Je ne sais pas si tu as vu, mais j'ai un doigt dans ton cul. [Astrid]

Donc je me retrouvais de nouveau à zoner du coté de la tente de la sorcière. Anne m'a dit de la retrouver rue Passe-Tourteau, mais je sais pas où c'est, et les passants non plus, aucun, et j'ai tourné en rond. Je suis assis sur un muret avec un enfant de trois ans sur les genoux. Comme c'est le mien ça va. Je me promènerais avec un bébé blond dans les rues j'aurais sans doute eu des problèmes, mais là pour l'innocent badaud je suis un métèque qui promène sa nichée, probablement pour la dévorer au calme.
Lucain et moi on s'est séparé pour mieux profiter chacun de son coté des joies de la ville, et préparer notre passage dans les quartiers bourgeois. J'ai pas beaucoup plus de détails, tout le monde a assez vite convenu que je serais pas d'une grande aide. Du coup je suis retourné dans mon ancien monde.

C'est très agréable. Terrifiant mais agréable. J'ai zoné à travers la ville comme un loup en chasse pour rapporter de la bouffe à la meute. Et de l'argent. Sauf que je suis un loup voleur. Avant d'être banni j'ai jamais vraiment un gros criminel. J'ai fait le guet pour des cambrioleurs, j'ai fait diversion pour des pick pockets mais c'était plutôt occasionnel. Opportuniste. Mon moyen de subsistance le plus immoral c'était de voler les morts. Mais ils sont morts ! Bordel ! Ils s'en fichent, on peut pas parler de vraie immoralité.
Mais un an et demi après tout ça j'ai importé les méthodes des marais en ville. J'ai aucune limite. Je veux dire, des ado qui volent des trucs le font en groupe, et en essayant d'imiter les copains. Moi j'en suis plus du tout là. Mon premier soucis c'est la prudence évidemment. Puis la vie fait que je suis un professionnel du parkour. Passer par une fenêtre ou par une cheminée ne me fait pas peur. Et pour des objectifs ridicules. Un morceau de pain que j'ai vu depuis la rue, des vêtements à séchés sur une corde tendue entre deux fenêtres... mais l'un dans l'autre j'arrive à remplir un peu la cahute de la mère de mes filles.

D'ailleurs en parlant d'enfants, évidemment je passe du temps avec. Quand elle part travailler, Anne laisse les gamins à une voisine. Je peux pas faire grand chose avec la plus petite. Elle a trois mois. C'est encore la chasse gardée de sa mère. Je gazouille dessus évidemment, mais que faire avec quelqu'un qui a même pas les capacités de lever la tête tout seul ? Non je déchaîne tout mon attendrissement sur Jade.
J'ai bien senti qu'on avait passé un cap quand je lui ai volé son nez. Avant d'être banni ce coup là la faisait hurler de terreur et rire en même temps. Là elle a pris une grande inspiration, elle a regardé mon poing serré sur mon pouce, puis s'est touché le visage. Son front s'est plissé sous l'effort cognitif engagé, puis elle m'a dit "tu raconte des conneries !". Elle n'aime pas le second degré, elle sait en reconnaître mais ne le comprends pas. J'ai failli m'évanouir d'admiration devant la puissance cérébrale qu'elle a acquise.

Puis j'ai fait des trucs que Anne a plus le temps ni l'énergie de faire, comme couper les cheveux de la petite et lui passer le peigne pour enlever les poux. Je l'ai lavée aussi. Puis je lui ai mis des fringues volées. C'était mieux. Jade a deux grandes passions dans la vie : les chevaux et les bijoux. Après la définition de "bijou" semble plutôt vaste puisque les fourchettes rentrent dans cette catégorie. Alors on est parti en ville chercher de quoi la distraire et retrouver Anne parce que "j'ai besoin de ton aide pour un truc".

Donc on en est là, deux heures plus tard. Elle marche pas vite avec ses petites jambes, mais elle veut pas que je la porte, puis faut la faire boire tout le temps. Sa mère arrête pas de me poursuivre dans la cahute en piaillant "elle a bu ?", du coup ça m'a formaté. Je crois qu'il y a eu une histoire autour de ça, que la petite a failli claquer de négligence, mais j'ai pas osé demander. A un moment je l'ai porté pour qu'elle caresse le cheval de trait squelettique d'un mec en train de livrer des briques et qui a pas trop compris ce qu'on était en train de foutre avec son moteur à pattes.
Il y a aussi eu l'épisode du premier vol de Jade.

Alors non ça n'a pas rempli mon coeur de fierté parce que je suis une sale race doublée d'un voleur. Je sais même pas comment elle a fait. Ca m'a rendu anxieux. A un moment elle m'a tendu le poing en disant "tiens papa" et y avait une broche dedans. Une broche brillante avec un caillou dessus. J'ai plus l'habitude des bijoux en bois, en os ou en tissu. J'y connais rien. Et merde. J'crois que Anne a appris un petit tour à sa fille pour mettre du beurre dans les épinards.

Bref, je me suis assis près de la tente d'Astrid parce que j'avais mal au pied, et la petite s'est mise à brailler. Si j'ai bien compris l'histoire, elle et sa mère sont déjà passé à coté de cette tente, et elle a pas eu le temps de toucher le Joli-Tissu. Ce qui est un scandale. Mais cette erreur ne se reproduira pas, foi de cordes vocales de bébé.

Je suis passé par là par hasard, mais j'étais pas chaud pour aller voir la sorcière. Déjà parce qu'elle peut me maudire et tout, évidemment, quoiqu'en dise Lucain, et puis ça me chiffonne un peu qu'une jolie fille me voit avec un enfant. Ca fait tata dégénérée de s'occuper de ses gosses. Oui je sais qu'il y a aucun espoir à avoir de ce coté là, les organes génitaux de la sorcière doivent sécréter des poisons à mon approche, mais un homme a toujours une place dans son coeur pour un "on sait jamais, sur un malentendu".
Mais là j'ai un impératif de bébé qui braille en pleine rue et de bijoux volés.

On va voir à l'intérieur ?

Dis je sur le ton qu'on réserve aux enfants et aux meufs qu'on vient de niquer. Celui de la tendresse. J'ai pas l'occasion de m'en servir souvent. Jade ouvre de grands yeux devant cette perspective, je profite de son silence pour l'emporter à l'intérieur.
Je vois pas grand chose le temps que mes yeux s'habituent à la lumière. Juste qu'il y a pas de client. Depuis la dernière fois que j'ai vu la sorcière, je crois qu'il s'est écoulé trois nuits. Je suis pas très à l'aise avec la mesure du temps. J'ai dormi deux fois à l'auberge d'Astrid, je crois, et une fois chez Anne. On a fait quéquette trois fois. Je sais pas, d'habitude dans les marais je dors par sieste, à cause des Fangeux. Dormir huit heures par nuit c'est un coup à crever.

Mais bref, j'ai pas passé beaucoup de temps avec la sorcière, je lui ai pas parlé seul à seul. J'ai laissé Lucain s'occuper de ça, vu qu'il croit qu'elle parle aux étoiles où je sais pas quoi. Moi je dis qu'il y a bien qu'à Marbrume qu'on laisse les femmes se mêler de maudissement, tout le monde sait qu'elles foutent la merde dès qu'il s'agit de spirituel. Sauf ici. Je lève une main en disant :

Salut. Me maudit pas, c'est la petite qui voulait voir comment c'était à l'intérieur.

Mais je dis ça en rigolant. Comme je suis pas complètement con et fou non plus j'ai bien remarqué qu'Astrid dégainait pas les maléfices au premier regard de travers. 'fin on a survécu à plusieurs heures en sa compagnie. Puis je compte sur la petite comme bouclier humain, les femmes aiment bien les enfants non ?
Jade se précipite sur les trucs qui brillent en babillant. Honnêtement, le décor m'a moi aussi beaucoup impressionné. Les étoiles et les trucs. Je m'infiltre jusqu'à une place assise, pas très à l'aise. Je garde les bras près du corps. C'est pas parce qu'on a dormi ensemble que voilà. En plus y a le malaise que je me suis tellement collé à elle qu'elle a dû me chasser une ou deux fois avec un coup de pied au milieu de la nuit. J'pouvais pas lui expliquer que c'était plus pour esquiver la présence physique dérangeante de Lucain que pour profiter de sa compagnie. On m'a foutu au milieu parce que je suis le plus petit, mais j'ai trop chaud et tout le monde arrête pas de me rouler dessus et me foutre des coups. C'est dur la collectivité.

Jade se précipite sur les cartes, avec l'instinct infaillible des enfants pour maximiser la pénibilité de leur présence. J'attrape ses bras au vol avant de commettre l'irréparable.

Touche pas ! C'est ses outils de sorcière, c'est comme le briquet à amadou de maman faut pas toucher.

La comparaison a été très éloquente pour la petite vu qu'elle s'est enfuit pour jouer avec les franges du tapis. Moi je pose la broche devant Astrid.

Tu peux me tirer les cartes contre ça ?

J'ai très envie de me débarrasser du bijou, mais je suis aussi un peu curieux. Lucain m'a pas laissé me faire deviner l'avenir parce qu'il dit que c'est du chiqué. Je crois qu'ils ont parlé de ça par dessus ma tête, mais j'ai pas imprimé. J'ai envie d'y croire. Les dessins sur les cartes sont très jolis. On m'a pas laissé les regarder.

Ou non : tire pour la petite, j'veux pas savoir pour moi.

Voilà enfin une bonne journée, une journée où Astrid était largement au dessus de ses objectifs pécuniers du jour et ce en une matinée. C'était particulièrement rare, mais ça lui permettait de profiter tranquillement de la petite pause qu'elle aimait s'offrir aux alentours de midi. Elle pourrait faire un tour pour profiter du soleil mais en ce moment elle rêvait plutôt d'une longue sieste. Les nuits à trois dans le lit lui pesaient sérieusement, elle passait la plupart du temps à se réveiller à cause de la présence de Malachite derrière elle et elle était souvent obligée d'utiliser la manière forte pour espérer conserver un peu d'espace en le faisant bouger.
Mais Astrid ne ferait pas de sieste ce jour là, parce qu'elle craignait de se réveiller bien trop tard et de perdre des occasions de gagner de l'argent. Il ne fallait pas se reposer sur ses lauriers, tout ce qu'elle pourrait amasser aujourd'hui lui serait utile à un moment ou un autre. Elle avait juste retiré la petite pancarte de bois où étaient dessinées des cartes et quelques pièces pour indiquer le coût du tirage, c'était le signe indiquant qu'elle ne recevait pas pour le moment. Seulement il arrivait souvent que les clients les plus impatients ou les moins habitués ne remarquent pas ce genre de subtilité, et elle se retrouvait généralement avec quelques visites imprévues. Même si elle aimait bien prendre du temps pour être seule, encore plus maintenant que sa chambre d'auberge avait été envahie par deux bannis, elle ne refoulait jamais personne sauf cas extrême.
Elle fut simplement particulièrement surprise de voir un enfant se glisser entre les pans de sa tente. Les parents amenaient rarement leurs enfants dans ce genre d'endroits, parce que les enfants étaient réputés fragiles et sensibles à la sorcellerie, et parce que c'était mal vu de les entraîner vers le monde mal connu de l'ésotérisme plutôt que vers un temple. Il y avait tout de même beaucoup de femmes enceintes inquiètes qui passaient par là, mais ce n'était pas tout à fait pareil.
Ce qui surprit beaucoup plus encore Astrid fut la personne qui accompagnait l'enfant. Malachite ! La cartomancienne se souvenait de ce que Lucain lui avait dit quand ils étaient partis boire et qu'elle avait craint que Malachite leur en veuille de ne pas l'avoir invité ou attendu. Il est avec une fille . Voilà qui était bien loin de ce qu'Astrid avait pu imaginer. Elle se doutait bien que le banni n'irait pas se trimballer avec les enfants perdus du coin, ça n'avait pas l'air d'être son genre. Et la conclusion devenait alors évidente. Malachite avait un enfant.

Salut. Me maudit pas, c'est la petite qui voulait voir comment c'était à l'intérieur.

Encore cette histoire de malédiction. Astrid espérait que son ton un peu rieur montrait bien qu'il s'agissait d'une blague, parce que même si c'était parfois utile de faire croire qu'on avait un pouvoir surnaturel pour créer des problèmes aux gens, elle préférerait que les gens avec qui elle était amenée à travailler la voient comme une personne . Pas comme une espèce de sorcière démoniaque.
De toute façon elle était bien trop occupée à observer la gamine avec attention, ses grands yeux bleus suivant ses déplacements jusqu'aux décorations qu'elle avait installé. Malachite avait un enfant, et il y tenait même assez pour aller le voir alors qu'il était banni, et pour se promener avec dans les rues. Cette pensée émouvait énormément Astrid. Elle, on l'avait abandonnée. Et pas devant la porte d'un temple ! On l'avait abandonnée à la sortie d'un village, comme si on priait pour que personne ne s'en occupe jamais et qu'elle meure là. Et même si une troupe de saltimbanques l'avait recueillie, elle n'avait jamais eu vraiment de parents et s'était trouvée sous l'autorité et la responsabilité diffuses de tous les adultes. Malachite, avec sa fille, faisait un bon énorme dans l'estime de la cartomancienne.

-Bonjour, répondit-elle simplement en faisant signe à Malachite de s'installer, du moins s'il comptait rester un peu.

Le banni s'assit sur le tabouret prévu à cet effet, et ils n'eurent pas le temps de s'ennuyer en se jetant des regards gênés de gens qui n'ont rien à se dire. La petite, puisqu'elle ressemblait à une fille, voulut déjà faire une bêtise. Elle se précipita vers la petite table avec l'objectif évident de s'amuser avec les curieuses cartes un peu étalées d'Astrid.
La cartomancienne aimait bien les enfants, même s'il fallait à tout prix qu'elle n'en ait pas, mais ça ne voulait pas dire qu'elle laisserait passer ce genre de choses. Néanmoins elle se préparait surtout à récupérer son paquet pour éviter que la petite n'y touche, sans commentaire spécialement méchant comme celui qui aurait pu attendre Malachite s'il avait tenté la même opération. C'était une gamine. Mais son père se chargea finalement de régler le problème. Il avait rattrapé la petite avant qu'elle ne puisse toucher quoi que ce soit.

Touche pas ! C'est ses outils de sorcière, c'est comme le briquet à amadou de maman faut pas toucher. 

Astrid soupira en levant les yeux au ciel. Elle n'était pas une sorcière, même avec la meilleure volonté du monde. Bon, elle avait bien eu vent de deux ou trois techniques de trucs tordus, mais elle n'avait jamais essayé et n'y croyait même pas. Se faire passer pour une sorcière c'était bon pour effrayer les voleurs du quartier qui évitaient soigneusement de passer par sa tente à présent. Pas pour les complices.
Malachite posa un objet brillant sur la table, un genre de bijou.

Tu peux me tirer les cartes contre ça ? 

La cartomancienne prit délicatement le bijou entre ses doigts et l'observa. C'était une jolie broche. Tellement jolie qu'Astrid se rappelait très bien où elle l'avait déjà vue, ou plutôt sur qui. Mais Malachite ne semblait pas se soucier de l'origine de l'objet, et Astrid se demandait de quelle manière exactement il était parvenu en sa possession.

Ou non : tire pour la petite, j'veux pas savoir pour moi.
- Ouais, si tu veux. Mais ta broche là, dit-elle lui montrant l'objet, je sais à qui elle appartient. Je sais pas comment tu l'as eue et c'est pas mes affaires, mais fais attention parce que c'est une carne cette femme, et si elle a vu quelque chose qu'elle aurait pas dû voir, genre quelqu'un qui lui pique ses affaires, elle se vengera bien mieux que la milice.

Astrid reposa le bijou sur la table. Sa propriétaire s'appelait Prudence, mais elle aurait mieux fait de s'appeler Châtiment. Il y avait tout un tas de rumeurs sur elle et sur ses relations dans les bas quartiers. Certains disaient qu'elle avait même fait tuer ses deux maris pour se venger de petits affronts, et un bruit du coin racontait que son âme serait tellement noire qu'elle ne pourrait même plus entrer dans un temple sans s'évanouir. Astrid la connaissait surtout parce que c'était une cliente régulière, ce qui lui avait donné plusieurs occasions de reluquer discrètement la broche. La cartomancienne était très observatrice. En plus, Prudence avait des préoccupations très particulières au sujet de son avenir, et Astrid avait souvent froid dans le dos au moment de tirer les cartes. Ce n'était pas le genre de personnes qu'on pouvait oublier. Astrid lui rendrait probablement la broche en disant qu'elle était tombée dans sa tente et qu'elle la lui avait gardéeà l'abri. Elle aurait peut-être une récompense dans le meilleur des cas, mais elle éviterait surtout pas mal d'ennuis à quelqu'un, que ce soit Malachite ou non. Et puis, ça ne la dérangeait pas vraiment de lui tirer les cartes gratuitement. Ils étaient une équipe maintenant, et puis la cartomancie ne fonctionnait pas toujours autant qu'on l'attendait. Hors de question de pigeonner un acolyte comme un vulgaire pèlerin, quand même!

- Bon. Pour que je tire les cartes il faut que tu poses ta question, je t'écoute.

Elle attrapa ses cartes et commença à les mélanger avec application, tout en regardant la petite d'un oeil curieux. Elle était mignonne à jouer avec les franges du tapis. Mais elle risquait de vite s'ennuyer.
Délaissant son paquet de cartes un instant, Astrid se leva de son coussin et s'approcha d'une étagère un peu bancale où reposait la majeure partie de sa décoration. Elle attrapa un bol en terre cuite qui contenait tout un tas de pierres colorées aux vertus prétendument magiques et le tendit à la petite fille.

- Tu veux jouer avec ? proposa-t-elle en attendant la question de Malachite. De toute façon ces pierres n'avaient pas une grande valeur marchande, ce n'était pas grave si l'enfant en perdait ou en piquait une sans faire exprès.

La petite se jeta sur les pierres avec vivacité. Moi aussi j'ai envie de les toucher, ça ressemble à des bonbons dans les vitrines de certains quartiers. Moi j'en volerai bien un sans faire exprès pour le montrer à Lucain. Même si il me répondra que c'est tout nul parce que lui une fois il a été dans une piscine de cailloux colorés chez son cousin, et même qu'il y avait des pigments dix milles fois mieux pour les peindre et que le vernis d'ssus il était en larmes de licorne. Il est comme ça le chevalier.
Jade s'est assise par terre pour se lancer dans une études studieuse des cailloux. Je la fixe quelques secondes pour me précipiter dessus si elle se met à en manger un, mais apparemment elle n'en est plus là. Elle trie par couleur, après un examen soigneux de l'échantillon à trois centimètres de son visage et un tripotage en règle. Rien à foutre de la sorcière et de ses cartes.

T'as une question sur ton avenir ?

Non.

Faire des phrases c'est bon pour les gens qui ne trient pas. Je comptais sur la petite comme bouclier humain social, c'est foutu.

Bah euh... si j'aurais plein de petits enfants ? Pas de mon vivant hein, mais en général.

Vu que visiblement mon talent sur cette terre c'est de laisser des bâtards partout, je doute pas un instant que si l'humanité survie aux Fangeux, ses membres seront plein de arrière-arrière-petits Malachite. C'est une bonne question. Elle évoque des lendemains radieux plein de bambins qui jouent tout en étant réaliste. J'ai pas à être vivant dans le tableau.

Viens voir Jade, la sorcière elle va tirer les cartes !

Dis je, plus émerveillé que la gamine, qui me répond :

C'est quoi une sorcière ?

Bah c'est une dame qui connait des secrets. Elle peut voir l'avenir et maudire les gens pour tuer leurs chèvres. 'fin leurs animaux. Et d'autres trucs.

Pourquoi elle tue pas les animaux avec un couteau ?

Jade ne parle pas souvent. Elle s'est pas mis à braire plein de mots au pif dès qu'elle a pu. Comme si elle préférait être sûre de pas se tromper pour ne pas se foutre la honte.

Bah ça fait pas assez maléfique !

Pourquoi ?

Un couteau tu le vois, les maudissements elle peut les faire depuis chez elle, sans que tu sois au courant. Elle peut envoyer les esprits pondre des vers dans ton corps, des vers qui vont manger tes os pendant que tu dors !

Jade me fixe en plissant les yeux, en proie à une réflexion intense. Toujours le problème du second degré. Moi quand mon papy m'a raconté cette histoire j'en pouvais plus de la vie, mais au moins j'étais prévenu pour les sorcières.

C'est pas vrai.

Mais elle a pas l'air très sûr et jette des coups d'oeil à Astrid, en proie à de gros doutes métaphysiques. Je me demande comment mes croyances et celles de sa mère s'emboîtent dans son esprit. Ca a l'air d'un sacré bordel. Une fois elle m'a demandé si le bousier céleste qui pousse le soleil s'était disputé avec Anür. C'est hérétique et drôle à la fois.
Bon je parle pas de la gueule que tire Astrid, mais j'ai l'impression qu'elle a jamais demandé à des vers de manger les os des gens. C'est vrai que j'ai jamais vu le phénomène. Je concède, bon prince :

Ils ont peut être pas les mêmes sorcières ici.

La petite avait l'air ravie du nouvel horizon ludique que lui proposait Astrid, à en croire la rapidité avec laquelle elle s'appropria les cailloux. Avec ça elle serait sûrement assez occupée pour éviter de tripoter le reste de la décoration, et la cartomancienne put retourner s'asseoir à sa place pour en revenir aux choses sérieuses. Il ne fallait pas prendre l'avenir à la légère.
Malachite prit le temps de demander à sa fille si elle avait une question mais apparemment rien ne pouvait faire de concurrence aux cailloux magiques pleins de couleurs, et les trier avait une importance capitale par rapport aux discussions d'adultes. Malachite dutse débrouiller tout seul pour poser une question.

Bah euh... si j'aurais plein de petits enfants ? Pas de mon vivant hein, mais en général.


Astrid ne se serait pas attendue à ce genre de questions de la part du banni. Mais puisqu'elle ne s'attendait même pas à ce qu'il ait une enfant, elle reconnaissait qu'elle n'avait pas beaucoup de flair sur ce coup là.
Elle reprit ses cartes pour les mélanger, sans faire de commentaire sur la récurrence de cette question idiote dont le seul but était une fausse impression de ne pas vraiment mourir en voyant ses gênes se perpétuer. Malachite avait l'air impatient, il prit même la peine d'appeler la petite pour qu'elle vienne voir. Astrid soupira en entendant qu'il la traitait encore de sorcière, elle aurait peut-être pu passer outre si la petite n'avait pas relevé.

C'est quoi une sorcière ?

Curieuse de savoir ce que Malachite pensait d'elle, puisqu'il l'avait qualifiée ainsi, Astrid se retint de dire quoi que ce soit pour écouter avec attention l'explication qu'il allait fournir à sa fille.

Bah c'est une dame qui connait des secrets. Elle peut voir l'avenir et maudire les gens pour tuer leurs chèvres. 'fin leurs animaux. Et d'autres trucs.

Depuis le temps, elle devrait avoir l'habitude. Mais non. Ça lui faisait toujours aussi mal de se faire traiter comme un démon prêt à maudire n'importe qui et à tuer n'importe quoi. Au fur et à mesure de la discussion entre Malachite et sa fille le visage de la cartomancienne se décomposa. Si elle était censée être une sorcière, elle était une sorcière ratée. Elle connaissait des secrets et lisait l'avenir mais rien d'autre, elle serait incapable de faire de mal à une mouche avec de la pseudo magie. Pourtant le banni avait l'air plutôt sérieux. Et maintenant, la gamine jetait un regard aussi curieux qu'apeuré sur Astrid, comme si elle attendait d'en savoir un peu plus avant de poser une autre question.

C'est pas vrai.

Mais même ce refus de sa situation de sorcière par la petite ne réconforta pas Astrid, qui avait étrangement arrêté de mélanger ses cartes. C'était donc ce genre de choses qui se disaient sur elle ? Ou c'était juste la petite superstition personnelle de Malachite qui avait visiblement une dent contre elle depuis qu'ils s'étaient rencontrés la première fois ? Il ne se rendait probablement pas compte que c'était assez blessant de se retrouver présentée comme un être dont l'unique vocation était d'être malfaisant et maléfique, au point de préférer tuer des animaux par sorcellerie juste pour éviter le couteau trop classique. Si elle avait pu maudire quelqu'un ce serait lui.

Ils ont peut être pas les mêmes sorcières ici.

Astrid se demanda un moment si c'était censé être gentil, si Malachite tentait de reconnaître ainsi qu'elle n'était pas si démoniaque que ce qu'il venait de dire à sa fille. Mais c'était peut-être juste parce qu'il avait peur que ce sort l'attende. Ou parce qu'il voyait le visage triste et surpris que lui présentait la cartomancienne après avoir entendu son avis sur la question.

- Je suis pas une sorcière, Malachite.

Il ne changerait probablement pas d'avis mais c'était important que les choses soient dites. Astrid n'avait pas vraiment envie de passer pour un monstre. Lucain avait parlé d'un climat de confiance mutuelle qu'elle aimerait goûter. Elle n'avait pas du tout envie que Malachite continue à éviter autant sa présence que sa discussion pour des raisons aussi idiotes. Ils étaient censés coopérer.

- Je tue pas les animaux. Même pas les chèvres. Et j'envoie pas des "esprits" faire des trucs. Moi je lis l'avenir, avec des cartes. Et c'est tout. Je maudis personne.

Elle se doutait qu'il allait dire ou moins penser un truc du genre "C'est ce qu'elles disent toutes, faut les brûler pour voir". Mais ça lui faisait trop de peine de l'entendre dire des choses pareilles à une petite fille mignonne, qui allait sûrement la détester sans vraie raison après ça.

- Tu sais, c'est pas très plaisant de se faire insulter comme ça alors qu'on a rien fait de mal. Surtout que Lucain a dit qu'on doit se faire confiance.

Bon, il lui avait aussi dit d'autres trucs, comme "J'ai envie de toi" mais ça c'était une autre histoire qu'elle n'avait pas spécialement envie de raconter à Malachite.

- Je me doute que tu me croiras jamais, tu vas encore dire que c'est rien que des mensonges pour t'ensorceler ou je sais pas quoi, mais au moins je te l'aurais dit clairement une fois. Je suis pas une sorcière.

Elle reprit ses cartes, et en posa quatre, face cachées sur la table. Elle n'avait plus vraiment envie de lui lire l'avenir mais bon, elle ne considérait pas vraiment avoir le choix.

Je l'ai fixé, un peu con, en lançant des regards au décor comme pour dire "bin... y a des étoiles et tout, t'es une sorcière non ?". Mais j'ai la clairvoyance de ne pas aggraver mon cas en ouvrant ma gueule. J'aurais jamais pensé qu'elle puisse se vexer. Ca paraît pourtant hyper logique une fois qu'elle déroule son argumentation. En y réfléchissant, c'est vrai que j'aimerais pas qu'on dise de moi que je tue des gens avec des vers ostéophage. Je n'y avais pas pensé. Malaise.

D'accord je le dirais plus.

Sous entendu "mais j'en pense pas moins". Je me rends compte de ma bourde. En vrai j'ai pas spécialement de haine pour les sorcières. J'ai peur d'éventuelles dames maléfiques, mais une petite vieille qui ferait des trucs chelou avec des os de poulet ne m'inciterait pas à la brûler. J'ai de la haine par automatisme, sans jamais y avoir vraiment réfléchi. Puis j'ai vraiment d'autres soucis dans la vie que de m'inquiéter des filles qui ont des nappes avec des étoiles dessus.

'fin je veux dire... t'as pas l'air de mentir quand tu dis que tu fais seulement les augures. Je te crois.

Pendant ce temps, Jade a trié vaillamment une dizaine de cailloux. Les jaunes l'emportent pour l'instant, au nombre de quatre.

Mais c'est pas parce que Lucain il dit des trucs que moi j'accomplis, je suis pas son esclave. Il fait le malin parce qu'on est en ville, mais dans les marais c'est moi qui connait tout. Il serait crevé de faim en plein été tout seul.

Ca c'est en réponse au "Lucain il a dit que". C'était un peu gratuit, mais c'est pas parce que je cède sur la question des sorcières que c'est fini. J'ai plein d'agressivité à revendre. Puis je me pose vaguement la question de si le chevalier a réussi à faire quéquette avec Astrid. Il m'en a pas parlé, mais il en a forcément l'intention. Moi je l'aurais bien mais elle m'a vu avec un môme c'est foutu. Et lui il est chevalier. Il cause bien et il a la gueule moins ravagée. Plus de dents. J'ai tendance à établir cette comparaison entre les gens maintenant que pas mal des miennes ont foutu le camp. J'observe. Qui mange facilement et qui mâche en grimaçant le même morceau de viande pendant dix minutes. J'envie ceux qui peuvent sourire la bouche ouverte et je méprise les clodo qui se bavent dessus faute de barrage entre leur salive et l'extérieur. C'est méchant mais c'est comme ça.
A ce moment là, des bruits de pas hors de la tente, proche. Je sors machinalement une lame de dessous mes frusques, prenant une pose de chien aux aguets. Je vis en zone de guerre moi, j'intellectualise pas avant de faire des trucs. Si il faut clouer une conne contre un poteau de la tente, je vais le faire, compte sur moi. Puis je repense à ce que Astrid m'a dit sur la propriétaire de la broche. J'ai pas réagi sur le moment pour pas passer pour un voleur pris en faute, j'ai gardé la mine honnête, mais vu ma malchance je m'attends presque à entendre débouler la milice dans mon dos.
Et non les bruits, s'éloignent, c'est rien. Je range mon arme et reprends ma pose spécial malaise.

La dame de la broche elle te filera p'tète du pognon si tu lui rends. Moi j'y peux rien c'est la petite qui l'a trouvé ! Et elle est trop petite pour endormir des babioles. Elle l'a oublié c'est tout.

Non.

Jade continue à jouer sans expliciter plus que ça. Je hausse des épaules. Sans paniquer de voir papa sortir une arme, elle a mis fin au tri en mélangeant tout dans le bol, et maintenant elle les dispose par terre en marmonnant dans sa barbe. On dirait deux armées en guerre se faisant face, avec des civils qui fuient tout autour. Je l'ai déjà vu jouer avec des cailloux et des petits bâtons parce qu'il y a que ça sous la main à la maison. Ca doit être Byzance là.

Bon alors, ces cartes ?

C'était un peu bizarre mais vu la tête de Malachite, Astrid aurait juré qu'il était surpris. Il ne s'était donc pas dit une seconde que "sorcière" n'était pas tellement un mot qui se rangeait dans la catégorie "compliment" ? C'était tout juste admis pour constater les faits, en fonction de la dite sorcière, ce n'était pas vraiment une dénomination agréable pour les innocentes, sans parler du bûcher qui accompagnait souvent ce genre de croyances.

D'accord je le dirais plus.

Astrid se disait qu'elle ne pourrait jamais changer ce qu'il pensait d'elle et considérait déjà comme une réussite le fait qu'il s'abstienne simplement de lui parler comme ça alors qu'elle l'entendait. Elle aurait aimé mettre un terme à sa superstition idiote mais ça semblait tout à fait hors de propos pour l'instant.

'fin je veux dire... t'as pas l'air de mentir quand tu dis que tu fais seulement les augures. Je te crois.

C'était au tour de la cartomancienne d'être surprise. Évidemment elle n'avait pas menti mais elle n'aurait jamais imaginé que Malachite serait sensible à sa sincérité. Les gens qui craignaient les sorcières étaient rarement si conciliants. Généralement on les reconnaissait même par leur mauvaise fois, quand ils interprètaient la moindre coïncidence comme un phénomène magique démoniaque ayant pour but d'annihiler le monde. Il était étrange qu'on n'ait pas encore organisé une chasse aux sorcières pour guérir la Fange en purifiant le monde de ces sales ensorceleuses d'ailleurs.

- Merci, conclut Astrid qui ne souhaitait pas tellement s'étaler sur le sujet.

Elle jeta un regard en direction de la petite qui semblait toujours aussi intéressée par les cailloux et poursuivait son tri. Revenant à l'affaire qui était censée les occuper, Astrid allait soulever et retourner la première carte quand Malachite reprit. Alors la divinatrice ne bougea pas, parce qu'elle préférait prophétiser en silence et ne pas être dérangée par la conversation. Le banni avait apparemment des choses à mettre au point.

Mais c'est pas parce que Lucain il dit des trucs que moi j'accomplis, je suis pas son esclave. Il fait le malin parce qu'on est en ville, mais dans les marais c'est moi qui connait tout. Il serait crevé de faim en plein été tout seul. 

Astrid avait imaginé que Lucain était un peu le chef de bande, parce que c'était toujours lui qui parlait, qui servait jusque là d'intermédiaire entre la cartomancienne et Malachite entre qui la communication était un peu tendue, et qu'il semblait souvent prendre les décisions seules. Mais c'était un peu comme le banni qui la prenait pour une sorcière, c'était de la déduction foireuse à base d'indices.

- Je m'en souviendrai.

Elle ne voyait vraiment rien à dire d'autre. Elle non plus n'obéissait pas aveuglément à Lucain, même s'il était apparemment le responsable de son salaire. Elle ne pouvait rien faire d'autre que signifier à Malachite qu'elle ne lui dirait rien du genre "Lucain a dit" pour tenter de le convaincre de faire quelque chose. Au fond elle se moquait bien de savoir qui menait la barque entre les deux, mais autant essayer de ne vexer personne.
Il y eut des bruits de pas assez proches qui ne firent même pas sursauter la cartomancienne. Il y avait souvent des gens qui approchaient, attendaient dehors ou passaient leur chemin. Quand il n'y avait pas la pancarte à l'extérieur certains ignoraient la fonction de l'endroit et se montraient simplement curieux. Malachite n'avait pas l'air de partager ce constat parce qu'en moins de temps qu'il n'en fallait pour dire "cartomancie" il avait déjà sorti une lame.

- Range ça... murmura-t-elle.

Ça ne pourrait que leur apporter des ennuis, encore plus si c'était la milice. Il y avait plus de chances pour qu'un soldat veuille la voir pour lui faire déplacer sa tente ou payer une nouvelle taxe à la noix -illégale mais la protégeant théoriquement d'une accusation d'hérésie par exemple...- que parce qu'il aurait deviné la présence d'un banni. Voilà le genre de problèmes qu'elle pourrait régler toute seule comme une grande.
Mais les pas s'eloignèrent bien vite et Malachite eut la présence d'esprit de ranger son arme d'où elle venait.

La dame de la broche elle te filera p'tète du pognon si tu lui rends. Moi j'y peux rien c'est la petite qui l'a trouvé ! Et elle est trop petite pour endormir des babioles. Elle l'a oublié c'est tout.

De toute façon Astrid ne comptait pas la garder ou essayer de la marchander avec quelqu'un. Si Prudence apprenait qu'elle avait eula broche en sa possession sans la lui rendre elle aurait sûrement de gros ennuis qu'elle préférerait éviter. Elle y gagnerait peut-être simplementla tranquillité ou le bon oeil de la dame et ça lui suffirait déjà. Mais la petite n'était pas d'accord avec cette description des faits.

Non.

Ça fit rire Astrid, qui aurait bien aimé connaître la version des faits de la gamine mais qui se contenta d'une simple phrase destinée à son père.

- Elle a de l'avenir, la petite, y a même pas besoin de cartes pour le savoir.

Mais Malachite se contentait de hausser les épaules, et il avait bien raison. Peu importe le pourquoi du comment, maintenant la broche était là et il faudrait bien en faire quelque chose. Voilà de toute façon un sujet qui ne préoccupait pas trop la gamine, même si elle avait l'air d'avoir un talent intéressant pour écouter les conversations des autres sans en avoir trop l'air, apparemment occupée par ses cailloux.

Bon alors, ces cartes ?

Astrid glissa ses doigt sur la première carte. Elle épargnait à Malachite tout le côté pseudo mystique qui n'ajoutait rien à la prédiction mais donnait un air un peu plus impressionnant.

- Voyons voir.

La première carte était des plus classiques, celle de la famille ou de la naissance. Ce n'était pas la cartes avec des cannetons qu'Astrid aimait beaucoup mais leurs sens n'étaient pas si éloignés. Le dessin était très joli, comme pour toutes les cartes, il représentait une très jolie demoiselle qui tenait contre son sein un nourrisson particulièrement adorable avec ses grosses joues rosées. La seconde carte, que la cartomancienne retourna alors fut celle de la grandeur, du nombre important, une pile immense de grains en tout genre. Abondance. Pour l'instant tout se déroulait à merveille et prenait sens par rapport à la demande de Malachite. Aide des dieux ou simple hasard aucune idée. Et puis si ça se trouve ça n'était même pas vrai.
La suite fut moins glorieuse. La carte de la mort, noire, bardée de tous les symboles les plus funestes possibles. Et la carte de la maladie, au fond vert un peu étrange et rempli de signes de mauvaise augure, de champignons déconseillés à la consommation, et d'autres trucs du genre, avec aussi des instruments de guérisseurs un peu ensanglantés. Ce n'était pas un très bon présage. Tant pis, les cartes avaient parlé.

- T'auras plein de petits enfants, mais y en a qui vont pas vivre bien longtemps, et d'autres qui seront malades.

Consciente que ce n'était quand même pas très sympathique, Astrid récupéra rapidement ses cartes avec un regard un peu désolé en direction du banni. Elle n'avait pas envie qu'il se remette à croire à ses histoires de malédictions à cause d'un mauvais présage.

- ... Une autre question ?

Je hausse des épaules. Ca arrive les enfants qui meurent. Ca me bouleverse pas beaucoup vu que je risque pas de les voir. Que des bonnes nouvelles du coup : mes gamins feront d'autres gamins qui repeupleront la terre. Je regarde Jade avec tendresse en essayant de l'imaginer adulte. C'est pas simple. Ca serait une dame que je connais pas, qui fait des trucs d'adulte. J'finis toujours par coller sa bouille de bébé et ses cris stridents dans le tableau.
Astrid, elle, me considère avec méfiance en me montrant les cartes. Elle a peur que je lui prenne des mains pour les regarder. A raison d'ailleurs, je l'aurais probablement fait si elle avait pas tellement insisté sur le sujet. Les dessins sont très jolis. Dans un monde sans télé ni imprimerie c'est pas courant de voir des jolis dessins tout fins comme ça. En plus la dernière fois qu'on est venu j'étais trop impressionné par la sorcellerie pour bien regarder.

Puis je sors des phrases hors sujets, comme si l'idée m'étais passée par la tête par hasard, l'air de rien, comme un commentaire sur la météo. En quelque sorte c'est le cas, mais c'est vicieux l'inconscient :

J'ai déjà vu un petit enfant Fangeux une fois. Il était trop petit pour sortir par la fenêtre comme ses parents, alors il était resté coincé là jusqu'à ce que je pille la cabane. Ca arrive souvent qu'on pille un truc et on tombe sur un Fangeux qui s'est fait enfermé à l'intérieur. Enfin ça arrive moins maintenant.

Je hausse les épaules. Enfant, maladie, mort, le lien était facile à faire. J'évoque pas le choc que ça fait de voir un minuscule cadavre s'animer. Agile comme un putain de serpent. Je saurais pas dire si c'était une fille ou un garçon, les gamins se ressemblent tous quand on leur met pas des couettes avec des noeuds roses pour signaler la différence. Je l'ai décapité. Un si petit cou. Et pour l'immobiliser le temps de l'opération j'ai posé mon genou sur sa cage thoracique et j'ai appuyé fort. Ca a fait crac Il avait beau avoir du mal à marcher, ça l'empêchait pas de mordre comme les autres. Avec quatre dents. Puis je pouvais pas laisser ça dans cet état.

Bref.

Je bats des paupières comme si je me réveillais. Ca fait toujours un peu ça les Fangeux, le symptôme est courant chez ceux qui en ont vu. On y repense et ça éteint le cerveau.

Ouais j'ai une autre question pour tes cartes. Ca va bien se passer avec Lucain pour passer dans l'Esplanade et tout ? On me dit que c'est du pipo ton truc mais ça colle bien quand même les réponses.

Dit il les yeux plein d'espoir. Du coup j'en suis arrivé à la conclusion que les cartes sont plus ou moins douées de leur propre intelligence, et même si Lucain arrête pas de dire que la magie ça se fait par l'observation des étoiles ou l'alchimie ou je sais pas quoi, j'ai quand même envie très fort d'y croire.

Malachite avait l'air de prendre la nouvelle avec philosophie, disons qu'il était loin d'avoir l'air bouleversé par la nouvelle. Astrid voyait au contraire le regard blindé de tendresse et d'amour qu'il lançait en direction de la petite qui ne le regardait même pas. La cartomancienne sentait son coeur se serrer dans sa poitrine à cette vue, elle n'y pouvait rien. Malachite était banni, Astrid ne savait même pas pourquoi d'ailleurs, mais quand il parvenait à retourner dans la cité il passait du temps avec son enfant. Il ne se ferait probablement jamais élire père de l'année mais ça c'était pas important. Ce qui était important c'était que sa fille se souviendrait de son visage, et avec un peu de bonne volonté elle comprendrait ses efforts pour la voir également. Astrid aurait bien aimé dire quelque chose à ce sujet au banni mais quoi ? Se la jouer pauvre orpheline et inspirer sa pitié ou son indifférence? Se mêler d'histoires de famille qui ne la regardaient pas ? Hors de question. Et puis il semblait porter trop d'attention à ses cartes, alors elle se contenta d'un air méfiant pendant qu'il observait.

J'ai déjà vu un petit enfant Fangeux une fois. Il était trop petit pour sortir par la fenêtre comme ses parents, alors il était resté coincé là jusqu'à ce que je pille la cabane. Ca arrive souvent qu'on pille un truc et on tombe sur un Fangeux qui s'est fait enfermé à l'intérieur. Enfin ça arrive moins maintenant.

Astrid ne s'était pas du tout attendue à ça. Il aurait pu se plaindre qu'elle ne montrait pas assez les dessins, lui dire qu'il trouvait qu'elle était en train de l'arnaquer, ou juste faire un commentaire. Mais si le ton était tranquille le sujet l'était beaucoup moins. Astrid ne pouvait pas s'empêcher d'essayer d'imaginer. À quoi ressemblait un enfant Fangeux ? Pourquoi ses parents ne l'aidaient pas ? Tous les animaux avaient cet instinct non ? Ah. Non. Il y avait les gens détestables qui abandonnaient leurs enfants, comme les parents d'Astrid, et les Fangeux ne faisaient sûrement que se laisser gouverner par cette cruauté. Elle se sentait mal à l'aise à cause de ce que lui disait Malachite.

- Y a pas que les Fangeux qui laissent leurs gosses.

Elle n'avait rien d'autre à dire. Cette phrase était sortie toute seule et elle le regrettait parce qu'elle n'avait pas envie que Malachite lui pose des questions, seulement elle ne voulait pas le laisser paraître. En plus, c'était comme si elle n'avait entendu ou retenu que le début, quand il parlait de l'enfant, alors qu'après ça devenait beaucoup plus général.

Bref.

Voilà une bonne idée. Passer à autre chose. De toute façon vu la tête du banni, il n'avait peut-être même pas relevé qu'elle lui avait répondu. Ce ne serait pas plus mal.

Ouais j'ai une autre question pour tes cartes. Ca va bien se passer avec Lucain pour passer dans l'Esplanade et tout ? On me dit que c'est du pipo ton truc mais ça colle bien quand même les réponses.

Il avait vraiment l'air d'attendre beaucoup de ce tirage en tout cas. Astrid espérait ne pas le décevoir. Mélangeant à nouveau longuement ses cartes elle regardait encore Jade. Elle avait entendu Malachite l'appeler par son nom tout à l'heure. Jade, voilà un joli nom. Un nom de pierre, un peu comme celles avec lesquelles elle s'amusait. Elle avait l'air d'être une gentille fille, pas dérangeante, toute heureuse qu'on la laisse tranquille dans une tente décorée pour jouer avec des cailloux. Un enfant comme tout le monde en voudrait.
Astrid n'avait pas envie de répondre à la question de Malachite parce que le tirage la concernait également et qu'elle avait refusé jusque là d'interroger les cartes à ce sujet. Elle ne voulait pas savoir. Elle préférait pour une fois l'incertitude. Mais elle ne refusa pas, et plaça comme précédemment quatre cartes masquées sur la table sans se douter de ce que le tirage allait leur réserver.
Première carte, un énorme soleil à moitié jaune et à moitié doré, qui occupait tout l'espace de la carte mais dont les rayons formaient des arabesques superbes. Espoir, vie. Bon présage.
Deuxième carte, celle des épreuves, celle d'un homme minuscule face à la montagne. Description de ce qui les attendait ? Probablement.
Troisième carte. La forteresse, symbole de la citadelle de Marbrume ou plus simplement de protection. Protection de la porte des Anges sans doute, ou alors leur propre protection et leur sécurité, la dernière carte devrait les aider à comprendre. Et cette dernière carte, qu'Astrid retourna avec toutes les précautions du monde en retenant son souffle, fut simplement celle de la déception. le gobelet vide, le regard anéanti de celui qui le tenait entre ses doigts, tout ça couché sur une carte. Déception financière? Déception pour les bannis sur l'Esplanade ? Aucune idée. Mais c'était pas terrible. Et difficile à expliquer.

- Ça devrait bien se passer. Ce sera pas facile mais il faut garder espoir. Il y a aussi la carte de la protection, j'imagine que c'est pour nous dire d'être prudents, attirer notre attention là dessus. Et la déception aussi, en dernier. Peut-être que ça vaut pas le coup. Mais ça c'est pas trop mes affaires, faut juste que je vous fasse passer et les cartes y ont pas l'air opposées.

Un moment de silence, d'immobilité pendant lequel Astrid ne rangea même pas ses cartes. Elle avait une question en tête, une question qu'elle préférait poser à Malachite plutôt qu'à ses cartes.

- Tu vas faire quoi de la petite quand tu seras là haut ? Pourquoi tu veux y aller toi, déjà? T'aurais sûrement plus facile de te cacher par ici que là bas. Lucain veut revoir sa famille, et toi ?