On va déguster

L’Esplanade, demeure de la Comtesse Monfort de Brieu
Le 23 Mai 1167

La maison dort encore lorsque Antoine s’éveille. Comme toujours, ses nuits sont courtes, bercées par les illusions de son esprit malade. Même si, depuis qu’il a retrouvé Gautier, son ami d’enfance et désormais un peu plus, sa petite voix se fait moins présente. Apaisée, le cuisinier du domaine Monfort de Brieu en devient plus calme.
Depuis quelques petites semaines, il est même un peu plus facile de l’aborder. C’est peut-être ce qui a incité Hugues, l’intendant, à l’autoriser à aller au marché ce jour. La Comtesse doit recevoir et le dîner se doit d’être tout aussi économique que goûtu. Il ne doit être ni trop luxueux, ni trop bas de gamme.

Mais, le garçon n’a toujours pas la confiance totale du bonhomme, en tous cas, pas en ce qui concerne ses excès de colère. Alors, lorsqu’il frappe à la porte de sa chambre pour récupérer l'argent des commissions, celui-ci, encore en chemise de nuit, le retient même après avoir mis la bourse dans la main du cuisinier.

« Le nouveau domestique va t’accompagner. Tu lui montrera le marché, des fois qu’il ait besoin d’y aller ainsi que certaines boutiques qui pourraient être utiles. Celles où nous avons nos habitudes. Je compte sur ta bonne conduite récente Antoine. Ne provoques pas une situation qui nécessiterait que tu te retrouves de nouveau devant son Excellence. Me suis-je fait comprendre ? »

« On ne peut plus clair M’sieur Hugues. »

Le cuisinier le sait, la Comtesse l’a avertie une fois, la seconde fois le mènera droit vers la rue. Alors il doit faire plus qu’attention à ses actes et ses paroles. Même si, quelques coups auprès d’un marchands trop gourmand ou d’un passant à la main trop agile ne fait pas de mal. Hugues le sait, il ferme les yeux tant que ça arrange tout le monde. De toute façon ce ne sont pas ces escrocs qui iront se plaindre à qui que ce soit, alors qu’ils tentent d’arnaquer une maison noble.

La partie dédiée aux domestiques n’est pas si grande et le garçon suit aisément son responsable jusqu’à la chambre désignée pour le nouvel arrivant. Il ne l’a pas croisé pour le moment, son arrivée étant très récente. Il se prends à espérer que ce soit un type calme, pas un de ces idiots du villages qui se prends plus fort que la fine silhouette du cuisinier. L’intendant toque à la porte et un « Entrez » retentit. De toute façon c’est pas comme si le choix était laissé. Hugues ou n’importe qui de supérieur demande, le petit personnel exécute. Le vieil homme est tout de même quelqu’un de relativement respectueux et au lieu de rentrer dans la chambre de quelqu’un qui devait encore dormir quelques minutes avant, il se contente d’entrouvrir et de donner ses ordres.

« Emeric mon garçon, tu accompagnera ce matin Antoine, notre cuisinier. Son Excellence doit recevoir ce soir et nous devons tous mettre les bouchées doubles. Je te donnerais tes autres missions plus tard. »

Il ne referme pas tout à fait la porte en repartant vers ses propres quartier et le cuisinier en profite pour lancer à son tour quelques mots.

« Prépares-toi et rejoins-moi en cuisine. Te rendors pas, j’attendrais pas dix ans non plus vu tout l’travail d’aujourd’hui. »

C’est ainsi qu’il laisse son nouveau co-habitant se réveiller complètement. Il retourne dans ses quartiers, là où il est à l’aise. Sur le chemin, il liste à nous tout ce qu’il doit prendre. Rien n’a changé par rapport à ce qu’il avait prévu la veille, ce qui lui laisse du temps pour penser à Gautier, se gorger des images de lui avant d’entamer cette nouvelle journée sous le signe du labeur.

Le jour se lève. Des jours se sont écoulés, tous sous ce signe de nostalgie... Mes yeux à moitiés ouverts se posèrent sur mon épée. Signe d'un rêve en ruine. Je dois oublier tout cela. Il le faut. Chevalier ? Moi ? Une chimère !
Une nouvelle journée va démarrer, comme souvent, je vais me rendre aux écuries, même si ces derniers temps j'ai l'impression Monsieur Hugue me donne des tâches différentes. Après tout, cela est plaisant. Maintenant je peux me concentrer sur mon travail.
J'ai encore eu de la chance. Heureusement que son Excellence n'a pas pris la décision de me virer suite à son enquête. Depuis ce moment, j'ai compris. Au fond, j'ai eu de la chance, son Excellence s'est montrée miséricordieuse avec moi...
Au vue du monde, de ce que j'ai pu voir et du sort qui est le miens, je crois que faire du petit personnel d'une Comtesse est un honneur !

Mais au moins, maintenant je sais qui je suis. Je pose une main fébrile sur mon front en soupirant un bon coup. Et je pense à ma nouvelle vie.
Vie que j'ai décidé d'accepter, et d'embrasser sans plus aucune ambiguïté !
Je suis un domestique de son Excellence, la Comtesse de Montfort. Rien de plus, rien de moins. Le reste, je le balaye d'un revers de main, même lorsque parfois mon esprit s'évade à imaginer que je parvenais à devenir chevalier. A quoi bon hormis se faire du mal ?

Bref, alors que je sais que je dois me lever, et me préparer, j'entends des pas qui s'approchent. Rapidement, on toque à ma porte.
Je lâche un simple "entrez". Après tout, il ne pouvait pas en être autrement. L'intendant ouvre donc la porte, et me souffle les consignes du jour.
- Très bien Monsieur Hugues ! Réponds-je en me levant d'un mouvement rapide. Le cuisinier qui suivait l'intendant me lance une remarque à laquelle je ne conteste point.
La porte se referme !

Rapidement je me prépare, enfilant une tenue discrète en accord avec mon rôle. Un petit coup devant le miroir pour se recoiffer et me voilà prêt pour cette journée qui s'annonce éprouvante ! Je me demande bien qui son Excellence va recevoir ? J'en viens même à penser que ce serait un plaisir de pouvoir servir durant la réception. J'en souris.

Lorsque je me considère prêt, je sors de ma petite chambre, et à pas feutrés mais rapide, je prends la direction des cuisines où je sais que je vais retrouver Antoine.
Il est bien là. Lui, semble déjà prêt, je constate même qu'il a une liste à la main. Je suppose que nous allons faire des courses, et par conséquent sortir à l'extérieur.

- Bonjour Antoine, me voici... Alors, où allons nous ? La journée s'annonce rude apparemment. Dis-je d'une voix simple et naïve.

Sa besace autour du torse, le garçon aperçoit son compagnon du jour venir vers lui. Antoine l’observe un instant. La seule chose qui l’importe c’est que ce nouveau venu n’est pas un belliqueux. Il ne viendra pas chercher des noises au cuisinier. Antoine l’emmène jusqu’aux écuries, dont une partie a été transformée en poulailler par sa grand-mère.

Il se rends d’ailleurs compte que les gallinacées ne sont pas encore sorties. Préoccupé par ne rien oublier pour la soirée et l’annonce d’avoir une autre personne avec lui pour les achats du jour, Antoine en a oublié les poules. Il montre au nouveau venu le coin suivant le poulailler.

« Prends un des grands paniers, j’arrive. »

Sans attendre la réaction d’Emeric, le garçon entre dans la cage qui a été construite tant bien que mal. Une petite cour pour ses dames a été dégagée entre l’entrée et leur maison de bois. Il est clair que tout a été fait avec du matériel trouvé par-ci par-là. Impossible de faire mieux dans les temps difficiles qu’ils avaient vécu. Il était déjà bien d’avoir pu récupérer les quelques volatiles qu’ils avaient.

Antoine ouvre le coche de la petite maison, et c’est le coq Fernand qui sort en premier. Mécontent, il se met à chanter en haut de la passerelle qui leur permet de descendre. Puis, quand sa mauvaise humeur d’avoir été oublié est passé, il consent à rejoindre le sol et laisser la place pour son harem.

« Fais pas ta tête de cochon Fernand, j’vous porterais à manger tout à l’heure. »

De toute façon il reste suffisamment de leur repas de la veille pour qu’ils ne dépérissent pas d’ici à ce que les préparations du jour soient terminées et que les gallinacées puissent avoir de la nourriture fraîche. Antoine sort du poulailler sous un nouveau chant de contestation du coq, avant de rejoindre son compagnon du jour. Dans les deux piles de paniers, il en choisit un de taille moyenne. A deux ils arriverons à tout porter.

« Faut qu’on passe chercher de la farine, des légumes, des fruits. Après on aura aussi deux ou trois autres choses à vérifier, on verra en fonction du temps qu’il reste. T’as bien compris, quand y’a du beau monde qu’est là, on a pas intérêt à traîner ou mal faire notre travail. »

Alors qu’Antoine ressort des écuries, il jette un coup d’oeil au soleil. Il est encore suffisamment tôt pour qu’ils puissent tout faire et revenir à temps pour que le cuisinier ne prenne pas de retard dans ses préparations.