L'île des morts. [Fantine]

C'est pas parce que je glande dans le fort de Traquemont comme un gros rupin qu'il faut perdre les vieilles habitudes. J'ai bien mangé et dormi au chaud ces jours ci, mais c'est pas pour ça qu'il faut que je passe devant un champ de légumes presque mûrs sans broncher. Si on fauche pas ce qui traîne sur le sol, est ce que ça vaut bien le coup de continuer à vivre, je le demande. On sait jamais, si en rentrant là bas on me prive de bouffe parce que j'ai volé des conneries qui valent pas le coup qu'on s'y intéresse, je serais pas coincé. Les légumes iront très bien avec le demi-poulet et le fromage de chèvre que j'ai caché dans mes affaires. Quels légumes ? Aucune idée, je les connais pas ceux là. M'enfin, on cultiverait pas un grand champ de poison non ? Ca fera l'affaire, même mal cuit. C'est la première fois que je peux approcher si près de la bouffe sans me faire chasser. La magie des cheveux à peu près propres ça. Y a presque plus de poux ! Maintenant avec une classe pareille j'veux qu'on m'appelle Monsieur le Métèque !

Du coup j'suis là, dans un champ plein de gadoue, à mettre des coups de pied dans la terre pour dégager un gros légume inconnu. Il fait pas beau mais j'm'en fous parce que j'ai mangé pour dix et dormi à l'abri. Je jette un coup d'oeil de temps en temps vers la ferme au loin. Y a pas de gros monsieur qui est sorti avec une vieille arbalète pour me faire un second trou de balle, jusque là. C'est pas mal. Enfin de la chance. Je range un gros légume plein de terre dans un sac mangé aux mites. J'ai récupéré des trucs à Traquemont, pas neuf mais on s'plaint pas. J'porte des fringues de différentes époques, plus ou moins moches et plus ou moins à ma taille. Faudra encore quelques repas pour les remplir. J'ai aussi un fourreau d'épée mais sans épée parce que je l'ai paumé. C'était lourd ça servait à rien de toute façon. Elle manquera à personne.

J'y vais pas de main morte sur le pillage, et je commence à avoir du mal à rentrer les légumes dans mon sac. En bourrant bien ça les écrase presque pas, remarque. Le fromage aura peut être pris un petit coup de vieux par contre, et je réponds plus du poulet. Ca change pas le goût on s'en fout.

Je suis sur les dents. Faut que je surveille mon champs en permanence. Déjà qu'il est de plus en plus petit, en plus on me le pille. Pourquoi c'est jamais ceux des voisins qui prennent ? Tous des voleurs eux aussi. Doit y avoir un traité entre eux. Ces cons-là.

Faudrait même que j'arrête de dormir, mais j'peux pas, j'suis pas encore de la fange hein ! Je dois dormir et manger. Et des fois, je dois aller en ville, quitter la bouillasse du labourg pour les pavés humides des bas-fonds.

Évidemment, aujourd'hui il pleut, encore. Il fait super froid. Tout gris et brumeux.
Et à peine rentrée du marché, qu'est ce que je vois...

Didiou !
Encore une saloperie de pilleur !! Je vais me le farcir celui-là.

Je lâche tout ce que je tiens où je peux et j'attrape ma fourche, m'élançant en avant en poussant un cri de diablesse.

- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !! NONDEDIOU ! POURCEAUX D'MALHEUR ! J'VAS TE TROUER LE FION !

J'ai la rage. Merde quoi, mes légumes SONT A MOI.

Alors que j'essuie la terre sur un légume particulièrement volumineux, un fou furieux me fonce dessus avec une fourche. Le pire, c'est que je l'ai pas entendu venir avant qu'il soit trop près. Bravo pour le banni qui vit au milieu des Fangeux, un moment de distraction et c'est la mort ici, bla bla bla. Survivre à l'apocalypse et pas entendre un pédé rouquin avec une fourche approcher, bravo mon gars.
Je saute sur le coté au bon moment pour pas finir avec du métal dans la gueule. Le malade ralentit à peine et revient à la charge, m'obligeant à courir partout pour esquiver. Mon ennemi a pas l'air hyper habile au combat à la fourche, mais assez déterminé à me planter pour que ça n'ait aucune importance. Et il arriva ce qui arrive toujours quand on fait le guignol dans la gadoue : je me suis cassé la gueule. J'ai arrêté le coup de fourche qui devait me faire des nouveaux trous pour respirer avec les pieds et les mains, et me voilà coincé comme un con à tenir le manche pour l'empêcher d'approcher de moi, allongé sur le dos. J'ai les bouts pointus de l'outil beaucoup trop près du visage pour me sentir bien.

Heureusement, le roux fou furieux a pas l'air très costaud, et il arrive pas à me planter. J'arrive pas à m'en dégager non plus remarque, mais j'comprends pas pourquoi j'suis pas déjà mort. Mon ennemi peut appuyer plus facilement que moi de là où il est. Du coup pour sortir de cette impasse je pousse le bout du manche vers le roux, au lieu de pousser vers le haut. Ca lui envoie un gros taquet dans la poitrine, ce qui a l'air de lui faire mal, à ma grande satisfaction. J'ai donc dix milles fois le temps de me relever, de lui mettre un énorme coup de pied dans l'entrejambe et une grosse droite dans sa face. C'est tellement une tafiole que ça le fait tomber de tout son long dans la boue. Wah, j'suis devenu vraiment fort à la bagarre depuis que j'fais de la violence avec des miliciens et des Fangeux, non ?

Bon, faudrait pas laisser le temps au fou furieux de ramasser sa fourche, alors je me mets à califourchon dessus pour pouvoir y coller des pains tout à mon aise. C'est fou, le mec est encore plus petit que moi. Et pas très large non plus. Et c'est pas courant comme forme de visage chez un mec. Et euh...
Attends voir là...

- MERDE.

D'un bond, je m'éloigne de deux mètres au moins. J'suis à peu près sûr que c'est interdit. J'ai souvenir de quelque chose comme ça à propos de coller des droites aux filles. Sauf si elles ont des armes, mais j'crois pas qu'une fourche toute mitée ça compte. Déjà que j'ai tout déshonoré mes ancêtres en quittant le pays, en désertant l'armée et me faisant passer dessus par une tante, là j'suis foutu. C'est vrai qu'ici ça a l'air très commun de faire n'importe quoi, mais en même temps j'viens d'un village de vingt personnes pour deux cents chèvres, alors j'ai pas une grosse base de référence non plus. En tous cas, avec le recul ça me paraît pas très bien de foutre par terre une fille toute seule en train de se défendre d'un voleur.

- Pardon ! J'savais pas !

Je lui balance ses légumes tellement vite que je lui en lance un en pleine tête sans faire exprès. Tu sais, ça peut faire des trucs terribles les filles, comme appeler une sorcière pour te maudire. Ou des Dieux. Ils sont très méchants leurs dieux ici. On peut faire un peu chier, mais pas trop non plus. J'espère que je vais échapper à la sorcière.

Bon sang !
Toute personne normalement constitué aurait décampé et même avec de la chance en laissant les légumes derrière elle, ou au moins en partie.

Mais ce con là ne bouge pas alors que je cours droit vers lui.
Fallait que je tombe sur un enfoiré de la pire espèce !

Courage Fanfan, t'peux l'faire.

Je lui fonce dessus et lui se décale au dernier moment, résultat je plante la fourche dans le sol et je me prends un bon coup de manche dans le bide. Heureusement, je n'allais pas si vite, je peux la retirer facilement. Je fais aussitôt demi-tour et reprends la charge. Fichtre c'est un rapide. Les joutes s’enchaine, je suis maladroite, lui moins. Et forcément à un moment il prend le dessus. Diantre de journée de marde !

Il me fout au sol cette raclure des bas-fonds et après il me roue de coups, me grimpant dessus. Vas-y viole moi pendant que t'y es, t'es plus à ça près non ? J'essaye comme je peux de me défendre en vociférant, m'agitant et surtout l'armes des femmes : les ongles. Je griffe tout ce qui passe, mais bon... Au final j'ai surtout mal partout, et maintenant aussi aux doigts. Chienne de vie.

Pis là, sans raison, il jure se lève et même s'excuse. Puis alors que je me relève péniblement, il me jette mes légumes en pleine tronche, je m'en prends un plein la face. Non mais C'EST QUOI CE TYPE ? Si j'étais pas méga vénère de la mort, je l'aurais regardé comme jamais j'ai regardé quelqu'un. Du genre que j'aurais vu un Fangeux me faire une blague sur une pipe en bois.

Non, je préfère me jeter sur mes légumes pour les ranger en tas sur le sol. J'ai pas de sac ni de poches. Puis après, je lui en colle une. Une énorme. J'avais jamais frappé quelqu'un comme ça, je me suis tuée la main.

Putain c'que j'le hais.

- Spèce de p'tit merdeux. D'gage de m'champs.

Comme je disais, c'est très dangereux les filles. Je la regarde bêtement ranger ses légumes en me tortillant de honte, et qu'est ce qu'elle fait ? Elle me fout une droite ! Et pas une petite droite. J'étais à genoux, me voilà au sol avec des flamboiements de douleur dans tout le visage. Je me remets assis, la main sur la pommette, avec une expression de stupéfaction. C'est la première fois que je me fais frapper par une meuf, sauf par ma mamie mais ça compte pas vraiment. Fallait filer droit avec ma mamie, j'te le dis. Mon grand père faisait pas le malin. Il accomplissait ses tâches sans moufter, en noyant sa terreur dans l'alcool. Ma mamie me verrait frapper une fille, elle me ferait perdre toutes les dents qu'il me reste.

Maintenant que j'observe mieux la gonzesse, je note qu'elle est pas épaisse, très rousse, et... bah pas moche quoi. Le look paysanne me rebute pas, j'suis pas difficile. J'ai pas l'air comme ça avec ma dégaine d'attardé et mon physique d'accident de la route, mais j'ai déjà filé ma bléno à deux servantes du fort Traquemont. Fallait que je vérifie que l'autre milicien m'a pas rendu pédé, hein. Enfin bref. C'est un peu méchant de se dire que frapper une jolie fille, c'est encore pire qu'en frapper une moche, mais j'ai eu cette pensée de connard alors autant l'assumer.

J'suis désolé ! Je savais pas que t'étais une fille ! Tu veux du fromage et du poulet ? J'ai un peu tout écrasé dans mon sac, mais c'est bon quand même.

J'suis un peu consterné par l'état des légumes. Est ce que ça se conserve une fois récolté ? Probablement, mais ça lui fait peut être un trou dans son business plan à la fille. Je pose les denrées alimentaires devant moi et recule un peu en rampant sur le cul, au cas où elle voudrait encore me frapper. Mes plaies ont guérit, mais quelque chose continue de me faire mal dans le visage quand on appuie dessus, et j'aimerais bien qu'on me laisse tranquille merci beaucoup. Déjà qu'il y avait des malades au fort qui voulaient m'apprendre l'épée. Moi ce que je vois dans une épée, c'est un gros bout de métal que j'arrive à peine à soulever et que j'dois porter toute la journée comme un con. Alors je me suis débrouillé pour la "perdre". Evidemment je me suis fait pourrir, mais une fois que c'est perdu c'est perdu. On peut rien faire, hein.

Comment ça, si j'étais pas une fille, il m'aurait tapée encore plus, voire tuée et serait partie avec mes légumes ? Ben ça me va. Vive le fait d'être une femme. Pour une fois. Si j'avais su j'aurais enlevé ma capuche et lui aurais fait un grand sourire, comme ça j'aurais même pas pris un coup.

M'enfin ça ne change pas que c'est un sale pourceau, un mécréant de voleurs de légumes. Et que j'ai qu'une envie c'est de le trouer avec ma fourche. J'en ai les mains qui tremblent tellement j'ai la rage.


Du poulet... Du fromage...


Grands dieux, c'était quand la dernière fois ? Je ne me souviens pas. C'est à s'en lécher les babines. Avec mes légumes y'a moyen de cuisiner un bon truc et ça sera l'occasion de faire un feu et de réchauffer la cabane qui tient lieu de ferme. Avec un poulet comme ça, on peut tenir quelques jours !

Sauf que si ça se trouve il l'a volé ça aussi... Rah, c'est pas l'éthique qui m'étouffe, j'en ai même rien à foutre. Je vois son poulet bien doré se dandiner sur mes lèvres. Il ne m'en faut pas plus pour être convaincu. Et un peu conne vaincue aussi. Mais qu'est-ce qu'il reste dans ma vie à part manger et Jojo ? Autant mourir le ventre plein.

Ma colère est partie, à peu près et assez vite. C'est une façon adéquate de se faire pardonner non ? Il est peut-être pas si malandrin que ça. Vu qu'il a un fourreau d'épée... (sans épée) C'est peut-être même un chevalier qui s'est fait dépouiller et qui n'a plus rien pour vivre. C'est vrai qu'il n'est pas gras, il est peut-être autant mort de faim que moi. V'là que j'le prends en pitié, tssss.

Mais comme j'suis quand même rancunière, je prends le poulet et le fromage et je le laisse par terre, sans rien dire et bon air bougon. Je boude quoi. Et hop demi-tour direction la maisonnette. Il n'aura qu'à comprendre tout seul qu'il doit suivre.

Et je crois qu'il a compris.
Quelques centaines de mètres plus loin, je suis devant la porte et lui désigne du doigt le tas de bois pas encore coupé. Qu'il se rende utile quand même !
Moi je rentre et je me mets un peu à l'aise, c'est à dire que j'enlève mon manteau en peau et fourrure, ce qui ne m'arrive plus souvent vu comment il fait froid même dedans, et je libère mes beaux cheveux roux. Mon bien le plus précieux c'est une brosse en crins ! Je m'empresse de la cacher avant qu'il n'arrive.

Enfin je commence le feu dans l'âtre au milieu de la pièce avec les restes et quelques feuilles mortes en attendant la buche et puis j'enfile mon tablier sur ma petite robe de paysanne tout ce qu'il y a de plus banale. Déplumer un poulet, j'en rêvais !

Elle me plante là et se barre avec la bouffe. Je la suis. Elle m'a pas dit de partir non ? Si, elle me l'a dit. Mais j'suis un peu bouché, faut me répéter plusieurs fois. Moi être métèque, moi pas parler le Marbrume. Et son regard dénote un caractère qu'on a envie de mieux connaitre. Quelque chose de flamboyant, de fort. Y a pas beaucoup de femme qui me planteraient là sans dire ni merci ni merde, y aurait eu des petits gloussements et un flot de connerie, des regards fuyants. Ce qui prouve bien qu'on a affaire à une gonzesse de première classe.

Elle m'indique des bûches et un hache, juste à coté de sa fermette. Je comprends ce qu'on attend de moi, parce que j'ai eu un solide entraînement à Traquemont. Je la ramène pas trop là dessus, mais Lendemain - le soldat qui m'a ramené au fort - s'est fait une spécialité de me donner un tas de corvée à la con. Que je fais, la plupart du temps. Quand un gars te sauve la vie, tu fais pas ton sucré quand il te demande de ramener de l'eau. Par contre, quand c'est un obscur connard qui me le demande, je déploie des trésors d'ingéniosité pour tirer au flanc. La vie au fort est dure, d'une autre manière que dans les marais. Je cumule les handicaps d'être un banni, jeune et métèque, ce qui m'oblige à beaucoup me méfier de tous ceux qui ne sont pas Lendemain. J'vais être poli et dire qu'il y a pas mal de gens taquins là bas. Si j'étais pas poli je dirais que ce sont de gros connards qui veulent me faire chier à la première occasion, parce que je ressemble à un bouc émissaire de premier ordre. Heureusement, au cours de mes pérégrinations j'en ai vu d'autres - surtout à l'armée - et j'me débrouille pour avoir une longueur d'avance. Du moins pas me laisser coincer. Ils sont bien mignons ces petits connards, mais avec leurs petites embrouilles je pourrais me faire virer du fort moi, et j'tiens pas retourner mourir de faim dans les marais. C'est probablement pour ça que je leur ai collé le vol du fromage et du poulet sur le dos. C'était méchant, mais ils ont pas été très soucieux de mon bien être non plus.
Bref.

Je fais pas que dériver en pensée, t'imagines bien, je coupe du bois en même temps. Ce genre de corvée con se prête bien aux errances mentales, et du coup j'en reviens à la raison pour laquelle je me suis introduis dans Marbrume. J'l'ai pas fait pour la beauté de la vue, mais pour prendre des nouvelles de ma copine et du bébé. Qui doit être moins bébé maintenant, genre bientôt deux ans. Avant j'y suis pas allé parce que ça servait à rien, au mieux je les aurais mis en danger et je leur aurait piqué de la bouffe, mais maintenant... maintenant c'est différent. D'ailleurs les vivres qui leur étaient destinées sont entre les mains d'une certaine rousse, mais si ça fait quatre mois qu'elles se débrouillent sans moi, elles sont plus à un repas près. Je leur en piquerai d'autres, au pire. Tu sais, j'ai pas fait un bébé avec la moitié d'une conne, elle est très pragmatique ma copine. J'espère qu'elle s'est maquée avec un bourge et qu'elle lui a bien tiré du pognon, j'lui ai bien dit de pas compter sur un petit métèque qui glandouille toute la journée - enfin qui glandouillait, j'lui ai dit ça avant l'arrivée des Fangeux. Quand j'y repense, j'ai été bien con avec cette histoire de bébé, j'me suis pas beaucoup préoccupé de le nourrir et tout, je me rendais pas compte. Mais je ferais mieux !
... Si il est encore vivant.

A ce moment là, mon rythme de fendage de bûche a connu un léger ralentissement, mon expression s'est perdue une seconde dans la détresse la plus totale. Je suis pas d'un naturel à m'inquiéter, mais un bébé sans père d'un an et demi dans une période de famine, d'apocalypse et d'épidémie... j'y pensais pas à tout ça avant, parce que j'avais pas le loisir de me servir de ces parties là de mon cerveau - comme pour le sexe, y a des trucs qui marchent beaucoup moins bien quand on est en train de mourir de faim. Mais là, c'est comme si je retournais à la vie, et dans la vie y a bien des trucs de merde aussi. Heureusement, niveau refoulement je suis pas le dernier, et je finis de fendre mes bûches en imaginant les nouveaux gazouillis que le bébé aurait pu apprendre. Pas la peine de s'inquiéter de trucs pas là.

Je rentre dans la fermette, les bras plein de bois. Ce que je note, c'est l'absence totale de présence masculine. On a donc affaire à une propriétaire. J'te dis que c'est de la grand dame ça ! Pas aussi grande que la Dame de Traquemont quand même, on est plus sur mon terrain, mais une dame quand même. Pas vilaine sans son manteau, d'ailleurs. Comme je te disais, maintenant que j'ai une meilleure forme, y a de la physiologie qui vient me travailler, et j'peux pas m'empêcher de faire quelques rapides estimations pendant que la rousse se penche sur le feu. Parce qu'elle est penchée. Genre y a des angles et tout. Tu vois quoi. Comme je suis pas un babouin non plus, je passe à autre chose et je pose le bois près de l'âtre. Ensuite je pose mon cul osseux sur une table qui traînait là, massive et vieille, le genre de table qui a vu dix générations de paysans lui mourir dessus, et je balance mes jambes dans le vide. Comme ça je suis bien installé pour passer à mon sport préféré : la logorrhée d'endurance.

- Hé c'est tout à toi ça ? C'est classe. Petit silence, mais c'est pas un peu de gêne qui va m'arrêter. Tu t'appelles comment ? Moi c'est Malachite. J'vis au fort Traquemont, j'tue des Fangeux et tout, quand je vole pas des légumes. C'est quoi comme légume d'ailleurs ? J'les connais pas. Et ça c'est quoi ? Je pointe le "ça" du doigt. Je sais sincèrement pas ce que c'est. Tu vas voir le fromage il est super bon. C'est du chèvre.

Là je fais une petite pause, pas tellement que j'ai besoin de réponse pour bavasser sans fin, mais pour reprendre mon souffle et profiter du confort ambiant.

Crchhh

Ah le délicieux bruit des plumes lorsqu'elles sortent de la peau.
Cela faisait bien trop longtemps qu'elle ne l'avait entendu. C'était si agréable qu'elle aurait presque eu envie de lui dire de se taire. Presque.
Un peu de compagnie ne faisait pas de mal, et au final, il n'avait pas l'air méchant. Même si elle lui en voulait encore et qu'elle lui sortait sa tête bougon des mauvais jours.

Elle avait une sacrée dégaine à déplumer son poulet dans sa robe un peu grande pour elle. Toujours et encore les problèmes de ne pas manger à sa faim. Malachite, drôle de nom, surtout pour un chasseur de fangeux. Ne devrait-il pas avoir un nom de héros ? Du genre Arthur-le-magnifique ou bien Galavant-le-pourfendeur.

- Fantine c'mon nom.

Qu'elle lui dit en lui lançant un regard suspicieux. Elle fit un rapide inventaire des objets de la pièce, pour être sûre qu'ils restent là où ils sont. Faut se méfier des voleurs, c'est de la mauvaise graine, même quand ils font des choses bien intentionnées. C'comme du poison dans leur veine, ils peuvent pas s'en empêcher.
En plus il n'y connaissait rien en légumes, encore un homme parfaitement inutile, pfff.

- Ça c'du rut'baga, y'a du topinambourg, carottes, céleri. Tiens, prends donc la marmite vec d'l'eau et mets du bois pour l'feu.


Elle lui pointe du doigts la marmite puis sa réserve d'eau qu'elle a puisé ce matin même. Pour le feu, il devrait trouver lui-même. Elle sourit enfin en regardant le fromage. Ce soir ça va être un festin !

- C'la ferme d'eul papa, vlà qu'y'a plus qu'moi main'nant. Du coup c'ta a mi j'crois. C'est quoi ton truc là, Traquemachin ? Et les fangeux ? Jamais vu moa. Cey moche ?