[Terminé] Voir Marbrume et vomir

Pour les miliciens, certaines tâches qui leurs étaient dévolues étaient pire que d'autres. À bien des égards, celle de surveiller les portes de la cité de Marbrume, ou bien de vadrouiller sur ses épais remparts en perdant son regard à l'horizon, étaient les plus prisés et appréciés de tous. Facile et tranquille, ces ''mission'' était beaucoup moins demandante qu'une quelconque escorte, ou bien qu'une patrouille dans les quartiers les plus malfamés, où venelles et ruelles pouvaient facile se transformer en coupe-gorge. Et puis, il était important de spécifier que tout valait bien mieux qu'une séance d'entraînement, ou les mots effort physique se conjuguait bien mal avec le nom propre Merrick Lorren.

Pour autant, en ce jour, le jeune homme avait gagné le gros-lot. Attitré avec sa coutelerie à la surveillance des portes du Crépuscule, le milicien était appuyé sur l'épaisse fortification qui se trouvait derrière lui. Cuvant son alcool de la veille, souffrant d'élancement au niveau du crâne, et ronchonnant de devoir faire l'effort de se maintenir debout, le jeune homme ne faisait que jeter un regard morne et las sur les quelques quidams qui rentraient dans la cité. Aucun ne méritait une attention particulière, et même si tel avait été le cas, Lorren n'aurait guère prit le temps de s'informer de qui était ladite personne, préférant perdre son temps et simplement attendre la relève.

Or, cette volonté de rien faire n'était point aux goûts de son supérieur. Et lorsqu'une caravane apparut à l'horizon, le coutilier en question prit sur lui de rameuter ses troupes pour pouvoir passer une ''inspection en règle'' de ce regroupement qui s'approchait. Soupirant, Merrick se décolla de son appuis, avançant en traînant les pieds. Son coutilier était beaucoup trop zélés... Mais peut-être était-ce la règle pour pouvoir atteindre ce grade ? Qu'importe. le jeune ivrogne était très satisfait avec sa situation de milicien de bas échelon.

C'est ainsi, que comme ses frères d'armes, Lorren jeta un regard sur le groupe qui était arrivé, posant les questions usuelles à ces badauds et manant. Tout ce déroulait bien, jusqu'à ce que son supérieur hiérarchique vienne le voir: ''Lorren, regardez.'' Dit-il en lui prenant le bras et pointant du menton un homme qui profitait de la cohu et du tohu bohu pour passer entre les mailles du filet et rejoindre la cité. ''Prenez Marius et allez voir.'' Soupirant, mais sachant qu'il ne servait à rien de protester, Merrick demanda à son ami et compagnon de le suivre d'un geste lasse, accélérant le pas pour rejoindre l'homme harnaché.

-''Salut, l'ami.'' Dit-il une fois arrivé à sa hauteur, un sourire aux lèvres. ''On ne prends pas la peine de saluer la milice en arrivant ?'' Continua-t-il, mi-figue, mi-raisin. ''Qu'est-ce qui vous amène à Marbrume, équipé de la sorte ?'' termina-t-il en le regardant de pied en cape, se passant une main dans les cheveux.

À ses côtés, Marius se contentait de jeter un regard soupçonneux au nouvel arrivant, les bras croisés sur son torse. Après tout, le lascar ne semblait pas très commun, et il avait tenté de s'esquiver... À ses yeux, mieux valait rester vigilant.

Peut-être eût-il été plus judicieux de profiter jusqu'au bout du convoi qui l'avait amené ici, ne manqua pas de se demander le Bastre alors que deux soldats du Guet se détachaient du reste pour venir l'apostropher. Certes, il y aurait perdu du temps, mais après tout, du temps, il semblait bien parti pour en passer ici de toute manière. Son petit écart n'était en effet pas resté inaperçu, et tandis que les hommes dans la carriole ouvraient les malles et inspectaient les bottes de carottes, c'était sa propre personne dont on s'enquérait céans. Poussant un soupir, Bérard leva la tête tandis que les deux miliciens le hélaient.

Le grand blond ignorait beaucoup de la milice, mais de ce qu'il en avait aperçu au Labret, cette hanse de paysans faits matons ne lui inspirait guère confiance. Pas plus que les équipées des divers nobles en exil à Marbrume, me direz vous, et vous auriez bien raison, tant il est vrai qu'en ces temps de trouble, toute coterie en armes et laissée libre d'exercer sa loi de part le pays ne lui inspirait rien qui vaille. C'était là le souvenir des jacqueries et d'autres insurrections qui parlait, quand les gueux ou les seigneurs s'étaient autrefois jugés au delà des lois du roi de Langres. Pas royaliste pour un sou, Bérard n'en était pas moins attaché à un certain ordre - ou du moins, à demeurer en position de force, si chaos il y avait.

Or, du glaive, le bâtard d'Ergueil demeurait céans du mauvais côté. Loin lui semblait le temps où il pouvait débouler lame au clair, l'oriflamme royal en guise de bénédiction et de blanc-seing. C'était désormais la loi du duc Sigefroi qui régnait ici, et avec elle ses nouveaux expédients, aux tabards verts de la milice. Avisant le sourire de celui qui s'adressait à lui, Bérard ne put s'empêcher de songer à ce que celui-ci devait ressentir céans. Il lui aurait été, à la réflexion, difficile de blâmer l'homme pour exercer ce peu d'autorité que lui conférait l'uniforme ; n'avait-il pas lui-aussi longtemps joui de la force conférée par son glaive ?

Il aurait été du reste inique de juger un peu trop vite le pauvre hère blafard qui faisait office de portier, aussi le grand blond décida de la jouer en douce et de ne pas causer une esclandre qui lui aurait valu de passer sa nuit les miches à l'air frais. « Pardonnez ma hâte, messer, lança-t-il humblement, je cherche la sureté des murs de Marbrume pour quelques jours seulement, avant de regagner le Labret. »

C'était sa manière d'éluder la question du milicien - du reste, quel homme n'aurait raisonnablement cherché l'abri des remparts du duc ?

-''Presque, mais mon nom c'est Merrick, l'ami. Pas Messer.'' Dit-il en offrant un sourire en coin.

Bâillant à s'en décrocher la mâchoire, Lorren reporta son attention sur le nouvel arrivant. Pour tout vous dire, le lascar en question ne l'intéressait guère. Ce dernier aurait très bien pu arriver engoncé dans une robe, que le milicien n'aurait rien dit. Or, tel n'était pas le cas de sa hiérarchie. Ainsi, il ne pouvait pas simplement le laisser vaquer à l'intérieur de Marbrume comme si de rien n'était. Son supérieur attendrait un retour sur cette rencontre, il voudrait avoir les informations sur l'individu harnaché. Dès lors, Merrick devait faire son travail et poser les questions dites ''importantes''. Mais avant de se positionner sur d'autres interrogations, il serait peut-être plus simple de connaître le nom de son interlocuteur avant tout..

-''À qui avons-nous l'honneur ?'' Demanda-t-il gentiment, donnant un coup de coude à son frère d'armes pour qu'il se présente à son tour.

Grognant, le second milicien hésita, mais décida tout de même de se présenter avec une énorme simplicité : ''Marius''. Le ton, le regard, et la rudesse du mot ne mentaient pas; le plus grand des deux hommes n'avait aucune confiance envers le blond armé. Comment lui en tenir rigueur, alors que la tentative de se frayer un subtil passage par la porte du Crépuscule incriminait leur partenaire de conversation ?

-''Bref. Votre nom est une chose, mais quelle est votre fonction au Labret ?'' Enchaîna-t-il, laissant sciemment son regard analyser de pied en cape le gaillard à l'allure plus que martial. '' J'imagine que nous n'êtes pas fermier, non ?''

Attendant une réponse, laissant son regard vaquer sur les créneaux de la cité dans l'expectative, Lorren ne put s'empêcher de placer un commentaire avant que l'intrigant inconnu ne continue : ''Soyez clair et concis cette fois-ci, voulez-vous ? Essayer d'esquiver la milice c'est une chose, tenter de poursuivre la manœuvre en élucidant les questions en est une autre...'' Rapportant son attention sur le faciès de son interlocuteur, il garda son sourire, bien qu'un sérieux, qui ne ce n’était pas encore dessiné dans ses pupilles, vint éclairer son regard : ''ainsi, nous pourrions arrêter de perdre votre temps vous et moi...''

La tirade de Merrick Lorren n'avait aucunement été agressive ou menaçante. Son manque d'intérêt de la situation continuait à le pousser à la paresse et au désintérêt. Or, même pour le milicien empreint d'un grand flegme, cette tentative de rester dans le non-dit l'exaspérait. Et au vu de la réaction de Marius, qui souffla fortement par le nez, il n'était pas le seul. Parfois, le frère d'armes de Lorren prenait beaucoup trop sa profession au sérieux...

Cela faisait bien longtemps que le Bastre ne s'était plié au douloureux exercice d'obtempérer docilement, la faute à une naissance qui, sans être bien haute, l'avait toutefois placé au dessus du grouillot moyen, puis à une vie de maraude l'ayant extirpé au destin médiocre de la plèbe. Or, voila que ce destin même lui revenait à grand pas dans le coin de la tronche. C'était prévisible et logique, mais à l'évidence, guère agréable. Non que le grand blond n'ait été particulièrement imbu de lui-même, lui qui avait passé la plupart de sa vie à obéir à d'autres - il se surprenait toutefois céans à rechigner face aux injonctions, si tant est qu'elles lui parviennent d'un homme du commun. Ce n'était finalement pas si différent de ces moments quand, par le passé, le grand blond, revenant de campagne, avait du se plier à la discipline moins permissive des temps de paix - et que les Trois lui en soient témoins, il avait conchié ces moments là.

Cependant, aussi pénible que cela lui était, Bérard gagnerait assurément à descendre du grand cheval où il s'était lui-même placé, après que la Fange ait - métaphoriquement - d'ors et déjà zigouillé le canasson depuis des lustres. Cela lui éviterait une leçon d'humilité passée dans quelque geôle humide, à n'en pas douter. Du reste, quoiqu'insistants, les deux factionnaires ne s'étaient pas révélés être jusque là chicaniers, aussi le bâtard d'Ergueil leur laissa le bénéfice du doute.

Il n'en demeurait pas moins hésitant à l'idée de leur balancer tout de go la raison de sa venue, tant il est vrai que de causer maladie, infection et autre affaire de pustule à l'entrée d'une ville, quand bien même serait-on bien portant, avait cette fâcheuse tendance à vous condamner au mieux à la quarantaine, au pire à une fin de non-recevoir. C'était autant d'issues que le grand blond désirait éviter. Bien qu'il n'ait à aucun moment eut l'intention de fraterniser avec ses commensaux du Guet, il lui faudrait donc finauder, toutefois.

« Fort bien, entama-t-il alors qu'il ôtait son bouclier de son épaule et le laissait choir pesamment, je suis ici pour trouver un barbier, un prêtre ou n'importe quel rebouteux qui puisse raccommoder mes compaings d'armes, là bas, dans le Labret. » Avec un peu de chance, les deux factionnaires se figureraient plus des estafilades et des membres coupés en guise de maux, et non le volcan de diarrhée dont les camarades du Bastre étaient atteints.

Quoiqu'il se soit attaché à son nom, comme s'il se fut agi là d'une chose capitale dans une ville étouffant sous la populace, le factionnaire à la gueule blafarde sembla tempéré par les réponses du grand blond, allant même jusqu'à causer quelque peu avec ce dernier, en lieu et place de l'interrogatoire précédent. Il ne manqua pas cependant de mettre le doigt sur le nerf du problème, bien qu'il l'ignorait, c'est à dire la pauvreté du nouveau venu.

En effet, payé en nature par les roturiers du Labret, Bérard ne pouvait guère dire que son été s'était montré lucratif, tout le contraire. Les mois avançant et les températures rafraichissant, il s'était même au contraire appauvri jusqu'à finir sans le sou, dilapidant son maigre pécule auprès des rebouteux d'Usson, hélas sans grand résultat. Pour sûr, trainer quelque médicastre jusqu'au Labret ne serait pas chose aisée ; le bâtard d'Ergueil, néanmoins, ne désespérait pas de trouver quelque combine à cet effet. Au pire louerait-il son épée au plus offrant, ne serait-ce le temps d'amasser quelques pistoles.

S'il songeait d'ors et déjà aux moyens nécessaire pour attirer un apothicaire dans ses filets, le grand blond ne s'était en revanche guère soucié des questions plus prosaïques liées à sa venue à Marbrume. Un nouveau soupir accueillit la question du second garde, visiblement moins commode que son coreligionnaire. Le ladre n'avait cependant pas tort ; si au Labret, Bérard pouvait crécher sous la grande cloche, au coin d'un feu et sur un peu de paille, il lui serait bien ardu de passer ses nuits à même les venelles de la cité.

La question décontenança ainsi un instant le Bastre, qui tenta de se souvenir à grand-peine des lieux qu'il avait fréquenté lors de ses passages, autrefois, dans la capitale du Morguestanc. Ce n'était pourtant pas il y a si longtemps - cela lui semblait toutefois une éternité. « Ça fera cinq ans que j'ai point trainé mes chausses céans... La Chienne Galeuse, ça tourne toujours ? J'irais sûrement là, hasarda-t-il auprès du milicien blafard, avant de lever un sourcil, sourire canaille aux lèvres, vers celui qui s'était montré si insistant pour savoir tant son blase que son couchage. Et mon nom c'est Bérard, mais te fais pas d'illusions, ma belle : t'es pas mon genre. »

Merrick Lorren ne put s'empêcher de pouffer à la repartie du dénommé Berard. après tout, Marius avait bien cherché ce qui lui tombait dessus; c'est-à-dire la franche répartie du grand blond. Pour autant, préférant éviter toutes envies d'une quelconque violence entre les deux hommes, le jeune homme préféra reprendre les rênes de la conversation. Savamment, du moins à ses yeux, il ramena l'échange sur l'humour et l'amusement, plutôt que sur la haine et la violence.

-'' Allons, allons, messieurs je vous pris. Nous sommes entre gentilshommes, non ?'' Puis, souriant et donnant un coup de coude dans les côtés de son frère d'armes et lui offrant un clin d'œil, il enchaîna : ''Je pense que je suis plus son genre que toi, Marius... Alors, je vais m'en occuper.''

Grognant devant les mots de son partenaire, le plus grand des deux miliciens coula un dernier regard meurtrier au chevalier en face d'eux, avant de partir. Dans ses yeux, il était probablement possible de lire que cette histoire n'était pas terminée. Connaissant le lascar, Merrick pouvait dire qu'il risquait d'aller traîner autour de l'auberge dans laquelle Bérard comptait résider pour s'assurer que celui-ci soit bel et bien dans la cité du duc pour ce qu'il avait dit.

-''Ce n'est pas un mauvais bougre, comme vous, je présume.'' Continua Merrick, une fois que son collègue soit parti. Sa tirade s’était ponctuée d'un clin d'œil. ''Il prend son métier au sérieux, tout simplement. Et puis, il faut être honnête, vos agissement et non-dit ne jouaient pas véritablement pour vous.'' Termina le jeune ivrogne en haussant des épaules.

Enfin, Merrick laissa pendant un temps le silence couler, tandis qu'il jaugeait l'homme de guerre. Un sourire en coin, la tête penchée sur la gauche, le jeune homme réfléchissait; ainsi, il était de son choix d'accepter ou non, ou plutôt de rendre difficile, l'accès de Marbrume au nouvel arrivant... Le choix était vite pris. Non pas qu'il avait pleine confiance envers l'homme portant le nom de Bérard, mais Lorren ne voulait tout simplement pas s'embarrasser des problèmes en découlant s'il décidait d'avertir son supérieur qu'il avait un quelconque doute.

-''La Chienne Galeuse tourne toujours, oui. Les vieilles habitudes ont la vie dure, alors méfiez-vous encore de leur cuisine. Vous risquiez de finir par rendre vos tripes dans la ruelle...Enfin, si vous connaissez vraiment l'endroit, vous le saviez déjà...'' Puis souriant franchement, il ponctua ses dires bien simplement.

-''Bienvenue à Marbrume, l'ami !''

Sa petite bravade ayant fait mouche, Bérard vit intervenir promptement le plus tempéré des deux miliciens, qui bientôt évinça son comparse d'une bourrade amicale. L'affaire, fort heureusement, se termina céans, avec le départ du second molosse, et le grand blond se félicita de s'en sortir pareillement, lui à qui ses dernières paroles, bien hâbleuses et lâchées hâtivement, auraient sensément dû apporter quelques ennuis.

Or des ennuis, le bâtard d'Ergueil n'en désirait pas plus que cela, ce qui, fort heureusement, semblait être également l'avis du milicien Merrick, dont la complexion semblait en effet traduire une nature plus conciliante - quoiqu'on en ait vu de plus frêles être fort vindicatifs, lorsqu'accompagnés de comparses. Bonne pâte, le garde se fendit non seulement d'un plaidoyer envers son camarade, mais également d'une bienvenue à l'endroit du grand blond, désormais libre de pénétrer dans la cité.

C'était inespéré, et pour Bérard, point n'était question de gâcher la chance qui lui était donnée là. Se penchant pour ramasser son écu, il en remonta une des énarmes jusqu'à son épaule et s'inclina avec maladresse vers le milicien. « Qu'Anür vous garde, Ser Merrick! », lança-t-il au factionnaire avant de dépasser celui-ci de de marcher vers la ville, non sans lancer au passage un dernier regard de défiance à l'autre garde, un peu plus loin.

Sourire canaille aux lèvres, le Bastre pénétra ainsi dans cette grande garce qu'était Marbrume.