Innocents et condamnés (Clervie - Richard)

Richard d'Estaing
Ma parole sera d'acier

◈ Innocents et condamnés ◈

« Dame Corbac, une paillarde de première. Plus proche de l’animal que de la gueuse. T’as vraiment décroché le gros lot dès le départ. » Lui avait-on dit. Et bien que les quolibets pleuvent envers cette inconnue, Richard avec perçu que nulle n’osait vraiment la traiter directement de catin. Probablement par peur que cette dernière l’entende et vienne régler ses comptes.
Crainte elle l’était, pour sûr, mais utile à la milice ? Le jeune milicien avait des doutes. Il savait bien que les fangeux ne feraient pas plus de manière à une femme qu’un homme.

Adossé contre un mur du cachot, fixant les rares passants des ruelles à cette heure tardive, Richard se concentra une énième fois sur les faits :
1) Tout d’abord la première dénonciation : Une certaine Justine, péripatéticienne de profession, avait rapporté que le suspect eut prononcé des phrases dans une langue inconnue durant leurs ébats. Il lui aurait même dit être un purificateur et menacé de l’étrangler si elle décidait d’en parler à quelqu’un.
2) La seconde dénonciation : Un poissonnier matinal avait observé le suspect sortir et rentrer prestement de chez lui avec un couteau ensanglanté à la main.
3) La fouille de la maisonnée : Les gardes ayant appréhendé le suspect dans son domicile retrouvèrent une lame ornée d’un monstre grimaçant. Sûrement un symbole païen maléfique.

Richard secoua la tête. L’homme avait bien crié être innocent mais les preuves étaient accablantes et nul doute ne pouvait plus planer sur l’enquête. Pourtant, le sergent lui avait assigné l’interrogatoire ainsi qu’à la mystérieuse milicienne. Un geste de naïveté, probablement, qui avait agacé le jeune d’Estaing. Si cela ne tenait qu’à lui il serait déjà en train d’arpenter le quartier du Larbourg, ou pire du Goulot, afin d’empêcher les criminels de pulluler.

Alors qu’il était perdu dans ses pensées, des pas se firent entendre depuis l’allée la plus proche. Il leva les yeux et vit sortir de l’ombre une femme. Une milicienne. Il s’était attendu à ce qu’elle soit laide, peut-être bossu ou simplement difforme. Qu’elle ait un nez proche d’un bec de corbeau, des yeux jaunes d’animaux ou au moins des plumes à la place des cheveux. Ainsi fut-il bien surpris lorsque cette dernière lui fit face.

Elle était grande et musclée pour une femme. Sa démarche était assurée, elle savait où elle allait et peu importe si quelqu’un était sur son chemin. Ses traits de visage étaient droits et fermes, elle n’avait pas du tout l’allure d’une paysanne, presque d’une noble. Ses cheveux d’ébène répondirent à la question tacite de Richard quant à la provenance de l’étrange surnom. Enfin, ses yeux sombres se posèrent sur lui en disant « Approche et je t’égorgerai sans même cligner ».

Elle était belle. Oh rien qui ne perturbe vraiment Richard, lui qui se considérait désormais marié à la milice. Mais juste assez pour lui faire hausser un sourcil.
Il s’avança prudemment d’un seul pas avant de mettre ses mains dans son dos à la manière si formelle des militaires et dit d’une voix calme :

-Bonsoir Damoiselle Claire. Car je présume qu’il doit bien s’agir de vous, n’est-ce pas ? Je me présente : milicien Richard d’Estaing à votre service. Notre cher sergent a pensé que votre expérience me ferait profit et je compte bien respecter sa sagesse. Nous pouvons passer à l’interrogatoire si vous le souhaitez.

Il laissa une pause après cette tirade pour observer la réponse de son interlocutrice. S’il avait eu affaire à un homme il lui aurait peut-être dit le fond de sa pensée, à savoir que cette enquête était une vaste blague. Cependant il avait toujours tenu à cœur de se montrer courtois envers les femmes. Mais sa galanterie ne l’empêchait pas d’être vigilant. Car il se doutait que le physique pouvait parfois être trompeur. Qui était-elle vraiment ?

Clervie détestait se rendre aux cachots, d'autant plus qu'elle avait eu l'occasion de les visiter d'assez près lors de sa sanction de février. Aussi, lorsqu'un sergent lui ordonna de s'y rendre pour interroger un suspect accusé d'hérésie ne put-elle s'empêcher de froncer les sourcils. Depuis quand se souciait-on de ce qu'elle pensait lors d'une enquête ?

- Pardonnez-moi, Sergent, mais je suis quelque peu étonnée. Au vue des fait que vous me rapportez, votre homme semble bien coupable.
- Il semble. C'est bien ça qui est gênant. On a beau le torturer, il n'avoue toujours pas.
- Et alors ? Cela le sauvera-t-il du bûcher ?
- S'il est innocent, peut-être. Ca doit t'étonner qu'on s'en préoccupe, mais il se trouve que l'on a un peu trop laissé filer d'authentiques coupables ces derniers temps. Et après tout, t'as bien mis ça en lumière, Corbac, non ? Avec tes manies de faire la redresseuse de torts ! On récolte c'qu'sème ! Cela dit, t'as vraiment fait du beau boulot la dernière fois, avec les sectaires d'Etiol qui enlevaient les enfants. S'il est innocent, relâche-le. S'il est coupable, tu pourrais peut-être nous trouver ses copains comme tu l'as déjà fait ? C'est surtout ça qu'j'espère, j'avoue.
- Ca se tient, sergent, déclara Clervie. Je vais aller voir le misérable et voir ce qu'on peut en tirer.
- Une jeune bleusaille sera avec toi, histoire que tu lui montres comment s'passe un interrogatoire. Je compte sur toi.
- Aucun problème, Sergent. Je reviendrai vous faire mon rapport plus tard.

Ce fut ainsi qu'elle arriva devant le cachot obscur. Son acolyte du moment l'attendait déjà ; un homme aux courtes boucles brunes d'environ sa taille et aux yeux marrons perçants qui l'observèrent avec une certaine surprise. Il était mince, mais non maigrelet et Clervie releva immédiatement chez lui l'assurance des soldats aguerris. Dans un certain sens, son maintien lui rappelait un peu celui de Théophile, un autre conscrit qu'elle avait connu peu de temps auparavant. Même l'accent était identique ; se pouvaient-ils qu'ils vînssent de la même province ? Cela ne l'aurait pas étonnée plus que cela.
Ce qui l'étonna bien plus, en revanche, ce fut la grande courtoisie avec laquelle il se présenta et confirma la raison de sa venue. D'ordinaire, elle avait plutôt l'habitude d'être accueillie avec moqueries et quolibets. Elle apprécia donc d'emblée l'homme et lui répondit avec la même amabillité :

- C'est un plaisir de faire votre connaissance, milicien Richard. Nous allons donc interroger ce prisonnier. Voyez cela comme la routine. J'ai souvent eu affaire aux sectateurs par le passé. Seulement, comme il est de coutume pour beaucoup de se débarrasser simplement des voisins gênants en usant de la dénonciation abusive, il nous faut être absolument sûrs qu'il soit coupable. Je ne pense pas que les Trois apprécient que l'on tue des innocents en leur nom.

- Toi ! Quel est ton nom ? lança Clervie d'une voix forte en direction du malheureux prisonnier.

Ce dernier leva la tête, toisant Clervie avec des prunelles grises emplies de frayeur, semblables à deux lunes. Rien que là, la jeune femme comprit qu'il y avait un problème, même si elle s'efforça de n'en rien montrer. Les sectaires fanatiques n'avaient jamais vraiment peur aux interrogatoires. Lorsqu'ils se savaient complètement coincés, ils finissaient par avouer en ricanant comme des fous et narguaient ceux qui essayaient d'obtenir les noms des membres de leurs cellules.

- Alrad, m'dame.
- Deux personnes t'accusent d'être un hérétique, voir un purgateur. Qu'as-tu à répondre à cette accusation ?
- Je suis innocent. On m'a même pas dit qui m'accusait, d'ailleurs !
- Une prostituée nommée Justine, ça te parle ?
- Justine est vexée parce que j'ai repoussé ses avances, cracha-t-il.
- Hum... Et pour le poissonnier qui dit t'avoir vu avec une dague ensanglantée au symbole plus qu'étrange ?
- Le blason de mon grand-père, dame ! Une gueule de lion ! Nous étions une famille de bannerets vivant tout au sud de Langres avant que la fange ne nous chasse de notre domaine et que nous ne soyons déchus par la force des choses. Mes ancêtres ont fait la Grande Guerre contre les hommes du désert ! Rien à voir avec une secte quelconque ! Et pour le sang, il ment ! Je ne l'utilise jamais, cette dague !
- Pourtant, on a retrouvé effectivement du sang caillé dessus. Il n'y a nul doute sur le fait qu'elle a servi à tuer quelqu'un.
- Ce n'est pas moi, Dame. Je vous le jure... On va me brûler demain ! Aidez-moi !

Clervie n'était pas encore tout à fait convaincue de l'innocence de l'homme, mais force était de constater qu'il était loin du fanatique aguerri. Peut-être était-il un nouveau venu dans l'ordre des purificateurs, encore possiblement du genre à se laisser impressionner ? Non, dans ce cas, il aurait déjà craqué.
Dans tous les cas, l'instinct de Clervie lui soufflait d'aller chercher plus loin les tenants et aboutissants de l'histoire. Elle dit alors :

- Milicien Richard ? Vous avez encore le nom du poissonnier ? Je suggère d'aller lui rendre une petite visite, histoire d'obtenir quelques précisions.

Richard d'Estaing
Ma parole sera d'acier

◈ Innocents et condamnés ◈

Richard haussa un sourcil en entendant sa réponse. Son intuition ne l’avait pas trompé, c’était une femme de caractère. La voyant entrer prestement dans le cachot, il l’observa un instant, avant d’emboîter ses pas.

Une fois dans la pièce, le jeune milicien s’installa dans un coin, le visage fermé et les bras croisés. Était-ce bien approprié qu’une jeune femme discute de choses si disgracieuses avec un maraud ? Si cela ne tenait qu’à lui il aurait préféré mener l’interrogatoire et lui rapporter les faits, il était regrettable qu’elle ait à supporter pareille vision. Aussi expérimentée le sergent prétendait qu’elle était.

Richard se tut cependant et suivit l’échange avec curiosité. Il vit rapidement l’expression de dame Claire changer alors qu’elle réfléchissait à ce que le badaud lui disait. Elle aussi devait maintenant comprendre que l’homme était passable du bûcher et que son accusation était parfaitement…

-Le… Le poissonnier ? Son nom est Kazamir, son échoppe se situe dans l’avenue principale en face de la boutique de Margaux, non loin d’ici. Mais…

Il avait répondu machinalement, surpris par ce retournement de situation. « Voilà pourquoi l’on ne devrait pas confier ce travail à une femme, elles s’attendrissent trop à la vue de la moindre fausse larme versée. » Il allait protester mais déjà elle était repartie, suivant le chemin qu’il venait d’indiquer. Rouspétant discrètement il referma la porte du cachot avant de rejoindre sa collègue.

-Dame Claire, je ne suis point sûr de comprendre l’où nous mène cette démarche ? Loin de moi l’idée de vouloir remettre votre intuition féminine en question, mais n’est-il point évident que ce couard ment pour sauver sa peau ? Vous l’avez entendu vous-même, il serait prêt à tout pour fuir le jugement des Trois qui l’attend demain. N’est-ce point-là déjà un signe de culpabilité ?

« Doucement, ne la brusque pas, tu connais les femmes et leurs humeurs. La rationalité n’a que rarement emprise sur ces dernières. »

-J’imagine que nous pourrions vérifier cette histoire de généalogie du sud de Langres. Mais je ne saurais par où commencer, le domaine étant aujourd’hui dévasté. De plus n’est-il pas intrigant qu’une famille de banneret finisse par arpenter les rues comme notre chère Alrad semble le faire ?

Cela n’était pas impossible, évidemment. Richard comme bien d’autres avait beaucoup perdu lors de la propagation de la fange… Mais de là à finir en guenilles accusé d’hérésie ? Cela semblait bien trop farfelu, qui plus est aucun noble n’aurait accepté de se déshonorer ainsi. Oui, de son expérience le sang bleu se trouvait toujours chez des individus respectables.

Mais déjà ils arrivaient devant la bicoque du poissonnier. Là encore Richard prendrait un rôle de retrait pour laisser la damoiselle mener son enquête. Il estimait qu’elle comprendrait bien assez vite qu’elle s’était fourvoyée. Et après tout, cette leçon de vie lui ferait sûrement le plus grand bien.

Innocents et condamnés (Clervie - Richard)

Richard d'EstaingMa parole sera d'acier

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