Une étincelle des plus sinistres [PV Ange] [Terminé]

Il flottait dans l’air comme une odeur de brûlé, une fumée âcre aux relents de cuir calciné pesait sur l’air comme une chape de plomb, piquant la langue de ceux qui s’aventuraient trop près d’un goût de soufre acide et persistant.

    Quoi qui puisse se trouver au fond de cette ruelle sombre et enfumée, ce n’était rien de bon et l’attroupement qui s’était formé -à bonne distance- murmurait d’inquiétantes rumeurs. Un cri atroce aurait déchiré le silence de la nuit, des flammes se seraient élevées, dévorant on ne sait quoi en leur sein. Personne ici n’avait vu quoi que ce soit, personne n’osait dire quoi que ce soit, dans ces quartiers malsains la parole était d’or mais le silence lui n’avait pas de prix.

    Si les habitants avaient jeté des seaux d’eau sur leurs maisons et s’étaient débrouillés comme ils le pouvaient pour sauver les meubles, par chance les récentes pluies avait imbibé et protégé les façades et mansardes et les flammes n’avaient dévorées que ce qu’elles renfermaient. Personne ne s’était approché du brasier, pas en pleine nuit, pas sans armes. Qui sait ce qui rôde dans les ténèbres de ces tortueuses venelles? Et surtout quelles folles superstitions, quels démons et maux impies peuplent l’imagination des petites gens? Par précaution l’on avait attendu l’aube avant d’oser aventurer une main inquisitrice et tremblante au fond de cette venelle.

    Si Haral fréquentait certaines tavernes et d’autres lieux moins recommandables du Goulot c’était bien par commodité, la vie y était moins chère que dans le reste de la ville et son statut de barde lui octroyait une certaine tranquillité. Par chance -ou non- la ribaude avec laquelle il avait passé la nuit logeait non loin d’ici. Tous avaient pu entendre ce cri perçant, véritable plaidoyer d’horreur qui s’était tû aussi vite qu’il était monté.

    Un homme plus hardi que les autres s’était avancé prudemment et était revenu blême, frappé d’horreur.

    “Crefieu, vla t’y pas qu’c’est un bonhomme qu’y a cramé dans l’fond! Mais tout cassé qu’y est l’bougre, comme si qu’y était tombé d’une muraille, sauf qu’y a pas d’muraille ici! Allez y voir! Y bougera pu ça pour sûr!”

    Si la nouvelle était terrible elle n’en rassurait pas moins Haral, le mort l’était bel et bien, et définitivement! La masse murmurait de plus belle et commençait à s’agiter en tous sens. Le barde alla voir à son tour quel spectacle sordide l’attendait au cul de la ruelle avant de tenter de les rassurer.

    Et le spectacle n’en était pas un, du moins pas une mise en scène que quelqu’un de sensé aurait pu concevoir. Le corps était roulé en boule, tous les membres brisés et retournés. Un oeil avait été arraché et proprement posé à côté de l’autre qui pendait hors de son orbite tandis qu’une dague trônait presque fièrement, profondément enfoncée dans la tempe du malheureux. Tout le reste n’était plus que chair calcinée et os noircis. L’odeur était abominable et arracha des hauts le coeur au barde qui s’agenouilla non loin pour vomir tripes et boyaux.

    Un frémissement dans la nuque, une sensation désagréable de danger imminent. Tandis qu’il retournait vers la foule Haral se retourna et aperçu l’espace d’un instant un regard mauvais braqué sur lui. Tout était fini le temps d’un battement de paupières, était-ce le fruit de son imagination? Ou bien le malade responsable de cette horreur rôdait-il encore autour de son oeuvre?

    Haral se dit qu’il ferait mieux de déguerpir. Et vite.

Un coup de maître ! Ni plus ni moins, voilà ce que c'était ! Ange quittait le cadavre au milieu des flammes naissantes, avec le sentiment du devoir accompli. L'homme était déjà mort depuis longtemps et là, alors qu'il brûlait doucement mais surement, les traces des sévices qu'il lui avait fait subir s'effaçaient peu à peu dans cette odeur délicieusement viciée qu'il connaissait bien et qu'il avait appréciait pleinement. Dos à la scène, il marchait lentement vers la porte de la chambre dont la température commençait à grimper dangereusement.

Ange avait arrosé le cadavre d'un liquide hautement inflammable pour effacer toutes les traces qu'il eut pu laisser dessus mais il s'arrêta sur le seuil de la porte. S'il pouvait s'amuser une dernière fois avec les restes de ce fils de pute...

Il ouvrit la fenêtre de la chambre et avec des gestes forts, rapides et précis, jeta le cadavre par la fenêtre. Ces manches et ses gants prirent une teinte noirâtre à cause des flammes mais ce n'était pas grave. Le plaisir qu'il prit en voyant le macabé tomber, désarticulé, se plier telle une poupée sans vie et s'écraser dans le coin de l'impasse le fit jouir intérieurement.

Il put enfin descendre pour rentrer chez lui. Mais, là il entendit le cri d'une femme. Alors, l'artiste qu'il était voulu aller voir la réaction de son public. Il rangea ses gants dans ses poches, remonta ses manches et retourna sur ses pas. Dans la rue adjacente à l'impasse, une belle lumière orange lui prouvait que le liquide inflammable était toujours actif. Non sans plaisir, il vit les gens sortir de chez eux, ouvrir leurs fenêtres, crier à l'aide, chercher des secours. Quelle belle panique ! Il se mêla à la population qui restait à distance du mort et vit un jeune homme, le barde, qui s'approchait du feu. Cet homme semblait sensible et fort avenant. Ange le suivit un peu. Il voulait jouer le bon samaritain pour mieux voir sa réaction à la vue de son chef d'oeuvre... mais il entendit les bottes des miliciens qui accouraient. Le barde vomit dans un coin et Ange retourna se mêler aux badauds. Lorsque le barde s'éloigna du brasier, et de la foule, Ange s'approcha de lui.

- Quelle horreur, n'est-ce pas ?! Est-ce que je peux vous aider ? Vous avez l'air... On dirait que vous avez vu un spectre !

Il souriait d'un air si aimable et si concerné, et il avait l'air si consterné, qu'on ne pouvait que croire en sa bonne foi...

- Il nous faut un petit remontant, je crois... Il y a une taverne à quelques pas d'ici. Vous m'accompagnez ?

Tandis qu’il s’éloignait prestement et le coeur encore retourné par le spectacle macabre qui s’était offert à lui, Haral n’entendit pas le jeune homme s’approcher de lui. Il avait la mine déconfite, ce genre d’horreurs n’étaient pas faites pour le regard des hommes et celui ci ne faisait pas exception à la règle.

    “Quelle horreur, n'est-ce pas ?! Est-ce que je peux vous aider ? Vous avez l'air... On dirait que vous avez vu un spectre“

    “Ah messire! Si vous saviez par quels tourments cette pauvre âme est passée… Je n’ose imaginer un être capable d’infliger de telles sévices à son prochain. Vraiment messire, malgré les ravages qu’ont provoqué les flammes je ne vous souhaite pas de pouvoir ne serait-ce qu’imaginer ce que j’ai pu voir là bas.”

    L’homme avait l’air affable, il émanait de lui une bonté naturelle qui mit tout de suite le barde à l’aise.

    “Me voilà bien embarrassé noble seigneur, vous allez croire que la vue de ce corps horriblement mutilé m’a fait perdre l’esprit. Mais il m’a semblé l’espace d’un instant sentir un regard peser sur moi, cruel et malfaisant, cherchant impitoyablement à arracher mon âme à ma pauvre enveloppe, comme si j’étais le prochain d’une longue et sordide liste. Mais je dois me faire des idées.”

    Le regard du blond était fixé sur lui avec une expression compatissante. Qu’il était sympathique cet homme, et voilà qu’il proposait d’offrir la première tournée! Un petit remontant tombait à point nommé et Haral en retrouva immédiatement quelques couleurs.

    “Mais comme c’est aimable à vous messire! Permettez que j’offre le second dans ce cas, je ne saurais abuser de vos largesses. Mais j’en oublie mes manières, Haral Mortenuit pour vous servir monseigneur!”

    Haral se fendit d’une courbette parfaitement exécutée et les deux hommes prirent le chemin de la taverne la plus proche.

Spoiler:

Sa grâce physique n'avait d'égale que son habileté verbale. Le jeune homme était éloquent et, apparemment, de bonne compagnie. Ange l'écouta avec le sourire et lui répondit modestement :

- Je ne suis pas un seigneur, monsieur, je suis un simple commerçant, Ange Clairbosquet, forgeron armurier...

En entendant la réaction d'effroi qu'il avait eu précédemment, le sieur Mortenuit fit un grand plaisir au vilain forgeron. Un frisson de plaisir lui parcourut même le corps. Il parvint néanmoins à garder un air concerné.

- Un regard cruel et malfaisant ?! Croyez-vous que... que cela ait put être le... l'auteur de ce... de cette infamie ?!


Dans la taverne, l'ambiance n'était pas vraiment plus joyeuse. La rumeur de l'immolation était déjà arrivée et les mines déconfites des habitués - ainsi que leurs propos - n'étaient pas pour faire oublier la scène précédente. Ange était content de voir que son oeuvre commençait, comme on le dirait quelques décennies plus tard, à faire le buzz ; hashtag tropdégueulasse. Lui et son invité s'assirent néanmoins à une petite table discrète et Ange appela d'un claquement de doigts le patron.

Celui-là arriva rapidement.

- Avec cette histoire de meurtre, je suis sous le choc... désolé... Qu'est-ce que vous buvez ?
- Auriez-vous de l'eau de vie ? Je crois que nous aussi... Il nous faut un bon remontant !
- Et bien j'ai de la poire, de la cerise et... euh... c'est quoi déjà... ah oui, de la mirabelle !
- Mirabelle pour moi.
- Et pour vous, monsieur ? Demanda-t-il à Haral.

L’homme semblait humble et concerné par les malheurs qui se tramaient au dehors, là où dans l’obscurité un monstre rôdait.

    “Je ne suis pas un seigneur, monsieur, je suis un simple commerçant, Ange Clairbosquet, forgeron armurier…”

    “Allons messire, point de fausse modestie, votre attitude vous honore, vraiment. Malgré votre rang certes moins élevé que certains nobliaux vous appartenez à la race des seigneurs messire, des seigneurs du coeur et de l’âme.”

    Lui aussi semblait terrifié par cette histoire, qu’y aurait-il de pire qu’un assassin dans la nature si ce dernier se mettait à traquer les témoins de ses frasques pour les énucléer sauvagement? Haral hocha la tête avec gravité en réponse à la question du forgeron.

    “Je le crains fortement messire, qui d’autre que cet ignoble castrat pour suivre et traquer le public de cette infamie comme vous le dites si bien. J’espère de tout coeur que la milice tombera sur le râble de ce corniaud et qu’il brûlera tout comme sa pauvre victime.”

    Le tavernier était arrivé en courant, le visage blême et l’air absent. Toute l’auberge était comme hagarde, plongée dans un demi silence lourd et pesant. Seul Ange semblait à l’aise au milieu de cette chape de noirceur. Il se commanda une mirabelle et Haral une petite poire qu’ils sirotèrent en tentant de dissiper l’angoisse qui nouait les tripes de tout le monde à cet instant.

    “Assez parlé d'horreurs pour aujourd’hui messire, je fais néanmoins le pari que notre homme sera mort avant la fin du jour! Mais je digresse, qu’avez vous donc prévu en cette belle journée monseigneur? Si l’envie vous en prend je connais une ribaudière… Vous m’en direz des nouvelles!”

    Il est dit que l’appétit vient en mangeant, l’argument est peu précis en ce qui concerne les hommes, et surtout les bardes, pour qui l’appétit vient en buvant. Un petit apéritif en appelle nécessairement un autre. Haral héla donc le tavernier qui revint toujours affublé de son air morne et blasé.

    “Messire! Mon noble ami et moi souhaiterions deux pintes de votre meilleure brune et commander à manger. Une belle pièce de viande bien saignante fera l’affaire! N’est-ce pas messire Ange? Rien de tel que l’odeur du sang pour réveiller un fort et grand gaillard tel que vous!”

Pauvre Ange ; voilà déjà que l'homme commençait à l'énerver ; son ton chantant, sa flagornerie suintante, l'armurier but sa mirabelle cul sec pour se calmer un peu.

- Aaaah, ça fait du bien ! Fit-il naturellement.

Mais ce naturel, justement, il devait s'en méfier, il le savait. Il devait rester dans son rôle. Calme. Zen. Souriant.

- Une ribaudière ? Ma foi...

Celle-là le calmerait sans doute de la conversation et de la présence puante de ce volubile fils de pute.

- ... c'est peut-être ce qu'il me faudrait pour... recouvrer mes esprits !

Néanmoins, le barde ne semblait pas pressé de passer au "dessert".

- Messire! Mon noble ami et moi souhaiterions deux pintes de votre meilleure brune et commander à manger. Une belle pièce de viande bien saignante fera l’affaire! N’est-ce pas messire Ange? Rien de tel que l’odeur du sang pour réveiller un fort et grand gaillard tel que vous !

Au mot "noble", Ange posa discrètement la main sur la poignée de poignard qu'il portait à la ceinture. Qu'il serait bon de saigner ce maudit bavard. Ça le ferait changer de discours, pour sûr !

- Bien saignante pour moi aussi, oui... Vos mots m'ouvrent l'appétit !

En attendant la suite, Ange voulut reprendre la main sur la conversation.

- Mais dîtes moi, Haral, vous qui manipulez la langue avec une si belle aisance. Quel est votre métier ? Conteur, bateleur ou... marchand ?

Il offrit un drôle de sourire à son interlocuteur, un sourire mi-amical, mi-moqueur. Les gens qui parlaient bien, il s'en méfiait. C'était souvent que leurs mains ne travaillaient pas assez bien ; qu'ils devaient enjoliver leur besogne, la présenter dans un bel écrin pour qu'elle plaise à leur commanditaire. Ange regarda le tavernier s'escrimer derrière son comptoir. Lui, il travaillait sans piper mot. C'était bien.

L’homme avait cillé l’espace d’un instant. Si Haral trop occupé qu’il était par sa commande ne le remarqua pas le tavernier ne manqua pas ce bref moment d’effarement, d’exaspération funeste, un demi battement de paupières et le regard du forgeron s’était illuminé de flammes meurtrières. Le patron s’empressa de les servir pour ainsi s’éloigner de cet homme qu’il jugeait désormais terriblement dangereux.

    “Mais dîtes moi, Haral, vous qui manipulez la langue avec une si belle aisance. Quel est votre métier ? Conteur, bateleur ou... marchand?”

    “Ah messire, je suis qu’un humble ménestrel qui s’échine tout comme vous à gagner sa pitance. Mais je dois vous avouer quelque chose, j’aurais voulu être un Fleuriste, pour ramasser des Flambes d’eau, quand l’oiseau se pose sur les Cistes j’offre à cette dame un Coquelicot.”

    Le repas en sus des rafraichissements était désormais servi, Haral s’étonna de l’attitude pressée et fébrile du tavernier tandis que l’on disposait devant eux deux magnifiques pavés de boeuf, juste saisis, c’est à peine si la viande ne remuait pas.

“Mais je m’égare messire, qui de nos jours s’amuserait à faire pousser des fleurs alors que le sang des innocents abreuve la terre et cultive ainsi de nouvelles goules? Ce repas s’annonce des plus magnifiques messire, cette admirable bête sert à assouvir nos instincts les plus bas et vils, je ne m’en réjouis pas ça non, mais cependant, quel délice…”

Le barde insista sur le “délice” tout en se saisissant d’un morceau de viande qui projetta un fin filet de sang sur son menton tandis qu’il mordait dedans avec avidité.

“Et vous noble artisan, comment êtes vous devenu forgeron? N y a-t-il pas quelque chose d’autre que vous eussiez souhaité accomplir ici bas? Ah! Du trapèze! N’auriez vous pas aimé voltiger dans les airs à la manière d’un oiseau, vous reposant entièrement sur un binôme des plus talentueux? Ou taxidermiste? Que dis-je? L'alcool trouble mon jugement. Bon appétit mon bon ami, je lève ma chope à votre santé et cette rencontre providentielle bien que fortuite”

Un ménestrel... une sacrée pédale, oui ! Voilà ce que pensait Ange. Par chance, la viande qui se présenta à lui l'empêcha de trop fulminer. Il garda le sourire et mangea avec appétit. Lorsqu'il entendit les bêtises d'Haral - les vils instincts de l'homme - il eut de nouveau envie de le faire taire... Il fallait qu'il fasse quelque chose pour régler ce souci, et vite !

- Et vous noble artisan, comment êtes vous devenu forgeron? N y a-t-il pas quelque chose d’autre que vous eussiez souhaité accomplir ici bas? Ah! Du trapèze! N’auriez vous pas aimé voltiger dans les airs à la manière d’un oiseau, vous reposant entièrement sur un binôme des plus talentueux? Ou taxidermiste? Que dis-je? L'alcool trouble mon jugement. Bon appétit mon bon ami, je lève ma chope à votre santé et cette rencontre providentielle bien que fortuite.

Il prit son poignard le leva et d'un geste brusque et le planta violemment dans la table, juste à coté de son assiette. Le bruit fit s'arrêter quelques conversations autour d'eux et quelques yeux choqués se pointèrent vers le diabolique armurier.

- Mais fermez-la maintenant ! J'ai besoin de manger dans le calme !

Il était tout rouge, Ange, son front était luisant de sueur et, à l'intérieur c'était un volcan qui grondait. Il but d'un trait la moitié de sa choppe et la reposa avec fracas derrière son assiette.

- Bons Dieux, excusez-moi, je sais pas ce qui m'a pris... je crois que c'est trop de... d'émotion.

Il se calma en coupant et en mangeant sa viande, ses yeux fuyants le regard trop gai du beau parleur. Il s'apaisa en imaginant sa tête au bout d'une pique, en s'imaginant le ligoter, lui arracher un à un les ongles de ses doigts bien trop fins. Il pourrait aussi poser sa tête sur son enclume et l'écraser avec son plus énorme marteau de guerre. Que des belles images ! Il se sentait tout à coup d'une bien meilleur humeur. Il épongea son front d'un revers de bras et sourit.

- Vraiment désolé... je crois que... le brûlé, tout ça, ça m'a fait un choc.

Un bref instant de flottement, durant lequel les yeux d’Ange brillaient d’une fureur purement diabolique, puis son poing armé s’abattit sur la table, perforant le bois brut et sale dans un bruit sourd, secouant la vaisselle et répandant leur contenu. Haral s’était figé, de stupeur et de crainte. Tout cela ne collait pas, Ange était bien trop sympathique pour s’emporter ainsi. Peut-être que le barde se faisait des idées? Peut-être parlait-il simplement trop?

    “Bons Dieux, excusez-moi, je sais pas ce qui m'a pris... je crois que c'est trop de... d'émotion.”

    Le forgeron était redevenu lui-même, il était même fort gêné. Finalement, un coup d’émotion peut arriver à tout le monde et Haral savait bien que ses babillages pouvaient vite taper sur le système de son prochain. Oui, tout était normal, tout allait bien…

    “Messire Ange vous me voyez fort navré de vous avoir ainsi exaspéré, je vous assure que mes intentions étaient louables et qu’à aucun moment je n’ai ne serait-ce que songé à conspirer contre votre bien être, certainement pas! D’ailleurs, en dédommagement, permettez moi mon bon ami de vous offrir une autre pinte, je vois que ces émotions vous ont donné grand soif. Car si votre estomac semble être en voie de rassasiement je ne saurai dormir sur mes deux oreilles vous sachant agoniser la gorge sèche dans votre humble atelier.”

    Haral s’empressa de héler l’aubergiste qui n’avait rien raté du spectacle et s’était décomposé encore un peu plus, à l'affût d’un drame qui lui semblait désormais inévitable.

    “Messire tavernier! Messire! Par pitié sauvez donc nos misérables existences, mon ami et moi-même souffrons d’une terrible soif que de la vulgaire eau ne saurait étancher. Nous souhaiterions, non, nous vous implorons messire de nous servir deux pintes de blonde cette fois-ci. La brune était exquise mais son amertume a quelque peu… exacerbé le caractère de mon compagnon, qui d’ordinaire est doux comme un agneau je vous l’assure, le pauvre est désormais tout chafouin et son état requiert le plus doux des breuvages. Si votre cervoise est trop amère messire un hydromel fera parfaitement l’affaire pourvu qu’il soit moelleux et suave!”

    Ange semblait s’être remis de ses émotions et affichait désormais un sourire affable, assorti à son calme ordinaire. L’homme mangeait avec appétit et semblait se délecter de ce qu’il avait sous la fourchette, à moins que son esprit fertile ne soit totalement ailleurs?

    “Qu’en est-il de ces ribaudes messire? Aurais-je la joie et l’honneur d’accompagner mon ami au bobinard le soir venu? Vous me feriez là le plus grand des plaisirs! Mais mangez donc, toutes ces émotions semblent avoir eu raison de vous. Mais soyez assuré que je comprends totalement votre désarroi, je suis moi-même totalement bouleversé. Qui pourrait imaginer qu’un monstre pareil sévisse en toute liberté? Vraiment messire, j’en ai des frissons rien que d’y penser.”

Ange retira son poignard de la table et le remit dans le petit fourreau à sa ceinture. Il entreprit alors une exercice psychologique de haute volée : penser à des choses belles et plaisantes pour éviter de re-péter un câble. Il repensa à tous les sévices qu'il avait fait subir à toutes ses victimes. Et ça marchait plutôt bien, il entendait à peine le flot de paroles qui sortait de la bouche du ménestrel comme la merde sort des égouts de Marbrume. Seulement il fallait croire qu'Ange avait infligé moins de sévices qu'Haral avait de mots dans son gosier.

- Qu’en est-il de ces ribaudes messire? Aurais-je la joie et l’honneur d’accompagner mon ami au bobinard le soir venu ? Vous me feriez là le plus grand des plaisirs ! Mais mangez donc, toutes ces émotions semblent avoir eu raison de vous. Mais soyez assuré que je comprends totalement votre désarroi, je suis moi-même totalement bouleversé. Qui pourrait imaginer qu’un monstre pareil sévisse en toute liberté ? Vraiment messire, j’en ai des frissons rien que d’y penser.

- Il agit en liberté tant qu'il le peut encore... Et il a l'air assez malin pour filer rapidement et ne pas laisser de traces derrière lui.

Les bières arrivèrent et le tavernier était mal à l'aise. Ses godets tremblaient au bout de ses mains potelées. Ange le regarda d'un air mauvais et l'homme faillit tomber. Il posa rapidement les boissons sur la table et fila aussi sec. Ange porta directement son verre à sa bouche pour en boire la moitié.

- Et ces ribaudes, les connaissez-vous ? Y aurait-il une rousse parmi elles ?

Ange avait un faible pour les rousses. Comme sa mère elles étaient faibles et peureuses, elles criaient bien et leur transpiration avait une odeur aigre qu'il adorait. Elles s'effrayaient facilement, leurs cheveux voltigeaient en tout sens et leur peau blanche, frissonnante, tremblante, était fantasmagorique.

L'armurier finit son verre. S'ils allaient aux putes, une occasion d'égorger ce porc se présenterait peut-être au détour d'une ruelle. Et, au pire, la fornication lui clouerait sans doute le bec. De toute façon, Ange n'imaginait proposer (ni accepter) d'orgie. Ce serait chacun pour soi ; une fille chacun ; une chambre chacun.

- Allons-y.

Son visage s'était fermé. Il laissa quelques pièces sur la table - ce qu'il estimait être la moitié de la valeur de leur consommation - et se leva. Son regard sombre parcourut la salle avant de se poser sur celle du tenancier.

- Merci, monsieur, et au revoir.

L'homme semblait effrayé. Il balbutia un timide "Merci messieurs...". Ange devrait peut-être revenir ici plus tard et l'égorger, lui aussi. Il se doutait peut-être de quelque chose ?

Lorsqu'ils sortirent de la taverne, un vent frais obligea l'homme aux yeux d'or à descendre ses manches. Celles-ci était sales, grises à cause de la suie de l'incendie. Mais Ange s'en fichait il était tellement supérieur à ce pauvre imbécile de ménestrel qu'il n'avait rien à craindre de lui ! Et puis il avait mieux à faire que d'examiner sa mise, n'est-ce pas ?

“Il agit en liberté tant qu'il le peut encore... Et il a l'air assez malin pour filer rapidement et ne pas laisser de traces derrière lui.”

    Voilà qui avait de quoi irriter Haral, que l’on ne vienne pas lui dire que ce malandrin courait les rues à loisir, se moquant de la milice et du duché. Lui qui avait vu les tableaux de ce peintre démoniaque et qui n’en avait retiré que des frissons et un sentiment de malaise et d’urgence qui ne le quittait pas.

    “Notre homme est certes malin messire, mais tout génie à ses limites, ce vil écureuil a laissé des empreintes de bottes dans la boue et si je ne m’abuse pour avoir ainsi joué avec le feu ses atours devraient s’être parés d’un noir de suie et d’une odeur persistante de chair brûlée. Exactement comme vous messire Ange, bien évidemment vous n’êtes point un assassin messire! Je sais pertinemment que vous vous êtes roussi les poils des bras ainsi que vos manches dans votre atelier.”

    Imaginer Ange en tueur sanguinaire amusait fortement Haral, mais quel forgeron s’amuserait à couler du plomb fondu dans la gorge de ses clients? Sûrement pas messire Clairbosquet!

    “Haha! Je tentais de vous imaginer étripant sauvagement ce pauvre bougre de vos mains solides! Vous qui êtes si gentil messire, si doux, le voudriez vous que vous n’en seriez point capable. Vous vous effondreriez en larmes avant même d’avoir frôlé de votre ombre les cheveux d’une créature innocente, car je perçois une véritable douceur en vous messire, des sentiments profonds que vous tentez habilement de dissimuler à mon regard expert mais je vous ai cerné messire Clairbosquet! Vous êtes un véritable agneau!”

    Son bref élan d’impulsivité semblait avoir donné soif au forgeron, qui s’enfila un demie pinte en deux gorgées sous le regard malade du tavernier qui transpirait tellement qu’il en devenait luisant. Enfin les choses en revenaient à l’essentiel, quoi de mieux après de telles émotions qu’une nuit au claque?

    “Et ces ribaudes, les connaissez-vous ? Y aurait-il une rousse parmi elles ?”

    “S’il y en a des rousses? Mais messire il y en a pour tous les goûts, de toutes les couleurs de toutes les grosseurs, vous n’avez qu’à choisir et vous laisser guider! Et laissez moi vous dire que l’établissement est des plus honorables, ces dames y sont toujours propres et accueillantes et la literie est des plus confortables. Vraiment messire, si vous n’avez jamais visité cet endroit eh bien il se trouve un vide énorme dans votre existence que nous allons nous efforcer de combler ce soir n’est-ce pas?”

    Les deux hommes se levèrent et quittèrent la taverne après avoir réglé leurs consommations.

    “Cet aubergiste est des plus nerveux messire, il manquait de défaillir à chaque fois qu’il croisait votre regard, comme s'il avait vu un monstre! Haha! Un monstre!”

    Haral flanqua une grande tape dans le dos d’ange tout en s’esclaffant et prit la direction du bordel.

Effectivement, cet homme était un imbécile... mais... un imbécile très observateur ! En un instant, il fit remarquer à Ange que l'aubergiste le prenait pour un monstre, qu'il sentait le feu et qu'il avait les manches pleines de suie. Le tueur garda heureusement tout son calme. Plutôt que de se décomposer, il prit le parti de rire avec son ami idiot.

- Et oui, ce sont les risques du métier ! Haha !

Son jeu d'acteur n'était pas parfait mais il ne s'en sortait pas mal. Néanmoins, il ne fallait pas rester là. Changer d'air, aller aux putes, tout cela changerait sans doute les idées d'Haral et, demain, il y avait fort à parier qu'il aurait parfaitement oublié son ami forgeron et toute cette histoire !

Ange suivit donc Haral en direction du bordel. Ils marchaient côte à côte dans la nuit et, à vrai dire, le forgeron était de moins en moins sûr que c'étaient de bonnes idées d'aller là et, surtout, de laisser en vie ce ménestrel ! Ange hésitait, tuer ou pas tuer, pute ou pas pute... Un moment donnée, il s'aperçut que dans la rue qu'ils prenaient il n'y avait personne. Sans réfléchir il posa sa main sur la poignée de son poignard et s'apprêta à le sortir de son fourreau. Mais, au même moment, une escouade de miliciens déboucha d'une rue perpendiculaire. Ange remit sa main le long de son corps, marchant avec calme à coté du troubadour.

Bon dieu, c'était moins une ! Se dit-il.

Après, sur le reste de la route menant au bordel, nulle autre occasion d’occire le barde ne se présenta et il était trop tard pour reculer lorsque les deux hommes se présentèrent devant l'austère façade de bois, qui ne laissait deviner la nature de son activité que par le gros cœur rouge et écœurant qui la décorait. Ange eut un hoquet de dégoût en voyant ce trop gros symbole vermeil. Il prit une longue inspiration et, avec tout le calme qui lui restait, déclara :

- Alors voyons voir, Haral, j'espère que vous ne vous êtes pas foutu du moi... que les filles en valent vraiment la peine !

La façade du Poulailler Royal était ornée d’un énorme coeur rouge vif, enfin qui l’avait été dans des temps reculés, désormais il était pourpre et écaillé, laissant apparaître le bois qui  pourrissait sous la peinture. Mais malgré son air de décrépitude l’enseigne était une des meilleurs du quartier, sa devanture se fondait simplement dans la masse lugubre et vermoulue du Goulot.

    “Alors voyons voir, Haral, j'espère que vous ne vous êtes pas foutu de moi... Que les filles en valent vraiment la peine !”

    “N’ayez crainte messire! Ces dames sont les plus propres et soignées de cet admirable quartier ô combien flamboyant! Vous restez coi je vous l’assure devant la magnificence de cet établissement et le charme ravageur de ses dames. Mais entrez je vous prie Seigneur Clairbosquet.”

    L’intérieur était flamboyant, un canapé aux velours à peine déchirés trônait dans l’entrée, affublé d’une sublime ribaude qui avait vu défiler bien des printemps mais qui restait pleine de charme malgré l’absence d’une grande partie de sa dentition. Un client descendait les escaliers et manqua de trébucher dans le trou d’une des marches, mais n’était-ce pas là le charme et le cachet d’une enseigne? Toutes ces petites choses qui en font un lieu unique et inoubliable!

    Et la maquerelle, ah la maquerelle! La bonne dame attendait patiemment derrière les restes son comptoir, nul doute qu’il ait un jour été l’élément central de cette pièce tant sa confection était soignée. Le trou qui l’ouvrait sur le devant laissant entrevoir les jambes de la patronne. Et quelles jambes! Si on les aimait velues on ne pouvait qu’en frémir d’admiration et de lubricité.

    Elle les regardait de son bon oeil, le second ayant été emporté par une vilaine blessure, mais cela n’enlevait rien à ses charmes qui avoisinant les soixante automnes demeurait au printemps de son existence. Les cheveux qui lui restaient étaient blonds cendrés, certainement par la poussière qui était omniprésente ici, encore une marque de prestige qui ajoutait au cachet du clapier.

    “Bien le bonjour Ô sublime créature! Quel magnifique enseigne que vous possédez, vraiment, je suis muet d’admiration devant un tel luxe! Mais trêves de plaisanteries, mon ami et moi souhaiterons une chambre ainsi que deux de vos plus admirables filles, j’insiste bien sur la chambre car entre amis nous partagerons tout. N’est-ce pas messire Ange? Nul doute ma bonne dame qu’une fois nos bourses vides nous saurons vider nos escarcelles sur votre comptoir! Et ce grassement!”

    Ange n’avait rien dit depuis leur entrée au lupanar. “Qu’en dites vous messire? N’est-ce pas là un bordel d’un luxe rare? Je vous avais bien dit que vous ne seriez pas déçu!”

L'homme était insupportable ! Il lui avait menti ! Il l'avait emmené dans le pire lupanar que Marbrume - que dis-je ? - que le Monde ait connu ! et il continuait d'en vanter les mérites ! Ange sentit ses nerfs proches de la rupture. Il sentit ses oreilles bourdonner. Il sentit les battements de son coeur se faire rapides et violents. Il fit un pas vers Haral, sortant d'un geste sûr le beau poignard de son fourreau de cuir et, sans pouvoir dire le moindre mot, plaque le ménestrel contre le mur sale et branlant du hall. Il le tient par le col, il lui enfonce le poing dans la carotide. Il a les yeux noirs, le regard impitoyable, plein de haine et de fureur, de rage et de cruauté. Il le regarde au plus profond de son être de son âme et lui enfonce la lame affûtée, brillante et glacée dans le ventre. Il offre le même regard à au monstre infâme qui tient lieu de mère maquerelle sans pour autant déshonorer sa lame du sang putride de cette vieille pute dégueulasse. Non, il lui crache simplement à la gueule et s'en retourne dans la nuit noire, laissant tomber sur le tapis miteux du bordel le corps chaud et saignant du bien trop bavard ménestrel. Il a encore sa lame dégoulinante de sang lorsqu'il débouche dans la ruelle sombre. Il l'essuie aux feuilles d'un arbuste noir, il la rentre à moitié lavée dans son fourreau, il crie en son for intérieur, il hurle même, il voudrait son lit, il voudrait du calme, il voudrait revivre, mais la voix doucereuse du ménestrel résonne encore dans son cerveau, il l'a imprégné de toute sa pédalerie, il l'a sali !

Ange plonge ses mains dans une fontaine et s’asperge le visage de l'eau fraîche, de la pureté, de la douceur de la source. Il sent ses battements de cœur se calmer un peu. Il marche encore vite vers sa forge brûlante, mais il commence à entendre les sons de la ville endormie, il ralentit imperceptiblement l'allure. Il entrevoit des raisonnements dans sa tête. Il sait qu'il a agit de manière instinctive ; que c'est mal. Il aurait dû s'assurer d'avoir tué le ménestrel. Il aurait dû tuer la patronne. Il n'a pas fait ce qu'il fallait. Il le regrette déjà.

Lorsqu'il monte dans sa mansarde, au dessus de sa boutique, il prie pendant de longues minutes les trois Dieux. Qu'Ils lui donnent un peu de chance, qu'Ils l'épargnent, qu'Ils fassent en sorte que l'idiot meurt ou qu'il ne prévienne pas la milice, qu'il n'en entende plus jamais parler.

- JAMAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAIS !

Un instant le regard d’Ange brilla d’une haine incommensurable, d’un feu céleste à nulle autre pareil. Tandis que ce dernier empoignait Haral et le collait contre un mur, l’éclat d’une lame d’acier scintilla dans la main du forgeron. Et soudainement tout était clair.

    Leurs regards se croisèrent tandis que le poing d’Ange écrasait la trachée du barde. Le silence est d’or disait-on, ce silence là valait tous les discours qu’Haral avait jamais pu débiter. Un monstre, voilà ce qui se tenait face à lui, humain en apparences mais pire qu’une bête en son for intérieur. Et c’est ce monstre qui avait si affreusement mutilé ce pauvre homme là-bas dans la ruelle…

    Pendant tout ce temps, à la taverne et en chemin, tout cela n’était qu’esbrouffe et dissimulation, son coup de sang à table était clair maintenant. L’homme peinait à cacher sa véritable nature. La tavernier avait vu clair dans son jeu, c’était désormais un mort en sursis.

    “Mais...mais...mais…”

    La longue lame d’acier lui perfora l’estomac, le réduisant au silence, une telle douleur qu’il en était impossible ne serait-ce que de respirer. Il ne se sentit même pas heurter le sol, sa vision se brouilla sur les hurlements de la maquerelle tandis qu’Ange sortait sans un mot du bordel.

    Un liquide chaud mouillait ses cheveux, mais il avait froid, tellement froid. Il tentait de maintenir ses entrailles à leur place de ses mains engourdies.

    Puis l’obscurité l’appela à elle.

    Néant...

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