Homo homini lupus est [Libre]

On dit que le renouveau est bien plus éclatant que les sombres heures auxquelles il succède, qu’après une tempête l’air est doux et frais, vivifiant. Qu’aucun jour ne sera plus brillant que celui qui fait suite à une nuit sans lune. Que la vie est un cycle et que la mort en fait partie, ainsi que la souffrance, le sang, les larmes et les ténèbres. La fange aurait dû arracher l’humanité à cette terre, offrir au monde une renaissance en la noyant dans son propre sang. L’homme a survécu et porte avec lui ses espoirs de grandeurs et d’absolution. Maintenant que le pire est advenu que nous reste-t-il à craindre sinon les Dieux?

    Tant de choses…

    Le corps avait été monté sur une croix dont la jonction des branches était ornée d’une pointe solide et large sur lequel était encastré son crâne. La pointe sanguinolente du pieu dépassait de la bouche fracassée de la victime qui était suspendue là, les mains liées dans le dos. Deux larges incisions en croix avait été pratiquées sur son ventre, ses intestins toujours reliés à son abdomen répandus sur le sol dans un motif étrange, entourés de bougies à demi consumées. Qu’une mare de sang nappe allègrement cette mise en scène sordide n’en ajoutait pas plus à l’horreur dont les limites avait déjà été largement dépassées…

    Juché sur un rebord de fenêtre un chat avait observé la scène, dissimulé dans les ombres, seuls ses yeux auraient pu trahir sa présence à quelques observateurs indiscrets. Il était resté dans les ténèbres, scrutateur, intrigué par ce drôle de manège en contrebas. Que ces idiots peuvent être cruel, mais en même temps, ne faisait-il pas subir de telles sévices aux souris qu’il chassait? Sur un battement de queue dédaigneux et méprisant le félin bondit et s’évanouit dans les ombres voraces, abandonnant la victime seule et impuissante aux mains expertes de son bourreau.

    Ceux qui découvriraient le tableau au petit matin en seraient malades. Et cela ne tarderait pas, on était proche de Bourg-Levant, à deux pas de la grande rue des Hytres, là où les gens affluaient, là où les gens pourraient voir ce qui était destiné à être vu et craint. Il n’avait fallu que quelques minutes au bourreau pour inscrire dans l’histoire de la ville son crime en lettres de sang, personne n’avait rien vu, pas encore, c’était parfait.

    À ceux qui se pencheraient sur l’affaire tout la mise en scène murmurait de bien sombres auspices. Elle disait à ceux qui avaient peur du fléau nouvellement abattu sur le monde qu’il y avait bien pire à redouter, et bien plus proche, bien plus sournois. Que tous ceux qui se terraient tremblants derrière les remparts de la ville pouvaient frémir davantage car le véritable ennemi n’est pas la bête qui rôde dehors, avide et affamée.

    Mais nul autre que l’homme lui même...

Leur patrouille fut attirée là par les exclamations de la foule, rapidement les éléments qui avaient dégueulé tripes et boyaux à côté des entrailles de ce pauvre homme furent congédiés à la caserne où ils seraient cantonnés à des tâches ingrates et répétitives.

    Séraphin lui était une arme, un prêtre de la mort implorant la guerre. Et un tel carnage ne pouvait éveiller en lui que de sombres pensées, un insatiable désir de vengeance pour l’affront fait à cette victime innocente, quand bien même elle ne le serait pas, personne ne méritait un tel sort.

    Le groupe de Sam tentait de retenir la populace qui paniquait tandis qu’Hérald démontait ce macabre épouvantail, impassible, le regard froid et concentré.

    "AIDEZ-MOI A NETTOYER CA ! ON RAPPORTE LE CORPS A LA CASERNE ET ON FAIT DES APPELS A TEMOIN !"

    On avait placé le corps et sa croix sur un chariot, ses entrailles de retour à leur place naturelle, les bougies quant à elles reposaient dans une caisse en bois. Le tout serait examiné de retour à la caserne. Séraphin observait la scène immobile, la main sur la garde de son épée en une présence à la fois rassurante et dissuasive, personne ne devait déranger ceux qui travaillaient là. Sam semblait aussi dépassé par les événements que ses collègues mais réussissait à garder la tête haute.

    “Soldat Castagnier, que votre unité recueille des témoignages et inspecte les alentours, rejoignez nous ensuite à la caserne lorsque nous aurons fini d’examiner le corps.”

    Tous ici avaient le sentiment d’être observés, à bien observer la mise en scène maniaque il était évident qu’elle était là pour être vue, et que l’auteur de ce crime abject ne devait pas être loin, se délectant de l’horreur et de l’effroi qu’il inspirait à ses sujets.

    Bientôt il ne restât plus de cette fresque insensée qu’une tâche de sang que la vermine avait déjà prise d’assaut, créant un bourdonnement qui parvenait presque à couvrir les murmures inquiets de la foule.

    Séraphin écarta sans ménagements les badauds qui se pressaient sur le passage du convoi et rejoignit Dreit qui semblait finalement plus troublé qu’il ne l’aurait voulu.

    “Sale affaire, moi qui pensais que la fange était ce qu’il y avait de pire…”

- Bien chef Chantebrume !

Répond-elle de façon claire pendant que lui et Dreit s’occupaient du corps, elle rejoint ceux de son unité, leur attribuant à chacun un rôle pour ne pas qu’ils se dispersent de trop, elle commence à les connaitre ceux-là, si on ne leur dit pas quoi faire, ils vont vouloir tout faire en même temps, marcher sur les plates-bandes d’un autre et au final ça prend le double voire le triple de temps. En l’absence de son supérieur, c’est sur elle qu’ils comptent pour les recadrer ce qui a le don de la désespérer parfois, elle a un bref sourire en repensant à ça, c’est aux contacts de bras cassés pareils qu’elle apprend à devenir humaine, super comme exemple n’est-il pas ? ça ne dure pas longtemps, une seconde tout au plus, avant qu’elle ne reprenne ce visage de marbre qu’on lui connait si bien.

- Martel, Ludovic, témoignages... Ed’, Lyon, inspection des lieux.

« Et toi ? »

Elle désigne les toits d’un simple geste du doigt, leur faisant comprendre qu’elle va grimper pour avoir une meilleure vue d’ensemble et peut être trouver celui qui est resté là pour observer le résultat de son œuvre parmi la population et même la milice. Ils se séparent, chacun allant à leur poste, 2 à prendre des témoignages, les 2 autres à chercher des indices, n’importes lesquels, Sam, quant à elle, part dans la ruelle la plus proche et tend les bras entre les deux murs pour vérifier l’écart et elle hoche la tête satisfaite, ni trop proches, ni trop éloignés, c’est parfait pour elle. Elle recule de quelques pas avant de se mettre à courir pour prendre de l’élan et bondir sur le premier mur, donnant ensuite une impulsion quand son pied se pose sur le mur et ainsi atteindre le second. Rapidement elle fait la même chose sur le second mur puis encore une fois sur l’autre mur avant de s’agripper au rebord du toit et se hisser dessus. Elle aurait aussi pu demander aux habitant d’une des deux maisons si elle pouvait monter sur le toit, mais ça aurait été plus long. Une fois debout sur le toit, elle ferme les yeux quelques secondes, humant l’odeur âcre du sang, se parlant à elle-même à voix basse.

~ Voyons Sam, si tu venais de commettre ce crime, tu voudrais le voir, tu voudrais voir si ce message que tu as laissé est bien passé... Où te cacherais-tu ? ~

La milicienne ouvre les yeux et parcoure rapidement la foule du regard, secouant la tête

- Non, dans la foule ça serait trop risqué, avoir disposé le corps ainsi a du bien salir celui qui a fait ça, donc trop facilement repérable avec la milice dans le coin à présent

~ Mais c’est justement ce risque qui est excitant, tu es bien placé pour le savoir, non ?~

La jeune femme secoue légèrement la tête, niant à la question mentale.

- il lui faut une vue d’ensemble, un endroit où il peut observer sans qu’on puisse le remarquer, un endroit en hauteur d’où il pourrait tout contempler…

Elle n’est pas sur le toit le plus haut, mais elle scrute chaque fenêtre, chaque toit qu’elle parvient à voir.

Pendant que Sam s’aventurait avec agilité sur les toitures environnantes à la recherche d’indices les deux miliciens avaient pris la route de la caserne aux côtés du funeste chariot. Hérald avait raison, quelqu’un cherchait à replonger la cité dans les ténèbres et la peur, mais cela ne durerait pas, ne devait pas durer. L'enquête n’avait pas encore commencé que déjà planait une aura de mort dans le coeur des miliciens, si ce n’était qu’un coup d’essai d’un meurtrier en herbes quelles horreurs devraient-ils affronter dans les jours ou les semaines à venir?

    "Ils ont fait l'erreur d'avoir attisé mon flair de loup. Je les évincerai de cette terre jusqu'au dernier."

    Bien de l’eau avait coulé sous les ponts depuis L’albatros, Séraphin commençait à apprécier son collègue, surtout depuis leur excursion au Labret. Son apparence froide et hautaine n’en était qu’une et l’homme faisait preuve d’un tel sérieux et d’une telle abnégation dans ses fonctions qu’ils ne pouvaient finalement que se rendre compte de leurs similitudes.

    “Cela nous donnera peut-être une occasion de redorer notre blason. Et j’aimerais beaucoup voir ce salaud se balancer au bout d’une corde…”

    Un cri strident avait réduit la foule au silence.

    “JERRY!!!”

    La victime semblait être un habitant du quartier, ce qui paraissait finalement assez logique. Les deux miliciens lâchèrent immédiatement le chariot pour se diriger vers la femme qui pleurait à chaudes larmes. Séraphin se tourna vers un des soldats.

    “Soldat Guy Gnoll! Empêchez cette pauvre dame de voir ça et emmenez le chariot à la caserne. On vous rejoint sous peu.”

    Celle qui semblait être la mère de la victime s’était effondrée sur l’épaule de Séraphin, elle n’avait pas eu le temps d’apercevoir ce qu’il restait du corps de son fils mais avait reconnu un tatouage sur son épaule.

    “Madame, venez avec nous, nous pourrons vous installer et vous apporter à boire. Vous dites que vous connaissez cet homme? Je suis sincèrement navré…”

    Elle n’avait pu que décliner l'identité de son fils entre deux sanglots avant que ses jambes ne lui fassent défaut.

    “Oui c’est Jerry, Jerry Traifaure. Mon fils… Oh non…”

    Séraphin aboya sur le soldat le plus proche d’eux.

    “Engagé Bahl Heine! Faites venir un second chariot pour cette pauvre femme et en vitesse!”

Le convoi de fortune s'arrêta brutalement alors qu'une mère en pleurs, condamnée à être privée de son fils à perpétuité, s'était retrouvée contre Séraphin à sangloter à chaudes larmes, déchirée par la tristesse et le désespoir comme si une Ourse avait perdue ses petits. Dreit eut un véritable haut le coeur, car si c'était un sentiment qu'il ne partagerait sans doute jamais, il s'imaginait rien qu'à l'idée de perdre la seule personne de son sang qui lui restait au monde ; sa soeur. Cette impression fit naître en lui une nausée qu'il dissimula. Mais il n'avait pas le temps de s'attarder dessus qu'il reconnut au loin la face cynique de son coutiller qui, affublée d'un sourire narquois, laissait deviner qu'il allait mettre des bâtons dans les roues de Dreit. Les deux personnages semblaient bien se connaître, et le coutiller Lombeth avait déjà assisté à plus d'une occasion génante où son intelligence se voyait écrasée par celle du grand blond pâle, pour si peu de choses au final. Dreit posa une main sur l'épaule de Chantebrume pour attirer son attention.

"J'ai d'autres chats à fouetter et j'aimerais que tu ne t'en mêles pas. Je compte sur toi pour interroger la bonne Dame et recueillir tout ce que tu pourras. J'essaie de te rejoindre au plus vite lorsque j'en aurai terminé. Si tu croises Castagnier, explique-lui la situation."


"Dreit !" tonitrua Lombeth en direction du blond pâle, s'approchant à pas menaçants, se moquant bien de savoir s'il perturbait une opération en cours, "Tu mâches tes mots maintenant ? Répète-moi ce que tu viens de dire à ton collègue ?"

Dreit planta un regard froid et neutre dans celui de son supérieur. Lombeth était un coutiller directement rattaché au sergent Blatus, et il était obligé de se coltiner Dreit depuis l'incident Lucifer du 12 Mai. Il vouait au grand blond pâle une haine sans bornes ; Dreit ne se laissa pas décontenancer et répéta mot pour mot ce qu'il venait de dire.

"Je disais à mon collègue : que j'ai chats à fouetter et j'aimerais qu'il ne s'en mêle pas. Que je compte sur lui pour interroger la bonne Dame et recueillir tout ce qu'il pourra. J'essaie de le rejoindre au plus vite lorsque j'en aurai terminé et que s'il croise Castagnier, de lui expliquer la situation."
"Dans le mille Emile, tu vas vite aller me nettoyer les cachots jusqu'à ce que la pierre polie reflète le peu de lumière qui s'y trouve. Tu as bien mieux à faire que d'enquêter sur une affaire qui ne te concerne pas. Tu n'es qu'un larron, Dreit. Le niveau zéro de la vie sur terre. Ah, et j'oubliais : depuis quand les pédales ont le droit de jouer les petits chefs ? Maintenant, tu dégages, enculé !"
Le regard de Lombeth était acéré. Dreit ne se fit pas prier et marcha en direction de la caserne, ne jetant pas un oeil de plus à Chantebrume ni même aux autres. Il n'attendait rien de personne, seulement il risquerait d'être inefficace sur cette histoire de meurtre pendant quelques temps.

Séraphin écoutait la pauvre femme pleurer la mort de son fils pendant que Dreit se faisait houspiller par un coutiller aussi stupide qu’irascible. Calmement il plaça la mère éplorée dans le chariot qui venait d’arriver et s’interposa entre les deux hommes tandis qu’elle était conduite à la caserne.

    “Coutiller! Le milicien Dreit ici présent est le seul à pouvoir dresser un portrait précis de ce tableau macabre car c’est lui qui a décroché la victime de sa croix. Son aide sur cette enquête nous est indispensable et votre assentiment à son égard voir votre haine ne doivent pas s’immiscer dans les affaires de la milice. Si mon attitude vous déplaît nous pouvons demander directement son avis au sergent? Sachez une chose, si vous congédiez Dreit le prochain mort sera sur votre conscience et je ferai en sorte que vous en soyez tenu responsable.”

    Il termina sa diatribe par un salut impeccable et pris la direction de la caserne en compagnie de Dreit, marcher leur ferait le plus grand bien avant de s’attaquer à leurs sombres investigations. Séraphin n’était pas dans la milice depuis des lustres mais il se lassait déjà de ses guerres intestines, de cette faculté qu’avaient des petits gradés à faire passer leur ego avant le bien commun. Il espérait pouvoir un jour accéder à de plus hautes responsabilités et nettoyer la milice de cette vermine qui la gangrènait.

    Sa petite mise en scène avait fait son effet, ces chiens étaient tous pantois, subjugués devant un tel génie. Comme ils criaient et tentaient de s’arracher les yeux tant la vision de son art les ramenait à leur condition de mortels insipides. Bientôt ils verraient le vrai visage de l’horreur, son oeuvre prenait de la vitesse, gagnait en majesté.

    Son prochain coup de maître jetterai un tel froid sur la cité que le soleil en oublierait de se lever pendant des lustres. La vermine qui avait tenté de l’arrêter paierait cher son affront, cette garce hurlerai bientôt au bout d’un croc de boucher, tremblante d’effroi et baignant dans sa propre pisse.

    “Tremblez vermines…”

Dreit ferma les yeux, masquant sa consternance face à la réaction de Chantebrume. Quand bien même il y avait du progrès, il ne changera sans doute jamais à prendre les décisions débiles qui les mettraient un peu plus dans la mouise, quand bien même le brun embrassait la raison, son coeur vacillait et il ne pouvait s'empêcher de contester l'autorité. A la différence prêt qu'il ne débitait pas de vilains mots, de quoi prouver qu'il était un minimum respectable. Dreit étouffa un soupire, masqua sa frustration, se disant qu'il ne pourrait somme toute jamais faire confiance à un type comme Séraphin, et qu'il fallait le manipuler avec des pincettes s'il était question de travailler avec lui.

Cela ne voulait pas dire que ses paroles avaient fait mouche. Le supérieur direct de Lombeth n'était autre que l'impitoyable Blatus. Et même si Chantebrume subirait le fouet pour son insubordination, Lombeth aimait rester en dehors des foudres du sergent implaccable, qui avait une réputation pour faire baver quiconque faisait un pas de travers. Pas de travers qu'il avait fait, au fond, il le savait. Il lança un regard assassin à Dreit et Séraphin, insistant sur ce dernier.

"Toi le brun, je te jure que tu perds rien pour attendre. J't'attends au tournant si tu te seras pas fait ouvert le bide par ce taré psychopathe quant tout ça s'ra terminé. J'vais m'arranger pour que tu hurles à la mort sous le fouet. Tous peuvent témoigner ici ton insubordination."

"Je subirai le fouet pour lui." interpela Dreit.

"Bah ça nous fait un volontaire de plus. Mon boss s'ra ravi, en attendant, tous les deux ? Z'allez au DIABLE ! 'culés."

Rouge de colère, il mâcha ses derniers mots, tournant les talons en compagnie de quelques-uns de ses toutous miliciens qui étaient sans doute responsables de sa venue ici. Ils avaient dénoncé le vilain petit canard Dreit, à qui ils espéraient tous en faire voir des vertes et des pas mûres depuis Labret. Dreit se tourna vers Séraphin, le regard glacial et le teint blafard.

"Quand est-ce que tu apprendras à tenir ta langue, Chantebrume ? Tu te sens obligé de faire justice tout le temps ? A ramener ton grain de sel inutilement sans crier gare ? Que tu sois sujet à des accès de violence, ça, je peux le comprendre, ce monde n'est pas simple. Mais si tu veux vaincre cet assassin qui nous mène tous honteusement par le bout du nez, il va falloir que tu sois plus malin. Parce que non seulement je ne donnerai pas cher de ta peau, mais je ne pourrai peut-être pas te sauver la mise. Alors, par la Trinité, je ne te le redirai pas deux fois. Battons-nous ensemble, réglons son compte non pas à ce "salaud", mais à ce meurtrier qui n'est pas si différent de toi et moi au final. Ce que je veux te dire, c'est de rester neutre. Il attend exactement que tu t'énerves contre lui, que tu te laisses submerger d'émotions. Ne montre rien. Sinon, tu vas perdre."

Il plantait un regard acéré dans celui de son collègue. Ca n'était pas la première fois qu'il essayait de lui faire entendre raison. S'il devait travailler avec Chantebrume, il avait besoin d'un guerrier, non d'un poids. Il tourna la tête vers Castagnier qui revenait, les narines bouchées d'un tissu teinté de carmin.

"Heureusement que je t'avais parlé d'observer seulement. Enfin, si tu as du grain à moudre, c'est bien, mais ça ne suffit pas. Et fais attention, Castagnier. Je ne te le dirai pas deux fois, mais j'aurai plus de mal à contenir ma rage que d'habitude s'il s'agit de te voir crucifié les tripes à l'air par rapport à cette pauvre personne qui m'est somme toute inconnue."

Il reprit une profonde inspiration, tandis que les miliciens autour s'étaient dispersés, reprenant leurs activités normales. Grâce à Séraphin, le trio avait un sursis accordé à cette sombre affaire dont personne ne semblerait s'intéresser, puisque la milice était de toute façon débordée. Il poursuivit.

"Séraphin, comme je te disais, je voudrais que tu mènes l'interrogatoire de la mère de Jerry Traifaure. Comme tu as réussi à m'éviter une certaine besogne inutile, je pourrai t'assister, mais je demeurerai silencieux. Tu es le mieux placé pour le faire, ton empathie l'aidera certainement à se confier. Quant à toi, Castagnier, j'aimerais que tu te rendes aux archives et que tu te renseignes sur des rapports militaires relatant d'affaires de tueurs psychopathes. Je vais en avoir besoin pour étudier autant que possible le tueur s'il s'agit bien de cette personne que tu as approchée. Je m'occupe de préparer la salle pour interroger la jeune femme."

Il tourna les talons pour se diriger en direction de la taverne, mais se ravisa, faisant volte face à l'attention de ses deux comparses, les pointant d'un doigt accusateur, son teint prenant presque des couleurs vives, le regard mi-colérique, mi-impassible.

"Je compte sur vous !" conclut-il avant de se dépêcher en direction de la caserne.

Derrière le caractère froid et revêche de Dreit se cachait un combattant logique et implacable versé dans l’art de la guerre aussi physique que mentale. Ses conseils étaient justes, si le trio échouait et si ce meurtrier sévissait en toute liberté à l’intérieur des murs de la ville alors Lombeth aurait eu raison, il aurait gagné. Et rendu là quelques coups de fouet ne changeraient rien. Séraphin écoutait en silence, s’il avait réussi à moucher le coutiller il paierait tout de même sa bravade à un moment ou à un autre. Tant pis.

    “Je déteste l’injustice, ce salaud s’en prend à toi pour les mauvaises raisons. Alors je l’ai rembarré pour les bonnes, et ça il ne nous le pardonnera jamais. Mais hors de question de quelqu’un subisse le fouet à ma place, j’assumerai mes actes seul, comme toujours.”

    Le reste du trajet fut silencieux, le grincement des roues du chariot ponctué des sanglots de la mère Traifaure. Très vite ils arrivèrent à la caserne et Séraphin aida la pauvre femme en la soutenant par l’épaule. Si les salles d’interrogatoire étaient d’ordinaire obscures et lugubres ils tâchèrent d’en trouver une qui soit au moins munie d’une fenêtre et dépourvue de chevalet, surtout que la dame n’aille pas croire que l’on tente de lui soutirer des aveux.

    Séraphin s’assit en face d’elle tandis qu’Hérald restait en retrait. “Dreit. Tu veux bien faire amener un verre d’eau à Jeçui? Merci.”

    Un simple regard en posant sa main sur la sienne, il savait parfaitement ce qu’on endurait en retrouvant les siens déchiquetés sans raisons par des bêtes féroces. C’est ce qui le poussait à traquer ce monstre, chaque vie volée l’était également à une famille, des proches, des amis. Bien que tout le monde à Marbrume ait été touché de près ou de loin par la fange cela ne rendait pas les choses plus faciles, ni plus justes ou normales. On n’en voulait pas à la fange, on se contentait de l’exterminer et d’en vouloir aux Dieux, mais des salauds comme celui qui avait commis ces horreurs…

    “J’aimerais que vous nous disiez quand vous avez vu votre fils pour la dernière fois. Est-ce qu’il semblait inquiet ou perturbé? Et est-ce que vous connaissez quelqu’un qui serait capable de faire...ça?”

    Ses mots étaient formels mais son regard ne l’était pas, il ne tentait pas de la rassurer mais simplement de lui dire qu’il comprenait, qu’il connaissait cette sensation de déchirement, comme si l’on vous arrachait les entrailles, que le temps ne rendrait pas les choses plus faciles et que la justice des hommes pourrait tenter d’apaiser un peu sa colère, juste un peu.

    “Prenez votre temps”

- Ouais oh ça va hein, tu préférais que je le laisse s’enfuir ?

Demande-t-elle brièvement agacée avant de lever un sourcil en regardant Dreit quand il parle de perdre son calme légendaire s’il venait à lui arriver quelque chose. Elle freeze pendant une brève seconde et elle le fixe, un bref sourire aux lèvres, ravie mais elle reprend vite son masque d’impassibilité habituel.

- Mais j’aime ta façon détournée d’me dire que tu m’apprécie, Dreit…

Dit elle a moitié pour se foutre de lui, l’autre moitié parce qu’elle est vexée qu’il pense qu’elle pourrait se faire avoir facilement une nouvelle fois. Il a pas tort sur ce coup-là, mais si elle n’avait pas été surprise par le coup entre les jambes -franchement quel mec irait frapper là si ce n’est un gros lâche- elle aurait surement pu se défendre.

- je pense que je serais le prochain sur la liste… alors compte sur moi pour trouver tout ce que je peux…

Dit-elle comme si ça ne l’inquiétait pas le moins du monde. Se mettre à la place de ce genre d’individu n’est pas vraiment difficile pour elle et ça le grand blond le sait très bien. Nouvelle mission pour elle, jouer le rat de bibliothèque, ou plutôt des archives, pour trouver quoique ce soit en rapport avec le tueur. C’est dans ses cordes puis ça lui permettra aussi de voir ce que l’on dit sur les exécutions qu’elle a eu à accomplir à Marbrume quand elle était plus jeune. Elle acquiesce à la nouvelle mission, laissant les deux hommes aller mener l’interrogatoire pendant qu’elle part aux archives comme l’a demandé le grand blond. Une fois là-bas, elle parle avec les gars chargé de surveiller la salle, leur demandant où elle pourrait trouver des archives sur les affaires les plus glauques qu’il y a eu sur au moins les 15 dernières années. Ils les lui montrent et elle part les chercher, se retrouvant avec une petite pile conséquente dans les bras. Elle part s’installer à une table et elle commence à éplucher les différents rapports, en mettant déjà quelques un sur le côté, sachant très bien que ça ne peut pas être leur lascar puis que ce sont des meurtres commis par la jeune femme il y a longtemps.

Dreit s'en était retourné en direction de la caserne. Il avait déambulé, bifurqué dans les couloirs d'un pas pressé et énergique afin de préparer l'entretien. Il avait disposé sur un plateau une carafe d'eau et des verres afin de donner une impression de convivialité à ce premier appel à témoignage - de la part du témoin le plus important de l'affaire. Entre temps, dans la remise, il s'était servi en matériel d'écriture, et avait même pris une copie de la carte de Marbrume.

La salle était grande, dont la fenêtre murale, traversée par la lumière du jour, estompait cet aspect de salle d'interrogatoire. A vrai dit il n'avait pas été impossible que, par le passé, la pièce eût été un bureau de sergent tout au plus. Dreit prit place, adjoint à Chantebrume, et servit des verres d'eau sur demande du milicien, disposant son matériel d'écriture.

"Attendons Castagnier avant de commencer, si tu le veux bien." glissa-t-il à l'attention de son collègue, pointant sur la carte le lieu du meurtre et commençant à griffonner quelques notes, notamment quelques questions à poser. Une fois le comité réunit dans son intégralité, Séraphin ouvrit le tir, tandis que la bonne Dame, encore sous le choc, cherchait un point de fuite pour son regard, des mots pour sa peine.

"C'était hier en début de soirée... Jerry était sorti sans doute pour passer du temps avec ses amis. Il n'avait pas l'air suspect. Il avait même réussi, me disait-il, à trouver un travail en tant que coursier pour noble. De quoi régler nos dettes, même si je crains que maintenant nous en soyons revenus au point de départ.. A l'exception prêt qu'on m'a enlevé mon fils, ma bataille, le fruit de mes entrailles, quoi..."

Elle manquait de pleurer quand Dreit, malgré son teint froid, lui glissa un tissu en jute propre pour qu'elle essuie ses larmes. Un silence s'installa tandis que Dreit, de son rôle temporaire de sténographe, notait les détails, soulignait et annotait çà et là sur sa feuille, sa plume d'oie secouée énergiquement de sa main gauche. C'était un bon début, mais ça ne suffisait pas à comprendre le pourquoi du comment. Le grand blond pâle releva le menton et prit la parole.

"Vous viviez seule avec lui ? Avait-il un père, des frères, des soeurs ? Connaissiez-vous son entourage proche en dehors de la famille ? Où habitez-vous ?" Eut-il demandé avant de se reconcentrer sur ses notes, prêt à griffonner.