[Quête] La vie des hommes est plus courte que celle des corneilles

Il avait survécu à l'opération du Labret, encore faudrait-il le conter dans une autre histoire. Eadwin de Rivenoire, aux côtés d'Yseult, de ses camarades chevaliers et du peuple, avait participé à faire de cette mission un succès. De la fin de sa convalescence hivernale, de son entretien fort en émotion avec la Châtelaine de Traquemont, de ses confidences avec Philippe de Tourres, de sa rencontre tumultueuse avec Elisabeth Gardefeu, de son aventure dans les mines de Tourbepierre avec Tristan du Val de Lys, de Geoffroy du Nouet et d'Ilhanne Barrowmer, le chevalier n'avait pas vu le temps passer, si bien que les célébrations de Serus furent sa première occasion pour se rendre pour la première fois à Marbrume. Il avait très probablement rencontrer d'autres péripéties qui seraient encore à raconter dans un avenir plus ou moins proche mais lentement mais sûrement, Eadwin de Rivenoire commençait à tisser un réseau de connaissances. De ses propres yeux, il mettait un point d'honneur à voir ce quartier frappé précédemment par la peur et l'horreur. Dans le Quartier de Bourg-Levant, dans la Hanse, le malin avait commis son larcin. Le chevalier n'imaginait que trop bien la pagaille générale, cette lutte pour survivre au milieu de gens se marchant les uns sur les autres pour fuir la Fange perfide et impitoyable. Eadwin ne se souvenait plus très bien, mais une rencontre entrainant une conversation, s'en suivant d'autres échanges... Il atterrit ce jour-là dans la taverne du Cerf Sans Bois.

« C'est aimable de votre part d'offrir la première boisson. »

Eadwin observa les alentours. Cette journée allait être un franc succès pour le propriétaire de cette taverne. La foule était si dense qu'il serait difficile de quitter les lieux pour le moment sans bousculer deux ou trois personnes. Comme condamné, le chevalier devait partager cette table avec trois hommes qu'il ne connaissait pas. Il restait bien un tabouret de libre et ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'une personne supplémentaire ne vienne s'installer avec eux, faute de place ailleurs. Il adressa donc un sourire plein de politesse à Ermenrich, gardant un œil sur Azhim et Anton.

Ce fut la mine pensive que le domestique décida de faire une entorse à son chemin de retour. Mains liées dans le dos et sourcils froncés, sa rencontre avec Luna l'avait laissé dubitatif sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. Peut-être était-ce ça en plus d'avoir revu la bâtisse de son ancienne vie. Il ne pensait pas que cela le tourmenterait autant. Au fond de lui, des émotions étranges se mélangeaient. Parmi la colère et le dégoût, il pouvait même déceler une trace de regret. De manque, peut-être. Comme une sorte de nostalgie improbable.

Non pas qu'il aurait aimé revivre son enfance, bien au contraire, mais il ressentait un petit pincement au cœur. À cette époque, certes, les conditions étaient beaucoup plus difficiles, mais … il n'était pas encore comme il l'était aujourd'hui. Aux services d'une noble, dépendant de sa fortune, forcé de s'aplatir et ramper. Ce qui lui manquait, c'était peut-être le temps où il possédait encore un tant soit peu de fierté. Un peu d'honneur pour lui-même.

Il poussa la porte de la taverne après avoir fouillé dans ses poches à la recherche de monnaie. Il n'avait guère l'habitude de se rendre en ces lieux populaires, à vraie dire, ce n'était pas vraiment sa tasse de thé. Se mélanger avec le peuple, ces gens sales et puants … Néanmoins, il s'était dit que, cette nuit, il le ferait. Comme pour conclure sa balade hors de la demeure de Brasey en beauté. Et un petit remontant n'était pas de trop pour lui qui n'en avait que très rarement profité.

Claquant sa langue contre son palais en constatant la foule, il se fraya un chemin en jouant des coudes pour rejoindre la seule table presque vide. Il n'arrivait même pas à s'imbiber de l’enthousiasme qui planait dans l'air. Il était comme ça, Azhim : vide. Incapable, peut-être, de ressentir d'émotion positive.
Il n'adressa qu'un signe de tête très peu engageant aux hommes qui l'entouraient, avant de reconnaître l'alchimiste. Il n'eut pour autant pas plus d'expression sur son visage : les deux avaient fais affaire ensemble, ils n'étaient pas amis.

Ermenrich proposa alors de payer toutes les consommations, ce que l'autre homme, un barbu imposant, accepta avec joie. Le domestique sortit malgré tout les quelques pièces de sa poche et le posa devant lui. Pas assez, sûrement, pour régler toutes les boissons, mais c'était toujours mieux que de montrer de la gratitude envers l'alchimiste. Azhim n'avait plus de fierté, certes, mais selon le personnage qui lui faisait face, il pouvait se montrer tout à fait borné et était très doué pour faire preuve de mauvaise foie.

- Je participe, lança-t-il d'une voix claire et assurée. Mais je salue le geste, monsieur Feuerhart.

Il se chargea lui-même de passer la commande, pas peu fier de pouvoir exiger quelque chose plutôt qu'on lui exige quelque chose. Les trois chopes arrivèrent bien vite, et alors qu'il levait au même titre que les autres sa boisson, un fin sourire en coin étira les lèvres d'Azhim.

- Santé et richesses, répliqua-t-il avant de boire.

Ça le changeait, malgré tout. Il n'avait jamais fais ça, avant. Rester assis-là, avec des gens, et juste boire. C'était particulier, comme sensation. Il ne pouvait pas dire qu'il n'aimait pas cela, mais il sentait que ce n'était pas normal, qu'il y avait quelque chose d'étrange dans cette action. Ça ne lui correspondait pas. C'était comme s'il culpabiliser d'être juste là et de profiter.

- Azhim, se présenta-t-il néanmoins, parce qu'ici, il avait le droit d'avoir une identité.