[Terminé] - La boue peut cacher un rubis

Marbrume, le 9 Septembre 1166

Où cette enfant pouvait-elle donc être passée ? Encore une fois, Théodora rencontrait quelques soucis éducatif avec la plus jeune de ses enfants, Agathe. La petite fille de huit ans, était la dernière des quatre enfants Priost. Ses trois grands frères la gâtait bien trop, prenant pour eux les bêtises qu’elle s’évertuait à enchaîner. Même son brave Gontrand, bien qu’extrêmement fidèle à la bourgeoise, avait un faible pour la petite peste.

Cette fois cependant, il ne serait pas possible que la fillette s’en sort sans punition adéquate. Disparaître de la surveillance des adultes de la maison Priost pour venir vagabonder au Port était insensé. Depuis que les réfugiés avaient envahis leur ville, le quartier n’était plus sûr. La commerçante n’y venait jamais seule, autant dire qu’une si jeune enfant ne devait pas se balader ainsi. Pour une fois, il était appréciable qu’Agathe ne prenne pas soin de son apparence. Son habitude de porter de vieux vêtements troués, soi-disant plus confortables, aurait au-moins le mérite de la faire se fondre dans la masse.

« Ma Dame, un témoin dit l’avoir vu aller dans la boutique de potier un peu plus loin. »

« Et bien, allons voir si elle s’y trouve toujours. Je suppose que tu as donné une pièce au témoin. »

« Oui Ma Dame. »

Le garde du corps de la bourgeoise, Gontrand, du haut de sa grande et épaisse carcasse, montra un badaud à sa patronne. Celle-ci adressa un sourire chaleureux au petit homme gras et sale qui venait de leur donner l’indication. En aucun cas, le dégoût que lui inspirait une telle vision ne transparaissait sur son visage. Non, Théodora Priost était une femme agréable en toute circonstance, même lorsqu’elle usait de menaces. Son rang l’exigeait, tout comme la démarche légère avec laquelle elle se dirigea vers son but.

Modeste, la boutique n’avait rien qui aurait pu attirer l’oeil. Pour autant, la négociante ne jugeait la valeur d’un commerce qu’à son contenu. La forge de sa famille avait elle-même été très modeste jusqu’à ce que Dame Priost ne décide de la faire monter en prestige avec son mariage. Et elle le savait, certains artisans ne portaient aucune espèce d’importance à leur image, ne portant d’amour qu’à un travail bien fait.

En entrant dans les lieux, la bourgeoise vit de suite la petite furie qui s’était échappée, ne lui laissant pas le loisir de vérifier sa théorie.

« Et bien, te voilà enfin. »

Son regard ne s’attarda pas sur sa progéniture, cherchant plutôt le propriétaire des lieux. Dès qu’elle rencontra les billes bleues de celle qu’elle pensait être une employée, elle étira ses lèvres recouvertes d’une couche de rouge carmin.

« Je vous prie de bien vouloir m’excuser si ma fille vous a importuné. Elle a encore besoin d’apprendre à écouter les consignes qui lui sont données. Vous a-t’elle causé un quelconque désagrément ? »

Que ce soit le phrasé, ou l’apparence de Théodora, on ne pouvait ignorer son statut. La rigueur avec laquelle la Dame était coiffée, la richesse des tissus qui composaient sa robe, les pierres précieuses qu’elle arborait, rien n’était laissé au hasard dans une époque où de nombreuses âmes avaient de la peine à remplir leur assiette. Alors qu’elle était d’une élégance et d’une grâce toute particulière, l’homme à ses côtés était plutôt brut. Mais son air farouche s’adoucit lorsqu’il s’agenouilla à hauteur de la fugeuse.

« Petite Dame, vous ne devez pas disparaître ainsi. »

Il était clair que l’homme avait été inquiet pour ce petit être.


Un peu plus tôt

La porte de l’échoppe s’ouvrit, mais le client qui entra était d’un taille bien plus minime que ce que l’on aurait pu attendre. Sur le seuil se dressait une petite créature aux longs cheveux châtains et aux yeux verts curieux, qui mangeait du regard toute les créations présentées dans la boutique

« Dites Madame, je viens chercher un cadeau pour ma Maman. Elle est assez difficile, elle n’aime que les choses parfaites et je n’ai rien trouvé qui lui irait. Mais vous êtes très douée ! Je pense que ça pourrait lui plaire. »

A peine ces quelques mots franchirent ses lèvres qu’elle se mit à faire le tour de la boutique avec la vigueur propre à un enfant de son âge. Même si elle avait parlé comme l'aurait fait une petite fille bien éduquée.

Alaïs était assise sur un haut tabouret derrière le petit comptoir de l’échoppe de Bauduin. Le coude posé sur la surface de bois polie et la tête lourdement appuyée sur sa main aplanie, elle attendait patiemment que… le temps passe.

C’était en effet son jour de « congé ». Ça arrivait, de temps en temps. Le chef potier lui demandait alors de surveiller la boutique, destinée aux clients particuliers, plutôt que de travailler à l’atelier. La jeune femme ne s’en plaignait pas mais l’entreprise du mastodonte étant plutôt tournée vers la production destinée aux industries et commerces, les gens normaux en recherche de plus petits récipients, vaisselle et autres se faisaient rares. Elle avait déjà épousseté deux fois toutes les étagères et s’était enfin résolue à rester… à ne rien faire. Très, très difficile…

Bauduin était absent. Il profitait généralement de ces journées où Alaïs s’occupait de la boutique pour aller faire son petit tour, de ses clients fidèles comme de ses fournisseurs. La jeune femme était laissée en charge absolue de la boutique, et du coffre, tandis qu’un de ses vieux ouvriers gérait l’atelier et les entrepôts. La confiance de son patron la touchait … S’il savait le sale tour qu’elle avait joué à son précédent employeur, il serait peut-être moins enclint à lui laisser les clés du coffre…

Alaïs fut sortie de ses rêveries par l’ouverture de la porte. Ne voyant personne dans l’ouverture, elle crut d’abord à un courant d’air ou une mauvaise blague. Puis elle se pencha par-dessus le comptoir et haussa les sourcils de surprise. Ce n’était pas tous les jours qu’une enfant entrait dans ce genre d’endroits.

La jeune femme fut un peu déstabilisée par la flot de paroles qui sortit immédiatement du petit être. Elle n’avait pas l’habitude des enfants… Elle n’en avait jamais vraiment côtoyés, et l’idée d’avoir les siens étaient encore bien loin de son esprit.

Mais la petite était bien élevée. Elle avait rapidement observé les hautes étagères de bois qui tapissait les murs, chargées d’échantillons de vaisselle, principalement, en tout genre. Puis, la gamine s’était dirigée vers un petit présentoir, dans le coin de la boutique. Son présentoir. Celui sur lequel Bauduin exposait les pièces uniques et plus fines sur lesquelles Alaïs travaillait lorsqu’elle avait un peu de temps libre. Sans le savoir, l’enfant avait flatté l’égo de la jeune artisane. Elle descendit donc de son tabouret et fit le tour du comptoir pour rejoindre la petite fille.

« Ta maman doit avoir beaucoup de goût… Elle sait que tu es ici ? Est-ce que… quelqu’un… sait que tu es ici ? »
La petite leva ses grands yeux verts vers elle et lui renvoya une moue ennuyée, mais pas le moins contrite pour autant. Alaïs sourit calmement.

« Je vois… »

Quoi qu’il se passe, il était hors de question de laisser la petite fille quitter seule la boutique. Elle pourrait toujours appeler un de ses collègues les moins poisseux pour surveiller l’échoppe le temps qu’elle ramène la gamine chez elle.

« Qu’est-ce qui pourrait lui plaire tu penses, à ta maman ? Celui-ci », fit-elle en montrant un petit poudrier orné en faïence, émaillé de détails carmins, « permet de ranger la poudre, pour le maquillage. Et celui-là », ajouta-t-elle en montrant un autre récipient plus grand, aux décorations émeraude, « est idéale pour une huile ou de la crème. »

La petite resta tournée vers le présentoir, hochant de la tête au fur et à mesure des explications et une mine concentrée sur le visage. Bon, d’accord, elle était mignonne… Même si, dans un coin de sa tête, Alaïs se disait bien que des parents devaient être en train de tourner chèvre quelque part. Elle n’avait toutefois pas envie de brusquer l’enfant, de peur que celle-ci ne tente de prendre la fuite.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait pour la seconde fois la surprit quelque peu et elle se détourna vivement pour faire face aux nouveaux clients. Les fréquentations du quartier n’étaient pas toujours des plus reluisantes et elle se sentait étrangement responsable de l’enfant à ses côtés.

Mais un coup d’œil aux arrivants lui apprit que la plupart de ses soucis de l’après-midi venaient de s’évaporer. Les yeux de la dame, tout aussi verts que ceux de l’enfant, ne trompaient pas et les paroles prononcées, tant par elle que par l’homme qui l’accompagnait, la confortèrent dans son idée. La mère de l’enfant jouissait aussi clairement d’un bon statut, aussi Alaïs adapta-t-elle son langage. Ce qui n’était pas toujours évident quand on passait la journée avec des ouvriers mal léchés… Elle se félicita aussi d’avoir en peu soigné son apparence ce matin-là, sachant qu’elle risquait de rencontrer des clients. Elle avait laissé son tablier à l’atelier et portait ses vêtements les moins amochés ainsi qu’un demi-chignon plus soigné que d’habitude.

« Il n’y a pas de mal, Ma Dame. Les intentions de la Demoiselle sont honorables et elle n’a causé aucun ennui. »

La jeune artisane adressa un doux sourire presque encourageant à la petite fille. Elle ne se mêlerait pas plus d’affaires de famille, mais elle n’allait pas non plus enfoncer sa jeune visiteuse.

A peine l’employée rassura t-elle la bourgeoise, que la petite fille s’accrocha à la robe de sa mère. Son visage reflétait à la fois la peur de la punition à venir, tout autant que la contrariété d’avoir été interrompue avant d’avoir mené à bien son projet. Ses longs cheveux emmêlés ondulaient en reflétant le soleil, leur donnant une teinte plus claire.

« Maman, je... »

« Jeune fille, nous aurons cette conversation à la maison. En attendant, reste à côté de Gontrand et ne cause aucune de nouvelle tempête. »

Le ton de la femme n’était aucunement mauvais. La fermeté de sa voix ne laissait pourtant place à aucun doute concernant le caractère non négociable de la chose. Il y avait dans ces quelques mots toute l'autorité d'une mère. Le petite cliente n'essaya d'ailleurs pas de contredire l'ordre qui venait de lui être donné. A la place, elle se dirigea vers l'homme qui se tenait derrière sa mère. 
Armé, l'air de nouveau peu aimable, il avait tout pour faite fuir le badaud. Pour autant, la demoiselle le rejoint sans ma moindre crainte. Et, comme quelques instants auparavant, le garde du corps adoucit son faciès pour accueillir sa jeune maîtresse. Ne voyant sans doute pas de danger ici, il écouta la plainte qui lui était glissée par des petites lèvres boudeuses. Les mots qu'il lui murmura en retour n'étaient pas audibles pour le reste de l'assistance.

La commerçante, dont le problème premier était désormais réglé, laissa finalement ses pupille acérées scruter les marchandises présentes dans les lieux. La plupart étaient grossières, du même acabit que le quartier dans lequel la boutique se trouvait. Brute, sans raffinement, comme les dockers qui chargeaient autrefois les bateaux et qui cuvaient désormais dans les rues sombres alentours.

Malgré tout, les prunelles émeraude se posèrent sur ce qui pouvait s’apparenter à un rubis au milieu de la boue qui maculait les pontons un peu plus loin. Quelques pièces avaient une allure plus fine, plus travaillée et se tenaient là de manière totalement incongrue. Si l'on en croyait la destination des objets, il était presque certain que c'était une femme qui était à l’origine de ceci.
Les hommes n'avaient aucune idée de ce à quoi toutes ces petites boîtes ornées pouvaient servir. Son propre mari lui avait déjà fait la remarque sur cet argent mal investi. Ce à quoi elle lui avait rétorqué qu'il n'avait aucun droit de regard sur ce qu'elle gagnait et qu'il devrait déjà se satisfaire de pouvoir le dépenser dans les jeux.

Penser à cet incapable de Charles amenait souvent une moue contrariée sur le visage de la bourgeoise. Observer le numéro de charme de sa fille l'avait quelque peu atténuée. Partagée entre la fierté de voir sa fille prendre conscience des armes qu’elle avait en sa possession, et le mécontentement d’assister à cette rébellion mal cachée, Théodora préféra laisser couler pour l’instant. Comme elle l’avait indiqué, tout ceci se réglerait à huit-clos.

« Je suis étonnée de voir de telles pièces ici. Elles auraient leur place dans un commerce spécialisé. »

Il était fortement sous-entendu que ce genre de commerce ne pouvait être celui-ci ou n'importe lequel dans les environs. Pour autant, on ne pouvait pas non plus accuser la Dame de l'avoir publiquement annoncé non plus.

« L'artisan qui a créé ces pièces, le connaissez-vous ? »

Le sourire engageant qui s’adressait à la jeune femme du comptoir était maîtrisé depuis des années, le faisant paraître parfaitement naturel.

Alaïs observa la scène familiale qui se déroulait sous ses yeux.

L’enfant avait rejoint l’homme intimidant qui se dressait dans un coin de la pièce et son expression s’était considérablement adoucie. Il avait tout de suite l’air moins dangereux, si on faisait abstraction de son arme et de sa carrure impressionnante, bien sûr. La jeune femme ignorait la relation entre les trois personnes qui occupaient le magasin, après tout ce n’était pas ses affaires, mais autre chose qu’une simple subordination ne l’aurait pas surprise.

Alaïs resta toutefois silencieuse, se faisant discrète de retour derrière son comptoir. Ses visiteurs n’étaient pas des clients, encore moins ordinaires. Ils n’étaient pas entrés pour faire des achats. Il n’était donc pas question d’essayer de leur vendre quelque chose.

La femme l’intriguait pourtant. Tout en elle projetait une impression de pouvoir, et d’argent. Ce n’était peut-être qu’une impression justement, mais l’attitude de l’enfant, clairement bien élevée malgré un brin de défiance, ne faisait que la conforter dans son idée. Bourgeoisie ? Petite noblesse ? Si c’était le cas, comment l’enfant avait-elle pu terminer dans les fins fonds du quartier portuaire ?

Les yeux de la visiteuse se posèrent alors sur ses créations et Alaïs sentit plus qu’elle ne vit le subtile changement dans l’attitude de la Dame.

La compliment qui passa les lèvres carmins lui réchauffa le cœur et elle fit de son mieux pour minimiser l’incontrôlable rougeur qui lui montait aux joues. Ce n’était pas tous les jours que son travail était réellement apprécié, dans un endroit pareil. Encore moins par une personne qui semblait savoir de quoi elle parlait.

Elle réfléchit un instant à la meilleure façon de répondre. Elle n’avait pas envie d’avoir l’air de se vanter… Mais, en même temps, c’était son travail…

« C’est moi, Ma Dame. Je vous remercie de votre appréciation. », répondit-elle avec un sourire qu’elle voulait engageant.
« J’ai commencé à créer quelques pièces sur mon temps libre quand je me suis familiarisée avec le matériau. La poterie n’est pas ma discipline de base. », ajouta-t-elle poliment.

Elle pouvait reconnaître une opportunité quand elle en voyait une. Et elle ne tenait pas à passer sa vie dans les entrepôts de Bauduin…

Après une hésitation, la jeune femme du comptoir révéla qu’elle était la personne à l’origine de ce travail précis. Bien entendu, il y avait des artisans bien plus expérimentés et réputés en ville. Malgré tout, en prenant en compte l’âge de la potière, la marge de progression était forte intéressante. De son propre aveux, la vendeuse n’était pas une experte. Restait à savoir si son talent naissant était encore plus développé dans son domaine natif.

« Et quel est donc votre discipline ? Je gage que vous devez y être encore plus épanouie, n'est-il pas ? »

La bourgeoise s’intéressa de plus près à celle qui avait désormais son attention. Elle devait être un peu plus âgée que Théodora lorsqu’elle s’était mariée et avait enfanté mais guerre plus. Sa coiffure avait été pensée pour être pratique. Pour autant, si ils en venaient à être détachés et soignés, la jeune femme aurait un atout de taille pour attirer dans ses filets un mari plus acceptable que sa condition sociale. Surtout que le visage que ses mèches encadreraient alors était fin et agréable.

Encore fallait-il que la potière le souhaite. Théodora avait remarqué, avec une certaine incompréhension, des demoiselles préférer rester seules et trimer, que de chercher un mari. Les prêtres se tiraient les cheveux face à cela, eux qui désiraient ardemment voir les ouailles des Dieux dans le droit chemin. Cette fille avait ce genre de vibration, comme si rester seule et s’occuper uniquement de son propre destin la rendait plus forte. Mais aucun ruban de mariage n’ornait son poignet, ou un quelconque endroit de son accoutrement. Au contraire de celui de la bourgeoise qui était sagement posé sur son poignet ganté.

Alaïs garda un doux sourire sur le visage même si les souvenirs soulevés par la question de la visiteuse n’étaient pas tous très agréables.

« Mon père était forgeron en Boétie. Je l’aidais pour l'embellissement de ses pièces. D’abord uniquement sur dessin puis directement à la forge. Ensuite, j’ai fait mon apprentissage auprès d’un maître verrier. Ça ne fait que quelques mois que je m’essaie à la poterie », répondit-elle avec un vague geste de la main vers ses créations et un sourire un peu crispé qui ressemblait presqu’à une excuse. Ce n’était pas de la fausse modestie. La jeune femme n’en était pas capable. Juste la reconnaissance du fait qu’avec un peu de pratique, elle pourrait sûrement encore mieux faire.

« J’aime beaucoup les deux mais j’ai une petite préférence pour la verrerie fine. Mon fiancé et moi avions pour projet de fonder notre propre atelier avant… tout ça. », ajouta-t-elle avec un nouveau geste vague de la main. Il n’était pas nécessaire d’être plus précise, tout le monde avait compris… Que ce soit l’arrivée de la Fange, la migration, la famine, cette fichue journée du couronnement,… Tout le monde avait bien un moment, dans les dernières années, où tout était parti à vaux l’eau. Pour Alaïs, chacun de ses événements n’avait fait que rendre son beau projet bien plus compliqué à réaliser maintenant qu’elle était une femme, seule, dans une ville qui lui paraissait toujours aussi inconnue et dangereuse qu’au premier jour.

Mais ce n’était pas le moment de s’accabler.

Les rouages de l’esprit de la jeune femme continuaient à tourner alors qu’elle observait toujours son interlocutrice. Son regard passa également quelques fois de la Dame à la petite fille qui se tenait toujours près de l’homme d’arme.
Un œil aiguisé transmis à sa progéniture, de l’argent, acquis ou hérité, de l’intérêt pour l’art, des mains gantées,…
Les yeux de la jeune femme se posèrent un bref instant sur ses propres mains, piquetées de petites blessures et brulures à divers stades de guérison.

« Et vous, Ma Dame, si je puis me permettre ? Quel est votre domaine d’expertise ? »

C’était peut-être un peu présomptueux mais ça valait la peine d’essayer. Elle n’avait rien à perdre. Et puis, elle n’impliquait pas que sa visiteuse se salissait elle-même les mains, juste que, de toute évidence, elle s’y connaissait en quelque chose.

En péripétie de sa vision, elle remarqua de l’agitation derrière la porte entrouverte qui menait aux entrepôts. Celle-ci restait toujours ouverte ainsi lorsqu’Alaïs tenait le magasin depuis un petit incident, quelques semaines plus tôt. Mais peut-être était-ce simplement Bauduin qui rentrait.

Bien que partiellement gênée par les question de Théodora, la jeune femme finit par répondre. La commerçante accentua légèrement son sourire, la petite artisane avait vite compris quel genre de personne se tenait face à elle.

L’intérêt de la bourgeoise s’accentua quand elle entendit que la vendeuse était fille d’un forgeron. Les deux femmes avaient ce point commun d’avoir grandit auprès du fourneau brûlant, l’odeur du métal emplissant l’air aussi bien dans l’atelier qu’à l’extérieur. La couleur du métal liquide avait été source de nombreuses heures d’observations, et malgré ses recherches, rien n’avait cette teinte indéfinissable. Ce mélange d’un camaïeu de rouge, orange et jaune, glissant lascivement dans le moule était source d’une profonde émotion chez Théodora. Encore aujourd’hui, alors qu’elle s’adonnait en secret à la fabrication de certaines armes d’exception, cette étape restait sa préférée.

Laissant derrière elle l’émoi que ces pensées pouvaient provoquer en elle, la bourgeoise continua d’écouter le récit de cette jeune artisane et de la déchéance qui l’avait amenée dans ce bouge. L’histoire au final n’était pas différente de celle de nombres de pauvres âmes. La Fange avait bouleversé la vie de nombreux habitants du royaumes. La jeune femme avait bien été sur le point de se marier, et à ce jour, il semblait qu’elle ne se remettait pas encore de cette perte. La meilleure solution pour elle serait pourtant d’agripper le regard d’un artisan de Bourg-Levant pour sortir de ce bouge. L’analyse que la jeune femme était en train de réaliser sur la bourgeoise prouvait qu’elle pouvait tout à fait s’en sortir dans de plus hautes sphères que celle-ci.

« Mon époux est un négociant. J’ai appris à avoir l’oeil pour les choses qui le méritent. »

Il était hors de question qu’elle dévoile son secret car alors, il perdrait de sa valeur. A la place, la bourgeoise vint se placer face à la vendeuse.

« Je vais êtes franche. Ces objets que vous avez confectionnés sont de bonne qualité, bien meilleure que ce qui est présenté sur les autres étagères. »

D’un geste élégant, elle désigna les pièces grossières qui constituaient la majorité des objets à vendre. Ils étaient utile pour les petites gens, ceux qui travaillaient à s’en user le corps pour arriver à manger. Mais ils étaient d’une facture tellement horrible aux yeux de quelqu’un habitué à mieux...

Sûre d’elle, sûre de tout ce qu’elle représentait, la négociante perdit quelque peu son masque bienveillant pour montrer un peu plus de suffisance. Soit la vendeuse le prendrait pour un défi, auquel cas Théodora pourrait probablement y gagner aussi quelque chose. Soit, la jeune femme prenait la mouche et alors elle seule serait perdante.

« Comptez-vous croupir ici ou allez-vous tenter de prendre votre destin en main ? »

Sans donner aucun détail sur la manière dont il fallait prendre son destin en main, Dame Priost attendait avec une certaine délectation de voir de quel bois était faite cette artisane prometteuse.

Alaïs fit de nouveau de son mieux pour ne pas rougir sous le compliment. Il y avait bien des niveaux dans la flatterie et voir son travail reconnu par l’épouse d’un riche négociant au goût impeccable était assez haut sur sa liste. Elle s’était certes habituée aux éloges de la bourgeoisie et petite noblesse de Boétie mais depuis son arrivée à Marbrume, sa seule reconnaissance venait de certains de ses collègues et de son patron… C’était déjà bien sympathique mais ces hommes bourrus n’avaient quand même pas beaucoup de références.

Tout ça faisait donc beaucoup de bien à son âme d’artiste.

Puis la visiteuse attaqua le vif du sujet et la jeune femme eut l’impression que ses poumons se vidaient de leur air. C’était plutôt direct, en effet…

Elle joignit les mains dans son dos pour essayer de garder une certaine prestance même si, intérieurement, elle se décomposait. Elle n’était pas douée pour ce genre de discussions… Exprimer ce qu’elle désirait… Être affirmative… Ce n’était pas vraiment des compétences qu’on avait encouragées, chez elle. Que du contraire.

Toutefois, son interlocutrice représentait peut-être, voire très probablement, un tremplin en or. Une opportunité comme elle n’en verrait plus jamais. Mais elle était aussi bien consciente de la silhouette massive de son patron, tapie dans l’ouverture de la porte arrière.

Elle déglutit péniblement, essayant de gagner un peu de temps en faisant mine d’observer ses propres créations pendant un instant.

Si elle partageait ses rêves avec la négociante, Bauduin la mettrait-il à la porte ? Ne risquait-il pas de se sentir trahi ? Il y avait peut-être moyen de tourner cette discussion à son avantage. Mais ce genre de pirouettes verbales n’avait jamais été son fort.

« Bien sûr que j’aspire à autre chose… », répondit-elle enfin, d’une voix basse un peu timide. «Je suis reconnaissante de l’opportunité qui m’est donné ici mais… » Elle prit une brève inspiration nerveuse, toujours hésitante. Allez… « … Il est certain que je rêve d’autre chose. Notre projet d’antan est toujours le mien, autant que possible. Mais je commence à peine à me repérer dans Marbrume… Ne parlons même pas de tisser des relations commerciales, je ne saurais même pas par où commencer ici. »

Aucun son ne parvint de l’arrière boutique mais la silhouette était toujours bien là, immobile.
Quand à Alaïs, elle n’évoqua pas les ressources nécessaires à un tel projet. Car si lesdites ressources n’étaient effectivement pas un frein, elle était persuadée que sa sécurité, et peut-être même sa survie, dépendait du secret absolu qu’elle gardait autour des joyaux volés.

« Ma Dame »

Théodora se retourna vers son garde du corps, dont le regard clair indiqua furtivement l’arrière-boutique. Sans qu’un autre mot ne soit prononcé entre eux, elle sut. Quelqu’un était là. Et la jeune femme avait dû le sentir pour être ainsi partagée. Son visage marquait parfaitement un certain combat qu’elle menait. Allait-elle avoir les tripes pour sortir ce qu’elle voulait ?

« Bien sûr que j’aspire à autre chose… »

« Je vois. »

Décevant. La déclaration était trop brute pour être perçue avec finesse, et trop mitigé pour être un aveu fort. En même temps, il ne fallait pas s’attendre à autre chose de quelqu’un qui travaillait dans ce trou à rats pour survivre. Pour autant, la potière avait tout de même admis à demi-mots qu’elle n’était pas ici par plaisir mais par pure nécessité, le temps de se faire des contacts. Au moins, la l’artisane était consciente que ce point était essentiel.

Un certain talent, de la cervelle qui réfléchissait dans une jolie boîte crânienne. Cette petite pourrait assurément faire quelque chose de sa vie si elle se décidait à prendre quelques risques.

La bourgeoise se détourna du comptoir pour ce concentrer de nouveau sur la vitrine qui contenait le savoir-faire de cette jeune pousse. Un second regard, moins hâtif, lui permettait d’apprécier ce qui était bon dans ces pièces, et ce qui était perfectible. Comme tout un chacun, il y avait de la marge de progression. La jeune femme était trop jeune pour avoir le doigté d’un artisan expérimenté. Il fallait des années de travail pour obtenir quelque chose qui se rapprochait de la perfection. Théodora elle-même n’y était pas encore, bien que son art soit reconnu pour sa qualité et sa beauté. Mais le talent était là, que donnait-il dans son domaine d’origine ? La comparaison pouvait être fort intéressante.

Pour le moment, supputer n’aiderait pas plus la négociante, surtout qu’elle avait perdu assez de temps à chercher cette chipie d’Agathe.

« Je vous prendrais ceci, s’il vous plaît. »

Sans que Théodora ne le sache, le poudrier de faïence, avec quelques touches de carmin, qu’elle désignait était celui que la jeune potière avait montré à sa fille. En voyant cela, la petite fille s’agita dans les bras du grand homme et sa moue boudeuse se renforça. A nouveau, elle lâcha quelques mots au gaillards sans que leur secret ne soit éventé. Ce qui était sûr, c’est que la petite demoiselle ne semblait pas ravie de ne pas avoir pu aller au bout de ses plans.

Sa mère attendait patiemment que la vendeuse s’occupe de sa requête. Lorsque cette dernière se pencha, et fut suffisamment loin de l’arrière boutique, Théodora lui souffla quelques mots.

« Lorsque vous aurez décidé de sortir d'ici, cherchez à contacter Théodora Priost. Avec vos meilleures pièces.  »

Les billes émeraudes auraient pu être accusatrices si elles ne contenaient pas une touche d’intérêt. Et puis, la proposition était faite désormais, la jeune femme aurait le choix de saisir sa chance ou non. C’était entre ses mains désormais. Théodora ne perdrait pas de temps à la forcer, elle avait d’autres marchés plus juteux à faire fructifier. Pour autant, elle ne pouvait pas totalement laisser tomber quelque chose de prometteur lorsqu’elle le voyait. Mieux valait que ce soit elle qui bénéficie du talent non exploité qu’elle avait sous les yeux.

Alaïs put lire la déception s’installer sur les élégants traits de la négociante. Un petit pincement au cœur la surprit. Elle ne s’était pas attendu à espérer autant de reconnaissance de la Dame qui venait tout juste de débarquer dans sa vie. Merci Maman et sa figure maternelle si bancale : elle cherchait maintenant l’approbation de la première femme correcte venue…

Puis la Dame choisit une pièce sur son présentoir et Alaïs quitta son comptoir pour aller chercher la marchandise.

« Bien sûr, Ma Dame. Merci beaucoup ! », fit-elle en traversant la petite échoppe.

Alors qu’elle se penchait pour prendre le délicat poudrier entre ses mains, la négociante lui parla à voix basse et la jeune artisane se tendit, avant de se détendre aussi vite. C’était une proposition. Sans condition ni réserve. Juste une ouverture, une possibilité. Et le murmure de la Dame lui apprit qu’elle aussi savait que quelqu’un était à portée de voix.

Alaïs s’inclina légèrement devant son interlocutrice, avec respect et gratitude.

En repartant vers le comptoir, elle accrocha le regard de l’enfant et lui adressa un discret sourire. Oui, si la petite avait eu l’occasion d’arriver au bout de son plan, elle aurait certainement fait plaisir à sa mère. Ça devait compter pour quelque chose…

De retour au plan de travail, la jeune femme emballa rapidement le poudrier avec les matériels du bord (un morceau du tissu et un bout de ficelle cette fois…) et annonça le prix.

« Ça fera 2 pistoles, s’il-vous-plait. »

C’était très raisonnable, pour un poudrier de cette qualité. Pour être honnête, l’artisane avait laissé tomber la commission que son patron lui accordait sur toutes ses pièces vendues. Elle donnait plus de valeur à cette rencontre qu’aux quelques pièces supplémentaires. Théodora Priost, donc… Un nom à graver dans sa mémoire.

La jeune femme ne répondit rien à la proposition de Théodora. Pour autant, cette dernière était sûre que le message avait bien été reçu en voyant le regard de la vendeuse, ainsi que son signe de respect évident. Certainement qu’elle ne s’inclinait pas ainsi devant n’importe quel clampin. Tout espoir n’était pas perdu pour ce petit bout.

Aussi, quand elle entendit le prix, Dame Priost tira une pistole de plus que ce qui était demandé. On n’accuserait certainement pas quelqu’un de sa qualité, faisant prévaloir l’œil expert de sa maison, de voler un artisan. Étonnement, lorsque l’article fut payé, ce ne fut pas elle qui l’attrapa. Le grand blond se remit debout, rendant presque cette partie de la pièce exiguë, puis ce fut lui qui récupéra l’achat de sa Maîtresse. Sans lâcher la main de la fillette à ses côtés, il entreposa le précieux poudrier dans la sacoche accrochée à sa ceinture.

Théodora fut la première à amorcer un geste indiquant le départ de ce trio. Un léger de signe amorça le moment où elle se tourna, puis elle quitta les lieux sans un autre regard en arrière. Pour autant, elle saurait garder en mémoire cette rencontre.

A sa suite, le garde du corps se dirigea vers la porte. La fillette se dégagea de sa poigne un instant. Ce qui aurait paru impossible pour n’importe quelle personne adulte de taille moyenne ne posait aucune difficulté pour l’enfant. L’explication était tout simple, dès qu’il l’avait senti, Gontrand avait ouvert de lui-même ses doigts.
Les longs cheveux d’Agathe dansaient à chaque pas, accentuant l’effet de vitesse de son arrivée vers le comptoir.

« Merci Madame, je reviendrais vous acheter un autre cadeau. Sans me faire attraper cette fois ! »

Tout aussi vite qu’elle était venue, l’enfant retrouva sa position précédente auprès de la carrure réconfortante de celui qui était pour elle plus un père que celui qu’on lui demandait d’appeler ainsi.

Alaïs reçut les trois pièces d’argent et remercia copieusement la négociante. C’était un beau geste que la jeune femme n’oublierait pas. Pas plus que l’entièreté de leur rencontre.

Elle salua poliment ses trois visiteurs alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie et la tension qui s’était installée dans son corps au fil de la discussion commença tout doucement à la quitter.

La fillette échappa alors à l’homme et revint vers elle comme une flèche. Alaïs hésita face à la déclaration de la petite fille. Elle imaginait très bien le stress que de telles échappées pouvaient causer aux parents de l’enfant. Mais la petite n’avait décidément pas l’air du genre à écouter les adultes, encore moins des étrangers. La jeune femme se contenta donc de lui répondre d’un clin d’œil avant que la gamine ne se détourne et sorte de l’échoppe avec sa mère et leur accompagnateur comme elle y était entrée: tel un vent de tempête.

Alaïs resta un moment immobile, la main serrée sur les pièces d’argent. Elle essayait tant bien que mal de digérer ce qui venait de se passer. Le bruit de la porte de l’entrepôt qui s’ouvrait derrière elle la sortit à peine de son trouble. Elle ouvrit la main dès que la silhouette massive de Bauduin apparut dans son champ de vision.

Elle n’osait pas lever les yeux vers lui, pas encore. Mais le potier tendit sa main vers la sienne et ne prit que deux des trois pièces qui s’y trouvaient.

« J’ai toujours su que tu quitterais mon atelier un jour, tu sais… », commença-t-il enfin, de sa voix bourrue habituelle.

Elle se tourna vers lui, un air interrogateur sur le visage.

« Que ce soit pour un homme ou d’autres opportunités, tu partiras un jour. J’en suis bien conscient. Une perle comme toi ne peut s’épanouir dans un endroit comme celui-ci… », ajouta-t-il avec un ample mouvement de bras englobant ses produits bruts de décoffrage.

« Quand tu seras prête, tu auras tout mon soutien. Ce n’est pas comme si on jouait dans la même cour, de toute façon. », finit-il, avec un petit sourire amusé.
Alaïs le lui rendit, une vague de soulagement finissant de la traverser. Elle dut se retenir au comptoir pour que Bauduin ne la voit pas vaciller.

Si quelqu’un savait qu’elle n’était pas prête pour une telle aventure, c’était bien son patron, qui l’avait recueillie alors que, à l’article de la mort, elle avait accepté son destin. Lui qui l’avait ramassée à la cuillère quand elle était revenue des charniers après le couronnement. Leurs chambres étaient voisines... Et c’était aussi lui qui était témoin de ses cauchemars et venait parfois toquer à sa porte, la nuit, pour s’assurer qu’elle allait bien.

Mais un jour… Avec Bauduin, et peut-être Théodora Priost, à ses côtés, elle réaliserait son rêve.