Le mécène et l'artiste

«  Vas tu me dire enfin quelle est notre destination, maraud ? Je n'aime point l'endroit où tu m'entraînes. »

« Toujours aussi impatient et aigri ! Mais soit, je vais te gâcher la surprise : je t'emmène courir la gueuse à mes côtés, mon bon vieux Gyrès. »

La peste soit du sot ! Me faire quitter ma quiétude pour aller s’encanailler dans ces quartiers loin de mon chez-moi. Il n' était pas bon pour un sang-bleu de s’aventurer hors de l'Esplanade, tant le bon peuple tenait en horreur les gens de la haute. Sûrement à raison, je dois le confesser. Comment ne pas haïr l'aristocrate se vautrant dans le luxe et la débauche, quant l'on crève de faim sur le pavé froid de la basse-cité ? Quand, riche bourgeois, l'on se voit rabaissé et humilié à la cour du Roi par ceux n'ayant que leur sang pour mérite ?

Néanmoins, j'avais en méfiance la gueusaille depuis mes mésaventures dans le Labourg, aux côtés du terrible Dartigau, paladin fou de Rikni, véritable héraut de la Mort, laissant cadavres et mutilés dans son sillage macabre. Faire le récit de mes péripéties à mon brave ami Bacchos d'Olignère ne suffit pas à calmer les ardeurs de ce dernier, qui voulait absolument m'emmener hors de l'Esplanade, « là où l’on s'amuse véritablement, auprès des gens de peu de bien ». Baste ! L'idiot voulait m'emmener au bordel, où il avait ses habitudes. Mais après tout, était-il le seul blâmable dans l'affaire ? J'ai accepté, malgré ma circonspection, de l'accompagner dans son entreprise de luxure. Nous déguisant d'épais habits noirs de mauvaise facture afin de passer pour des roturiers, et d'ainsi dissimuler notre noble ascendance, nous déambulions à travers les rues encombrées et grouillantes de la Hanse, au crépuscule du jour. Ce n'était certes point un quarter malfamé, mais je ne m'y sentais guère à mon aise.

«  Je parie que cela fait bien longtemps que tu ne t'es pas ventrouillé avec une demoiselle, mon brave. C'est là l'occasion de dérouiller tes guibolles et ton engin. »

«  Il est sûr que j'ai grande hâte d'attraper la petite vérole avec une de tes catins.  »

«  Ne parle pas ainsi de ces braves filles d'utilité publique, et ne les confond pas avec les ribaudes poissardes des bas-fonds. Celles-ci sont douces et apportent du réconfort à l'homme en mal d'amour. Je les préfère aux vaniteuses de l'Esplanade. »

Nous débouchions à présent sur une rue marchande ma foi large  et fort coquette ; échoppes, tavernes et auberges de belle allure se succédaient dans l'allée. Là, l'on criait, on cherchait à appâter le client ; des jongleurs et des cracheurs de feu se produisaient au centre de la travée, impressionnant les badauds. Il n'était point aisé d'avancer dans ce capharnaüm, où régnait une véritable cacophonie.

«  Avant toute chose, je dois passer chez l'herboriste pour une raison... d'ordre intime. Profites-en pour faire quelques emplettes ; il y a là marchandises que l'on ne trouve nul part ailleurs.  »

Et, sans plus de palabres, mon compagnon du soir m'abandonna au milieu de cette foule hostile, partant poursuivre sa propre quête. Désemparé et esseulé, l'inquiétude me gagnait ; j'avais peur que le moindre geste ne me trahisse et ne cause mon lynchage. Une idée germa alors dans mon esprit : entrer au plus vite dans une boutique, n'importe laquelle, et y attendre patiemment. Au hasard, je pénétrais dans une échoppe où ne régnait que le silence et le calme...

Alaïs était de plutôt bonne humeur, en cette belle journée de mai. L’atelier commençait à fonctionner, tout doucement. Suffisamment pour qu’elle n’en fasse plus d’étranges cauchemars la nuit. Enfin.

La veille, elle avait terminé une ronde de cuisson, pour quelques pièces de démonstration, et elle avait ramené le tout sur l’établi de l’échoppe afin de pouvoir les décorer tout en gardant un œil sur de potentiels visiteurs.

Son tablier laissé dans l’atelier et les cheveux attachés en un chignon plus lâche que d’habitude, elle était penchée sur son travail, deux délicats petits écrins de faïence, un pot de peinture posé sur la table et un pinceau fin en main.

La porte s’ouvrit et elle leva la tête de son travail de précision, le pinceau en l’air. Une personne tout de noir vêtue venait d’entrer dans sa boutique comme dans un Temple…

« Bienv’… »

Elle s’arrêta en plein milieu de sa salutation et se redressa lentement de son tabouret en fixant son visiteur comme si Serus lui-même se tenait devant elle.

« Mon Seigneur ? »

Alaïs pensait halluciner. Elle avait aperçu Gyrès à plusieurs reprises dans sa jeunesse, lorsque son père puis son frère étaient comtes de la province. Toujours de très loin et dans des événements publics encombrés, certes, mais suffisamment pour avoir une idée générale de son apparence. Elle avait aussi appris, avec grand plaisir, que le désormais Comte était parvenu à trouver refuge à Marbrume. Ce pourrait-il que…

« Comte Gyrès ? », précisa-t-elle. Parce que bon, des Seigneurs, à Marbrume, il y en avait à la pelle. Mais le Comte de Boétie était bien évidemment particulier pour elle. S’il voulait être discret, il n’était pas tombé dans la bonne boutique…