Marbrume,
Le 8 Mai 1167 au soir
La nuit a déjà étendu ses bras depuis de nombreuses minutes lorsque Antoine finit enfin son labeur. Non seulement l’incartade du matin lui a fait perdre du temps, mais il a tout fait pour que son esprit ne puisse penser à rien d’autre que ce que ses mains doivent faire dans l’immédiat. Car, dès qu’il le laisse trop libre de divaguer, les questions, les peurs reviennent. Plus le soleil déclinait et plus le cuisinier s’enfonçait dans des préparations utiles mais peu urgentes.
Néanmoins, fut un moment où il n’était plus possible de travailler sans perturber les habitants de la maisonnée. Autant dire qu’une seule punition était suffisante. Surtout que celle-ci courait sur un long moment. La Comtesse ne lui laisse pas d’autre choix que d’être désormais irréprochable. Ce qui commence par revoir tout ses plans concernant Gautier. Autant Antoine a essayé de passer sa vie à uniquement chérir ses souvenirs sans jamais le croiser, autant il n’a plus d’échappatoire. On les lui a toutes retirés. Faire face à ses pulsions ou mourir. Les deux seules possibilités sont simple. Et le cuisinier veut vivre.
Alors, il pose son tablier dans la petite panière qui contient le reste de son linge sale. Il charge sa besace avec ses vêtements de rechange, son savon et un linge propre pour se sécher. Prenant une grande respiration avant de quitter le domaine, Antoine s’engage dans la rue. La traversée de l’Esplanade la nuit est toujours aussi apaisante. Le bruit des hommes a laissé place au hululement de quelques chouettes et au grincement des chauve-souris. Plus rien ne vient couvrir la nature. Aucun humain ne vient entacher le monde. Personne, à part les gardes de faction, ne vient troubler le garçon solitaire. C’est ce genre d’instant que le cuisinier goûte avec le plus de satisfaction.
Mais lorsqu’il retrouve les abords familiers du Temple, la réalité revient le frapper avec autant de force qu’il a tenté de l’écarter. Cette fois-ci, son masque va devoir tomber. Il va devoir se mettre à nu, vulnérable, devant celui qu’il se doit de protéger et ne pas désirer. Qu’il est dur pourtant de ne pas céder à ses pulsions alors qu’il peut voir cette silhouette masculine se dessiner sous l’une des rares lumières encore allumée à l’extérieur.
Antoine s’arrête un instant. Un moment juste pour lui, à l’abri des regards, même de celui de son ami. Une parenthèse volée au temps lui-même. Il doit se rendre vraiment compte de ce qui a changé ou non chez celui qui le fait vibrer secrètement depuis si longtemps. Il n’a pas le loisir d’apercevoir ses yeux d’encre car son ami est de profit. Mais il peut détailler à loisir ces pommettes plus affirmées, ces mâchoires plus carrées qu’un léger chaume habille de manière aussi désordonnées que le boucles sombres sur son crâne. Et ça n’a rien de déplaisant. Sont-ils toujours aussi agréable au toucher ? Certainement. Tout comme il doit être grisant de parcourir les nombreux muscles qui ont fleurit sur ce squelette autrefois si frêle. Antoine préfère laisser parler ce désir enfouit que la terreur. Car au moins, une fois qu’il aura éclaté, il permettra à Gauthier de se tenir à distance sans chercher à revenir près de lui.
Les pupilles sombres du boucher finissent par se plonger dans les siennes. A-t’il respiré trop fort durant son inspection ? Sûrement, à en croire les battements rapides de son palpitant. Il ne peut rester insensible face à cette nouvelle version de celui qui est son seul ami. Enfin si il peut le qualifier comme ça. Qui sont-ils l’un pour l’autre désormais ?
Ses pas l’amènent auprès de celui qui l’attends. Il se poste devant lui. Quelque chose se tend dans l’air entre eux, autour d’eux. Tout se fige alors qu’ils se retrouvent face à face, chacun jaugeant celui qui l’observe. Antoine peut presque sentir l’atmosphère s’épaissir, tout autant que la raideur qu’ils portent chacun en eux. Encore une fois, le temps se suspends, presque à en leur couper la respiration. Il faut faire quelque chose avant que l’un d’eux ne suffoque, ou qu’il ne se fasse avaler par le regard inquisiteur de l’autre.
« Prêt ? »
L’est-il lui-même ? Rien n’est moins sûr.