[Abandonné] A une petite chose, l'inquiétude donne une grande ombre. [PV Bjorn Iksland]

De la patience, se murmura-t-elle mentalement, en reprenant des crocs d'un chiot affamé le bord de sa cotte que l'animal arrachait à grandes dents dans l'espoir que la femme lui donnerait à baffrer. La bestiole n'était pas plus haute que huit pommes ni plus grosse que trois, semblait être passée dans un tas de fumier ou dans un pot de chambre oublié dernièrement, mais malgré tout avait une sacrée poigne. Peut-être à cause du désespoir.
Elle dût finir par lui abandonner un bout de dentelle en échange de sa liberté.

De la sérénité, se chuchota-t-elle encore quand elle faillit se fouler le pied sur un carrelage mal emboité. Elle n'avait pas le droit de jurer comme un charretier alors qu'il restait du monde pour l'écouter. Et puis, à part si elle inventait ses propres exclamations, elle ne se sentait pas capable d'usiter des dires entendus dans des bouches moins bien nées : c'était là si vulgaire que cela la faisait rougir.
" Par les c... " " Par les couilles de Serus ! " par exemple n'était pas prononçable à haute voix, même si la vieille Marville ne se gênait pas pour le faire, et ce à très grands cris.

De la grâce se sermonna-t-elle ensuite en offrant à un milicien bedonnant une légère salutation. Elle inclina son torse et, après avoir vérifié que son capuchon était toujours ses traits, continua sa route. Le petit chaperon rouge à la cape bleue cette nuit avait décidé de passer par le quartier de la milice pour se rendre au sud du Labourg. Une jolie trotte. mais ce n'était point qu'à une mère-grand qu'elle portait son petit panier transformé en balluchon pour bien plus de sécurité, aussi le voyage en valait-il la peine.
Son pas boitillant se fit un instant presque parfait pour un œil extérieur et désagréable pour elle, le temps de vérifier enfin si sa cheville n'était guère trop abimée. Non. Juste une petite douleur fantôme, si elle jugeait bien ses propres symptômes. Tout allait bien.

De l'amabilité, s'obligea-t-elle prestement en répondant délicatement à un autre garde qui lui demandait si elle avait perdu son chemin. Non, elle n'avait guère besoin d'escorte et oui, tout allait pour le mieux. Il n'avait point à s'inquiéter. Elle ne songea pas un seul instant, en s'éloignant de l'être, à ce qu'il pouvait penser.
A si elle allait rejoindre un amant ? Vu le secret qu'elle entretenait sur sa destination, peut-être. A si elle était folle et étrange de se balader ainsi si tard et seule ? Nul doute. Mais quelle importance ? Dans la ville grouillante, ils ne se reverraient sans doute jamais et bientôt il oublierait la vision de la jeune fille aux allures de noble.

Du courage, se gronda-t-elle sans faire de pause. Les ombres au fur et à mesure qu'elle s'écartait des quartiers principaux de la milice avaient l'air davantage noires. Les torches présentes pour les écarter se faisaient moins nombreuses et l'enfant frissonna en passant à coté d'une ruelle. Elle ne voulait pas se rappeler ce qui s'était passé dans un autre quartier. Ne pas se souvenir de ces deux hommes et de sa sauveuse. Oublier la mort, même si chaque tache jais que la lune et ses filles n’effaçaient pas rendait l'action plus ardue parfois. Ce n'était pas souvent qu'elle se remémorait ce moment, préférant plonger dans le déni, mais quand cela arrivait comme ce soir, elle se sentait peu à peu tétanisée.
Un professeur lui avait dit un temps que la plupart des fleurs de son futur jardin naîtraient à l'ombre. Il était étrange de constater combien une chose pouvait engloutir de la beauté et de l'horreur à la fois.

De... De l'audace ? Tandis qu'elle faisait quelques pas de plus, son regard tomba sur un grand gabarit. Mère-grand qu'il avait de longues jambes ! Elle ralentit sa marche, leva les yeux pour mirer le visage aux traits durs, oubliant volontairement de s'arrêter sur les autres cicatrices visibles de l'être accoudé contre un mur. La nuit rendait son absence de sourire encore plus terrifiante. Elle hésita à faire demi-tour pour passer par ailleurs, mais pas à coté de cet...
Mais, soudainement, elle songea à messire Malachite un bref instant et au Capitaine, tous deux défigurés plus ou moins de manière permanente par la vie. Si cela se trouvait, elle ne craignait rien. Nonobstant cela, rapidement, leur visage fit place à celui de l'homme qui était décédé sur des pavés crasseux. Elle prit une inspiration, se remémorant qu'elle ne pouvait point vivre dans la peur. Il fallait qu'elle se décide. Aussi choisit-elle pour le géant une vie qui lui plaisait : il n'était pas différent de l'un de ses protégés, malgré ses habits mieux faits. Sa bouille de brigand ne devait donc pas l'effrayer. Non. Il ne tenterait pas de la rendre muette et elle n'aurait pas à essayer de se défendre et crier.

De la douceur. Elle n'eut pas besoin de faire appel à ce point des bonnes manières lorsque finalement elle s'arrêta à quelques pas de l'être. Si il vivait dans le coin, sans doute ne dirait-il pas non à un diner plus consistant et elle aurait triomphé de son effroi.
Fouillant dans son balluchon, elle sortit avec des gestes lents un quignon de pain noir et, fixant l'homme dans les yeux, murmura d'une voix un peu rauque :

" Auriez-vous... Faim, messire ? "

Qu'il était dur de respecter la plupart des choses apprises auprès de ses professeurs tout le temps.