Les valeurs de la brume | Faustine & Darius

A Usson les journées étaient inlassablement rythmées. Pourtant chaque jour était différent. La seule chose qui ne changeait pas c'était le couvre-feu qui avait perduré, question de sécurité, depuis les événements de l'été précédant. En même temps c'était le seul endroit à la ronde qui concentrait humains et réserve de nourriture, on pouvait d'ailleurs inclure les humains dans ces réserves ! Bref le brun avait décidé de rester au village malgré ce qu'il avait vécu. Il avait failli y passer ... mais voilà il avait choisi de devenir milicien pour se battre contre la fange et ici il se sentait bien plus utile que de rester à porter de la grande muraille de la ville. Bien entendu il aimait se rendre à Marbrume mais pour d'autres raisons, des raisons qui le faisaient parfois agir étrangement et lui laisser un sourire niais au beau milieu de son visage balafré. Et chaque matin le sergent Langlois distribuait les tâches à chacun des groupes de miliciens qu'il avait sous ses ordres.

" Trell vous poursuivez dans le groupe du coutillier Morard, vos antécédents sont utiles dans ce genre de patrouille."

[/i] Le Sergent Langlois disposait ses groupes chaques matins. Les entrées d'Usson, les affectations sur les chemins entre les villages du Labret, les escortes terrestres, mais aussi, et depuis que les convois maritimes se faisaient littéralement pillés en mer.Mais avec ces maudits pirates qui s'accaparaient le peu de ressource que le Labret produisait il avait été décidé de mettre en place des patrouilles maritimes pour escorter ces fameuses denrées si précieuses pour la ville. Pour l'instant sans grand succès.

Barral ne montra rien mais il était presque content d'avoir vraiment sa place au sein des miliciens d'Usson. Il était depuis l'été en convalescence puis en évaluation pour savoir s'il était vraiment apte à rester vivre dans le petit village. Il avait remplacé un des anciens miliciens, son coutilier avait perdu au change question gabarit mais peut etre pas en expérience maritime car très peu d'hommes possédaient encore des notions suite à la raréfaction du bois.

- Bien Sergent.

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On venait de passer le cap de la mi-journée et si le ciel était encore clément, la mer commençait à s'agiter quelque peu. A bord chacun s'affairait. Scruter l'horizon à la recherche de ses foutus pirates, ramer, s'occuper des cordages. La patrouille était composée de trois embarcations, une principale et deux plus petites. Barral était dans l'une d'elle, celle qui naviguait le plus près de la côte. Il était dans son élément. Nul besoin pour lui de calculer le moindre de ses gestes, ici, ses années en mer lui permettaient d'être à son avantage, il n'avait pas besoin d'apprendre.

Quelques nuages commençaient à tâcher par endroit le ciel. Un peu trop au gout du brun mais pas suffisamment pour alarmer le coutillier qui pensait avoir largement le temps de gagner le port de Marbrume avant la tomber de la nuit pour s'enfiler quelques verres d'alcool. Barral espérait que le temps ne se gatte pas plus, leur embarcation n'était clairement pas faite pour la pleine mer encore moins pour affronter une grosse tempête.

Darius a beau retourner la situation dans tous les sens, revenir sur les événements de toutes les manières possibles, rien n'y fait : il ignore comment il a réussi à se retrouver dans un merdier pareil. Et pourtant, la merde, il connaît ça. Il la cherche constamment, il fait une gigue dedans, il s'en débarrasse, puis il recommence. Facile. Par contre, à l'instant, il est face à une merde parfaitement inédite : il joue à l'homme à la mer qui essaie de rejoindre le rivage dans une mer un peu trop tumultueuse à son goût alors qu'il porte un équipement un peu trop lourd à son goût. Bordel.

Le pirate ne sait pas exactement quand les choses ont commencé à mal tourner. Il a vu deux ou trois nuages, un ciel vaguement couvert, une mer légèrement agitée. Rien d'inquiétant ou, en tout cas, rien qu'il a jugé assez majeur pour lui faire renoncer d'aborder le convoi qu'il a repéré. Lui et ses hommes ont donc procédé comme d'habitude : ils ont investi le navire, ont fait leurs menaces, ont commencé à embarquer la marchandise. Et le ciel s'est mis à se déchaîner, les navires à tanguer. L'autre connard a décidé de profiter de la situation pour jouer les héros et pour essayer de repousser les pirates. Darius s'est battu avec lui, sans y voir grand-chose à cause du déluge subit. Il a été un peu amoché, mais ce n'est pas le pire, non. Parce que comme un con, il a glissé, il a foutu le camp par-dessus bord et il s'est fait emporter par les vagues.

Bon, finalement, il sait comment il s'est retrouvé dans ce merdier. C'est juste tellement stupide qu'il préfère oublier. Au loin, il voit son navire et son équipage. On le cherche, il le sait. On a probablement mis un moment à réaliser qu'il n'est pas là dans le chaos, mais maintenant, il peut presque entendre un des hommes s'exclamer : « Dieux de toutes les putains, il est où, Darius? » Darius, il est en train de se les geler dans la mer. Darius, il essaie de ne pas couler et de rejoindre la terre ferme pour ne pas mourir de façon aussi débile. Darius, il...

Ah tiens, Darius voit une petite embarcation. Probablement des miliciens qui patrouillent ou une connerie du genre – comme si ça servait vraiment à quelque chose, ces patrouilles. Ce n'est pas idéal, mais ça devra faire comme sauvetage. Il est téméraire, mais il sait qu'il ne tiendra pas longtemps dans ces eaux gelées si les vagues continuent de lui nuire comme elles semblent particulièrement aimer le faire depuis quelques minutes. Avec un peu de chance, ces types sont juste des marins ou des pêcheurs. Avec un peu moins de chance, ce sont effectivement des miliciens, mais bon, rien ne dit qu'ils connaissent son visage. Dans tous les cas, il finira par s'en sortir. Il s'en sort toujours.

« Hé! crie-t-il finalement en faisant de grands signes d'un bras. Par ici! »

Il avale alors une délicieuse gorgée d'eau salé et s'étouffe un peu entre une panoplie de jurons.

« À l'aide! », se résout-il à crier, même s'il trouve ça complètement ridicule et a l'impression d'être une bonne femme en détresse.

Les vagues le font dériver un peu et il continue à s'époumoner en espérant qu'un des types l'ait vu. Sinon, il va falloir passer au plan C. Le problème est qu'il n'a pas de plan C.

Et voilà. Ce n'était pas faute d'avoir essayer de prévenir le chef. Le mauvais temps était là. Avec lui, une belle purée de pois qui empêchait de voir plus loin que le bout de son bras et qui foutait bien la trouille parce qu'on entendait un bruit plus bizarre qu'un autre. Le coutilier gueula de se rapprocher les uns des autres pour ne pas se perdre. Ça la foutrait mal de perdre une partie de la flotte de la milice. Bref, chacun à des degrés divers commençait à avoir la pétoche de ne plus remettre le pied sur la terre ferme.

Le brun essayait tant bien que mal de les rassurer. L'essentiel était de continuer à avancer. Quelqu'un qui savait écouter les bruits de la mer était capable d'anticiper enfin en théorie parce que cela faisait plus de deux ans qu'il n'avait pas navigué dans de telle condition. Barral tendait l'oreille.

« À l'aide! »

Ce n'était pas le son auquel il s'attendait. Il demanda à ses compagnons de barque de faire le silence. Si quelqu'un était bien dans l'eau, il fallait lui porter assistance et sans tarder. Savoir nager était une faculté que peu de personne possédait et souvent les gens craignaient l'eau. Cela se terminait en général mal.

- Là ! Quelqu'un !

Le regard vif du brun avait capté un infime mouvement à la surface de l'eau. Des bras et une chevelure trempée. Le temps de s'en assurer, la vague suivante l'avait à nouveau masqué. On le prenait pour un menteur. On lui rétorquait que ce n'était que le bruit du vent...mais lui savait bien ce qu'il avait vu ...

- Là ! Regardez !

Le brun était fatigué de devoir tout le temps se justifier. Cette fois, les trois autres miliciens virent le naufragé. Barral voulait y aller avec le bateau. S'il était en mesure de le hisser à bord alors peut-être il parviendrait à le sauver. Mais rien à faire. Les consignes étaient les consignes, groupir avait dit le coutilier. Le brun prit la décision d'y aller lui-même. Il s'accrocha un cordage à la taille et sauta à l'eau, ainsi ses compagnons n'auraient plus qu'à le tirer.

Tiens bon !

Brrr...l'eau n'était pas celle des bains du temple. C'était glacial. L'eau s'infiltrait partout. Par chance, il ne portait pas son équipement complet, juste une tunique simple ainsi que son couteau à la ceinture. Il avait sauté en toute connaissance de cause et sachant la côte proche.
La lutte contre la houle, le courant, le froid était intense. Le brun s'activait pour ne pas sombrer. Serait-il capable de réellement secourir l'homme ou les entraînerait-il tous les deux par le fond ? Par instant il croyait etre tout proche, la vague suivante lui montrait que non. Il s'était lancer dans ce sauvetage il le ferait !

Enfin !

Sa main agrippa le col de l'homme.

- Mes collègues vont...

Tsss...alors que Barral exerçait une traction sur la corde pour signaler à ses collègues de tirer, il constata que la corde était lâche...ce qui signifiait qu'il était seul face aux éléments.

- J'espère t'as encore envie de vivre, va falloir se débrouiller pour atteindre la plage.

C'était joyeux comme message mais à quoi bon se leurrer...

Pendant un instant, Darius croit que les types ne le verront pas. La visibilité est réduite, les vagues l'emportent, bref, les conditions ne sont vraiment pas idéales pour repérer quelqu'un. Il est sur le point de passer au plan C lorsqu'il voit que les marins tentent d'aller vers lui. Par-dessus le bruit des vagues, il entend la voix d'un homme. Il ne comprend pas exactement ce qu'on lui crie, mais il se doute de la portée des propos. Un type saute à l'eau et, en le voyant faire, Darius n'est pas certain que ce soit l'idée du siècle. Mais bon, quelqu'un essaie de le sortir de son merdier, alors il ne va pas se plaindre. Il tente de se rapprocher de son sauveteur, histoire de lui faciliter la vie. Si ses efforts sont souvent anéantis par le mouvement puissant de l'eau, il finit par rejoindre l'homme, qui l'attrape par le col. Ah! Enfin! Enfin... Enfin rien. La corde est lâche. À l'autre bout, il n'y a pas de collègues qui tirent.

« T'inquiète, j'ai pas l'intention de crever ici comme un con. Mais t'as besoin de meilleurs collègues. »

Darius attrape la corde et attache le bout abandonné par les collègues autour de lui. Comme ça, au moins, l'inconnu et lui ne seront pas séparés, et ils pourront se tirer l'un l'autre comme ils peuvent. C'est déjà mieux que rien. Bon, il pourrait aussi le laisser se débrouiller seul puisqu'il lui a été complètement inutile, mais il se sent aimable, il faut croire.

Bon, eh bien, retour au plan A. Darius se remet à nager vers la côte. C'est pénible. C'est d'une efficacité douteuse. C'est long. Les deux hommes font trois pas en avant, deux en arrière. Cependant, après quelques minutes, par un miracle des Trois, la tempête se calme un peu. Les vagues perdent momentanément en violence, juste assez longtemps pour leur permettre d'avancer à un rythme moins misérable. Et, au prix d'efforts considérables, ils finissent par s'échouer sur la plage.

Darius se roule vaguement hors de portée de la mer et reprend son souffle. Il est complètement épuisé. Il est gelé, aussi. Tout ça parce qu'il a glissé. C'est d'une stupidité sans nom.

Le pirate regarde autour de lui. L'autre type est vivant. Il semble un peu moins amoché que lui, mais bon, lui est en partie amoché parce qu'il s'est battu avec un homme avant de tomber à la mer. Il se redresse difficilement – il sent plus ou moins ses membres. Il ne sait pas trop où ils sont. Ils ont peut-être dérivé pas mal. Ou pas. À l'horizon, il ne voit plus son navire, ce qui le fait jurer intérieurement. D'une manière ou d'une autre, il va finir par retrouver ses hommes, il le sait. Il se serait juste passé de ce petit détour imprévu et du bain forcé.

« Saleté de tempête », grogne-t-il faiblement.

Il se laisse de nouveau tomber sur le dos. Bordel qu'il est fatigué. Il ferait bien la sieste s'il n'avait pas aussi froid. Et si cet inconnu n'était pas là. Et si des pas ne semblaient pas s'approcher d'eux.

Spoiler:

Les lambeaux du rideau claquent sur l’unique entaille au mur qui sert de fenêtre. Aux plaintes sifflantes du vent, l’orage répond en grondements profonds, lointains. Les mains croisées de la prêtresse se crispent, faisant pâlir leurs jointures. Devant elle, pour seul autel, une petite figurine de faune en bois. Non pas qu’elle craigne les tempêtes : elle fait avec ses propres ombrages depuis des années. Le front posé contre ses doigts entrelacés, Faustine ferme les yeux. Voilà cinq jours qu’elle est arrivée à Usson, au Labret. Ou plutôt, le prêtre responsable a jugé adéquat de l’envoyer ici, pour aider à bâtir une nouvelle vie sur les vestiges corrompus par la Fange.

La reconquête du plateau a été, pour elle comme pour tant d’autres, une perle nacrée sous la crasse des derniers mois. Trésor dépouillé au milieu de l’horreur. Ses prières n’élèveront pas les pierres, ni ne labourera les champs : elle le sait bien. Et pourtant c’est elle que l’on fait mander, pour chaque mur remis sur pieds, pour chaque semis dispersé, pour chaque jeune homme parti repousser le Fangeux. Sa présence redonne confiance. Ses mots rendent la foi à ceux qui vivent sur la brèche. Et lorsqu’elle s’en ira, il y aura autant de travail qu’à son arrivée. Elle le perçoit. Et si le prestige est moindre qu’à Marbrume, ici, il y a de quoi se sentir utile. S’échapper de ces murs écrasants qui chaque jour deviennent trop étroits pour tout le monde.

L’on frappe à la porte. Faustine rassemble ses sombres jupons, empoigne la statuette, et se relève dans un froissement.

« Entrez. »

La porte s’ouvre sur deux colosses, qui doivent baisser la tête pour rejoindre la prêtresse. Ils sont trempés. Essoufflés. Ruisselants de sel et de pluie. Elle arque un sourcil, portant sur eux son regard sévère.

« Vous semblez avoir couru. Que s’est-il passé ?
— On était en train de patrouiller au bord de la mer, explique l’un des géants. Et puis, on a remarqué la barque des miliciens qui sont partis d’ici, tout à l’heure. Sauf qu’il manquait un gars. On l’a retrouvé sur la plage, avec un autre homme. Vivants, mais amochés.
— Les avez-vous ramenés ?
— Si fait, sœur Faustine. Ils sont dehors, dans la carriole.
— Vous avez bien fait. Déposez-les ici, je m’en charge. »

Les deux hommes opinent du chef avant de disparaître dans la tempête. Un pli songeur vient balafrer le front marmoréen. Quelle est donc cette idée saugrenue de naviguer un jour de grain ? Quel est ce dessein si important qu’ils ne sauraient ajourner leur voyage ? Faustine déroule deux paillasses au plus près de l’âtre, avant de ranimer les braises. Avant de s’attabler à son établi, attrapant une poignée de fleurs séchées et d’herbes macérées, écrasant le tout dans un mortier en bois avec un pilon.

De nouveau, la porte s’ouvre. Les deux naufragés sont étendus avec douceur sur les paillasses en jonc. Faustine se lève, puis s’agenouille entre les deux corps. Ils ont le visage bouffi par l’eau, le sel et le froid. Elle croit reconnaître l’un d’eux. Un jeune milicien d’Usson. L’autre, davantage esquinté, ne lui rappelle rien. Mais aucun récif ne pourrait abîmer ainsi son faciès. Pensive, elle dépose sur le feu une bouilloire remplie d’eau salée et du mélange écrasé quelques instants plus tôt. Ouvre un pot en terre cuite et revient entre les deux hommes. Sa main fraîche vient appliquer un cataplasme de consoude sur les blessures visibles du blessé. Ses épaules s’abaissent dans une lente expiration, tandis qu’elle prend leur pouls. Rien de grave. Elle se lève, puis déploie sa lourde cape de voyage pour les couvrir. Dehors, la tempête gronde encore. Tant mieux : cela les empêchera d’autant plus de reprendre la mer.