Rencontre dans les bas-fonds [Fermé : Sareth / Ambre Rosélia]

Bien que la journée soit à son apogée, l'astre solaire peinait à traverser la brume qui créait comme une semi-pénombre en enveloppant le quartier du Goulot. Au loin, on entendait régulièrement le flux et le reflux de la mer qui se fracassait contre la roche, apportant avec elle une atmosphère marine corrompue. L'air était sec, puait le crabe ou le poisson, un mélange des deux sûrement, mais de ceux que l'on ne mettrait pas dans son assiette... sauf si l'on n’avait rien d'autre à manger bien sûr. Et ici, il n'y avait rien d'autre. On se sautait à la gorge pour un quignon de pain noir, le chaos aurait pu être total si seulement les résidents avaient ce genre de possession sur eux. Mais ils n'avaient rien, à l'image de Sareth, qui longeait les murs pourris et humides en prenant garde à ne croiser aucun regard.

À vrai dire, il avait bien un morceau de pain sur lui, mais c'était encore moins qu'une brique rassis. Il s'agissait d'un demi-croûton, qu'il gardait comme un trésor. Aussi dur que de la pierre, il craignait de se déchausser les dents en y croquant, alors il avait fini par le garder. Le soir venu, il lui arrivait de gratter le milieu à s'y casser les ongles puis, de sa main libre, il recueillait les quelques miettes noirâtres et les enfournait dans sa bouche sans y songer. Ça ne coupait pas la faim, mais ça le distrayait, lui donnait le sentiment de posséder quelque chose, de ne pas être tout à fait seul dans la nuit. Mais s'il voulait survivre, il ne pouvait pas se contenter de cela. Aujourd'hui, il allait devoir gagner sa croûte. Et pour Sareth, gagner était devenu synonyme de voler.

Il avait bien tenté de s'approcher des quartiers les plus nobles, il y a quelques mois, il se faisait alors simplement refouler s'il se montrait trop entreprenant. Désormais, toutes les attentions se portaient immédiatement sur lui dès qu'il sortait des bas quartiers. Les mendiants n'étaient pas rares en dehors des zones les plus pauvres, mais ils présentaient bien. En tout cas bien mieux que Sareth. Recouvert de crasse, son visage n'était même plus définissable. Quelque part, cela le rassurait, lui donnait la sensation d'être protégé, que personne ne le toucherait plus jamais. Mais les autres, ils le croyaient galeux, atteint des pires maladies, d'infections encore inconnues ou pire encore, touché par le mal des fangeux. Une fois, un milicien avait même sorti son arme à la vue du miséreux, persuadé qu'il s'agissait d'un mort venu le prendre.

Sareth soupira, puis éclata d'un rire rauque et affecté. Sa voix était plus grave qu'à l'accoutumée, la faute à quelques nuits plus froides que les autres. Cela ne l'empêcha pas d'imiter presque à la perfection le milicien qui l'avait pourchassé.

"Que la Trinité me protège ! À moi ! Un fangeux c'est infiltré dans le faubourg !

- Tu n'es pas un fangeux, mais s'il existe une transformation naturelle, tu es sur la bonne voix Sareth, ah !"

Cette fois Sareth avait repris sa voix "normale" qui, bien que cassée, n'était accompagnée d'aucun trémolo. Il avait une assurance presque terrible, compte tenu de sa situation. Quiconque l'aurait vu à cet instant l'aurait prit pour un fou, il s'aidait des murs pour avancer, ses jambes, guère plus que des allumettes, le portaient vers une destination inconnue, tandis qu'il ricanait férocement, singeant un interlocuteur imaginaire.

Le regard qu'elle posa sur le miroir lui renvoya une image d'elle bien plus misérable que d'habitude. Elle avait exceptionnellement laissé ses cheveux détachés, tombant lourdement jusqu'en bas du dos. La jeune femme avait passé de longues minutes à les crêpés afin de leur donner un air bien plus négligés que d'habitude. Elle avait aussi mit ses pires guenilles, la plupart vieille de plusieurs années, troués, tachés. Une robe de laine épaisse et trouée de couleur maronnasse, un tablier jaunit par les années ainsi que de vieilles chaussures qui n'en avait de fonction que le nom.
Ambre sourit, elle avait parfaitement l'air de sortir des bas-quartiers, et c'est exactement ce qu'elle souhaitait. En effet, aujourd'hui était son jour de congé en tant que tenancière de son échoppe, elle pouvait donc passer à son deuxième travail, bien plus difficile que le premier. Ne pouvant plus acceuillir plus de réfugiés et miséreux dans la petite maison, elle passait son temps libre à descendre dans les bas quartiers afin de fournir de la nourriture et des tissus aux plus malheureux. Elle devait faire très attention à ce qu'on ne la reconnaisse pas afin de ne pas se faire envahir par les mendiants et pour pouvoir circuler tranquillement dans les bas quartiers sans risquer de se faire dépouiller.
Déterminée, notre héroïne saisie son gros sac ample rempli de victuaille et de tissus et le mit en bandoulière sur son épaule. Elle s'enroula dans une vieille cape noire misérable et dans la brume et le froid mordant du matin, elle se faufila dans les rues désertes vers le goulot

Ambre n'aimait pas le goulot. La proximité avec le port et l'absence total du nettoyage des rues lui donnait une odeur de poisson fétide qui pouvait vous rester dans le nez plusieurs heures après votre dépard dans ces lieux. La journée était particulièrement brumeuse, celle-ci n'ayant pas voulu se lever malgré les heures qui défilaient. Cela donnait au quartier un air de tombé de la nuit permanent, même en pleine après midi. La petite blonde était fatiguée. Elle avait passé toute sa journée à déambuler dans les rues à aider les mendiants tout en évitant les personnes malveillante (elle avait apprit rapidement à les repéré de loin afin d'éviter de mourir bêtement). A bout de force, elle s'installa sur un tonneau à moitié moisi pour reposer ses jambes et observa la rue.
Le desespoir. On ne voyait que des personnes terriblement desesperée, certains restait à même le sol, presque en boule sans bouger. Surement ces personnes avaient-elle perdues tout espoir de vivre. Le coeur d'Ambre se serrait quand elle voyait ça. Elle avait de la chance, elle en était consciente, mais elle avait toujours cette petite voix dans sa tête qui lui disait "Et si j'étais morte ? Quelqu'un mérite plus que moi ma place".

Perdu dans ses pensées, son regard fut attiré par un mouvement non loin d'elle. Un frisson parcouru tout son corps quand elle cru voir un fangeux se trainant contre le mur en face du tonneau ou elle se tenait assise. Téttanisée, elle ne dit rien, mais au bout de quelques secondes, elle fini par voir qu'il s'agissait d'un homme. A vrai dire, le terme d'homme était déjà bien trop fort pour ce qu'était cet inconnu à cet instant. L'homme n'était qu'une ombre lamentable. De ce que voyait Ambre, il était totalement impossible de lui donner un âge tellement il était marqué par la vie. Ses membres, noir de crasse, semblaient frêle, à se demander comment il arrivait encore à tenir debout. La jeune femme regarda cet homme en face d'elle pendant de longues minutes, celui-ci essayant d'avancer vaguement en se tenant au bord des murs. Il ne semblait pas la voir, pris dans une conversation avec un interlocuteur inexistant.
Pour n'importe qui, ce sombre personnage n'avait rien de très rassurant, c'était à se demander si il n'était pas rempli de maladie. Mais pour Ambre, il s'agissait la d'un homme en pleine détresse qui n'avait besoin que d'une chose; son aide.

Douloureusement, elle se leva et fit quelques pas pour se trouver sur la gauche de l'homme. Le mendiant n'avait pas l'air de l'avoir vu plus tôt et réagit vivement à son approche. Sans s'en soucier, habituée aux réactions vives de personnes ne se laissant plus approcher depuis des mois, elle fourra sa main dans son sac quasiment vide et en sorti un gros pain de seigle fait au plus tard la nuit dernière. D'un faible sourire, elle le tendit à l'homme qui semblait éviter de la regarder dans les yeux.

" Bonjour Monseigneur. Puis je me permettre de vous offrir un maigre repas en ce triste jour ?"

Sa voix était douce, elle n'avait pas parlé fort pour ne pas le brusquer, mais elle avait fait un pas en avant, afin de faire comprendre à l'homme qu'elle était décidée et qu'il n'avait pas de moyen de s'enfuir sans un mot.

" Bonjour Monseigneur. Puis je me permettre de vous offrir un maigre repas en ce triste jour ?"

La voix le fit sursauter, le tirant de ses pensées et mettant un terme brutal à ses élucubrations. Qui s'adressait à lui ? Où ? Pourquoi ? Ses yeux se mirent à faire des vas et vient frénétique de gauche à droite tandis qu'il tournait sur lui même comme une toupie folle, manquant de s’étaler sur les pavés, se rattrapant au dernier instant contre le mur auquel il s'avachissait précédemment.

En temps normal, il aurait réagi différemment, mais non seulement il venait d'être interrompu, pire, prit sur le fait de ses délires solitaires, mais s'ajoutait à cela quelque chose de bien plus grave, de bien plus terrifiant : la voix qui s'adressait à lui était agréable. Pas une voix graveleuse de soûlard, le ton n'avait rien non plus de menaçant ni d'intimidant, ce n'était pas plus l’intonation mielleuse d'un désespéré en quête de pitié. Même le terme "monseigneur" pour le qualifier, lui qui n'avait rien, ne portait aucunement la saveur acide de l'insulte, comme si les mots s'étaient posés délicatement dans l'air lourd et pesant du Goulot, apportant à l'atmosphère une volupté inconnue qui ne pouvait souffrir d'aucune ironie. Sareth en fut tétanisé.

Lorsque ses yeux ronds se posèrent sur l'auteure de l'agression, ils demeurèrent figés sur elle pendant de longues secondes durant lesquels les pensées du mendiant se bousculèrent chaotiquement. Menace. Danger. Piège. Voici les premiers mots qui s'imposèrent à lui, son inconscient se rappelait de toutes les fois où un gant de velour s'était présenté à lui, dissimulant la féroce poigne d'un tyran manipulateur. Puis, les mots de la jeune femme finirent pas faire sens à ses oreilles et il répétât, d'un air groggy : "Un repas ?"

Au moment où il dit cela, l'intruse s'avançait d'un pas dans sa direction. Elle cachait quelque chose à ses côtés et comptait de toute évidence s'en servir. S'agissait-il d'une arme dissimulée ? Malgré l'apparente pauvreté de la femme, le vagabond ne se laisserait pas avoir, il était bien trop malin pour cela. La misère excluait toute forme de détermination, c'était un poids trop lourd à porter pour que l'on se pavane dans les rues avec désinvolture. Un pauvre hère se promenant avec quelques affaires sur elle, un sac rempli de bien qui ne demandait qu'à être pillé ? Qui croyait-elle tromper. Il avait entendu parler de certaines rumeurs, de légendes auquel il n'avait pas prêté grande attention jusqu'alors... Dans leur confort de nantis, certaines personnes que ni les fangeux ni la misère n'inquiétait se trouvaient une distraction au coeur des quartiers pauvres, venant se défouler en rouant de coups et en tuant les miséreux que personne ne regretterait.

Désespérément, Sareth se plaqua au mur derrière lui, comme si au lieu d'une menue jeune femme se trouvait devant lui un colosse le dominant de toute sa taille. Il se recroquevilla, glissa vers le sol à mesure que ses pas la menait à lui. Il chercha sur elle des traces qui démentiraient ses craintes, mais malgré le teint blafard de son agresseuse, ses traits émaciés et le désespoir que peinait à dissimuler sa douceur, il ne pouvait s'empêcher de l'imaginer en comtesse sanguinaire, riant intérieurement de lui, de sa victime.

Puis, il vit le pain que lui tendait la femme et sa vue se brouilla. C'était comme si son esprit avait jusque là fait abstraction de la grosse miche dodue qui se présentait à lui. Pendant un instant, le mendiant s'immobilisa de nouveau, glissant entre ses mains son propre morceau de pain rassis qui ne faisait pas un dixième de celui qui se trouvait devant lui, le serrant entre ses doigts comme s'il s'agissait d'un totem.

Tout s'expliquait enfin, on venait le chercher, l’appâter avec de la nourriture pour faire de lui un docile animal de compagnie, l'amener dans une cage et l’exhiber nu à la vu de tous. Non. Le pain était empoisonné, il imaginait déjà le rictus de sa "bienfaitrice" lorsqu'elle le verrait se tordre de douleur à ses pieds. C'était forcément cela... ou autre chose de pire encore, qu'il ne pouvait pas même imaginer. Alors, avec une force impressionnante au vu de son gabarit, Sareth, presque roulé en boule au sol, poussa un hurlement à déchirer les tympans.


"À L'AIDE ! AU MEURTRE ! AAAAAH !"