Promu en Dame [pv Luna & Hector] [Terminé]

Hector était retrouver son ami Louis de Brumaire dans leur auberge préféré. Depuis leur partie de chasse qui avait mal tourné, il ne s'était revu que très rapidement, juste le temps de se dire qu'ils allaient bien... Et donc ce soir là, autour d'un bon verre de vin, les deux amis avaient longuement discuté. Louis avait raconté à Hector ses dernières histoires personnelles et Hector, pour une fois, avait pu lui donner le change en lui contant son amourette avec la belle Alix. Et puis, ils avaient joué aux échecs, un jeu que les deux jeunes nobles appréciaient. C'est le grand père d'Hector qui lui avait appris ce jeu. Et cela faisait longtemps qu'il n'y avait pas joué. Louis, qui y jouait bien plus régulièrement, battit Hector avec une combinaison finale des plus inattendues : un sacrifice de la dame ! De Brumaire partit sur cette belle victoire et laissa Hector devant l'échiquier, se creusant la tête afin de comprendre où il avait fait une erreur, et à partir de quel coup il avait définitivement perdu la partie.


Le baron de Sombrebois, releva la tête des 64 cases noires et blanches et, malgré la désertification quasi-totale de l'auberge, commanda une nouvelle bouteille de vin rouge. Il soupira profondément.


Mais ce n'est pas possible ! Comment a-t-il fait ça ?!


Et il replongea dans sa partie. Malheureusement, sa mémoire était loin d'être parfaite et bientôt, à force de déplacer les pièces pour revenir aux positions précédentes, il se rendit compte que l'échiquier ne montrait plus le passé de leur partie mais... une position impossible ! En effet il y avait deux fous blancs sur deux cases noires. Hector but un verre de vin et se dit qu'il était temps pour lui de rentrer rue des aiglons. Seule une bonne nuit de sommeil pouvait désormais l'aider.


Seulement, alors qu'il commençait à ranger les pièces dans le petit sac de cuir prêté par l'aubergiste, il sentit un regard posé sur sa personne. Il n'y avait, à dire vrai, personne dans son champ de vision. Était-ce un bruit, une odeur ou autre chose ? Toujours est-il que son sixième sens était catégorique : quelqu'un était là, juste derrière son épaule. Ses mains arrêtèrent de s'affairer et, sans lever la tête, comme s'il voulait montrer à celui qui le regardait qu'il avait senti sa présence, il déclara :


- Bien le bonsoir Monsieur, que puis-je pour vous ?


Et, doucement, avec désinvolture, il tourna la tête, sourire aux lèvres, d'avance heureux de piéger celui qui l'observait.

L'abasie dont elle était victime cumulée aux marches souvent rallongées de ces derniers jours avait eu raison de la bonne volonté de Luna pour la nuit. Si son esprit lui avait soufflé de continuer sur la voie qu'elle empruntait de son mieux, son corps lui avait crié qu'il avait besoin d'une pause à nouveau. Même si elle vivait très bien avec son handicap, il y avait des limites à tout. Surtout son endurance, après cette semaine de folie.
Incapable cependant à cause de ses habitudes - et ce malgré toute sa bonne volonté et ses souhaits finalement - de s'endormoter aux heures où les honnêtes gens se couchaient normalement, la damoiselle avait fini malgré tout après bien du temps passé à ne rien faire par enfiler une ancienne robe seule. Des ballerines. Un capuchon. Des gants. Sa petite bourse dans laquelle quelques piécettes seules trainaient encore avait été glissée à sa ceinture.
Cela n'avait été qu'une fois arrivée à la porte donnant sur la cuisine que, finalement, elle avait changé de direction et s'était glissée vers l'entrée des domestiques pour filer dans les rues adjacentes. Ses pas avaient alors commencé à la mener là où à chaque crépuscule ou presque les gardes avaient l'habitude de voir sa menue silhouette passer. Mais elle avait fini par tourner en rond, refusant d'aller montrer sa bouille et prouver sa patte blanche pour aujourd'hui.

La nuit avait beau être merveilleuse, ce soir, l'enfant Montoya ne la remarquait pas. Elle n'avait pas encore eu un seul regard pour les étoiles diaphanes que l'on percevait grandement, toute à sa culpabilité d'abandonner ses protégés actuels et potentiels pour une nouvelle soirée.
Au moins demain, sa nourrice ne maugréerait-elle pas que sa jeune maitresse était une véritable salisson si elle trouvait sa tenue froissée dans les affaires sales qui attendaient d'être récurées. Il n'y aurait pas de fange dégueulasse sur la dentelle fine de ses jupons, simplement quelques marques moins visibles de son trajet nocturne. C'était là au moins une minuscule consolation.

Ses pieds eurent tôt fait de lui rappeler que, si elle n'avait pas pris de balluchon à ce jour, c'était pour qu'ils prennent de ce repos qui leur était trop souvent refusé. Flâner dans le quartier qui l'avait vue naître n'avait rien d'un soin pour eux. Peut-être aurait-ce été différent à cheval ou en voiture, cependant ni l'un ni l'autre n'étaient à présent à sa disposition.
Il fallait donc qu'elle s'assagisse. Si elle ne pouvait guère profiter de ses draps avant quelques heures par avarie de sommeil, elle avait toujours d'autres options. Comme peut-être se rendre aux jardins ducaux ? Un délicieux banc sans fissure au milieu de fleurs mirifiques et d'odeurs agréables ne pouvait que la changer de ses sorties nocturnes habituelles.

Elle changea donc pour une énième fois de trajectoire, se dirigeant vers le fond de l'esplanade. La résurgence de souvenirs peu délicats ralentit cependant son pas considérablement et rapidement, bien davantage que la douleur. Se rapprocher du château lui rappelait la scène de la tête et le fait qu'elle était tombée en pâmoison.
Elle finit par se mettre à songer que les ancolies rouges risquaient de lui rappeler l'objet de tant de cauchemars que le duc leur avait présenté avec une joie terrifiante. Il n'était pas sûr non plus que la suave senteur des plantes ne lui ramènerait guère en mémoire celle du parfum des dames et des messires présents à ce simulacre de réunion. Et puis ses yeux trop éreintés ne lui joueraient-ils pas des tours qu'un autre pourrait juger cocasses ? Une plante grasse mal tailladée pouvait fort bien avoir la forme du contenant terrible qui avait été mené durant la discussion pour qui percevait mal.
Le moral au plus bas, la douce jeune fille jugea préférable de ne guère tenter Rikni et sa malice. Autant éviter de futurs mauvais rêves créés par peu de choses et des fantômes du passé...

Avec un frisson, elle s'engagea donc dans une rue différente, déviant encore de son cheminement initial. Son boitillement s'accentua après une quinzaine de minutes perdues à ne rien faire d'autre qu'espérer trouver un but ou une piste menant à une finalité.
Enfin, une bonne demi-heure plus tard, sa route croisa enfin le seuil d'une auberge. Devant les fenêtres propres auxquelles des bougies donnaient des reflets chauds, elle hésita cependant un instant, se demandant ce qui se passerait si elle entrait seule. Si ses parents seraient un jour mis au courant.
Puis, finalement, ne tenant plus en place à ruminer à ses possibilités, l'ingénue poussa la porte...

L'intérieur était agréable et chaleureux, bien que peu peuplé. Elle apprécia ce silence relatif coupé autant de bruits que l'extérieur, quoique différents. Avec une salutation de la tête à l'aubergiste, elle se dirigea d'un pas lent vers une table vide et s'y assied.
Peut-être le commerçant jugea-t-il parfaitement bien sa nouvelle cliente et décida qu'elle avait besoin d'un temps à elle. Peut-être était-il simplement occupé. Dans tous les cas, nul ne vint importuner sur l'instant Luna qui se surprit à rêvasser, une fois son cul posé sur un tabouret finement orné de gravures.
Ses yeux verts se perdirent dans le décor point trop surchargé et dans la contemplation de menus détails. Là sur une autre surface, une chope aux couleurs étranges. Ici, une chaise un peu abimée. Les objets, bien avant les êtres qui occupaient l'espace attirèrent donc chacun leur tour son attention à un instant ou un autre.
Puis l'enfant Montoya, sous couvert de ses songes, se mit à dévisager les présents et leur activité.

Si le seigneur de Sombrebois ne lui rappela pas plus de choses que le sire de Terresang, ce à quoi ses doigts étaient occupés l'intéressa grandement. Posé devant l'homme, un plateau de jeu aux cases noires et blanches bien connu...
On lui avait offert le même, plus ou moins, il y avait quelques temps. Des ans. Combien n'avait aucune importance, mais elle se remémorait à présent qu'elle adorait y jouer avec ses poupées comme adversaires, quand elle en avait encore le temps. Bien entendu, contre elle-même, la petite fille qu'elle était à l'époque gagnait toujours. Surtout après qu'elle ait trouvé un livre traitant de cela.

Après moult hésitations, en faisant le moins de bruit possible, elle finit par se relever de sa place et s'approcher du joueur. Elle ne voulait jeter qu'un coup d’œil. Un seul. Voir sa tactique et puis s'en aller.
Le temps d'arriver derrière lui et l'homme rangeait déjà malheureusement ses pièces. Une moue de dépit s'afficha un bref instant sur ses traits. Trop tard. Elle allait faire demi-tour, quand soudainement, il parla et se retourna à son tour.

Surprise de s'entendre appeler monsieur, gênée de s'être faite voir ainsi, la damoiselle rougit une fois encore.

" Je.. Euh... Je vous prie de pardonner mon impolitesse. Vous ..."

Bafouillant, mal à l'aise, songeant qu'elle allait dernièrement bien trop à l'encontre de l'étiquette que ses parents lui avaient inculqué, elle continua à s'expliquer en baissant les yeux.

" Je désirais juste vous voir jouer, messire, sans vous importuner. "

Le visage de Sombrebois se figea un instant. S'il avait bien senti une présence derrière lui, la personne qui s'y trouvait n'était pas du tout comme il l'avait imaginée ! Il s'attendait - allez savoir pourquoi - à un noble, un homme vieux, barbu, chauve - peut-être - une sorte de Terresang pansu... Mais que nenni, la jeune fille qui se tenait là, à une heure indue, était bien l'opposée de celui que son imagination avait dessiné dans son esprit. Alors, un sourire fendit lentement le visage du baron tandis que la demoiselle rougissait en s'expliquant confusément... Et ce sourire s'élargit avant que le baron n'éclate d'un rire sonore et incontrôlable, un fou rire sans doute autant dû à sa méprise qu'à sa consommation d'alcool ! Toujours est-il que le baron, essuyant une larme qui perlait même sur sa joue rougie, se leva, tira la chaise qui lui faisait face et y accompagna la jeune noble.


- Oh ! Mademoiselle Montoya, vous ici ! Installez-vous, quelle surprise ! Je ne vous avais pas reconnu ! Comment allez-vous ? Désolé pour la méprise, j'ai joué... et j'ai perdu je crois ! Ah ah ah ! Quelle drôle d'affaire ! Excusez mon rire... Je crois que la soirée m'a été éprouvante, et que mes nerfs avaient besoin, ha ha aaaaaah, de se détendre un peu !


Une fois calmé, il jeta un regard amical vers la jeune adulte qui semblait légèrement désarçonnée par son attitude ! Levant un verre à l'adresse de l'aubergiste pour lui désigner d'en apporter un pour son "invitée", il enchaîna :


- Vous vouliez me voir jouer ?


La dernière image qu'il avait de la jeune Montoya fût son évanouissement lors de la fameuse réunion chez le duc. Elle lui était paru fragile, timide et discrète. La voir aujourd'hui en cette auberge, en pleine nuit, lui semblait incongru et totalement incompatible avec l'image qu'il s'était faite de la demoiselle. Il fallait qu'il tire cela au clair...


- Et bien, jouons alors ! J'allais ranger les pièces mais je n'peux décevoir une si téméraire demoiselle, n'est-ce pas ?


Et déjà il ressortait du petit sac, les pièces qu'il avait commencé à y mettre, offrant la Dame blanche à...


- Luna, c'est bien cela ? Vous vous rappelez de moi ? Hector de Sombrebois. Nous nous sommes vu chez le duc l'autre jour...


Puis, pour finir, alors qu'il plaçait ses pièces noires devant lui, il conclut :


- Je suis heureux de pouvoir vous parler un peu dans un contexte plus... enfin, moins formel et moins tragique qu'alors ! Vous êtes vous bien remise de votre... choc ?

Elle se laissa accompagner à sa chaise et remercia sa galanterie par un sourire un peu forcé. Incapable de rire autant que lui, embarrassée d'être peut-être la cause d'un tel déchainement d'émotions chez cet inconnu, Luna se contenta de se tenir bien droite ensuite sur sa nouvelle assise, les mains délicatement posées une fois encore sur ses cuisses.

Lorsqu'il parut enfin se calmer, elle sembla se détendre aussi devant la bonhomie dont il faisait preuve. Mais, très vite, un peu de surprise se lut dans son regard ; il l'avait nommée lui aussi par son prénom et avait évoqué le château. Ses yeux s'assombrirent de peine lorsqu'il lui rappela encore cet épisode qu'elle aurait préféré véritablement oublier. Elle baissa son menton, fixa brièvement la table, espérant que ses sentiments ne se liraient pas, pour ne point paraitre ingrate.
C'était par politesse sans doute qu'il souhaitait maintenant de ses nouvelles, aussi tenta-t-elle de ne guère prendre ombrage du flot de réminiscences qu'il ramenait à sa mémoire. - Celui-là même qu'elle avait tenté de chasser, il y avait peu de temps encore, revenait la hanter. La tête surtout. -

Inclinant la caboche à son intention pour le remercier d'ainsi s'enquérir de sa santé, elle garda le silence quelques secondes de trop sans doute, le temps de remettre de l'ordre dans ses songes et de se pencher sur l'échiquier. Vérifier que toutes les pièces d'albâtre étaient mises plus que convenablement lui offrit une bien agréable distraction qui lui rendit quelque peu sa sérénité.

Mirant enfin son interlocuteur, elle reprit de son habituelle voix trop douce, mais cette fois quelque peu absente, comme si déjà le jeu lui prenait un bout de sa concentration, le mensonge sempiternel qu'elle servait à toutes les sauces.

" Je vous sais gré, messire, de vous inquiéter pour moi. Mais tout va bien à présent, je vous le promet. "

Elle passa sous silence l'interrogation qu'il lui avait posé précédemment, n'osant lui avouer que son faciès hélas, ne lui disait pas davantage que son nom. Cependant son résumé de ce qui s'était passé chez le duc ne pouvait que lui prouver qu'il y était bien présent. Et puis il lui semblait bien avoir entendu le ton de ses propos quelque part. Peut-être. Sans doute.

" Tout cela n'était ... Que qu'un regrettable accident. "

Rajouta-t-elle plus bas, pour excuser sa faiblesse d'alors ou pour changer de sujet. Elle s'assura que les pions noirs étaient à leur tour disposés comme il était nécessaire qu'ils le soient, puis déganta sa main droite. Le petit morceau de tissu fut posé à coté des pièces, par dessus la barrière des chiffres et des lettres qui les entouraient.
Ses doigts pâles furent ensuite attirés par le pion auquel correspondait la lettre E. Du chiffre 2, elle le mena au 4 en un geste leste et mira celui qui lui était opposé, dans la paume d'Hector, suivre la même danse jusqu'en E5.

L'aubergiste fit glisser en un silence presque religieux de quoi boire aux cotés de l'enfant Montoya qui ne le remarqua pas. Son second chevalier sur le dos de sa monture en G1 sauta en F3 à ce moment précis. Celui noir vient vite occuper la case nommée F6.
Elle s'amusa un bref instant de l'image miroir que renvoyaient leurs deux jeux avant de faire avancer son fou blanc - était-il en soutane ? - de trois cases vers le bord gauche du plateau. Le mouvement libéra de l'espace autour de son roi, permettant de protéger ainsi tôt ou tard cette pièce maîtresse grâce à la tour immense et immobile qui trainait sur le coté le plus éloigné à droite. Le sire de Sombrebois, lui, brisa les habitudes et défit l'écho qu'il créait jusque présent sur les cases aux couleurs habituelles. Son fou aux cases noires vint se loger devant un pion en D6.

Un sourire léger étira cette fois ses lèvres.
Les pièces étaient belles. Et placées ainsi, elles paraissaient narguer les joueurs qui les bougeaient en un rythme chaotique. Qui volerait le plus vite pour défaire la majesté inverse ? Le seigneur n'avait-il pas fait une erreur en fermant son jeu ainsi à gauche ?
Leur bois avait été travaillé pour leur donner une tête qui n'était pas trop reconnaissable, mais harmonieuse. Au moins la reine, ainsi faite, n'avait-elle pas une couronne trop lourde pour son front.

" J'ose espérer, messire, que vous vous portez bien aussi. "

Finit-elle par ajouter, rompant le silence qu'ils avaient laissé s'installer. La concentration demandée par la partie l'empêcha de bégayer et de se trémousser de malaise sur ses fesses.

" Et que ce jeu ne vous déplaira point et vous fera oublier mon impolitesse qui vous força à rester. "

Si elle se souvenait bien des dires d'un de ses tuteurs d'un temps, quelque soit le jeu, il convenait de laisser toujours un homme gagner, afin d'être sûre qu'il soit heureux et ne se mette pas en colère. Bien entendu, il ne s'agissait pas de perdre lamentablement, mais juste assez pour lui donner l'impression qu'il restait plus intelligent qu'elle. Mais devant ces petits morceaux de bois, elle oubliait ces explications, fébrile d'enfin partager une partie avec un humain qu'elle ne connaissait pas.
Peut-être Messire de Sombrebois était-il merveilleusement bon dans cette matière et pourrait-il lui apprendre mille choses ? Elle ne savait pas si il était capable d'accès de rage ou pas. Dans tous les cas, elle espéra que non et que, si défaite elle devait lui infliger, même si l'hypothèse avait peu de chance de devenir réalité, il ne se montrerait point vicieux au point de fournir à ses pères un mot à propos de sa présence ici.

Oh elle avait été bien téméraire - il l'avait dit lui-même - de pousser cette porte et sans doute demain en regretterait-elle les conséquences. Mais pas tout de suite. Plus pour l'instant.
Elle effleura un pion avant de se saisir de son voisin qui se posa en D3. Il lui fallait donner de l'espace à son autre fou et à sa reine, pour qu'ils puissent danser. Le plateau n'était-il pas semblable, après tout, à une salle d'auberge où des trouvères se produisaient ? D'après ce qu'elle avait entendu dans la rue, les gens s'y baladaient en suivant des pas qui n'appartenaient qu'à eux-même, puis finissaient par s'écrouler essoufflés dans un coin à cause des menues bousculades et des règles compliquées qui régissaient leurs mouvements. Il suffisait de bien peu d'imagination pour remplacer les chandelles qui éclairaient leur duel amical en lustre rempli de leurs doubles.

" Même si je crains, mon seigneur, d'être une bien mauvaise adversaire, je vous remercie encore de me permettre de vous voir jouer. "

Elle ne cherchait pas les compliments. Faire la coquette, cela, elle ne savait pas le faire, mais elle n'était pas sûre de ses talents dans cette tentative innocente de bouffer un roi, face à un ennemi fait de chair et de sang.
Sa main gauche se mit à pianoter légèrement sur sa jambe, à l'abri des regards sous les ombres de la table, avançant fantomatiquement ses pions avant que la droite ne le fasse.

Le sire échangea sa tour et son roi et elle se surprit à suivre sa cadence et à faire tout de suite de même de son coté... N'aurait-elle pas dû attendre un peu ?

Sans y être passé maître, Hector savait, depuis son mariage avec Grâce, lire sur le visage de ses interlocuteurs ce que leurs mots peinaient à cacher. Et là, en l’occurrence, malgré ses propos rassurants, il était quasiment certain que la jeune fille n'était pas réellement remise du regrettable incident qui avait eu lieu chez le duc. Le baron en fût navré et se dit que mieux valait ne plus aborder ce sujet.


De toute façon, la jeune Montoya entama sans trop attendre la partie : e4. Voilà qui montrait, si la demoiselle n'avait pas joué ce coup au hasard, une certaine hardiesse. Le baron ne put se montrer frileux et répliqua par l'exact inverse, e5. La partie s'annonçait, d'ors et déjà, ouverte ! Cf3. Rien de bien étonnant : une ouverture classique. La défense du baron le fût un peu moins puisqu'il continuait à répondre comme un miroir : Cf6. Là, déjà, la partie se corsait. Fc4 proposa la jeune fille. Ce coup, à dire vrai, Hector ne l'avait jamais rencontré jusque là. Et il était celui qui, d'après sa mémoire, l'embêtait le plus : il menaçait le pion en f7 et, par là même, toute l'aile du Roi. Evidemment la menace sur son pion en e était toujours présente. Hector réfléchit un long moment sans trouver de solution parfaite. Il alla même jusqu'à se dire que son coup précédent était déjà une erreur. Le coup qui lui semblait le moins mauvais était Fd6, alors il le joua.


Le sourire qui s'afficha alors sur le visage de Luna en disait long sur elle : elle connaissait bien le jeu et avait déjà vu en ce coup, une première erreur. Hector pesta intérieurement. Les débuts de partie n'étaient pas son fort... et celui-ci ne dérogeait pas à la règle !


- J'ose espérer, messire, que vous vous portez bien aussi, le narguait-elle alors ! Et que ce jeu ne vous déplaira point et vous fera oublier mon impolitesse qui vous força à rester.


Hector dut prendre sur lui pour garder contenance.


- Je vais on n'peut mieux, mademoiselle. Vous ne fûtes point impolie, rassurez-vous. Et je suis bien heureux de partager ce jeu avec vous.


Sortant un peu de sa concentration, il servit un verre de vin à son invitée et à lui-même, et le leva.


- A votre santé ! Déclara-t-il avec un sourire sincère avant de boire une bonne lampée de ce bon vin rouge.


D3 joua la jeune fille. Elle protégeait son pion en e et ouvrait la voie à son fou noir. Hector voulut réfléchir mais son adversaire d'un soir l'en empêcha :


- Même si je crains, mon seigneur, d'être une bien mauvaise adversaire, je vous remercie encore de me permettre de vous voir jouer.


Hector leva sa tête de l'échiquier et sourit face à la modestie de Luna.


- D'après ce que je vois, j'émets deux hypothèses. Soit vous êtes une extraordinaire chanceuse, soit vous maîtriser bien mieux les ouvertures que moi ! Le sourire du baron s'élargit. Et je penche pour la seconde hypothèses ! Alors laissez-moi vous souhaiter que je sois à votre hauteur ; la partie n'est belle que s'il y a une réelle opposition !


Et le baron se replongea dans sa réflexion. Il était, défensivement, en place. Autant roquer. Peut-être quelque idée offensive lui viendrait par la suite ! Il roqua. Luna, peut-être à court d'idée également fit de même. Et, comme la position de son fou noir ne lui plaisait pas (il voulait ouvrir son jeu à gauche, n'est-ce pas ?), Hector décida de le décharger de sa tâche défensive en mettant sa tour en protection du pion e : Te8. Evidemment, son pion f était ainsi plus vulnérable mais c'était le prix à payer pour son mauvais début de partie.


Par chance - ou peut-être pour éviter quelques déplacements inutiles - Luna ne s'attaqua pas à ce fameux pion f. Elle décida, stratégiquement, de sortir son cheval en c3. Pour Hector, cela ne constituait pas une attaque directe. Il en fut même plutôt content, car cela lui permettait de jouer c6 pour continuer à libérer son aile Dame - il comptait bien, un moment donné, placer son fou noir en c7 - tout en interdisant au cavalier adverse toute avancée plus belliqueuse !


Evidemment, c'était toujours Luna qui était à l'attaque et cela déplaisait fort au baron !


- Si vous vous battiez sur un champ de bataille comme vous vous battez sur l'échiquier, je n'aimerais pas être dans le camp d'en face !


C'était son tour de la perturber, n'est-ce pas ? En tout cas, la demoiselle ne fit pas mentir le baron car elle attaqua derechef, avec son fou, en g5. D'habitude, Hector n'aimait pas cette attaque. Ici elle lui semblait finalement assez inoffensive : seul ce fou pouvait menaçait son cheval et il n'avait pas l'intention de le déplacer de si tôt. Aussi, le baron réfléchit à une attaque ! Malheureusement, il n'en trouva pas d'évidente. Voyant le fou blanc adverse légèrement coincé, il décida d'avancer son pion en b5 afin de le faire reculer et, par là même, de libérer un peu d'espace du coté de son aile Dame. Evidemment, Luna fit reculer son fou en b3. Hector avait repris la main et un léger sourire de satisfaction se lisait sur son visage. Il déplaça alors son fou blanc en b7 et ce pour deux raisons : la première était stratégique : il l'orientait ainsi vers le Roi adverse, ce qui n'est jamais mauvais. Et la seconde était tactique : le protégeait ainsi sa tour en a8 en cas d'une poussée de son pion sur cette colonne...


Content de son coup, Hector leva les yeux de l'échiquier pour observer les réactions de la jeune demoiselle. Mais, ce qui frappa Hector fut le fait que le dernier autre client de l'auberge se levait et, après avoir jeté un coup d’œil amusé à leur table, quittait l'établissement. Le patron, de l'autre coté du bar, semblait impatient de fermer boutique. Il tapotait machinalement sur le comptoir de bois. Malheureusement pour lui, le baron ne comptait pas lui faire une telle fleur !


- Malgré votre jeunesse vous semblez avoir beaucoup d'expérience en ce jeu. A quel âge avez vous commencé votre apprentissage ? Demanda Hector.


Il y avait derrière chaque joueur d'échecs une histoire intéressante. C'était son expérience à lui qui lui avait appris cela !

Spoiler:

Entre la chope de l'aubergiste et le vin servi par le seigneur, la fille Montoya ne risquait guère d'avoir soif. Mais ce fut vers la seconde coupe qu'elle porta son choix, - après avoir remercié d'une inclinaison de tête son servant éphémère quand il la servit -, lorsque le sire répondit à ses menues palabres par quelques flatteries qu'elle ne savait pas comment retourner.
Enfin si, elle en avait connaissance. Sans doute aurait-elle dû dire du tac-au-tac qu'il n'avait rien à craindre d'elle. Qu'elle n'était venue là que pour le percevoir jouer et que si il lui avait laissé les blancs, le forçant ainsi à défendre, elle se savait incapable de garder son avantage. Mais ceci, d'un coté, n'aurait-il point été un mensonge ? Si. il valait donc mieux qu'elle se taise. En plus, rien que l'idée de prononcer de tels mots la mettait au supplice.
Oh elle doutait bien de réussir à gagner, cependant rien n'était encore joué et pour le moment elle menait. Du moins lui semblait-il, à moins que les divers coups imprécis que son adversaire jouait là ne fassent partie d'une stratégie à plus grande échelle. Elle était trop ignorante encore pour être sûre du contraire. Et puis il ne fallait pas non plus oublier qu'il ne pouvait s'étendre autant qu'il le souhaitait pour le moment.
Elle trempa longuement ses lèvres dans le liquide rouge sans prendre de gorgée, le gobelet cachant simplement à moitié son vague air gêné. L'alcool ne la réussissant guère vu qu'elle n'en n'avait l'habitude, elle préféra ne point finir saoule et rester digne ; aussi ne chercha-t-elle pas à guérir le retour de son embarras dans la boisson.

Après quelques coups de plus, il lui causa à nouveau avec délicatesse et remit sur la sellette le sourire doux et concentré qui avait réussi à se recréer sur ses joues. La danse des pions et des cases se fit plus floue dans son esprit et elle agit sans réfléchir, puisant, dans son coup, la force de ne pas finir totalement coquelicot. Juste ses joues.
Elle jouait trop agressivement, comme un épéiste fou. Il y avait peu de chance pour qu'il ne soit pas en train de se moquer d'elle, songea-t-elle, mais il avait bien raison. Sur un champ de bataille, si ils étaient comme elle se l'imaginait, sans doute causerait-elle bien des tourments... Surtout de son coté à elle, d'après la soif sanguinaire qu'elle apparaissait avoir sur le plateau.
Si dans la vie de tous les jours, elle était bien trop timide, il existait plusieurs activités lui permettant de prouver qu'elle pouvait être autre chose que passive. Et si les armes n'en faisaient clairement pas partie, porter d'elle-même assistance à moins riche qu'elle en était une. Les échecs aussi, dans une moindre mesure.
Tous deux étaient difficiles pour elle à leur manière, mais ce qu'elle appréciait notamment avec le passe-temps fait de noir et de blanc était qu'on ne pouvait rester immobile sur son tableau. On était obligé de bouger. Aussi soit, une fois encore, dansait-on selon son propre rythme, soit suivait-on celui que l'on se retrouvait imposé. Hors n'y avait-il pas déjà assez de règles le jour pour une jeune fille bien née ?
Autant être alors un instant un chevalier qui défendait sa dame parce qu'on l'avait souhaité, ou un paysan à la recherche d'un autre roi parce que tel était son désir, que poussée par la fatalité.

Il posa enfin une question à laquelle elle n'entendit rien. Ses yeux s’agrandirent de surprise quand elle souffla trop rapidement :

" Mais, messire, ce n'est qu'un jeu. "

... Avant de se rendre compte de son erreur. Pour une fois, sa main gauche arrêta sa folle valse pour se crisper et l'autre, celle nue, hésita à continuer la sienne. Si cela avait été possible, sans doute leur propriétaire se serait-elle tenue davantage droite encore.

" Je euh... Je veux dire messire n'avoir jamais vraiment eu de maitre sur le long terme. "

Balbutia-t-elle ensuite, le visage devenu cramoisi. Ne venait-elle pas d'insulter un loisir du baron ? Ne lui avait-on pas répété que pour ces messieurs, tout était important, même leurs divertissements ?
Elle n'osa jeter un regard vers son interlocuteur, intimidée à l'idée de le percevoir en colère. Cette fois-ci, c'était sans doute fini. Soit il allait la lâcher là sans vergogne, soit il allait la ramener chez ses parents sans délicatesse. Dans tous les cas, tôt ou tard, ses pères seraient au courant de cette escapade malvenue. Pourquoi encore s'était-elle promenée dans le quartier noble ? Il y avait trop de risques pour elle, de rester dans cette partie de la ville. Elle aurait peut-être pu voir jouer quelqu'un d'autre ailleurs.
Intérieurement, Luna, honteuse et confuse, jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Et pourquoi encore ne disait-elle pas ce qu'on lui avait appris, ce qu'il fallait ? Elle aurait dû mentir, faire passer les signes de son mensonge pour de l'embarras et dire qu'elle avait eu un professeur. Un homme, bien entendu. Et qu'elle rêvait ne serait-ce qu'un jour de lui arriver à la cheville. Son père, par exemple ? Non, pas lui. Elle n'était pas sûre qu'il y joue et si un jour tous deux se croisaient, monseigneur son père ne saurait sans doute pas comment refuser une invitation à jouer, quitte à se ridiculiser.

Elle avança son pion en A de deux cases avec rapidité et fut soulagée quand elle vit les doigts de son adversaire soulever le sien en b pour le diriger d'une case vers ses lignes. Le résultat donna a4 et b5.

" Je vous prie de me pardonner. "

Osa-t-elle finalement murmurer d'une toute petite voix avant de se décider à défendre un peu mieux son coin de roi et protéger par là le cavalier que le nouveau pion menaçait de tuer. Son coup de la case c3 à e2 fut malheureusement un peu trop forcé à son goût. Le suivant tout autant après qu'il ait fait se mouvoir un pion de d7 à d6. Elle positionna ses cavaliers côte à côte, l'un en f3, l'autre en g3. L'un protégeait ainsi un fou, l'autre un pion et les cases adjacentes de l'amuseur du roi, mais le mouvement lui apparut comme mauvais. Elle bloquait ainsi ses deux pièces, ainsi que quelque peu ses pions en dessous et sa tour.
Le seigneur de Sombrebois lui liait les mains, peu à peu.

" Je ne souhaitais... Je ne veux guère vous offenser. "

Ses hésitations dans sa manière de parler avaient repris en même temps que son cri du cœur à propos de l'étude des échecs et ne paraissaient vouloir disparaitre à nouveau. Il descendit d'une case un autre de ses pions, celui de la ligne H, refusant de tomber dans le bien maigre piège qu'elle avait préparé. Elle se retrouva donc encore forcée à défendre. Elle bloqua son propre fou noir en le passant de g5 à h4. Et il répliqua en baissant son pion de la ligne g de deux cases, de g7 à g5, titillant encore la petite pièce esseulée dans son coin. Oh bien sûr elle était défendue. Mais guère assez.
Après une bien courte réflexion, elle abandonna son pauvre et fol homme aimant les cases noires aux mains ennemies en le faisant tuer le pion que le Sieur Hector venait de déplacer. De h6, un second pion de son hôte vient grignoter le suicidaire en g5. L'un de ses cavaliers à elle vint à son tour venger son allié en faisant f3-g5.

Deux pions contre un fou. L'échange était mauvais pour son camp de danseurs. Elle avait échangé une pièce synonyme de liberté contre deux escargots qui ne pouvaient pas, eux, traverser tout le plateau d'un coup.
Enfin, à force de les pousser, peut-être qu'un de ses affreux canards qu'elle avait à présent en surnombre par rapport à son adversaire deviendrait une reine de beauté... Six contre huit. Même si elle avait moins de têtes, tout pouvait encore arriver.

La jeune Montoya sembla prendre une bonne gorgée de vin et cela ravit le baron. Il n'aimait pas être le seul à boire - encore que ! Quant à elle, elle semblait légèrement perturbée. Était-ce à cause du vin, du jeu ou d'autre chose encore ? Ses phrases semblaient bizarres...

- Mais, messire, ce n'est qu'un jeu. Je euh... Je veux dire messire n'avoir jamais vraiment eu de maître sur le long terme.

Le baron reposa son dos sur le dossier de sa chaise et, souriant, dit à la jeune fille au teint de tomate :

- S'il vous plait, appelez-moi Hector... ou si cela vous gène, "Monsieur". C'est amplement suffisant ! "Messire", vraiment, cela m'ennuie !

Elle semblait si mal à l'aise que cela gênait le baron lui-même. Sa phrase, prononcée sur un ton bonhomme, était une tentative pour détendre sa partenaire.

Pour en revenir au jeu, Luna joua a4. Elle voulait certainement que le baron prenne son pion pour ouvrir la colonne A à sa Tour ou bien qu'il monte son pion A pour procéder à un échange qui libérerait un peu d'espace dans cette partie de l'échiquier où elle devait commencer à se sentir acculée. Mais que nenni ! Le baron avança son pion b en b4 pour maintenir la pression sur le cavalier de sa jeune adversaire.

- Je vous prie de me pardonner, dit-elle sans qu'Hector ne comprenne pourquoi.

Elle fit alors fuir son cavalier en e2. Hector avait encore la main. Il décida de donner plus de liberté à ses fous et de reprendre un peu le centre en avançant son pion en d6. Le cavalier en fuite avait besoin de retrouver une place plus avantageuse aussi Luna l'avança-t-elle en g3. Chacun remettait ses troupes en un meilleur ordre de combat après une première escarmouche légèrement désorganisée qui n'avait encore fait aucun dégât.

- Je ne souhaitais... Je ne veux guère vous offenser.
- Mais vous ne m'offenser en rien, chère Luna !

Il tapota de sa grosse main la petite quenotte libre de tout bois qui lui faisait face avant de jouer h6, espérant faire partir ce fou qui l'embêtait au plus haut point en empêchant son cavalier de bouger. Le fou de Luna se replia en h4. Erreur ! Au prix d'un petit affaiblissement de son coté roi, Hector pouvait alors croquer ce maudit fou. Évidemment, il ne s'empêcha pas de le faire en avançant son pion en g5. La suite fût une première série de prises (13. Fxg5 hxg5 14. Cxg5) dont Hector sortit vainqueur aux points... même si la défense de son Roi était légèrement amoindrie. Puis, le sang appelant le sang, Hector, guerrier, plaça son fou blanc en e6. Il était temps de développer le reste de ses pièces... et ce coup protégeait son pion f7, sous la menace de deux pièces blanches. Le cavalier blanc "mangea" le fou et le pion noir vengea le fou (15. Cxe6 fxe6)... et Hector rendait la main à sa partenaire !

Il en était navré mais c'était ainsi. Il but une gorgée de vin rouge et regarda la jeune fille réfléchir. Intelligemment, celle-ci avança son pion en f4 afin d'appuyer là où se situait la faiblesse du camp noir : l'aile roi.

- Forcément... Commenta Hector avant de prendre le pion (exf4).

La tour vengea le pion (17. Txf4). La situation commençait à être compliquée pour le Roi d'Hector... Mais, là, le baron vit un joli coup : d5 ! Cela coupait la route du fou blanc adverse et libérait une diagonale pour son propre fou noir ... qui attaquait par là même la tour vengeresse de Luna !

La tension sur l'échiquier était à son comble alors Hector finit son verre avant de plaisanter un peu.

- Heureusement que nous sommes mieux protégés à Marbrume que mon roi ne l'est sur l'échiquier...

Il regardait sa partenaire qui semblait en pleine réflexion. Nul doute que nous étions là à un moment charnière de la partie et qu'elle en était consciente. Hector se rendit compte que le verre de vin de son adversaire était toujours aussi plein que lorsqu'il l'avait servi. Il trouva cela étrange. S'était-elle resservit alors qu'il était concentré sur un coup ?! Cela lui paraissait fort peu probable ! Toujours est-il qu'il remplit le sien à nouveau pour se mettre à égalité !

" Échec. "

Murmura-t-elle tout en déplaçant sa tour en g4, rassurée pour la énième fois par le comportement d'Hector. Il n'allait pas la punir pour des palabres qui avaient dépassé sa pensée. Quand bien même elle ne comptait guère abandonner le " messire " qu'elle usitait pour nommer à peu près toutes les personnes de sexe masculin qu'elle croisait, elle se permit de se détendre à nouveau au moins un peu.
Son timide sourire s'était déjà fait plus franc à sa dernière plaisanterie. Ses doigts gauches reprirent leur valse sur sa cuisse, sous l'abri que leur offrait la table, rattrapant leur retard. Ses épaules s'affaissèrent légèrement.

" Échec. "

Sa voix résonna encore, à peine plus fort, tandis que la dame blanche se faisait vengeresse, bottant hors de son cheval le cavalier imprudent qui avait osé réduire sa tour en menus morceaux. Elle s'imposa, gracieuse, mais attristée par cet échange encore de mauvais aloi pour elle.
Le roi aux couleurs noires de son coté battit en retraite vers le milieu du plateau. Son pas lent, ralenti par le poids de l'autorité, le fit se mouvoir de g8 à f7.
Aucune pièce ne bougea davantage, le temps pour la blonde enfant de réfléchir à un nouveau plan.

Elle hésita puis un chevalier au tabard blanchi courut vers les lignes adversaires. G3 à h5. En deux autres mouvements - plus un pour le défendre davantage -, si le messire en face ne passait pas trop de coups impromptus, elle pouvait se débarrasser d'une autre partie de l'armée adverse sans perdre de tête importante. Mais c'était là sans compter sur sa propre furie vindicative en jeu.
Après ces deux tours, durant lesquels il continua d'ordonner à son roi de faire un repli stratégique jusque d7 et que sa dernière tour à elle bougea ses fondations de a1 à f1, elle se retrouva donc à grandement hésiter. Sa paume se dirigea vers son cavalier dont le cheval, lui semblait-il, piaffait déjà d'impatience. Avec, elle pourrait donc mettre à nouveau le roi adverse en échec. Ou détruire sa tour rapidement. Ou le pion qui...

Malheureusement pour elle, elle fit là sa pire erreur en arrêtant son geste avant de toucher le bois finement taillé.
Toute pièce effleurée était à jouer. La règle lui revint abruptement en mémoire tandis qu'elle fixait le plateau, cherchant soit-disant mieux. Son bras droit se reposa un bref instant sur ses cuisses.

" Votre roi va tenir encore. "

Répondit- elle avec douceur à Hector en référence à sa boutade précédente avant de laisser finalement l'un de ses paysans tuer l'un de ceux adverses en d5.
La majesté aux reflets jais toutefois ne voulut prendre aucun risque et recula encore en c8. Ce qui permit à son petit bonhomme qui avait déjà fait couler le sang de s'en resservir une dose en e6. Le roi adverse finit sa course effrénée en b7 et le sien, effrayé à son tour par quelques menaces provenant du nord et notamment d'une tour, vola se réfugier en h1, dans le coin en bas à droite du plateau.
Elle commit une nouvelle grossière erreur, après qu'il eut bougé son pion de a7 à a5. A dire vrai, elle joua même fort mal.
Apeurée à l'idée de mal défendre, souhaitant centraliser encore son chevalier survivant, elle bougea celui-ci de h5 à g3, ouvrant une voie royale vers son seigneur à protéger et ceux qui l'entouraient. Si elle avait eu l'idée de remonter sa tour en f7, elle aurait pu embêter l'ennemi, se défendant tout en attaquant.

Mais trop sanguinaire, trop concentrée sur l'unique réelle cible à abattre chez les noirs, elle ne songea pas même à ce coup-là...

Elle replongea ses lèvres dans le vin, passa une langue absente et en même temps trop concentrée sur ses lèvres avant de jeter un coup d’œil furtif à l'homme plein de bonhommie en face d'elle.
Rien d'aguicheur, seulement une question banale qu'elle finit par poser pour faire la conversation à son tour.

" Mais et vous même, avez-vous étudié les échecs ? "

Nul balbutiement ne vint diviser ses propos, même si ils furent déclamés d'une voix toujours timide. Soudainement, peut-être pour se faire à nouveau pardonner pour toutes les incivilités dont elle avait fait preuve depuis le début de leur rencontre fortuite, elle avoua un ton plus bas son ignorance :

" Je crains, à dire vrai, ne pas savoir si nos rois sont mieux défendus que nous et vous en laisse, vous et notre seigneur le duc, seuls juges. Mes connaissances à ce sujet sont limitées et je n'entend rien aux métiers des armes ... "

Son regard, ailleurs, se tourna vers la porte, se faisant aussi interrogateur que ses propos. La minuscule fossette sur ses joues disparut. Sérieuse, elle reporta son attention finalement sur son partenaire de jeu. Les deux interrogations suivantes lui échappèrent, en un souffle.

" ... Depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, messire, auriez-vous eu des nouvelles de l'extérieur, s'il vous plait ? Les plans de notre seigneur prennent-ils forme en bien ? "

Et les bannis ? Étaient-ils toujours en vie pour la plupart ? Fort heureusement, peut-être, elle réussit à retenir sa langue avant de poser ces deux suivantes questions.

Echec ?


Voilà qui était bien étrange... Pourquoi offrait-elle ainsi sa tour en échange du cavalier d'Hector ? Était-ce une attrape pour faire venir sa Dame ? Peut-être... Hector réfléchit. Longtemps ! Deux possibilités s'offraient à lui : prendre la Tour dès à présent, ou bien commencer à replacer son Roi et, qui sait, prendre la Tour adverse par la suite... Mais il se souvint du dicton "Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras" et il se dit qu'il valait mieux continuer sa stratégie de prendre les avantage en pièce plutôt que de commencer à opter pour les avantages positionnels car cela risquait de le mettre dans une situation de compromis mou et - peut-être - défavorable (tout ceci n'était que des suppositions d'Hector, personne ne lui avait enseigné cela !).


18. Tg4+ Cxg4


Evidemment, la Dame adverse vint répéter la menace en prenant le cavalier noir.


19. Dxg4+


Et Hector entama sa longue marche royale en commençant par Rf7. Luna, elle, alla - contrairement aux préceptes du jeu - placer son Cavalier en h5. Sans doute pensait elle Hector assez alcoolisé pour laisser son Roi ici et le mater, le coup suivant, avec Dg7 ?! Oh non ! Hector était encore lucide et même, pour la taquiner, il se permit de boire une autre gorgée avant de jouer un nouveau repli du Roi en e7.


Et la jeune blonde amena ensuite sa dernière Tour dans la partie : 21.Tf1. Hector avait bien calculé sa fuite car il semblait avoir toujours un coup d'avance sur la menace des blancs. Son roi fuit donc en d7. Luna, seulement maintenant attaqua les pions centraux (22. exd5) et Hector continuait de penser que la fuite de son roi était la meilleur des options (Rc8). Le round suivant fut peu ou proue la même chose : 23. dxe6 Rb7. Et, ensuite, Luna déplaça son Roi à son tour (24. Rh1) bien qu'aucune menace ne l'attendait directement... Peut-être aurait-elle dû manger son pion en b4 et le mettre à nouveau en échec. Mais, là, Hector reprenait enfin la main... Enfin pas tout à fait : il joua a5 pour consolider la position de son pion b justement menacé par la Dame adverse. Le coup suivant de Luna était difficilement compréhensible. Elle ramena son cavalier à sa position initiale (25. Cg3). Certes il ne menaçait plus directement le Roi noir mais... pourquoi ne pas le recentrer plus directement en f4 ou bien...


Elle aurait mieux fait de me prendre mon pion e. Se dit le baron en levant la tête vers Luna, qui, à ce moment là, (re)prenait une gorgée de vin avant de passer sa langue sur ses lèvres. Elle le regarda. A ce moment là, il la trouva bien moins juvénile, plus femme...


- Mais et vous même, avez-vous étudié les échecs ?
- On peut dire cela. C'est mon grand-père qui m'a initié à ce jeu quand j'étais enfant... et, depuis mon arrivée à Marbrume, je me suis plongé dans la lecture d'un petit essai que j'ai trouvé ici, traitant de ce jeu...
- Je crains, à dire vrai, ne pas savoir si nos rois sont mieux défendus que nous et vous en laisse, vous et notre seigneur le duc, seuls juges. Mes connaissances à ce sujet sont limitées et je n'entend rien aux métiers des armes ...


Hector lui offrit un sourire bienveillant. Après tout, il n'avait pas de Terresang ou même ce bougre de Gunof en face de lui, il était bien normal que son trait d'humour au sujet des défenses de Marbrume n'ait point fonctionné !


Et le regard de la jeune Montoya se tourna vers la porte. Etait-elle anxieuse ? On l'aurait dit. Elle craignait peut-être de croiser l'une de ses connaissances ou pis encore de ses parents ! Sa présence ici, à cette heure tardive, lui attirerait-elle sûrement quelques ennuis... Surtout en la présence d'une homme (aussi noble soit il !). Néanmoins, la jeune fille se faisait finalement un peu plus bavarde :


- Depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, messire, auriez-vous eu des nouvelles de l'extérieur, s'il vous plait ? Les plans de notre seigneur prennent-ils forme en bien ?
- Et bien j'ai ouïe dire que le duc "recrutait" des gens pour aller habiter sur le plateau de Langret... Ce n'est que la première étape de son plan mais il est en marche. Nous verrons bien ce que cela donne...


Guère d'enthousiasme dans la voix du baron. Si cette action semblait nécessaire, elle n'était en tout état de cause pas suffisante pour résoudre le grave problème que constituait les fangeux. Hector faisait bien plus confiance en ses attrapes et sa machine offensive... Mais tout cela restait encore à finaliser.


Les pensées d'Hector se recentrèrent peu à peu sur la partie. Il avait désormais de nouveau la main et décida d'attaquer avec sa Tour celle qui l'embêtait depuis trop longtemps : la Dame blanche (Tg8) ! Par là même, il menaçait le cavalier et la défense du Roi qui se trouvait juste derrière, sous la même conjointe de cette Tour et de son fou noir. La dame blanche s'échappa intelligemment en f3, formant une belle ligne avec la Tour qui la couvrait et Hector décida d'échanger malgré une légère perte numérique, le dit Cavalier (26. ... Txg3 27. hxg3) car, grâce à cela, il pouvait enfin mettre sous pression le roi adverse (Dh8+) :


- Echec.


A vrai dire, Hector n'était pas mécontent d'avoir réussi à retourné la situation ! La dernière tour blanche ne tarda pas à trépasser : 28. Rg1 Fb6+ 29. Rf2 Fxf2+ 30. Dxf2.


Hector décida alors de faire rentrer son cheval dans la partie tout en libérant - enfin ! - sa dernière Tour : Ca6.


Les deux joueurs approchaient de la fin de la partie et Hector, avec sa Tour en plus, semblait bien placé pour l'emporter. Néanmoins, la menace du pion blanc qui approchait de sa dernière rangée n'était pas à prendre à la légère.


- Aaaaaaaaaaah Mademoiselle Montoya, soupira le baron, je ne sais pas si je vais longtemps rester lucide ; la fatigue me gagne !


Il reposa son dos sur le dossier de sa chaise et but une gorgée du doux et fruité vin rouge qui lui faisait face.


- Mais... que cette soirée m'est agréable ! Cela fait longtemps que je n'ai joué de partie aussi disputée. Mon ami Louis est tellement plus fort que moi que nos parties sont bien moins intéressantes. Et...


Il ne le lui dit pas mais sa compagnie également lui était plaisante. Avec elle, il ne se sentait pas gêné ou engoncé dans un devoir étouffant de bienséance. Il pouvait être lui-même et cela lui donnait le sourire.


- ...quel que soit le perdant, j'espère qu'il aura le droit à une revanche !

Il n'apportait que peu d'eau à son moulin, répondant vaguement à son interrogation du moment avant de proposer une suite à leur partie nocturne.
Les recrutements étaient en cours, disait-il. Elle prit le temps d'assimiler l'information et les non-dits que pouvait suggérer son ton avant de s'exprimer à son tour, revenant sur sa demande d'une autre rencontre.
Pour couvrir son silence, la jeune fille porta auparavant encore à sa bouche la coupe de vin qui lui appartenait, laissant couler un peu du liquide sur sa langue. Juste assez pour que l'amertume du vin s'installe éphémèrement dans sa gorge.

" Une revanche puis une belle, si vous le désirez messire. "

Répondit-elle donc après avoir toussoté comme si elle avait avalé de travers. Un sourire s'esquissa plus grandement que d'habitude sur ses traits ensuite.
Elle était bien aise que leur rivalité lui ait plu, même si chacun avait fait des stupidités sur le plateau. Et si ses joues prirent pour la énième fois un peu de couleur tandis que les mots coulaient hors de sa gorge, ce ne fut guère à cause d'un embarras cette fois, mais d'une joie candide.

" Notre échange me plait aussi. "

Nonobstant son bonheur, son ton se fit gêné à nouveau lorsqu'elle prononça quelques menues palabres de plus.

" Cependant, je suis sûre que vous comprendrez que je ne puis vous proposer de date. Venir ici de nuit n'étant point dans mes habitudes. "

Ce n'était là qu'une vérité. Elle faisait autre chose en temps normal de ces heures perdues pour la plupart. Ses cernes pouvaient en témoigner et elle ne s'imaginait interrompre trop souvent son labeur.

" Ni de jour. "

Rajouta-t-elle quelque peu piteusement, comme pour se moquer d'elle-même. Elle ne savait comment son père ou sa mère prendraient de telles rencontres, même avec un chaperon. Mal, sans doute. Si le Sieur de Sombrebois et elle avaient été officiellement présentés au final durant la réunion avec le Duc, il faudrait tout de même leur indiquer pourquoi elle souhaitait aligner des pièces noires contre des blanches contre lui et comment elle avait appris que c'était là un de ses hobbies.
De plus ils connaissaient chaque signe qui prouvait qu'elle mentait, la chose ne serait alors pas du tout aisée, presque insurmontable.

Elle arrêta là ses dires et ses songes pour se recentrer sur le jeu qui réunissait Hector et elle. Après peu de réflexion, elle poussa un pion sur la ligne D d'une case.
Il lui restait sept petits êtres de ce genre. Trois pour son adversaire. Chacun avait encore dame et roi - heureusement -, mais lui avait une tour et un chevalier alors qu'elle ne pouvait compter que sur son fou trop blanc. Malgré tout, elle resta optimiste. La fin n'était pas pour tout de suite.

Il menaça sa reine en bougeant sa tour en f8, puis s'ensuivit une danse des femmes sur la scène. La sienne alla en e3, celle du noble homme en f6.
Elle tiqua une fois à son tour, effleura son fol vassal avant de s'en saisir et de le mouvoir en c4. Si elle n'avait point réfléchi, il aurait pu tuer sa seigneurie en deux coups. Son mouvement était imprécis, elle le savait, mais lui éviterait potentiellement des tracas dans le futur...
Il ordonna à son cavalier de se rendre en c7. Sans se presser, elle demanda à son pion sur la ligne g de faire comme le précédent.
Il amena alors sa tour en e8, menaçant un peu plus l'un de ses tous petits sbires situé en e6.

... Et aucune pièce ne bougea plus durant de longues secondes.

" Si seulement la bataille contre les fangeux était un jeu d'échec. "

Murmura-t-elle doucement toute à ses réflexions, sans bafouiller une fois encore. Elle reprenait là une idée précédente de son interlocuteur sans s'en rendre compte.
Si son sourire était resté plaqué sur ses joues par habitude, son ton était sérieux et absent.

" Il suffirait à nos gens d'arme de mettre leur seigneur en échec et mat. Mais en ont-ils seulement un ? "

La question naïve par contre traversa sans autorisation ses lèvres qu'elle mordilla ensuite pour les forcer à rester fermées. Stupide, stupide Luna. C'étaient des créatures moins intelligentes, mais plus féroces que des animaux lui avait-on dit, des choses sans aucun but si ce n'était le sang. Comment alors pourraient-ils avoir un roi ?
Il fallait bien que quelqu'un les ait créés lui chuchota sa petite voix intérieure. Mais si ils étaient l’œuvre de la Trinité, détruire leur majesté serait impossible. Le parricide était un crime bien trop monstrueux, surtout commis envers leurs Dieux. Et puis faire mourir une déité était du domaine de l'improbable, encore heureux. Rien qu'y penser la faisait se sentir terriblement coupable, aussi chassa-t-elle ces songes impies de sa tête.

Elle avait eu beau finalement se déconcentrer, elle était fière du coup qu'elle joua ensuite. Un nouveau pousse-pion sur les G. Si il réfléchissait encore sereinement, il n'avait là qu'un choix possible pour ne pas créer une nulle rapide ou lui offrir la partie : bouger sa dame.
Ce que fit le messire qu'elle ne parvenait pour le moment à appeler monsieur ou Hector malgré sa requête, bien entendu, de f6 en g6.

La jeune Montoya buvait des gorgées de rouge-gorge et... s'en étouffait même ! Hector, avec sollicitude... et un petit sourire légèrement moqueur, lui demanda :


- Vous allez bien ? Vous buvez trop vite, il me semble !


Elle souhaitait une revanche et une belle, voilà qui fit plaisir à Hector... Il arbora un sourire amical et fût surpris par les mots qui sortirent de la bouche de Luna :


- Notre échange me plait aussi.


Elle n'était assurément pas encore habituée aux convenances de la société noble. Une telle phrase, dans la bouche d'une demoiselle, était presque inconvenant. Mais, Hector était un homme franc - cela lui valait parfois quelques contrariétés - aussi, il ne s'empourpra point et, même, répondit franchement :


- Moi aussi il me plait, Luna !


C'était bien la vérité, après tout !


- Cependant, je suis sûre que vous comprendrez que je ne puis vous proposer de date. Venir ici de nuit n'étant point dans mes habitudes... Ni de jour.
- En effet, je le comprends bien... mais quel heureux hasard, alors, que nous nous y rencontrâmes !


Comment pourraient-ils dont se retrouver pour la revanche ? Voilà une question bien compliquée... à laquelle Hector ne tenta même pas de répondre. Il verrait bien si un autre "heureux hasard" ou l'envie d'un des deux joueurs en viendrait à bout, un jour.


Luna semblait en pleine réflexion, se demandait-elle comment organiser d'autres parties ou simplement comment gagner celle-là ? Il n'était, pour Hector, pas possible de le deviner. Par contre, la jeune fille avança finalement un pion : 31. d4 Sûrement voulait-elle engager plus de force pour aller à dame. Hector, lui, attaqua plus directement le couple royal blanc en répondant Tf8. Obligée de se sauver, la Dame blanche partit en e3, ce qui lui permettait aussi de soutenir l'avancée des ses pions centraux. Hector plaça sa Dame en f6 afin d'attaquer plus directement encore le souverain immaculé.


33. Fc4 : le Fou de Luna venait protéger son Roi. Hector décida alors de faire entre en jeu son cavalier en le déplaçant en c7 et Luna lança un nouveau pion en direction de la terre promise (34. g4).
Ce dernier n'était pas directement dangereux alors Hector lança son offensive sur ceux plus proche du but (34. ...Te8).


- Si seulement la bataille contre les fangeux était un jeu d'échec, murmura Luna d'un air absent, il suffirait à nos gens d'arme de mettre leur seigneur en échec et mat. Mais en ont-ils seulement un ?


Ces mots ne semblaient s'adresser directement au baron. Mais il y réfléchit néanmoins. L'idée n'était pas bête... Seulement personne n'avait eu l'occasion de voir une quelconque organisation chez ces ennemis enragés.


- Je crois - et c'est une chance pour nous - que ces monstres n'ont pas assez d'intelligence pour s'organiser hiérarchiquement. Et comme je l'ai déjà dit, c'est justement grâce à notre supériorité organisationnelle et intellectuelle que nous pourrons les vaincre... Si, bien sûr, nous l'utilisons à bon escient...


Luna continua à avancer (35. g5), attaquant la Dame noire et Hector, tranquillement, la replia en g6 condamnant ainsi le pion e de la demoiselle. Celle-ci, dans un effort désespéré attaqua encore la Dame avec son fou (36. Bd3) mais Hector en profita pour la faire manger le pion e (Dxe6). Luna décida alors de procéder à l'échange des Dames et Hector de recentrer ainsi son cavalier qui attaquait également, d'une belle fourchette, les deux pions les plus dangereux de la petite blonde.


37. Qxe6 Nxe6


La partie semblait à son crépuscule et Hector pensait qu'il finirait par la gagner, malgré sa mauvaise entrée en matière. Luna trouva alors une belle idée : avancer son pion c pour protéger le d et, en même temps, attaquer le pion b d'Hector. Le baron décida d'échanger ces pions quitte à recentrer un peu les pions blancs. La perspective de laisser libre le pion a adverse lui déplaisait fortement. Bien sûr, il put en contre partie éliminer le pion g adverse avec son cavalier.


38. c3 bxc3 39. bxc3 Cxg5


A ce moment de la partie, n'importe qui - et lui même - aurait parié sur une victoire de Sombrebois. Il lui restait une Tour, un Cavalier et deux pions tandis qu'elle, n'avait plus qu'un Fou et quatre pions (dont aucune n'était plus avancé que la quatrième case.


Hector finit son verre, s'en remplit un nouveau et déclara :


- Mademoiselle, votre sobriété vous honore... mais je me sens presque mal à l'aise de remplir mon verre alors que le votre reste désespérément plein ! Préférez-vous le blanc ou l'hydromel ?


Il chercha du regard le patron, pensant lui commander ce qui convenait mieux à la jeune Montoya, mais celui-ci n'était plus au comptoir. D'ailleurs, le reste de la salle était entièrement vide ce qui fit légèrement rougir le baron derrière sa barbe.


- Du reste, nous sommes seuls... Dit-il à mi-voix. Croyez-vous que l'aubergiste aura succombé à la fatigue avant ses derniers clients ?


Cette pensée amusa Hector qui sourit joyeusement.

Il n'y avait véritablement rien de convenable dans leur réunion insolite. L'enfant aurait dû avoir un chaperon, surtout à cette heure avancée et n'aurait de base jamais dû se rendre dans cette auberge. Quant à son interlocuteur, il aurait dû refuser toute partie par crainte de ragots infondés.
Aussi, même si ses mots étaient déplacés, ils l'étaient moins que dans un salon. Les règles de bienséance avaient déjà été trop transgressées pour qu'un compliment mineur puisse causer quelque scandale de plus. On en dirait différemment bien sûr si ils avaient un tout autre comportement qu'une vulgaire partie d'échecs sans mise.
Heureusement, l'on était tard dans la nuit et la plupart des langues de vipères, celles qui déformaient tout pour en faire de sifflants messages de serpent ronflaient, rêvant à ce qu'elles feraient subir à leurs victimes au matin.
A l'abri donc plus ou moins des regards, la montée des étoiles dans le ciel était pour les amants lambda, les innocents ici et là et leur contraire, une porte ouverte qui leur permettait de se retrouver loin de la grandiloquente étiquette qui régissait leurs matinées et dîners. N'était-ce pas de nuit surtout que des baisers interdits étaient échangés ou que des meurtres étaient commis ? N'était-ce pas une fois sur son oreiller que l'on pouvait pleurer de tout son saoul à propos de ce que la journée avait apporté ?
On excusait beaucoup de choses - point tout - si cela se passait discrètement. Et qu'est-ce qui était plus camouflant que ces heures où les ombres de la nuit enveloppaient tout, couvrant d'un obscur voile les gestes impromptus ?
Peut-être aurait-elle dû spécifier qu'elle parlait de l'échange de pions qu'ils se faisaient depuis tout à l'heure pour paraitre plus politiquement correcte, mais la damoiselle ne s'en voulut guère pour ses propos. la soirée était agréable, comme il le disait. Aussi ne se reprit-elle pas.

Elle inclina la tête pour le remercier sur sa santé encore.
Il exprima son point de vue sur les fangeux et elle se retint de lui demander ce qu'il pensait à propos du fait qu'ils avaient pu entrer en ville. N'était-ce pas signe d'une intelligence que d'avoir pu trouver un chemin ? Devait-on vraiment n'y voir qu'un feu de paille ? Ils n'avaient peut-être pas un esprit humain, mais si ils avaient ne serait-ce que celui d'un animal... La plupart n'étaient-ils point capables d'être vicieux et de vivre en meute ? Ne pouvaient-ils mettre à mal bien des choses comme dans les histoires ?
Incapable de faire autre chose que des conjectures angoissantes, elle décida de rester muette sur ce sujet et de simplement prouver sa ignorance pour s'excuser d'avoir amené un sujet aussi grave au milieu de leurs badineries.

" Je suis navrée de vous importuner avec de tels sujets. Je dois vous avouer n'avoir jamais perçu de ces créatures qu'au travers des rumeurs que l'on me porte. "

Elle ramena un de ses doigts à elle sur sa bouche, s'obligeant au silence et se décida à réfléchir à son prochain coup. La fin de partie s'annonçait enfin. Elle avait duré longtemps et trop peu à la fois. C'était décevant de voir qu'il restait si peu de pièces : on ne souhaitait que recommencer alors pour les retrouver toutes. En même temps, la fatigue reprenait ses droits sur les deux adversaires, cela s'était vu. Il était l'heure de terminer.
La fin donc.

Elle se pencha sur le plateau et prit son roi doucement pour le déplacer en f2. Il répondit en faisant hennir son chevalier en e4. Elle continua à faire se mouvoir sa royale majesté vers le centre du plateau. Il fallait permettre à son seigneur de se rendre n'importe où. C'était devenu vital pour le faire survivre, d'après le manuel qu'elle avait épluché.
Sieur de Sombrebois parla d'alcool et elle releva la tête pour lui offrir un sourire moins timide.

" Je ne désire rien, messire et vous remercie encore. "

Il sembla que sa main à elle trembla quand il fit une blague sur l'absence de l'aubergiste et elle se contenta de hocher la tête en réponse avant de se concentrer encore sur leur guerre bon enfant. Son déplacement fut le même que le précédent et son roi atteignit la case f3.
Elle fronça cependant les sourcils lorsque ce fut au tour d'Hector. Il déplaça son cavalier d'une manière qu'elle ne comprenait pas. Elle resta interdite un instant avant d'amener son fou en c2 pour éviter que le pion de son adversaire sur la ligne A puisse trop avancer et préparer une défense pour son autre sbire proche des lignes adverses. Il mena sa tour en e2 encore en un mouvement qui la laissa interrogative.

" Pardonnez-moi je vous prie de vous avoir retenu si tard. "

Lui dit-elle avec douceur avant de bouger son fou en b3. Il continua à vouloir le manger avec sa tour qui le suivit en b2. Alors elle l'envoya en e6, à l'abri... Sur la case qui était prévue de base pour lui.
Son chevalier tomba dans le piège. Au lieu de s'inquiéter du haut du plateau, le cheval fou se fit trop pressé. Il vint rafler un pauvre bonhomme en a4.
Elle continua à faire du pousse-pion sur la ligne G, avançant son petit paysan le plus haut qu'elle pouvait le monter, tandis qu'Hector paraissait entendre sa stratégie en bougeant son roi en C7 puis descendait quelques pions. Trop tard hélas.
Tandis que son petit servant à elle se précipitait en g8 et se parait d'atours dignes d'une dame, il fut forcé de faire remonter sa tour pour le manger. Elle détruisit alors les briques à l'aide de son fol prêtre.
Il répliqua en menaçant son roi à elle par son cavalier, libérant l'un de ses pions à lui. Un temps de réflexion lui permit cependant de se rassurer : elle pourrait toujours revenir le gober rapidement quoi qu'elle fasse. Elle se permit donc de bouger mollement sa majesté et finit par remonter le menton pour le mirer droit dans les yeux et lui demander aimablement :

" Faisons-nous une nulle, messire ? "

Même si les règles à l'égard des jeunes filles auraient voulu qu'elle s'incline et lui offre la victoire pour caresser dans le sens du poil son égo masculin, les faits prouvaient qu'elle pouvait lui arracher une nulle. Alors, effrontée pour une seconde fois et curieuse de sa réponse, l'enfant décida de ne point céder de terrain.
Il était doux de ne pas devoir faire semblant devant cet être noble. Elle espérait juste ne pas devoir le payer le lendemain...

Il était dans tous les cas plus raisonnable d'arrêter là en effet. Si leur rencontre se savait, ils attireraient des emmerdes jusqu'au cou tous deux. Ou du moins elle. Peut-être valait-il mieux stopper tout avant de croiser des regards trop intrigués quand ils sortiraient ?

- Je suis navrée de vous importuner avec de tels sujets. Je dois vous avouer n'avoir jamais perçu de ces créatures qu'au travers des rumeurs que l'on me porte.
- Et ce n'est pas plus mal pour une jeune fille comme vous... Plus tard vous les verrez, mieux vous vous porterez !


Lorsqu'elle refusa toute autre boisson, Hector se trouva bien bête. Luna était si jeune. Elle ne devait ni aimer ni supporter l'alcool ! Ses toussotements précédents s'expliquaient et la vitesse de sa "descente" également.


- Pardonnez-moi je vous prie de vous avoir retenu si tard.
- Ne vous excusez pas, voyons, je n'ai que trop rarement l'occasion de passer de bons moments comme celui-ci !


Hector, peut-être sous l'effet de l'alcool, vit une belle position pour sa Tour : 42 ... Te2. Ce coup, dans sa tête lui apporterait une pièce adverse. Il aurait sûrement mieux fait de se concentrer sur la défense de la colonne g mais le pion blanc qui y résidait lui semblait trop loin pour être inquiétant. Malheureusement, la suite lui donna tord - et qui sait, lui servira de leçon ? - s'il put prendre un pion, il dut sacrifier sa Tour pour tuer le pion qui avait été promu en Dame.


- Faisons-nous une nulle, messire ?
- Mmmh... Attendez un peu, je crois que...


Mais les quelques coups qui suivirent ne servirent à rien et la nulle était inévitable.


- Vous aviez raison : Nulle ! Déclara Hector en tendant sa main vers sa coriace adversaire d'un soir.


S'il était content d'avoir su rattraper sa mauvaise ouverture, il n'en était pas moins déçu de n'avoir pas su profiter du bel avantage qu'il avait acquis avant le dénouement paritaire.


C'est ainsi que la partie se conclut. Comme par magie, le patron de l'auberge arriva au bord de l'échiquier.


- Madame, Monsieur, je... Commença-t-il gêné de devoir mettre ses clients à la porte.
- Nous avons fini, cher Monsieur ! Nous allons bientôt partir... Répondit Hector en déposant quelques pièces d'or dans la main du patron qui, visiblement rasséréné retourna s'occuper de ses quelques affaires loin de la vue des deux joueurs.


Hector finit son verre et commença à ranger les pièces. Son esprit légèrement embrumé par la fatigue et l'alcool lui commandait de profiter des derniers instants avec Luna. Mais bizarrement, la fin de la partie, telle une petite mort, l'empêcha un instant de parler. Dans ses larges narines, d'un coup, lui parvint l'odeur de bois du vieux parquet et l'odeur de cuir des fauteuils. Le théâtre de la partie d'échecs se figea un instant. Les flammes des bougies qui parsemaient les tables ne bougeaient presque plus et les cheveux blonds de Luna semblaient, eux aussi, presque figés dans l'éther, se superposant lentement les uns aux autres pour former un mystérieux tableau de lignes courbes et dorées.


- Quel dommage de remettre l'espoir d'une prochaine rencontre entre les mains des Trois... Dit-il en introduisant la dernière pièce dans le petit sac de cuir.


Cette nuit - comme toutes les nuits heureuses - tout semblait simple, léger, naturel. Cette phrase qu'il avait prononcé à mi-voix ne lui semblait ni inconvenante, ni déplacée. Elle était l'exact reflet de l'idée qu'il souhaitait exprimer. Elle était la vérité. Et il n'y aurait eu personne, ce soir, pour lui faire admettre qu'elle était une erreur. L'aube qui ne tarderait pas à poindre, lui amènerait peut-être un autre regard sur cette nuit, cette rencontre et cette phrase. Mais cela, évidemment, il ne pouvait pas même y penser.


Hector de Sombrebois se leva alors puis, galamment, tendit sa main à Luna pour l'aider à se lever. Retourner dans le froid n'était pas une perspective des plus agréables...


Après que les deux nobles se furent couvert, il alla jusqu'à la porte, salua une dernière fois l'aubergiste et proposa à Luna de la raccompagner un peu.


- Je comprendrais que vous ne souhaitiez pas être vue en ma compagnie... mais... peut-être pouvons nous marcher un peu... jusqu'à la place du Lion ?


La rue qui y menait n'était bordée que d'échoppes fermées à cette heure si tardive et il y avait si peu de chances de tomber sur d'autres promeneurs nocturnes...

Et voilà qu'encore, comme tant d'autres, le Sieur Hector de Sombrebois tenta de la protéger, l'incitant à ne pas chercher à percevoir ces monstres que l'on disait d'un naturel batailleur, hargneux et turbulent. Elle ne lui en voulait guère de fredonner cette redondante antienne, mais cela devenait presque lassant de l’ouïr.
Il ne fallait pas qu'elle les croise, n'est-ce pas. Elle ne saurait se défendre et risquait de périr. L'on s'inquiéterait trop pour elle. Mais les voir, eux, morts pour de bon, dépouilles sans plus de prétention que nourrir les marais était-il réellement dangereux ?
Comment reconnaitre un ennemi, de plus, si on ne l'avait jamais perçu ? Et si il faisait encore une percée dans la cité, comment l'éviter ?
Certains disaient que les fangeux mesuraient tous trois mètres. D'autres au contraire, qu'ils pouvaient être minuscules. Nul par contre ne réfutait le fait que chacun était humain avant de renaitre. Comme eux. Dans tous les cas, le descriptif était peu clair et l'on pouvait apprendre dans les méandres de Marbrume tout et son contraire.
La mort qu'ils avaient subi avait-elle tant remanié leurs traits ? Est-ce que des cornes pouvaient leur pousser ? Ou une queue de poisson ?

Enfin... Il y avait toutes ces interrogations et plus encore qui se pressaient dans sa petite caboche enfantine. Et personne à qui les poser. Pas de livre pour l'éclairer, du moins pas qu'elle ait trouvé. Son père deviendrait nébuleux sans doute si elle osait lui en toucher un mot et l'inciterait à parler d'autre chose. Sa mère en serait troublée et lui dirait d'aller se reposer au lieu de laisser son esprit travailler. Les servantes se récrieraient. Quant à se livrer aux autres, elle n'osait guère et cela incluait son adversaire d’échecs. Elle avait déjà étalé bien trop sa stupidité pour aujourd'hui.
Aussi face au Sieur de Sombrebois, la demoiselle se contenta-t-elle de sourire distraitement quand il lui donna son point de vue. Elle ne le remercia cependant pas de vive voix pour son conseil avisé et retourna à la partie.

Il valida sa proposition de nulle rapidement et, presque tout aussi brusquement, l'aubergiste vint quémander son dû. Quelques heures de sommeil lui étaient nécessaires et elle se sentit coupable de l'avoir empêché de partir. Sa fuite achetée la rassura cependant - il ne devait être si éreinté - et elle reporta son attention sur les gestes de son interlocuteur, sans mot dire.
Le voir ranger les pièces en des gestes simples et harmonieux l'hypnotisa un instant. Adieu dame blanche. Au revoir pion noir. A bientôt rois. A jamais fol ami. Elle hésita à dire à Hector de les ressortir, au fur et à mesure qu'il les emprisonnait dans leur bourse habituelle et faillit le faire. Ces petits morceaux n'étaient-ils pas plus beaux sur leur plateau ? Pourquoi ne pas les y laisser danser, même si personne n'y touchait ? Lasse, elle savait qu'il n'était plus l'heure de les refaire virevolter. Toute la fatigue accumulée revenait la hanter et ses épaules s'affaissèrent légèrement.
Sa voix à lui la ramena cependant à la réalité. Elle se remit vivement bien droite et battit des cils davantage le temps d'un battement de cœur endormi. Leur moment en duo était passé. Il fallait retourner à leur vie, oublier la possibilité de parler librement et ce que deviendrait ce jeu. On ne pouvait plus être sanguinaire ou trop pressé.

" Je ne sais sur qui d'autre nous pourrions compter. "

Murmura-t-elle en réponse à sa tirade sur la trinité. Ce fut avec un sourire doux qu'elle accepta ensuite la main tendue avant de se saisir de son capuchon. Une inclinaison fut offerte au tavernier puis la gamine Montoya remit en place le tissu qui lui servait à cacher sa chevelure et en partie ses traits. Ses doigts s’arrêtèrent sur l'ourlet qui entourait son faciès tandis qu'il terminait ses propos visiblement hésitant.

Confuse, elle laissa quelques secondes de silence avant de s'incliner profondément à son égard. Ce qu'elle prononça fut dit à contrecœur d'un ton plus bas, peut-être pour que les dernières oreilles indiscrètes ne les entendent pas. La soirée ayant été délicieuse, elle-même aurait souhaité qu'elle ne s'arrête guère, mais il fallait se montrer raisonnable. Raisonnable. Quelle palabre haïssable parfois.

" Veuillez ne pas me juger trop durement messire si je refuse votre délicate proposition. Il me faut rentrer au plus vite. "

Elle n'extrapola pas et pria mentalement pour qu'il ne lui pose pas de questions gênantes telles que qui pouvait bien l'attendre. Lui avouer que ses parents n'étaient guère au courant de son escapade nocturne n'était pas dans ses projets.
Être aperçue se baladant avec lui n'était pas obligatoirement ce qu'elle craignait le plus en résumé, même si cela avait joué dans sa prise de décision. Après tout depuis le temps qu'elle se rendait tout aussi tardivement dans les bas-quartiers, nul ne l'avait encore importunée à propos de sa conduite qui aurait pu être jugée d'inqualifiable. Mais elle se débrouillait toujours pour rentrer à temps alors.
Il fallait donc espérer aujourd'hui que les domestiques n'étaient point encore levées. Elle ne savait pas du tout l'heure qu'il était et risquait un sacré savon si l'on ne la découvrait pas dans son lit...

Lorsqu'elle se redressa, ce fut pour lui offrir un sourire charmant malgré la gène qui vint teinter la suite de ses dires.

" Mais j'espère pouvoir rapidement tenir la promesse que je vous fis. En attendant... "

Elle arrêta son regard sur le propriétaire des lieux, puis sur le seigneur de Sombrebois. Sa voix reprit sa tonalité habituelle pour ses adieux :

" Permettez-moi de vous souhaiter un doux repos, comme au seigneur aubergiste qui nous accueillit si gracieusement. "

- Je ne sais sur qui d'autre nous pourrions compter.
- S'il faut s'en remettre aux Trois... - Hector hésita entre lui fixer rendez-vous ici même dans quelques jours ou... - alors, je prierai pour qu'Ils nous offrent une autre partie !


Sa petite main dans la sienne fût, à l'image de toute cette soirée, douce et agréable. Hector sourit une nouvelle fois tandis que son cœur s'emplissait d'une chaleur heureuse. Le temps de la séparation semblait cependant inéluctable. La jeune fille remit son capuchon sur sa tête, ombrant son doux visage et cachant sa si belle chevelure d'or, avant de s'incliner face au baron puis au tavernier.


- Veuillez ne pas me juger trop durement messire si je refuse votre délicate proposition. Il me faut rentrer au plus vite. Mais j'espère pouvoir rapidement tenir la promesse que je vous fis. En attendant. Permettez-moi de vous souhaiter un doux repos, comme au seigneur aubergiste qui nous accueillit si gracieusement.
- Je ne peux vous juger durement après une telle soirée !


Hector salua également l'aubergiste avant d'ouvrir la porte pour y laisser passer la jeune fille. Ce n'est qu'à l'extérieur qu'il comptait saluer la demoiselle. Pourquoi ? Cela était difficile à dire. Peut-être souhaitait-il se laisser un peu de temps pour trouver une belle formule ; peut-être voulait-il partager avec Luna la vision mirifique d'une voûte céleste étoilée ?


Sur le pas de porte, alors que le froid saisissait son visage fatigué, Hector regarda Luna. A dire vrai il ne trouva rien de satisfaisant à lui dire. Alors il leva les yeux au ciel. Celui-ci était couvert. Seule la lune était à peu près visible, floue, éclairant timidement les pavés humides du quartier noble. Et le silence régnait.


- Bonne nuit, Luna... Dit le baron en plongeant une dernière fois ses yeux dans ceux de la jeune fille.


Et voilà tout ! Le baron tourna les talons et s'en alla en direction de sa maison. Il se trouva bien sot de n'avoir rien trouvé de plus majestueux à dire, lui qui d'habitude savait trouver les mots pour charmer ses interlocuteurs. Ce soir fit exception à la règle. C'était ainsi. Et, alors qu'il avançait lentement dans les rues sombres, il se rasséréna en se disant qu'en fin de compte ils n'avaient échangés que quelques mots et une partie d'échecs ; que l'étrange sentiment qui le poussait tant à espérer une autre entrevue était ridicule ; que ce tourment qui tournait en rond dans son esprit n'avait pas lieu d'être ; qu'un simple "bonne nuit" était bien suffisant !


Puis il arriva enfin dans la rue des aiglons. L'air froid n'avait pas encore eu le temps de le sortir de la douce torpeur qui était la sienne. Au moment où il enfonça sa lourde clef dans la serrure du manoir, il sourit. Le regard lumineux de la jeune Montoya le hantait encore...