait cette très méchante manie de fréquenter quelques vilaines personnes dont le nom, tout particulièrement dissonant à l'oreille du pouvoir ducal, savait envenimer les plus anodines conversations. Il aurait alors été tout particulièrement regrettable que sa fille ajoute à ses difficultés en se montrant malpolie, indélicate et indigne.
Esmée en était là du discours de sa chaperonne quand, arquant un sourcil incrédule, elle la vit changer de tenue pour la troisième fois. Confortablement installée dans son fauteuil de coiffeuse canné, l'adolescente encore surprise par l'intérêt inattendu que lui témoignait une incontournable figure de la scène mondaine, demeurait pensive. Jamais encore Constance ne lui avait paru si agitée et sa nervosité, toute communicative, en venait à l'inquiéter au-delà du raisonnable. Un pli de contrariété s'invita au-dessus de ses sourcils déjà froncés. Esmée n'avait jamais imaginé qu'une simple promenade puisse tenir de l'épreuve prométhéenne. Sur un soupir de tragédie, elle se laissa aller contre le dossier incurvé de son siège. La domestique, visiblement trop occupée à s'admirer dans un psyché au bois sculpté de fleurs, ne lui prêtait que peu d'attention. Chose étonnante et presque vexante quand elle s'osait à présager des contours piégeux d'une rencontre à laquelle l'adolescente n'avait pas consenti.

Esmée s'en trouva lasse avant même d'envisager quitter la confortable chaleur de sa chemise de nuit. Ses doigts fins et simplement parés d'une chevalière blasonnée qu'elle portait à l'auriculaire droit, pianotèrent sur le cuir safrané de la manchette d'accoudoir taillé en console au dessus d'une fleur d'acanthe. C'était absurde, mais elle appréhendait. Un regard glissé en direction du miroir de sa coiffeuse la laissa même pâle d'effroi. Il lui faudrait assurément plusieurs heures - à n'en pas douter - pour discipliner les boucles révoltées de ses cheveux emmêlés par un sommeil agité. Elle peinerait également à dissimuler les cernes venus empeser son regard d'or et ne pourrait pas même compter sur l'eau de rose pour raviver l'éclat de son teint terni par le souci.
Une moue dépitée paracheva le tableau de sa misère, tandis que son reflet lui disait le cruel de sa mine fatiguée. Un nouveau soupir et un autre regard en direction de Constance la laissèrent définitivement blasée. Ramenant son pied nu sur l'assise de son siège de bois sculpté et ciré, elle livra la missive parcheminée au marbre de sa console, et posa son menton sur le sommet d'un genou dévoilé. Ses yeux d'ambre toujours plissés d'attention se fixèrent sur les épaules à nouveau nues de sa chaperonne.

- La rouge. Finit-elle par lui indiquer d'une voix devenue terne, tout en pointant du menton vers un amoncellement de robes, de jupes, de voiles et de dentelles. Elle vous sied mieux que toutes les autres.

***

À l'heure toute proche du rendez-vous fixé par la très estimable Viviane de Valblau, Esmée avait abandonné vêtement de nuit et mine épuisée sur le pas de la porte de ses appartements. Cheveux domptés et boucles enfermées dans un linon tressé de fils d'or, elle avait exceptionnellement admis de voir son teint poudré. L'astuce dite de beauté et très largement encouragée par les commentaires affligés de sa mère, ne l'en laissait pas moins sceptique. L'adolescente n'appréciait ni l'odeur, ni non plus la texture de ce fardage estimé superflu. Elle n'aimait pas non plus de voir son derme recouvert d'un voile exagérément blanc, quand ses cheveux d'un noir de jais aidaient déjà à rendre sa peau laiteuse. Reste que la batterie des caméristes chargées de son apprêtement n'avait pas tenu compte de ses protestations. Pire encore, elles avaient pommadé ses lèvres d'un rouge de corail pâteux et souligné ses cils d'une ligne charbonneuse qui lui donnait l'allure d'un baladin. La Vicomtesse se trouvait alors persuadée n'avoir jamais eu pire allure, malgré sa robe de soie fine et son majestueux manteau doublé d'une hermine blanche.
À côté d'elle, Constance rayonnait. Magnifique et bien trop souriante pour qu'Esmée ne s'en sente pas dérangée. Cependant, sa mère sur les talons et visiblement pressée de la voir se jeter dans les griffes d'une harpie pétrie aux escarmouches mondaines, l'adolescente ne trouva pas le temps de s'en inquiéter. Son coeur de toute façon abandonné à l'angoisse d'une rencontre qu'elle s'imaginait déjà désastreuse, elle ne pouvait que se résigner. Le majordome ne fit aucun commentaire. Son regard n'en demeura pas moins éloquent. Perplexe, il se contenta d'ouvrir les portes du vaste manoir pour offrir passage à l'aînée de la noble famille qui s'avança d'un pas feutré par les rires étouffés de ses tortionnaires.

Aussitôt qu'elle se retrouva sur le perron, le froid hiémal agressa la courbe délicate de sa nuque. C'était insensé. D'ailleurs, Esmée était sur le point de pester et même de jurer contre l'idiote qui, à cette froide période de l'année, envisageait une promenade dans les jardins ducaux quand son regard accrocha la silhouette d'un visiteur inattendu.

Toilette princière, posture arrogante et sourire de goupil... Ah ! Le scélérat !

Les rires s'élevèrent dans son dos pour révéler la démesure toute "auxencienne" du complot magistralement orchestré. Une véritable association de malfaiteurs que la jeune femme confronta d'un oeil faussement vexé. Constance, les deux caméristes et la Samovar, ainsi que sa propre mère qui, hilare, en était venue à se tordre en deux tout en se tenant les côtes. C'était proprement "malvaurien" ! Cependant, Esmée de Sabran, la Vicomtesse et fille aînée du "dragon de l'Esplanade" n'entendait pas leur donner satisfaction aussi simplement. Relevant nez et menton, elle se drapa dans tout ce qu'elle avait de dignité pour descendre les marches menant jusqu'à son ami. Reine comédienne et bonne joueuse, elle s'avança tête haute et jusqu'à se trouver presque devant lui. Sur ses lèvres, les mots silencieux d'une promesse de vengeance s'affublèrent d'un sourire ravi pour déclamer leur sentence : vous me le paierez trèèèèèèèèèèèès cher.

- Monsieur de Malemort ! Quelle joie ! Quel honneur ! Quel plaisir inespéré ! Affirma-t-elle d'un ton de théâtre, avant de se fendre d'une profonde révérence dont elle lui laissa apprécier les progrès.

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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyVen 19 Aoû 2022 - 9:26
Se contenir était l’assurance des bons rapports.
Et qui de mieux que le Vicomte et sa flamboyance pour ce faire. Port altier, faciès fripon, les émeraudes réduites à deux éclats tranchants de vivacité décortiquent le cortège de gens à la porte du domaine Sabran. Tout d’abord, la Dame de Choiseul et ses pommettes échauffées d’un rire spontané. L’aumônier du bonheur se réjouissait de la dérider pour si peu, une étincelle de fierté embrasant le bûcher de son orgueil. Le charme de la maîtresse de maison n’était guère entaché par cet aparté rieur, bien au contraire, il réhaussait toute l’humanité de sa condition. Le visiteur impromptu retint cordialement l’expression de son sentiment en quelques lèvres discrètement comprimées. Venait ensuite l’attroupement de la valetaille, pinçant un sourire pour ne point trop vexer la Vicomtesse, mais se tortillant toutefois d’une hilarité partagée. Le goupil, pétillant, gardait leur secret inavoué sous une barbe proprement taillée.

Puis Constance. Ah, Constance.
Cette rouquine au minois naïf n’était du goût du renard qu’en raison du voluptueux de sa silhouette et de quelques années d’expérience la plaçant en doyenne de la procession qui se préparait. Une mise rubescente ravivait le feu de son crin savamment tressé, réchauffait l’écrin verdâtre de ses prunelles, avait-elle teinté la pulpe de sa bouche ou bien cette gouache citadine en niveau de gris lui jouait-il quelque odieux tour ? Ainsi apprêtée, la chaperonne fit honneur au Malemort. S’il ne s’agissait guère d’une vilaine mise en scène séductrice, le Vicomte lui prêta cette intention d’emblée, flatté par essence. Qui donc ne se serait pâmé devant le rayonnant de son allure, lui qui du haut de ses dix-huit ans n’avait plus de l’adolescent qu’une manie irrépressible de torturer son entourage.

Afin de rendre ses hommages à la Comtesse de Sabran, l’adonis se prosterna théâtralement, pointe de la botte fustigeant le marbre et bras jetés près du cœur. Mais levant le nez, les carreaux de son âme englobèrent plutôt le précieux joyau qu’il s’en venait escorter de bon cœur. Une jeune pouliche que la fleur de l’adolescence charmait d’une prestance bourgeonnante, et dont le ridicule d’un faciès peinturluré de céruse ou de cochenille ne savait ôter de sa mignardise innée. Le châtiment d’un amour innocent valait bien un peu de charbon sous la ligne de ses cils. Le Vicomte ne sut que trop bien déchiffrer la soudaine contenance dans laquelle la pucelle s’évertuait à se draper, et plutôt que d’instiller une goutte de vexation dans l’océan tumultueux de ses chafouineries, un élan d’estime réchauffa ses pommettes agressées par les échardes givrantes de l’hiver.

Esmée Isélia Azélaïs de Sabran. Elle aussi méritait, plus que tout, une révérence digne des plus grands, et si ce fennec se parait d’une nouvelle démonstration de respect, celle-ci se voulut un tant soit peu moins marquée que celle qu’il délivra à sa mère la Comtesse. En toute circonstance, désobliger une demoiselle d’une maigre plaisanterie ne valait pas désobliger une dame d’un irrespect malvenu. La houle ténébreuse de sa crinière ne se fendit d’aucune caresse contre ses tempes, retenue par deux amarres tressées contre sa nuque, dont le lien lesté chatouilla sa jugulaire. Habilement redressé dans le froissement délicat de sa vêture doublée d’une fourrure brune, le Vicomte et ses paumes gantées levées au gris du ciel se voulurent accueillantes.

Quelle toilette, m’amie ! lui fit-il remarquer un peu plus, deux faisceaux smaragdins la passant en revue. Espériez-vous escorter plus charmant que moi ? Ne répondez pas. Je m’en vexerais.

Le malvaurien ne perdait rien pour attendre, lui qui arborait le décent sourire de qui se moque sous cape mais entretient toutefois une profonde amitié à son égard. Il lui réchauffait le cœur de retrouver sa tendre amie, en dépit de toute année creusant son écart en cette période charnière de la jeunesse. Et l’étendue de son machiavélisme ne démontrait que davantage les inconcevables limites que le renard était prêt à faire voler en éclats pour ne pas lui offrir de moroses rencontres hui raréfiées. Fût-ce à son détriment. Il entendait tous les reproches infantiles que le tendron insufflait dans son histrionisme déférent, et réhaussait son coude afin de le lui offrir, faisant fi de ses menaces sous-jacentes sans toutefois taire le retors de son rictus. À ses côtés, et de façon à ce que sa confidence ne tombe qu’entre les oreilles de sa protégée, le Vicomte susurra ses palabres.

Je ne tolèrerai que le givre t’emporte au détour d’une mauvaise dalle, viens donc à mon côté, Esmée.

Et Constance de talonner la jeune fille d’un pas que l’adonis devina guilleret. Devant le contingent des Sabran, Auxence ne se risqua pas à lui adresser une œillade entendue, et se contenta de réveler un sourire d’une distante sympathie.

Constance, ce vermillon est tout à votre faveur, lui glissa-t-il lorsqu’à portée de ses paroles mielleuses et repues de charme. Vous n’aurez toutes deux à souffrir le froid guère longtemps. Allons.

D’un dernier regard jovial à la valetaille corollant la Dame de Choiseul tel un bijou dans son écrin, le Malemort remercia leur confiance et leur complicité dans ses manigances. Après tout, ils savaient le moindre détail des projets que l’éphèbe avait fomenté en cette douce après-midi.
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyLun 22 Aoû 2022 - 17:31
Depuis toujours, Auxence de Malemort s’épanouissait dans l’excès. Et ce trop plein de tout, cette abondante exubérance et son outrancière démesure, tenaient tout simplement du génie. Un génie somme tout malicieux, qui aimait dissimuler sa grandeur dans le facétieux d’un espiègle sourire. Il fallait ainsi deviner la joie véritable, tout comme le triste avéré qu’un regard pétillant et souvent folâtre vous invitait à ignorer. Rare étaient alors ces gens qui prenaient le temps de comprendre ce que l’artiste s’évertuait à leur cacher. C’était pourtant là, juste sur leur nez et peut-être bien juste sous son propre nez à lui aussi.
Parce que si Auxence de Malemort aimait à se considérer comme une œuvre d’art, il ne s’imaginait pas réellement tenir du chef d’œuvre. Toute cette mascarade donc, pour mieux se cacher et fuir. Toute cette fougue, tout ce panache, tout ce trop-plein, pour que personne jamais ne sache combien il se sentait vide. Mais était-ce le cas ? L’était-il réellement ? Vide ?

Esmée avait eu le temps de se rendre compte, depuis ses plus jeunes années, de ce que le malvaurien avait de précieux. Et sa richesse, véritable fortune aux yeux de la jeune femme, ne résidait pas dans ce qu’il s’employait à jeter à la face du monde. Ainsi donc, si l’adonis du détroit – puisque c’est ainsi que certaines de ses connaissances, dont Constance, aimaient à l’appeler – se tenait toujours droit et fier, s’il portait fourrures, brocarts et autres belles étoffes avec une rare élégance, et s’il se montrait invariablement courtois, Auxence était surtout un homme de bien. Ses principes, empruntés au valeureux, en faisait un ami fidèle auquel la jeune Sabran se trouvait profondément attachée. Sa joie était alors sincère et réelle quand, glissant son bras au sien elle lui donnait la réplique d’un ton de bêcheuse, mais de telle sorte à ce qu’il soit le seul à l’entendre.

- Avoue plutôt que tu espères me voir soutenir ton pas chaloupé et branlant.

Au coin de ses lèvres, un sourire complice voulait trahir son amusement. N’était ce alors que le clownesque de son faciès peint qui lui donnait l’air maussade. Pourtant, l’or de ses prunelles manquait aujourd’hui d’éclat et quand bien même la plaisanterie avait amené quelques fraîches couleurs rosées à ses joues enneigées de poudre, Esmée avait l’air éteint d’une poupée de porcelaine. À l’inverse, Constance était tout bonnement radieuse. Étonnamment enjouée à l’idée d’une simple promenade, elle avait en plus veillé à paraître sous son meilleur jour. Un fait que la jeune Vicomtesse n’avait pas cherché à interpréter précédemment et duquel elle ne semblait pas plus se soucier à présent que leur trio s’entendait pour quitter la propriété.

Il était pourtant évident que la Chaperonne avait à cœur de plaire. En témoignaient son regard discrètement appuyé et l’énigmatique sourire qui avait accueilli les paroles du Malemort. Bien sûr, la bienséance et les usages de l’Étiquette n’avaient pas été ignorés. Tout comme les autres domestiques de la maisonnée, Constance s’était inclinée pour respectueusement saluer le noble visiteur. Après tout, le protocole l’exigeait. Il l’imposait même avec tant de force - puisque ce très cher Auxence était le fils unique du Comte de Malmemort - que la rousse servante s’était inclinée un cran plus bas qu’à l’accoutumée. Tout cela, bien évidemment, sans se rendre compte qu’elle offrait alors une vue imprenable sur la pâle étendue qui, depuis sa gorge, s’ouvrait vers de(ux) voluptueuses promesses.

Très loin de se figurer ce qu’un tel appel au vice pouvait constituer comme outrage à la moral, Esmée avait seulement noté l’entrain tout particulier avec lequel la chaperonne leur avait emboîté le pas. Quant à s’inquiéter de ce que le ton de la rousse domestique avait ajouté de langueur à son phrasé, force était d’admettre que l’adolescente se trouvait présentement plus intéressée par ce que la visite inattendue de son ami lui offrait de distraction. Distraction qui avait animé la maisonnée toute entière et qui continuait de faire glousser et sa mère, et sa plus proche domestique.

Son regard passa d'ailleurs de l’une à l’autre des deux femmes. La première, toujours debout sur le perron, avait le teint rosi par l’amusement. Grande dame de l’Esplanade, Hermance de Choiseul n’en demeurait pas moins profondément humaine. Une qualité qu’elle avait d’ailleurs en commun avec la mère du Malemort. Annolisa Sandre de Gilvégas était un modèle aux yeux de la jeune Esmée. Belle et cultivée, elle avait le souci de ses gens, mais également celui de la charité et du partage. C’est elle qui avait recommandé Constance auprès de la Comtesse de Choiseul, afin qu’elle intègre la maisonnée des Sabran. Cela faisait bientôt quinze ans aujourd’hui et si une réelle complicité était née entre la Chaperonne et sa protégée, il n’en restait pas moins que la rousse domestique à présent âgée de vingt-cinq ans, aimait à cultiver son jardin secret.

- Je ne saurais dire, Monsieur, qui de ma mère la Comtesse ou de ma chaperonne se trouve aujourd’hui la plus ravie. Cela pourrait bien être ma mère, pour ce que votre farce lui a offert d’amusement complice, mais je vois Constance tout particulièrement enjouée à l’idée d’une promenade qui, ce matin encore, la laissait très indécise. Elle coula un regard entendu vers son acolyte et toute en penchant la tête vers lui, lui glissa d’une voix de confidente. Robe rouge, robe bleue, robe verte… Elle roula des yeux avant d’ajouter dans le cachottier d’un sourire complice. Je crois que tu lui plais.

Et Esmée n’avait pas idée d’à quel point elle pouvait dire vrai. Aussi et tandis que leurs pas longeaient les belles allées du quartier nobiliaire, la Sabran n’imaginait pas que son ami d’enfance puisse entretenir plus d’un secret à son égard. Récemment pourtant, avait-elle appris un fait qu’il lui taisait depuis des années. À dire vrai, cela durait depuis quatre ans. Quatre années, durant lesquelles il avait feint l’ignorance et joué les silences. Elle se demandait alors s’il savait qu’elle avait finalement été mise dans la confidence. Comme elle se demandait également ce qu’il pouvait lui cacher d’autres quand elle avait le sentiment de tout lui partager. Sa question n’en voulait pas moins rester anodine, tandis qu’elle demandait d'un ton plus haut.

- Me direz-vous où nous nous rendons ?
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyMar 23 Aoû 2022 - 12:30
La tonnelle vaporeuse étendait une désagréable luminosité par-dessus leurs jeunes têtes, de ces cieux hivernaux invariablement ennuagés ou miroitant simplement la grisaille terrestre. Elle seyait ironiquement aux joues poudrées de cette poupée de porcelaine dont la main adolescente se faufilait à son bras pour en amadouer la feutrine. Attentionné, l'éphèbe pinça l'ample manche sensiblement froissée contre son flanc, qu'il rabattit sur le poignet gracile de sa chère amie afin d'entraver l'irruption d'un froid mordant. S'il eut toujours à cœur de la préserver des écueils de l'existence, fussent-ils aussi prosaïques, le Malemort s'appliquait aussi à l'élever d'une façon toute singulière ; ne serait-ce que par l'organisation de telles supercheries nourrissant son imaginaire. La révolution de ses quatorze années en était encore à ses prémices, mais le Vicomte de réaliser, par le bagage d'expérience et de rétrospection de la distance, que la jeune fille n'était plus tout-à-fait une enfant. Bien sûr, son tempérament impétueux parfois cruel avait encore tout de la jeunesse fougueuse percevant le monde en nuances d'absolu. D'aucuns se seraient plus à parier que le sanguin de l'un ou de l'autre aurait tôt fait d'enterrer toute velléité d'amitié, un sentiment originellement émergé des plants parentaux et leur fraternité. Pourtant, leurs élans affectueux avaient tout de sincère, aussi égratignés eussent-ils été lors d'une querelle cinglante malmenant leurs orgueils respectifs. En hommage à ces memorabilia juvéniles, l'adonis ne put décemment faire fi de la morosité logée dans ces écrins safranés, nonobstant, n'en ferait pas mention. La jeune fleur était parfaitement éveillée au fait qu'Auxence soit inaltérable. Le maussade de ses proches amis n'était pas de ces choses à nuancer l'opulence de son éclat ; à ne pas s'y méprendre, le godelureau s'en souciait fondamentalement. Tant et si bien qu'il se faisait un point d'honneur à ne pas faire peser les conciliabules de son atrabile et ses semblables sur leurs épaules tourmentées.

S'il était une créature épargnée par l'affliction de leurs strictes éducations, qui d'autre que Constance Villiers pour l'incarner. Sa profonde révérence à l'horizon onduleux n'eut pour effet que d'appâter les esquilles smaragdines et leur perle obsidienne qui ne s'attardèrent cependant pas à les gravir. Certes jeune encore, le noble garçon savait d'ores et déjà la fourberie féminine et ses indicibles desseins, si bien qu'il ne piocha aucunement cette offrande depuis le traître plateau du hasard. Le pincement chafouin marquant subtilement la commissure de ses lèvres ne le trahit pas, quoi que son esprit insaisissable fomentait d'intentions à son égard. Si sa tendre mère avait en effet recommandé les services de la jeune femme avant même l'avènement du goupil ou son attendrissante camarade, le Vicomte avait bénéficié de sa compagnie d'aussi loin qu'il puisse s'en rappeler. Le goût de la bonne chair embrasa les vices du bellâtre depuis le fort de son adolescence et ne put dispenser la demoiselle de compagnie de l'espièglerie de son charme. Quant à savoir si le sybarite avait su consommer son épicurisme en la belle rousse, seul un essor de franchise saurait y répondre lors d'un instant d'égarement. Il n'était aucune rumeur pour en froisser le secret, en l'état. Et la chaperonne étincelait presque autant que le renard à l'origine de ces réjouissances.

Je serais fort navré de lui annoncer préférer le bleu au rouge, susurra-t-il à l'amie de qui il maintenait sobrement le bras. Un fieffé sourire creusa deux fossettes dont l'ombre se remarquait aux crocs noirâtres émergeant de sa toison admirablement peignée. Je souhaite ardemment croire avoir un peu plus séduit madame la Comtesse. Si j'en crois la passade morose de madame ma mère, hiver et capitale ne lui sont peut-être pas des plus favorables.

Finaud, le Malemort emporta dans l'entrain de ses pas ceux plus prudents de la Vicomtesse et ceux plus distants de sa gardienne. Jardinets entretenus et somptueuses façades défilaient sur le bas-côté de l'Esplanade tandis que la demoiselle voulut arracher un premier aveu de la bouche du goupil. Il était bien loin de se douter que cette épreuve d'honnêteté n'allait pas être la dernière, néanmoins, son identité dévoilée, le facétieux personnage ne tirait plus satisfaction de lui cacher leur programme.

Je compte employer votre esthétisme à mes fins, m'amie. Nous nous rendons chez un précellent tailleur afin d'esquisser de premiers caprices quant à mon habit de noces. Ce pourquoi j'ai fomenté l'enlèvement de l'œil le plus aguerri en la matière.

La pétulance théâtrale du Vicomte n'avait guère son pareil, brodant compliments et plaisanteries surpiqués de flatteur. Peut-être gonflait-il sa vérité à des fins plaisantines, cela n'en retirait pas l'honnêteté. L'évènement évoqué avait été annoncé un peu plus d'un mois auparavant, mais ne devait se conclure qu'à la fin de la saison estivale si bien que les préparatifs s'espaçaient, visites à Marbrume et séjours à Malerive pour intercalaires. Le Malemort n'avait pas manqué de coucher ses premières invitations à l'adresse de ses deux acolytes, le cœur appesanti mais la plume zéphyrienne. Ces noces ne lui inspiraient que l'effroi de l'inéluctable, une décision majeure qui lui a été ôtée par sa tutelle. Éliance de Sarosse était une charmante jeune femme, loin de lui l'intention de la dénigrer, mais elle manquait d'une cruelle chose : cette étincelle de folie, ce pétillant dont Auxence raffolait. Sa jeune fiancée le poussait, sans le réaliser, dans cette existence flegmatique et morte depuis que le brandon de son adolescence s'était fané — sous la coupe d'une matrone dirigiste. Et son affection pour la promise, qu'il fréquentait depuis sa plus tendre enfance, n'avait éclos qu'en un sentiment fraternel. Peut-être alors, lorsqu'il mentionna cette célébration, un voile sinistre ombragea la clarté fringante de ses prunelles verdoyantes. N'en déplaise à ses accompagnatrices, le goupil se pavanait tout-de-même avec distinction et chassa ces mornes considérations en coulisse de son vaste esprit. Peu importait sa parure, ce qui l'intéressait était autrement crocheté à sa manche. La fantaisie ayant enseveli le museau de sa jeune amie d'une couche farineuse ne lui soustrayait pas le plaisir d'en décortiquer les traits pour chaque œillade prévenante dont il la badigeonnait. La Vicomtesse était une belle jeune fille, à n'en point douter, quoiqu'il fut toujours plus intrigué que séduit par l'insolite de ses quinquets d'or. S'il se devait être franc, son narcissisme se flanquait nécessairement d'une belle pièce à son bras, bien qu'il fut convaincu d'être un accessoire au moins aussi esbroufant.

L'arche du rempart scindant la cité entre ses nobles infusés d'essence divine et le bas-peuple fit son apparition au détour d'un virage. Il ne fallut pas grand temps pour que le trio n'en franchisse l'épaisseur, engouffrant son escorte dans le tumulte de Bourg-Levant, dont ils ne longèrent que la rue septentrionale. Leur chemin tout tracé semblait mener au quartier de la Hanse et ses bourgeoises habitations et échoppes. Ce fut au pied de l'une d'elles, enfoncée dans la dalle de quelques degrés de pierre, que le renard fit halte. Le Malemort n'eut d'autre choix que de libérer le bras de sa congénère : s'engageant le premier sur ces marches au givre douteux, il parvint sur le palier sans encombre. Frappant au battant, il ne guetta pas de réponse car le voilà déjà retourné, proposant sa paume gantée aux deux demoiselles afin de leur servir de support.

Mesdemoiselles, nous y voici, l'antre de tous vos vices.

Lorsque le ventail s'ouvrit afin de les abriter de l'humidité glaciale des abords maritimes, il délivra une plantureuse créature un brin plus âgée que la belle Constance. Sa chevelure au blond doré épanchait sa palette de nuances en une tresse enrubannée qui en couronnait la tête, le reste laissé à pendre en oriflammes sur une robe d'un bleu pervenche sans décolleté outrancier. Auxence s'invita sans plus attendre dans le terrier abrité de l'air chargé d'échardes gelées, frottant mollement ses mains tout en laissant courir sa mire précieuse sur les étagères et portants lestés d'étoffes en tout genre et de toute nuance propice à l'hiver. Et un homme de se pencher sur un établi, la crinière poivrée malgré sa qualité de quadragénaire.

Soyez les bienvenus aux Étoffes Dumartel, fit la mélodieuse inflexion de la nymphe faisant office de portière.

La belle blonde ressemble à...:
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyVen 26 Aoû 2022 - 16:27
Il était définitivement une chose qu'il convenait de laisser au Vicomte de Malemort. Auxence, en effet, avait le charme du verbe. Un indéniable talent pour dire la flatterie et une manière toute aussi exquise pour livrer sa critique. Ses paroles, toujours sujettes à l'interprétation et ses mots, souvent dédiés au jeu, avaient alors le don d'aiguillonner l'esprit curieux de sa jeune amie. Pour autant, la Vicomtesse n'était pas dupe et si elle admettait son plaisir à échanger boutades et bons mots avec ce presque frère, elle était également consciente de ce que ses flagorneries charriaient d'artifices.

- L'oeil le plus aguerri en matière d'habit de noces ? Hmm ? Elle arqua un sourcil amusé, laissant son regard brillant d'une malicieuse entente glisser jusqu'aux pupilles qui pétillaient d'une trop intense rouerie. Je n'oserais prétendre à titre aussi ronflant, très cher. Pas tout de suite, pas aujourd'hui... Peut-être dans dix ans ? Elle plissa les lèvres pour afficher un air faussement navré, avant de reprendre d'un ton cette fois empreint d'une surprise simulée. Mais.... Attendez... Vous ne parliez peut-être pas de moi. Ne répondez pas. Je m'en vexerais.

D'un sourire à l'estoc frondeuse, l'adolescente s'employa à mimer l'air théâtral avec lequel le Malemort avait précédemment joué la comédie. Elle lui avait volé ses mots et se faisait devoir d'également lui dérober partie de ses manières. Ainsi gesticula t-elle exagérément, tout en faisant rouler son poignet avec force et démonstration ampoulée. C'était de ces instants qu'elle aimait à partager avec le jeune homme. Un moment d'amusement et de presque folie - si l'on s'en tenait à la bienséance - qu'un jour ils ne pourraient plus savourer ensemble. Aujourd'hui pouvait-elle encore se targuer de son jeune âge pour justifier de ces écarts de conduite dignement condamné par le regard de quelques passants, mais d'ici à quelques mois, après les épousailles annoncées du Malemort, tout serait différent. Elle ne savait pas grand chose de cette fiancée qui bientôt deviendrait l'épouse de son presque frère. Au mieux avait-elle eu l'occasion de la croiser l'une ou l'autre fois. C'était une Sarosse et ce simple fait, ce seul nom, comme un aphorisme, suffisait à tout décrire. Pour son père, le Comte de Sabran, il l'absolvait des conséquences de sa très discutable décision. Esmée ne participerait pas aux festivités concomitantes aux noces, quand bien même Auxence se trouvait être parmi ses meilleurs amis. L'adolescente qui devait faire son entrée dans le fameux "monde", ne pouvait s'afficher comme une alliée des nobles controversés. Cela aurait pu compromettre son avenir et, plus certainement, le désir d'ascension de ce très cher Icare de Sabran.

A ce constat, un voile de misère s'en voulut capuchonner l'or contenu dans ses brillantes prunelles. Sa parole et son avis n'avaient que peu de poids dans ce monde gouverné par les hommes. Pour autant, elle s'interrogeait tout autant qu'elle s'inquiétait. Éliance de Sarosse était-elle un bon parti pour Auxence ? Etait-elle le meilleur ? Son ami pouvait-il prétendre à être heureux, avec elle ? Durant leurs plus jeunes années, quand ils se retrouvaient alors avec Tharcise pour passer leurs été sous l'égide maternelle de leurs parents liés d'amitié, Esmée n'avait jamais cru devoir un jour s'effacer derrière l'étendard dressé de ses obligations. Bêtement s'était-elle figurée leurs vies d'adultes aussi insouciantes que leurs existences d'enfants. Naïvement avait-elle espéré leur avenir épargné. La réalité cependant en était venue à les rattraper. La réalité et toute sa toile semée d'écueils. Tharcise avait été le premier à en pâtir. Quoique Auxence ne s'était jamais illusionné quant à ce qu'il lui faudrait endurer. Il avait été confronté à tout cela dès sa naissance et avant même de savoir marcher, simplement parce que la couleur de sa peau se voulait insolite. Pour Esmée, le constat se dressait alors petit à petit. Tôt ou tard, elle aussi se verrait rattraper par tout cela. Tôt ou tard elle serait vendue, comme il le lui avait prédit, au plus offrant et comme une vulgaire pièce d'étoffe.

Cet augure soudainement affiché dans l'enseigne qui balançait au-dessus d'eux, Esmée se figura l'oeil d'un destin moqueur posé sur eux. Un frisson dévala le long de son échine. Un émoi, qui en vint à raidir ses épaules, mais qu'elle préféra finalement ignorer à l'annonce de son ami d'enfance.

- L'antre de tous nos vices ? Vous entendez Constance ? Monsieur de Malemort se targue de connaître jusqu'à nos pêchés. La Chaperonne en rosit jusqu'à la racine de ses cheveux roux, avant d'oser seulement sourire à la plaisanterie.
- C'est qu'il doit en être pétri. Se risqua-t-elle à commenter.
- Ouuuh, Auxence ! Vous relevez ? Et son rire une nouvelle fois s'éleva, tandis que ses doigts se glissaient dans la main tendue de son noble ami.

Les deux jeunes femmes gravirent ainsi les quelques marches qui menaient à l'entrée de la boutique, aidées par le très valeureux Vicomte de Malemort. Esmée le remercia d'un sourire cette fois assorti d'un clin d'oeil amusé. Puis, elle se faufila à sa suite, Constance sur ses talons. Elle ne prêta que peu d'attention à la beauté blonde qui les accueillit et se contenta de la saluer poliment. Sa gardienne, en revanche, détailla chaque centimètre de sa belle silhouette joliment mise en valeur par une tenue pourtant sobre. Tout comme elle nota chaque nuance de sa chevelure gorgée de soleil. Lèvres pincées, elle se garda cependant de tout commentaire, préférant s’effacer dans l'ombre de la jeune Vicomtesse.
Cette soudaine variation dans l'attitude de sa domestique amena Esmée à s'interroger. Quelque chose lui avait échappé. Son oeil rendu curieux se faufila alors entre les portants garnis d'étoffes bariolées et survola la volée d'étagères chargées de tissus bigarrés. Le quadragénaire qui se pencha par-dessus son établi lui adressa un regard surpris, chose qu'elle attribua à sa mine enfarinée. Cependant et au fur et à mesure de son observation Esmée imagina comprendre la supercherie. Elle pencha la tête sur le côté et lorgna vers le malvaurien qui, au milieu de la pièce, s'engageait dans une presque parade. Ses yeux se plissèrent pour accuser le coup.

Le coquin... Il n'aurait pas osé...

Si. Bien sûr que si et plutôt deux fois qu'une !

Levant les yeux au plafond et secouant doucement la tête, elle étouffa un rire de gorge. Les Etoffes Dumartel... Le nom ne lui disait rien et pour cause. Il ne s'agissait pas d'une enseigne plébiscitée par les grandes dames de la cité. L'endroit se pouvait même être la cible de critiques incisives. Si Auxence les avaient conduites jusqu'ici, ce n'était probablement pas pour choisir son habit de noces. D'ailleurs, quand étaient prévues ces fameuses noces ? Les épousailles n'étaient-elles pas annoncées pour la fin septembre ? Ah... Le gredin ! Sans plus attendre, elle s'avança jusqu'à le rejoindre et tout en se penchant à son oreille, elle susurra d'un ton de connivence.

- Bleu tu disais ? Et son sourire se fit taquin, alors que ses yeux d'or en revenait à la beauté blonde dont la robe pervenche soulignait la grâce. Evidemment...
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyLun 29 Aoû 2022 - 12:54
La boutade que lui retourna la Vicomtesse eut pour don de lui arracher un éclat de rire. Un éclat, non point de ces échardes violemment détachées de leur intégralité, brisure médiocre d'un tout, mais de cette intensité de vivacité et de tons que le goupil savait distiller avec entièreté, une lumière indélicate par sa coruscation dont il se parait avec superbe. Une entièreté, oui, celle de l'aisance dans l'amour fraternel qu'il savait vouer à cette jeune fille dont le bourgeon adolescent ne saurait un jour qu'éclore avec splendeur ; une splendeur dont il ne devra se souvenir que la fragrance et l'efflorescence. Ces noces empruntaient à la faucille le tranchant et le mortel, de ceux venant prochainement, inéluctablement, sectionner les racines du bellâtre et emporter le fruit loin du verger que ce trio insouciant a tendrement cultivé. Il n'était aucun instant où cette perspective ne pesait pas lourd sur son quotidien, lorsque détenteur d'un odieux secret que son frère et proche ami lui avait confié, son âme s'était déjà alourdie d'une pénible épreuve. Celle d'enfouir, frauder, mentir à qui il confiait ses déboires les plus tolérables pour de jeunes oreilles. De feindre l'ignorance lorsqu'il connaissait tout de la difficultueuse situation de son complice afin de préserver sa confiance au détriment des inquiétudes que lui verbalisa Esmée. Il ne put que la rassurer bon gré mal gré, lui assurant que Tharcise ne l'avait assurément jamais oubliée. Qu'il se devait répondre à de nombreuses obligations depuis le décès de feu le Comte d'Aspremont, dont lui-même n'avait perçu la nouvelle que dans le feutre de la clandestinité car réprouvé de ses obsèques officielles. Le faussaire en était allé jusqu'à falsifier la graphie anguleuse et soignée de son comparse afin de remettre un pli mensonger à la jeune Vicomtesse désespérée à l'idée de recevoir de ses nouvelles. Et s'il lui venait la lumineuse idée de lui répondre, Auxence se présenta en garant de cette missive, se faisant le coursier de leurs vœux qui n'aboutirent au grand jamais. Seule la décence sut s'il lut les confidences de la Sabran. Dans son intransigeante mémoire se love désormais le souvenir cuisant du pétillant de ses iris tandis qu'entre ses mains délicates se logeait un pli fallacieux, une contrefaçon de toute pièce. Une lettre qui sut vivifier l'impitoyable jalousie enivrant ses soirées solitaires où il maudissait sa métisse ascendance, tandis que ses amis se voyaient parfaits d'un teint de nacre, hautement considérés dès leur premier cri nourrisson lorsqu'il n'était que la pérennisation d'un travers.

Avait-il à cœur de faire durer plus encore ces enfantins instants qu'il ne s'y serait pas pris autrement pour en exécuter la sentence que d'inviter sa tendre amie à partager un moment de plus en sa compagnie. Un dernier peut-être, avant que tout ne change irrémédiablement, et qu'il se lie à Éliance de Sarosse et son politiquement correct, sa demi-mesure et son terne. Sa sympathie n'était pas en faute, le goupil lui avait aussi joué quelques-uns de ses tours les plus subtils et la jeune fiancée s'y était montrée réceptive. Elle n'était néanmoins pas de ceux qui nourrissaient la flamme du Malemort, ayant davantage du capuchon refermant sa noirceur sur le vif de son esprit. Et toutes ces bêtises, ces promenades motivées d'un rien, se feront rares, plus rares encore qu'ils seront bientôt séparés en des circonstances autrement plus absolues et dont ils ne soupçonnent pas encore l'émergence.

Dix années ? Balivernes ! Votre venue au "monde" déchaînera les passions, m'amie, tous s'engageront à vous sauver eux aussi des rosiers — au demeurant splendides — de madame votre mère.

Le tendron savait tout de cette anecdote, et le renard s'amusait à en employer subtilement la métaphore. Rien ne le réjouissait moins que l'idée que sa jeune amie soit jetée en pâture au "monde" de son père, le Comte de Sabran, qu'il savait défendre les intérêts de sa fille avec tant de ferveur qu'il n'espérait en aucun cas l'apercevoir à son mariage. Le Vicomte n'était point de ceux à légitimer leur malheur par le prisme social ; Auxence de Malemort n'a jamais été saisi des frémissements de la peur. Auxence de Malemort n'a jamais le cœur au chagrin. Auxence de Malemort ne souffre guère, il se drape d'une immuable carapace contre laquelle les eaux du tumulte s'écrasent sans jamais l'éroder. Et rien ne pouvait être plus faux. Leur petite association de malfaiteurs s'était déjà soldée sur la désertion d'un de ces bandits de cour ducale ; leur séparation par le couperet de l'échiquier politique serait un coup de grâce que l'adonis se voulait ce jour ignorer. Le diable soit des obligations, des nécessités, de l'avenir pré-établi. Le diable soit du lien sacré du mariage, de la passation héréditaire des titres et du monde, discordant, de la noblesse. Qui étaient-ils pour s'y soumettre sans l'ombre d'une protestation ? Sans jeter leur folâtrerie à la figure d'un destin indésirable, sans vivre comme le leur dicte leur cœur impérieux ?

Les chakrams d'émeraude tranchèrent les têtes dépareillées de son escorte plaisantine lorsque la belle Constance suggéra que le Malemort était pétri de vices. Une œillade à l'attention toute particulière de la dame de compagnie s'accompagne d'un subtil tissage de promesse et de reproche, tandis que ses lèvres s'ornent d'une courbure mutine. Il ne relève effectivement pas cette odieuse provocation, mais s'en amuse d'un index pressé contre la pulpe de sa bouche ; ses prunelles agrandies d'un danger imminent feignirent la profondeur d'un secret aux méandres indicibles. L'éphèbe s'avança alors dans l'écrin molletonné d'une gamme de couleurs variant du charron au safran, sans prêter guère attention à la vendeuse aux cheveux de blé : stratégie ou réel désintérêt ? Le renard pressa ses paumes dans un claquement sec, lorgnant tant le tailleur que la vendeuse tour à tour d'un minois trahissant déjà l'étendu de ses requêtes.

Bien. Mon cher monsieur, mademoiselle, de deux choses l'une : ma jeune amie que voici n'est autre que la vicomtesse de Sabran, j'ose espérer que vous saurez lui faire bon accueil ; mademoiselle Villers l'accompagne…

Le couple fomenta une révérence de choix à l'attention de la jeune noble, avenant ; on lui présenta d'ailleurs un confortable fauteuil afin qu'elle ait une place de choix devant les essayages de son confrère rayonnant, et une chaise au rembourrage de cuir fera office de siège pour la dame de compagnie.

… ensuite, je souhaite revisiter vos motifs originaux sur un cendal blanc, optez pour du floral. Aussi, ajoutez une tunique noire et les frises de fil d'argent que je m'en venais chercher chez vous lors de ma dernière visite.

L'adonis nageait ici comme un poisson dans l'eau, et point des plus pauvres, ses écailles irisées revêtant toute la splendeur de son tempérament. Les deux commerçants s'activèrent alors à sélectionner les pièces de tissu exigées, bourdonnant telles deux ouvrières voletant d'une étagère à la suivante. Et ce faisant, la supputation de la vicomtesse n'était guère tombée dans l'oreille d'un sourd. Bien au contraire. Les doigts gantés du goupil voulurent crocheter ceux, fermés en une clef contre son estomac, de l'adolescente pour mieux la guider d'un pas dansant quitte à lui infliger une pirouette guillerette avant qu'elle n'honore le fauteuil de son séant. Si tant fut qu'elle se laissât faire, le renard s'installera momentanément sur l'épais accoudoir à son côté afin de se pencher à son oreille et la fustiger de quelques mèches noirâtres chatouillant sa pommette. Et le souffle chaud porteur de malice de charrier ces quelques palabres :

Tu me prêtes de bien vilaines intentions, Esmée. Suis-je si superficiel ?

Mimant l'outrage d'une paume réchauffant son buste, le petit prince leva le menton, altier, afin de s'en tirer dignement. D'un regard toutefois, il considéra la mine de la discrète Constance dont le solaire s'était éclipsé pour une raison qui lui échappait nettement. Indifférent au lunatique féminin, son attention se prêta plutôt sur la belle blonde sur laquelle le dévolu de la Vicomtesse avait été jeté ; et son charme était indéniable. Peut-être son peu d'attrait pour les boucles d'or avait occulté son intérêt pour la pouliche, peut-être même ses noces prochaines l'avaient inconsciemment assagi. Mais Auxence, tout comme ses amis, connaissaient ses travers et son inconditionnel séducteur lorsqu'une jolie créature avait le malheur de se pavaner sous ses iris moirés d'émeraude et de sapin. Ladite créature de s'en revenir avec son acolyte, les bras chargés d'étoffes, échantillons et autres serpentins argentés enroulés en couleuvres autour de son poignet. Prête à procéder aux premières esquisses.

D'un bond mesuré, le Vicomte regagna ses hauteurs confortables et gagna la marche d'un podium de bois et de peaux de bêtes, prêt à subir les postures ridicules et épingles menaçantes de ces artisans. Ôtant d'ores et déjà son mantel de laine et de fourrure pour le confier aux douces mains de sa servante parée de pervenche, il ouvrit sensiblement ses paumes.

Je suis tout à vous. M'amie, gardez l'œil ouvert. Et le bon.

Ce à quoi la tenue ressemblera...:
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyMar 6 Sep 2022 - 21:45
De joie et de rires, le Malemort rayonnait, et sa bonne humeur toute communicative voulait envahir les lieux. Esmée prenait alors un indéniable plaisir à le voir accaparer toute l'attention. Geste théâtral et maniéré, posture présomptueuse et fanfaronne, Auxence menait carrière d'artiste capricieux dans l'atelier et sa boutique. Et ce rôle - de toute évidence - lui allait à ravir, tandis que le personnel aux petits soins pour sa vedette, veillait très doctement à satisfaire chacune de ses demandes. Tissus chamarrés de brocart et de soie, fils d'argent et boutons précieux, rien n'était trop beau, rien n'était trop cher et le Vicomte s'amusait. Grands Dieux oui, il s'amusait, comme un petit fou et tout autant qu’elle, tandis qu'ensemble, ils jouaient encore à être heureux. Ainsi assise dans le fauteuil sur lequel Auxence l'avait invitée à s'installer d’une allègre pirouette, Esmée l'observait, ravie mais indéniablement nostalgique. Combien de fois, durant leurs jeunes années, le goupil avait-il ainsi mené ballet seulement pour la faire sourire ? Combien de fois s'était-il évertué à dissiper ses puérils chagrins ? Combien de fois les avait-il provoqué ? Au sein de leur trio, Auxence se démarquait, bien sûr. Par son physique – évidemment – par ce qu’il affichait d’exubérance – toujours - et par ce qu’il s’employait à garder de distance dans leur relation. Cependant et aussi étrange que cela puisse sembler, le Malemort était et avait toujours été le trait d’union qui les faisait se rejoindre. Ainsi figurait-il, sans même s’en rendre compte, le solide de leurs serments. Un comble, finalement, quand à le voir si versatile, mimant, paradant et plastronnant, il convenait de lui laisser la valeur de l’indéfectible parole.

Pourtant et malgré tout ce qu’elle savait de ses principes toujours honorés – tout du moins quand il n’était pas question de les glisser sous une couette – Esmée ne parvenait pas à limer les ongles de sa colère aiguisée par quelques récentes révélations. Auxence lui avait menti. Par omission d’abord puis par jeu, elle le croyait et s’en convainquait. Comment aurait-il pu sinon justifier d’une bêtise aussi évidente alors que, détenteur d’un secret précieusement gardé, il en repoussait les limites sans considération. Longtemps avait-elle réfléchi à la question qui, fallait-il l’admettre, lui semblait tenir de l’ontologie. D’abord furieuse et vexée, puis simplement déçue, elle se trouvait à présent en proie à l’interrogation. Aussi, quand le Malemort avait choisi de s’installer à côté d’elle pour lui glisser les mots feutrés d’une complicité depuis longtemps éprouvée, l’adolescente n’avait pu que sourire. Tout comme elle l’avait fait quelques instants auparavant, alors qu’il présageait de son futur de jeune mondaine sous les meilleurs auspices. Sans doute son ami n’avait-il pas conscience de ce que cette pensée lui apportait d’inconfort. Sans doute n’imaginait-il pas ses craintes et ses pires cauchemars dans cette « venue au monde ». Certainement ne pouvait-il pas percevoir les affres dissimulés et calfeutrés dans le secret de son âme. Certainement. Ou alors se contentait-il seulement de la protéger, encore ? D’une manière qu’elle peinait toujours à percevoir comme justifiée. Et comme Tharcise l’avait fait également et d’après lui, en la tenant à l’écart de la réalité. En lui cachant le cruel d’un « monde » auquel elle se trouverait pourtant livrée prochainement. En la nourrissant d’illusions et de rêves, de chimères et de souvenirs, de joie et de rires quand, sauvée des rosiers, il lui faudrait finalement affronter leurs ronces.

L’estimait-elle alors superficiel, puisqu'il la considérait toujours puérile ? Non, bien sûr que non et la Sabran n’entendait pas soumettre son ami à l’affront des vétilles, quand bien même le diable se trouvait généralement caché dans le détails. Elle accueillit alors son questionnement amusé d’une moue autrement plus facétieuse, avant qu’il ne rejoigne l’estrade qui devait le voir triompher.

Son bond mesuré – un inénarrable exploit de sobriété – lui valut les applaudissements disproportionnés de la rosière. Une presque ovation qu’elle couronna d’un éclatant sourire et qui, sans surprise, trouva échos auprès des artisans et de Constance.

- Nous n’avons d’yeux que pour vous, mon cher Vicomte. En témoigne notre présent enthousiasme et la pleine dévotion avec laquelle vos artisans se sont employés à répondre à chacune de vos demandes.

A côté d’elle, Constance opina du chef. Cependant et bien contrairement à ce que laissait supposer son acquiescement, l’œil acéré de la chaperonne demeurait accroché aux gestes de la blonde couturière qui s’employait à déployer tous les charmes de ses offrandes étoffées sous le regard pétillant du malvaurien. Et le gredin ne manquait rien de cet affairement, si bien que la domestique en venait à gesticuler anormalement sur son siège. Une chose qu’Esmée n’aurait pas manqué relever en d’autres temps. Malheureusement son esprit attaché à d’autres préoccupations se fustigeait de n’avoir pas encore trouvé l’occasion de confronter son ami. Elle avait imaginé bon nombre de scénarios et s’était figuré les échanges d’une conversation évidemment houleuse. Elle avait même abordé le sujet avec sa gardienne, mais s’était rendue à la surprise de la constater sentinelle acharnée dès lors qu’il s’agissait d’incriminer Auxence. Alors Esmée avait-elle renoncé à lui parler des lettres pour discrètement fomenter les plans de sa vengeance. Malheureusement et comme elle aurait dû s’y attendre, le gredin de Malemort avait ruiné jusqu’à ses plus élémentaires stratagèmes en la soumettant à la facétie d’une rencontre, cette fois encore, proposée sous une fausse identité. Décidément, il cumulait ! Fallait-il alors simplement laisser libre court à son tempérament quand enfin, elle se décida à entrer en scène.

- Un instant ! Ordonna-t-elle tout en brandissant un index dont l’impérieux devait attirer l’attention. La Sabran n’avait cependant pas la moindre idée, encore, de ce qu’elle allait exiger. Elle se redressa donc, lentement et tout en mimant un air de juge, dodelina du chef pour espérer gagner un peu de temps. Le tailleur, soudainement inquiet, la suivit des yeux sans plus oser continuer l’ouvrage qu’il avait pourtant entrepris d’une main de maître. Elle s’approcha alors, sans rien ajouter et tout en prenant la place du couturier, le délesta de ses outils.

- Permettez ? Sans attendre le moindre accord, Esmée s’employa à reprendre le travail de l’artisan. Elle glissa une première aiguille dans l’étoffe, s’appliquant à parfaitement ajuster le tissu sur la silhouette de son presque frère. Son geste se fit même caressant, alors que ses doigts suivaient le précieux des bordures et leur remarquable finition. Ah mon cher ami, ce tissu vous va à ravir ! Argumenta-t-elle avant d'ajouter, un ton plus bas et à sa seule attention. Et non, tu n’as jamais été plus superficiel que je ne suis candide. Elle souligna ce dernier mot d’un ton de remontrance, alors même qu’une nouvelle aiguille perçait l’étoffe et cette fois le derme. Oh ! Pardon ! Comme, je suis maladroite. Se justifia-t-elle aussitôt, avant de pourtant confirmer sa trop évidente malhabileté d’un autre poinçonnage. Oups, décidément… Se redressant, elle esquissa un sourire sibyllin avant de pointer une aiguille sous le nez de son ami. Vous ne m’avez pas dit comment se porte Tharcise ? Ne vous a-t-il remis aucune nouvelle missive à mon attention ? Hmm ? Elle plissa les yeux, visiblement prête à en "découdre", alors que l'aiguille venait cette fois se planter sans vergogne dans le moelleux de son bras.

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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptyDim 11 Sep 2022 - 16:24
Comme un petit fou, oui.
Sa parade amorcée par une révérence bien trop basse pour un homme de son rang, pour ne pas dire propre à une troupe de saltimbanques au crépuscule de ses dernières virevoltes, se voulait honorer et certainement dérider sa jeune amie — et pourquoi pas sa dame de compagnie. Ses sempiternelles pitreries goûtaient autrefois la saveur de qui se voulait amuser un nourrisson, à grand renfort de grimaces guignolesques et bêtises infantiles. Ce jour, ses exagérations gestuelles avaient à cœur de chasser le maussade de son chagrin, une morosité dont la Vicomtesse pourtant radieuse en d'autres circonstances était alourdie à la force d'une paire de fers à ses frêles chevilles. Cette fadeur, résidu de la mise sur le banc de touche d'un compagnon qui était plus cher encore aux yeux de la Sabran, se voulait tenace. Oh, Esmée avait été heureuse depuis, l'adonis aurait pu le jurer sur le sacré des Trois. Elle avait été heureuse, elle avait ri, dansé, chanté le bonheur même. Mais l'avait-il été, lui, que le cœur appesanti de son lourd fardeau se devait battre pour deux ? L'art du paraître était une seconde peau dont l'éphèbe n'abandonnait jamais la mue, une boîte de Pandore renfermant d'aussi inoffensives que sombres révélations qui n'avait été jusqu'alors jamais entrouverte. Chaque escale à Usson s'accompagnait d'obscures pensées dont il semait la noirceur le long de la lieue et demi séparant le domaine de Choiseul de la petite bourgade du Labret. Sur le pas de la résidence, le faussaire s'ébrouait des dernières rémiges engluées d'un goudron bilieux afin de sembler son plus beau phénix. Il était inconcevable qu'il flanche, arbore la faiblesse d'une émotion indésirable, devant sa plus précieuse complice. Au grand jamais a-t-il exposé la réalité entrelacée parmi ses boyaux péniblement tordus lorsque sa jeune sœur lui confiait ses peines. Tel un automate dont la personnalité avait été écrite pour ce faire, le Malemort ne s'animait que pour estomper sa détresse. Ainsi était-il le garant de ses confessions mais également de son ravissement, un rôle dont il s'acquittait avec diligence. Et cette fin justifiait bien des moyens.

Le visage poudré de la Vicomtesse imprimait un sourire de circonstance que le renard ne savait que trop bien décoder ; combien de fois l'avait-il vue s'en parer lorsqu'une plaisanterie était allée trop loin et que l'endroit ne se prêtait pas aux effusions de sang ? Sous l'affable de ses mimiques, le goupil cogitait quant à la raison de cette façade hypocrite. L'archet de l'ironie de ce bienveillant violoniste des mots quant à sa "venue au monde" avait sans doute grincé sur cette corde sensible en un arpège désagréable à l'oreille. Si la jeune fille ne lui avait que peu confié ses inquiétudes quant à sa mise en vente sur les étals nobiliaires, et si lui-même peinait à déceler le détail d'un paysage que nuance sa condition de femme dans un tel évènement, son instinct protecteur s'agaçait de la songer jetée au plus offrant. De l'imaginer un jour quitter leur terrain de jeu au bras d'un acquéreur plus cupide que le précédent, telle une jument judicieusement choisie pour sa première saillie. S'agaçait ? Fulminait, plutôt. Bouillonnait de colère à la perspective de ce moment. Naturellement, il s'agissait pour l'adonis d'une énième omission dont il ne voulait accabler le tendron. À quoi bon exprimer son ressentiment devant l'inéluctable, lui qui, désormais fiancé, n'avait plus le moindre moyen de la sauver des épines hameçonnantes de ce rosier. Était-ce seulement pour cela qu'elle ne lui avait adressé qu'un rictus de surface ? Il avait osé plaisanter à ce propos, lui léguer la beauté et l'intelligence de choisir son champion parmi les foules amassées à ses souliers. Bien sûr, elle n'en voulait guère, bien sûr, aurait-il préféré lui faire cette offre lui-même ne serait-ce que pour lui épargner un vicelard. Néanmoins, il était naïf et infructueux d'en contrer l'approche certaine. Ainsi, valait-il mieux l'élever assez afin de ne point être emportée par les vagues scélérates des chevaliers et comtes prêts à se vautrer à ses pieds. Toutefois, l'adolescente en avait pris ombrage. Et lui ne devait pas faire montre de cette réalisation.

Plus encore, elle l'acclama, son sourire rayonnant fardé d'une ferveur grotesque. Tout écho des claquements de ses douces mains entre elles sonnait faux. Il l'avait apprise sur le bout des doigts, tant et si bien qu'il savait la note délicate qu'ils émettaient et dont le froissement n'évoquait plus la même mélodie. Sourire d'apparat, gestes grandiloquents, le Vicomte ne perdait pas le nord. Le tailleur, nommé Basile, superposait moult étoffes sur les épaules altières de l'éphèbe afin d'amorcer ses premiers ajustements sous l'œil attentif d'Amédée qui, en l'état, revêtait l'accoutrement de la travailleuse plutôt que de la conquête. Cependant qu'elle tendait à son confrère les frises argentées que le goupil avait réclamé, la spectatrice mit un frein à ce branle-bas d'un index dont le dictatorial se voulut imposer l'arrêt sur image des deux artisans. Basile, le poignet coiffé d'un bracelet pique-épingles hérissé de têtes grises, eut un frémissement d'effroi à l'idée d'être peut-être réprimandé pour sa façon d'avoir drapé le fiancé tel un épouvantail, lui qui se tenait les bras écartés comme cloué à la croix. La Dumartel fit un pas de retrait, afin de laisser toute amplitude à la malice malveillante de la cruelle Vicomtesse, l'œil toutefois méfiant. Et celle-ci de se mettre à hauteur de son ami de toujours, lissant la toile sans satin de caresses vipérines, piochant une épingle parmi toutes afin d'ajuster l'alignement de deux ourlets. Jusqu'alors, la jeune fille s'était contentée d'obscures réflexions sur sa candeur. Avait-il mis en doute sa naïveté, ce jour-ci ? Les orbes smaragdins réduits à deux fentes acérées vinrent étudier les traits juvéniles de sa proche amie, désireux d'extraire de ses pores la remontrance qu'elle souhaitait véritablement dispenser sous l'allure absconse de ce message murmuré. Dans un premier temps, le goupil voulut projeter les éclairs de son regard verdoyant sur la rousseur apprêtée de la Villiers, la picorant d'étincelles remontées lorsqu'il supputa qu'elle se fût épanchée sur leurs hypothétiques batifolages. Constance ne semblait pourtant pas se préparer à une quelconque vengeance, et mima d'ailleurs la même perplexité que le pauvre tisserand, installée comme une écolière sur sa chaise rembourrée de cuir. Et de revanche, la Sabran en était pétrie, lorsque perçant la peau de son frère, elle feignit la maladresse.

Une tension rectifia le cap de l'œillade que l'adonis adressait à la doyenne de leur cortège, piquant tel un charognard sur l'expression énigmatique de sa nouvelle servante. Une douleur aiguë crispa ses mâchoires et étrécit ses pupilles obsidiennes, l'arme ayant assailli son poignet dans un premier temps. L'ingénuité feinte n'obtint aucune réponse, tandis que le renard guettait derrière le liseré de brins noirs bordant ses paupières abaissées la suite des évènements. Les silences étaient chez lui bien rares, souvent porteurs de mauvaises nouvelles, ou bien de projets indicibles. Une autre piqûre non loin de sa hanche fit tiquer sa lèvre supérieure d'une expression fugace de dédain en la rehaussant d'une singulière colline. Et l'aiguille menaçant son nez de titiller l'orgueil de ce mannequin de chair et de sang. Autour, l'on se taisait. L'on ne comprenait d'ailleurs rien de ce manège, si tant était que d'aucuns aient pu en épier les coulisses.

Vint enfin le sujet brûlant les lèvres de la Sabran.
Tharcise. Ses lettres.

Aurais-je reçu la moindre nouvelle que je vous l'aurais transmise, m'amie, comme il est coutume que je m'y attelle. Souhaiteriez-vous lui faire part de votre soudain attrait pour la broderie ?

L'aiguille s'enfonça plus profondément dans la chair de son bras gauche en réponse à ce sarcasme caustique, bras qui se plia sensiblement sous la douleur. Une perle carminée éclôt tel un bouton de rose sur le cendal au blanc immaculé, fuyant cet épicentre à la façon d'un corail rubescent par effet de capillarité. Qu'elle ait autrefois pu s'amuser à le pincer ou lui tirer une mèche de cheveux car contrariée par ses mots, il ne lui en tint que peu rigueur passé l'instant d'agacement que cela déclenchait. Ce jour, l'attaque était autrement plus pernicieuse et crevait jusqu'à sa peau d'airain sous le voile albugineux qui en découvrit l'affront. Abaissant ses bras en retenant les étoffes de chuter au sol, il les rassembla avec langueur pour mieux les proposer à Amédée, contre l'avant-bras de laquelle il pressa sa paume avec douceur. Une mine pétillante s'échappa de cet aparté bien plus venimeux, tandis qu'il s'adressait à ses serviteurs.

J'ose croire que sa Grandeur a quelque ingénieuse idée à me soumettre dans le feutre d'une confidence, si vous pouviez vous rendre en arrière-boutique afin que nous puissions nous entretenir sur le devenir de ce petit projet… Vous aussi, mademoiselle Villiers.

Le corrosif du rictus que dépeignit le goupil à cet instant n'échappa à la dame de compagnie, car ses yeux affinés ne souriaient pas, ils imposaient sous leur velours. Constance savait déchiffrer ses mimiques aussi bien, peut-être mieux même, que sa jeune protégée qu'elle couva d'une mire gardienne tout en se redressant. Sa seule requête fut tacite, lorsque de l'azur de ses prunelles croisa le feu de sinople sans parvenir à l'apaiser. Ne pas être trop cruel. Ne pas gâcher cette journée charriant pourtant l'écume de bons souvenirs. La rouquine s'échappa à son tour à petits pas, suivant les tisserands pour le moins circonspects qui veillaient à ne rien manifester de leur trouble. La salle principale se vida aussi sûrement qu'une assemblée de rongeurs dans laquelle aurait pénétré un félin. Car l'instant était à la confrontation.
Et quelle confrontation. Lorsque la jeune femme aborda instamment la notion d'une missive à son encontre, l'adonis sut. Il sut qu'elle savait. Il sut que sa supercherie la plus vile avait été découverte. Comment. Qu'avait-elle à en dire. Tharcise avait-il… Bien des questionnements s'entrechoquaient sous son front lisse de toute ride de contrariété. Il était au-dessus de cela. Bien au-dessus de cela. Sa décision d'usurper le tout nouveau comte d'Aspremont avait été motivée par tant et tant d'émotions contraires. Essentiellement la nécessité de plaire à l'adolescente, lui garantissant des nouvelles de première fraîcheur plutôt que le récit d'un ami dont la parole valait moins que les arabesques anguleuses de celui dont elle espérait des nouvelles. Une ronce jalouse éventra son palpitant au rappel cuisant de ces instants de solitude où la plume s'agitait sur un vélin coûteux, inventant un récit puis un autre afin d'assouvir la curiosité de sa jeune sœur, qu'il avait été incapable de contenter car ce n'était guère sa parole dont elle avait besoin.

Il en avait été incapable.
Elle n'en avait pas eu besoin.
Et sa fierté vexée s'en voulait teinter de cumulus menaçants les prairies herbeuses sur lesquelles ses paupières se plissaient.

Bien. Qu'as-tu sur le cœur ? Parle donc.
Non, Tharcise ne profite guère du bon temps, et il n'a pas jugé bon que tu te soucies de cela. Est-ce la raison de ce malhabile aiguillonnage ? Qu'il n'ait pas daigné parsemer ses lettres d'inquiétudes et de dangers ?


Osait-il véritablement jouer la carte de la mauvaise foi ?
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MessageSujet: Re: Un mensonge cousu de fil blanc   Un mensonge cousu de fil blanc EmptySam 17 Sep 2022 - 23:59
Sous le blanc de corail qui avait aidé à enfariner son visage, Esmée avait les joues en feu. Elle n’avait pas réellement réfléchi à ce que ses actes pouvaient avoir de conséquences et s’était seulement laissée emporter par la hargne née de sa déception. Depuis que la supercherie avait été révélée et depuis qu’elle avait réalisé les manigances du Malemort, l’adolescente était en proie à un florilège d’émotions tout à la fois démesurées et contradictoires. Ainsi emportée dans un ballet capricieux où l’orgueil blessé se la disputait à la peine ressentie, la Sabran avait sans doute manqué de patience. Le tact dont elle savait habituellement faire montre lui avait également fait défaut et si elle réalisait présentement son geste trop impulsif, elle se trouvait bien trop fière pour l’admettre. Reste qu’en attendant de voir la pièce se vider de ses indésirables spectateurs, Esmée s’obligea à recouvrer un peu de ce sang froid normalement reconnu à la créature légendaire qui faisait le principal ornement de son blason familial. Pour autant, derrière le précieux de son regard d’or, la tempête nourrie de sa fâcherie voulait dire sa loi. Les prunelles mouchetées de l’héliodore d’un béryl safrané s’ancraient alors fermement dans leurs brillantes homologues pour annoncer le ton de l’échange à venir. Et ce dernier se gonflait d’ores et déjà d’une ire latente que la bienséance avait souhaité étouffer, mais que le bouillonnant d’un tempérament estimé flamboyant peinait à contenir. L’affrontement silencieux qui devait permettre la retraite des innocents figurait alors ce que la loi imposait de déclaration à la guerre. Les pourparlers et autres négociations n’en avaient pas moins été balayées en amont de toute annonce belliqueuse. Elles l’avaient été, sans grâce possible, d’une attaque sournoise et vile, que l’escobar armée d’épingles osait en plus revendiquer d’un menton fièrement relevé. Ainsi patientait-elle, la porte de ses dents volontairement scellée pour retenir le flot de sa vindicte jusqu’à temps qu’ils se retrouvent enfin seuls. Et ce rempart, qu’Esmée s’imposait avec peine, n’était plus que le maillon inutile d’une chaîne brisée par des hostilités déjà engagées au point de faire couler le sang.

La jeune fille s’était alors promis de ne pas se laisser, ni impressionner, ni attendrir par le gouape qu’elle chérissait pourtant comme son propre frère. Auxence avait dépassé les bornes et si elle avait toujours apprécié, et même encouragé le rocambolesque de ses étourdissantes facéties, cette farce-là prenait une toute autre dimension. Elle était d'une mesure exagérée. D'une échelle qu’elle considérait d’un œil meurtri tandis que, victime allègrement flouée par le dol issu de l’imposture savamment orchestrée, elle en venait à s’interroger sur ce que son ami de toujours possédait d’estime pour elle. N’était-elle alors qu’un autre sujet d’expérience pour le renard qui aimait à taquiner et repousser toujours plus loin les limites de la correction, qu’elle aurait sans doute admis qu’il ne cherchait pas à la blesser. Cette fois, cependant, le doute l’assaillit et il le faisait d’autant plus qu’elle découvrait son regard enfiellé par quelque sentiment subreptice. Le vert de ses yeux se teintait alors d’un arsenic irritant et irrité, d’un jade empoisonné qu’un sourire corrodant venait souligner de mordant. Si Esmée avait déjà eu l'occasion d'affronter la colère du Malemort, elle ne se souvenait pas l'avoir déjà vu furieux. Un ressenti étrange s'insinua alors jusque dans les veines de la jeune fille. Une sensation qui voulait mélanger ses remords à la crainte que lui inspiraient soudain les traits figés de son ami. Et cette impression coula le long de son échine en un frisson de mise en garde qui la força, presque malgré elle, à se raidir. Sa nuque fut parcouru d'un spasme désagréable et tiraillant tandis que son dos, soudainement en proie au tracé glacé de l'alerte, se contracta jusqu'à faire se crisper ses doigts.

Constance n'avait rien manqué de ce soudain changement dans l'attitude de l'un comme de l'autre des jeunes gens qu'elle avait vu grandir. De plusieurs années leur aînée, la chaperonne connaissait le Malmemort et la Sabran depuis leur venue au monde. Aujourd'hui différemment, mais toujours intimement liée à chacun d'entre eux, elle entendait se targuer être en mesure de les déchiffrer mieux que quiconque. Cette fois pourtant, quelque chose lui avait échappé et ce constat amena ses sourcils à se froncer tout autant que le faisait la vexation liée à son éviction. Le pacte tacite et silencieux convenu dans un échange de regards avec le Vicomte, devait heureusement la rassurer quant à l'issue de l'entretien privé, exigé avec la force de l'ordre. Emboîtant alors le pas des artisans pour se réfugier avec eux dans l'arrière boutique, elle s'était fait devoir de questionner sa mémoire pour tenter de soumettre l'inquiète curiosité qui lui en faisait oublier jusqu'à sa probable rivale. Un prénom cependant aiguillonna ses réflexions dans ce qu'elle comprenait être la bonne direction ; Tharcise. Il n'en demeurait pas moins qu'une chose lui avait échappé et ce constat, bien plus que les mèches trop blondes de la couturière, lui était présentement insupportable. Ainsi grogna-t-elle presque en passant le seuil de l'atelier pour se terrer dans une alcôve tapissée d'étagères et de rouleaux de tissus où la lumière, occultée par un rideau de dentelles superposées et pressées les unes contre les autres, manquait à ses tergiversations.
Le pas traînant et indécis qui l'avait menée jusque là se mua en presque charge tandis qu'elle se mit à arpenter le minuscule débarras fermé d'un comptoir sur lequel le tisserand avait abattu un store lamellé de bois. Ses doigts, d'abord agrippés aux pans de sa robe d'un rouge impérial, se rejoignirent sous son nez pour en taquiner la pointe. Elle aurait dû voir venir la querelle. Elle aurait dû la pressentir et même oeuvrer à en désamorcer la cartouche, mais comment ? Depuis leur rencontre inattendue avec le jeune d'Aspremont, Constance avait su que quelque chose couvait. Elle avait toutefois estimé les changements observés dans les habitudes et attitudes d'Esmée comme les corollaires de son âge adolescent, et les avait rattaché aux premiers émois d'un tête-à-tête qui l'avait visiblement chamboulée. À présent devait-elle admettre s'être fourvoyée. Un nouveau râle contrarié s'extirpa de ses lèvres joliment dessinées, avant qu'elle n'en vienne à se fustiger. Aux regards circonspects des deux artisans, elle préféra lever les yeux au plafond. Ces deux-là ne lui seraient d'aucune utilité et il n'était aucun secours à espérer de leurs esprits enfilés dans l'incompréhension.

- Poussez-vous ! Grommela-t-elle en tendant le bras jusqu'à l'épaule du tisserand, afin qu'il lui ouvre un passage. Sa blonde employée - elle s'occuperait de son cas plus tard - lui jeta un coup d'oeil probablement volé au décalogue, mais Constance l'ignora pour aller coller son oreille contre le bois sec de la porte tout juste fermée. Chut ! Elle porta un index au bouton de ses lèvres plissées et attendit que l'échange se poursuive entre sa protégée et le goupil. Les sons cependant ne lui parvenaient que de manière étouffée.

Dans la salle désormais vidée des indésirables, la Sabran se voulait tenir bon face au renard. Cependant, derrière le masque artificieux de son grotesque maquillage, sa colère bouillonnait d'autant plus que le Malvaurien entendait se payer sa tête jusqu'au bout. Son inspiration coupée par l'extraordinaire toupet de la mauvaise foi auxencienne, amena Esmée à libérer part de son indignation courroucée dans un souffle hostile. Elle expira bruyamment, rejetant dans l'air ainsi expulsé par son nez tout ce qu'elle ne pouvait plus contenir de frustration, mais la colère relevée de ses sarcasmes demeurait vive. Il l'agaçait ! Pire encore, il la moquait ! Elle en fulminait au point de s'en trouver à court de mots et alors que sa main toujours tremblante de frustration aspirait à encore le fustiger, la jeune fille préféra se détourner pour n'être pas tentée de l'étrangler comme elle l'avait suggéré. Dans son élan hargneux, elle se débarrassa des outils de fortune qui avaient aidé à lancer les hostilités. L'aiguille furieusement plantée dans son porte-épingles bouffi de coton, manqua se tordre sous l'impulsion revancharde du geste, avant que le support devenu inutile n'en vienne à rouler sur la table de travail. Le métal de son bracelet teinta contre la boite de fer qui contenait pléthore de craies tailleur comme pour mieux sonner le tocsin de leur affrontement.

- Ses lettres ? L'interrogation contenue dans sa voix devenue grinçante s'armait de trop de morgue pour laisser la moindre place au doute. Esmée savait. Elle savait que les missives réceptionnées des mains du Malemort n'avaient pas été rédigées par Tharcise et elle avait très probablement compris qui était le véritable auteur de ces lignes calligraphiées sur le papier parcheminé. Ses lettres... Vraiment Auxence ?

Elle lui tournait le dos et se faisant, espérait-elle retrouver un peu de sa contenance perdue en s'arrimant à une table de découpe sur laquelle reposaient les schémas griffonnés de quelques modèles de couture.

- Vas-tu donc nier ? Finit-elle par demander tout en inclinant la tête sur le côté pour laisser son regard glisser jusqu'à lui et tandis que ses doigts agrippaient un dé à coudre pour le faire rouler jusqu'au creux de sa paume. Tu t'es moqué de moi et tu te moques encore ! Cracha-t-elle d'un ton acerbe avant de se redresser pour jeter vers lui le petit objet argenté.
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