Vois comme c'est beau, le Goulot!

Darius est de mauvaise humeur. Attablé à une table crasseuse de ce qui doit être l'une des tavernes les plus merdiques du Goulot, il attend un client potentiel recommandé par l'un de ses contacts depuis une bonne demi-heure. Il ignore où se trouve ce connard, mais il commence à avoir une certitude : il ne viendra pas. Il en aussi une deuxième : lorsqu'il va revoir son contact, il va passer un sale quart d'heure. Il déteste perdre son temps – sauf si c'est pour faire quelque chose d'agréable, cela va sans dire. Et dans ce taudis, même la bière n'est pas agréable. À vrai dire, Darius est à peu près certain qu'elle est coupée à l'eau, et chaque gorgée qu'il prend lui donne envie de cogner le propriétaire de ce trou de merde. Prend-il ses clients pour des cons? Le pirate balaie la pièce du regard. À voir les numéros qui traînent ici, la tavernier peut probablement se permettre de prendre ses clients pour des cons, en fait.

Le regard clair de Darius s'arrête sur une femme. Tiens, il la connaît, elle. C'est la blonde qui tient la boutique d'amulettes avec son amie, plus loin dans le Goulot, et à qui il confie parfois pour la revente les marchandises pour lesquelles il n'a pas de clients directs ou qu'il n'échange pas avec d'autres pirates du Dauphinat. Il n'a rien eu d'intéressant pour elles dernièrement – ce qui est sans doute tant mieux pour lui -, mais un de ses hommes est allé les voir de temps en temps pour faire le suivi des marchandises dont son équipage et lui se sont déchargés au cours des derniers mois.

Darius empoigne sa chope et se lève, traversant la petite pièce pour rejoindre la table où est assise la jeune femme. Sans lui demander son avis, il prend place devant elle avec son habituelle nonchalance et lui sert un sourire à la fois moqueur et charmeur.

« Si tu me dis que tu braves le Goulot à la nuit tombée parce que c'est ici qu'on sert ta bière préférée, je suis pas certain qu'on puisse encore faire affaire, Biel », déclare-t-il à voix basse d'un ton ironique.

Darius prend une gorgée de sa chope, puis la dépose sur la table et la pousse vers Biel, qui le connaît sous l'un de ses noms d'emprunt : Édouard.

« Tiens, si tu veux un peu d'eau pour étancher ta soif », lâche-t-il.

Darius s'adosse avec désinvolture contre la chaise. Autant laisser sa mauvaise humeur se dissiper en bonne compagnie, histoire d'éviter les ennuis. Il n'est en effet pas certain qu'il pourra résister à la tentation de défoncer la tête du tavernier pour l'avoir pratiquement volé avec sa bière de merde – chose qu'il vaut mieux éviter avec les miliciens qui paraissaient traîner dans les alentours quand il est arrivé.

« Tu fous quoi ici toute seule? demande-t-il en donnant un coup de menton dans sa direction. T'es venue pour admirer la diversité de la faune? »

Il y a de tout : des mercenaires ivres qui s'amusent dans une compétition de rots, un barde misérable qui joue d'un instrument désaccordé et d'une voix éraillé, un travailler bien sale qui tente de draguer lourdement la serveuse, un gars louche qui paraît sur le point de trancher une gorge, n'importe laquelle... Ah, c'est beau, le Goulot!

Bientôt minuit. C'était l'heure des fripouilles, de la promenade des nuisibles, des paris dangereux… C’était aussi l’heure pour Biel de se parer de son masque fanfaron pour s’intégrer à la faune de la fosse obscure qu’était le Goulot.

- Deux miches sur le clou tordu, et Canette j’cause pas des tiennes ! tout en brandissant deux quignons de pain biscornus comme si il s’agissait du flambeau divin. La dénommée Canette, effectivement une grande gigue toute maigre dotée d’une paire de seins de taille appréciable, tira la langue dans sa direction.
- Ohlà Biel jolie, t’oublies qu’on a doublé la mise depuis le tour d’avant.
- Mais j’ai plus d’artichauts… bougonna Biel en vérifiant tout de même dans le fond de sa besace.
- T’as qu’à doubler ‘vec ton cul !
- C’est le tien qui va rencontrer ma double mise, Gorgon !
- Bordel à queue, z’avez encore tout dérangé l’plateau ! Comment qu’on fait pour s’y retrouver si chaque invective mène au bourre-fion ?
- C’est pas moi qui ramasse les clous cette fois ! Sous la table c’est pire que la Fange, Gorgon y pue encore plus de la pine qu’y pue de la gueule, si ça c’est pas de l’exploit !

Ce joyeux chahut durait déjà depuis plus d’une heure. Biel avait rejoint ce qu’on pourrait qualifier d’amis dans ce prestigieux établissement astucieusement nommé “Le Tire-goutte”. Il n’avait pas la prestance de feu les Six Roses mais il avait le mérite de toujours tenir debout - en toute relativité - et de ne pas être infesté de fangeux. Un véritable luxe par les temps qui couraient.

Après avoir perdu ses deux pains mais gagné un sac de pommes de terre à peine moisies - jackpot ! - Biel décida qu’il était temps de limiter la casse et de s’extirper de ce piège à cons avec ses gains. En outre ses compagnons étaient passablement éméchés désormais et leurs gueuleries commençaient à attirer un peu trop l’attention au goût de la blonde. Car elle n’était pas ici pour passer du bon temps, contrairement à ce que laissait penser son attitude.

Elle changea de table, préférant cette fois une planche de guingois contre le mur du fond. Celle-ci lui offrait une moins bonne vue sur ce qui l’intéressait mais elle s’y faisait plus discrète et ce n’était pas pour lui déplaire. Elle plongea la main dans le bol de graines séchées au four achetées plus tôt puis la glissa dans l’ouverture de sa veste élimée, avec un petit gloussement amusé quand les dents de Quentin effleurèrent la peau de ses doigts. Le petiot était mieux là où il était, il n’y avait que des têtes de lard ce soir. Surtout un, en particulier, situé sur la droite à l’autre bout de la pièce et sur lequel le regard de Biel s’attardait régulièrement.

Elle était tant absorbée par sa filature qu’elle commit l’erreur de ne pas s’intéresser au reste de la salle. C’est ainsi qu’elle se fit surprendre par un client de la boutique, qui s’invita à sa table sans vraiment prévenir.

- Bagaroule, Edouard ! Ca faisait une paye ! Comment va ta mer ?

Une blague dont, non, elle ne se lasserait jamais. Endossant son sourire spécial affaires, elle lui fit un signe de la main.

- Mais je t’en prie, assied-toi donc, ironisa-t-elle tandis que le marin était déjà attablé depuis quelques secondes. T’as de la chance que j’attende pas de mignon sinon que je t’aurais fait décoller ton derrière fissa. Son sourire s’élargit alors. Ou pire, que j’décide que tu vaux pas moins que l’autre et que finalement tu pourrais faire l’affaire !

Après avoir opportunément saisi la bière offerte - de la bière GRATUITE ! - elle prit enfin le temps de l’observer plus longuement. Edouard ne faisait pas partie de ses intimes, mais par la force des choses Biel avait développé assez d’esprit d’analyse pour saisir les subtilités du comportement de ses aimables concitoyens. La première chose qui lui sauta aux yeux c’était que le marin, malgré son air bravache, était agacé. Elle pouvait lire la colère rentrée dans le discret pli de peau entre ses sourcil, sur sa mâchoire légèrement crispée et sur la moue dégoûtée qu’il ne pouvait s’empêcher de faire en regardant non pas seulement sa chope mais également le reste de l’établissement.

Il était vrai que ce n’était pas tout à fait un endroit où elle se serait attendue à le croiser. D’où pouvait donc venir cette irritation, donc ? Sans doute du fait qu’il se trouvait ici contre son gré. Un rendez-vous avorté peut être ? Affaire ou plaisir, le fait était qu’il était seul. Il avait dû apercevoir la Biel et saisi ainsi sa chance de ne pas demeurer esseulé dans ce bouge putride.

Plus par automatisme que par réel calcul, la blonde sortit aussitôt la carte de l’empathie par mimétisme.

- Seulette, j’devrais pas l’être. L’Azelle devait me trouver ici pour casser la croûte mais faut croire qu’elle m’a fait faux bond. Encore ! Tu le crois ça ? On peut plus compter sur personne, même pas sur les copains…

Et elle leva la pinte de bière à l’eau sur ce joli mensonge. Son regard à nouveau se déroba vers la table du fond à droite, avant de revenir rapidement sur l’homme en face d’elle.

- Et toi donc, qu’est-ce qui t’amène ? La compagnie raffinée, j’imagine. A moins que ça ne soit la délicatesse des mets qu’on sert ici. Graines ? propose-t-elle avec mansuétude en lui tendant le bol de grignottes roussies. Ca fait longtemps qu’on n’a pas vu ta frimousse à la boutique. T’as décidé qu’on n’était plus tes nénettes préférées ? Si je le dis à Zaza ça va la peiner. Elle l’avouera jamais mais je sais que ça lui déplairait pas d’être une morue empêtrée dans tes filets…

Hin hin hin, pensa-t-elle.

Comment va ta mer? Darius sourit en coin, amusé, et songe rapidement à une réponse. Cette vieille blague, Biel doit la faire depuis qu'elle a appris, par la force des choses, qu'il est pirate, et il tente toujours d'y apporter un peu de nouveauté en offrant une réponse différente.

« Ça va, elle fait pas trop de vagues », ricane-t-il en se gênant pas pour prendre place devant la jeune femme.

Il se donne une bonne note pour l'inspiration, le respect du thème, tout ça, tout ça. Il a eu des répliques moins glorieuses que celle-là. Au moins, sa mauvaise humeur ne le prive pas de son sens de la réparti. C'est déjà un début.

Darius pousse la chope d'eau – oups, pardon, de bière – vers Biel, arquant un sourcil tandis qu'il l'écoute. Ou pire, que j’décide que tu vaux pas moins que l’autre et que finalement tu pourrais faire l’affaire! Il ne dit rien, laissant son visage parler pour lui. Avec ce qui traîne dans ce taudis, aucun doute qu'il fait davantage l'affaire que n'importe quel « mignon » qui pourrait se présenter ici... Non, en fait, il est assez confiant pour savoir qu'il fait davantage l'affaire que pas mal de types, qu'ils se laissent aller à l'ivresse ici ou dans un manoir de l'Esplanade. Quand la vérité est aussi belle, autant la brandir fièrement, même si c'est juste à soi-même!

Le pirate fait balancer sa chaise sur deux pattes avec nonchalance en écoutant Biel. Ah, elle a été abandonnée par son binôme, qui devait la rejoindre pour manger. Supposément. Darius observe la jeune femme tandis qu'elle jette un coup d'œil furtif vers une table au fond à droite. Son regard suit le sien et tente de discerner ce qu'elle voit ou tente de voir, une tentative qui se solde par un échec parce qu'un connard d'imbécile complètement ivre s'est mis à faire la danse du ventre dans son champ de vision. Voilà, il vient de réaliser son rêve de devenir saltimbanque d'un jour. Quitte à le répéter : c'est pas beau, le Goulot?

Darius repose son attention sur Biel. Une pointe d'agacement passe dans ses yeux clairs lorsqu'elle lui demande la raison de sa venue – pas pace que la question le dérange particulièrement, mais plutôt parce qu'il est encore en colère de s'être fait poser un lapin. Cela ne l'empêche évidemment pas de prendre une poignée de graines dans le bol que lui tend Biel. C'est probablement le seul casse-croûte potable de la place.

« Allons, allons, brise-lui pas son petit cœur fragile comme ça, dit Darius en avalant quelques graines. J'aime bien la morue. J'ai juste autre chose à faire que pêcher dans vos eaux, parfois. »

Darius croise les bras en continuant de se balancer sur sa chaise.

« Je viens pas souvent, mais je vous envoie mon gars. J'ai essayé de sélectionner le moins moche, si c'est pas une preuve que vous êtes mes deux morues préférées du Goulot, je vois pas ce que vous voulez de plus! À part des livraisons régulières, mais bon, vous savez comment c'est. »

Darius hausse les épaules, puis remarque la petite tête du rat qui sort curieusement de la veste de Biel.

« J'attendais un type qui est jamais venu, répond-il finalement à la question en observant l'animal, qui disparaît rapidement dans les vêtements de sa maîtresse. Je sais pas si je lui conseille encore de traverser cette porte. »

Darius grommelle vaguement, puis tente de se distraire en jetant un nouveau coup d'œil vers la table que Biel observait. L'ivrogne joue toujours au saltimbanque. C'est donc raté.

« Tu surveilles qui, comme ça? , demande-t-il finalement à voix basse, mais sans détour. T'as des emmerdes? Ou t'essaies d'être l'emmerde de quelqu'un?

Un animal vaniteux, ce pirate. Biel était plutôt bien placée pour s’en rendre compte puisqu’elle-même partageait, par certains aspects, ce trait de caractère. Elle reconnut dans l’expression profonde de son visage un certain rengorgement quand elle osa le porter en comparaison des autres “mignons” du quartier. Oh il n’était pas désagréable à regarder, mais ce léger recul dédaigneux eu quelque chose de vexant. Elle s’était quelques fois étendue sous des drôles au moins aussi séduisants que lui, et sans doute qu’en faisant l’effort de mieux se familiariser avec cet environnement éclectique, il ouvrirait les yeux sur une concurrence autrement plus rude que celle qu’il semblait anticiper. Au terme de cette réflexion, Biel s’autorisa pourtant un sourire sincèrement amusé. Il n’y avait pas de mal à le laisser voguer sur cette vague-là, après tout. La fatuité supportait mal qu’on la malmène et elle n’était pas de ceux qui choisissent le rebrousse-poil.

- Ca c’est vrai qu’on a ton bonhomme qui nous vient parfois. Crois bien qu’on a noté l’effort ! Toutes ses dents et tous ses doigts, un faste que beaucoup diraient on mérite pas, ne put-elle s’empêcher de railler.

D’un ongle distrait elle flatta doucement la tête du rat qui avait passé la tête hors de son antre pour saluer le pirate. Le regard de Quentin avait toujours quelque chose d’étrange lorsqu’il avait décidé de se fixer sur quelque chose ou quelqu’un et Biel s’amusait du malaise qu’il suscitait chez la plupart des gens - surtout parce qu’elle-même le trouvait rien de moins que parfaitement adorable.

Elle opina du chef en signe de compassion quand Edouard expliqua qu’il s’était fait planter, et heureusement pas dans le sens le plus désagréable du terme.

- Nous voilà dedans l’même bateau ! Si un jour qu’on m’avait dit que j’naviguerais avec un pirate…

A sa droite, Gorgon avait atteint la limite de la bienséance. Son estomac velu se soulevait désormais au rythme incertain du barde au moins aussi saoul que lui, sous les vivats de la troupe rieuse. Dérangée par le fait qu’effectivement il se trouvait précisément entre elle et l’objet de sa surveillance, Biel retourna le bol de graines sur la table pour les y laisser en un petit tas avant d’armer son bras dans le même mouvement. Elle envoya valser l’ustensile sur la tête du pauvre danseur, qui ne sembla pas vraiment remarquer l’offense malgré le “POC” sonore de l’impact.

- Oï Gorgonde ! Tu veux pas faire sautiller ta graisse plus loin ? Encore un peu de ton spectacle pis j’vais rendre mon repas, vu le prix qu’y m’a coûté j’risquerais de t’en vouloir !

On hua la trouble-fête et, comme elle l’espérait, le danseur se déplaça pour se trémousser juste en face d’elle dans l’espoir de l’agacer d’avantage. Biel joua le jeu en se lamentant haut et fort qu’elle risquait bien de choisir d’aller vomir ses graines dans les chausses de l’importun puisqu’il ne lui laissait pas le choix et reçut pour toute réponse une cuillère en bois qui la heurta sur l’épaule. L’attention des fêtards se détourna pourtant bien vite et les deux compères eurent de nouveau la paix - enfin, autant que possible. La vue était désormais dégagée sur l’homme attablé qui semblait tant intéresser la blonde.

Il s’agissait d’un quadragénaire robuste à la barbe grise qui dégustait le repas frugal proposé par l’établissement. Il semblait seul mais son regard à lui surveillait régulièrement la porte. Un autre laissé pour compte par ses obligés ?

Biel souffla légèrement par le nez lorsque le marin s’enquit de son intérêt pour ce personnage particulier. Elle n’était pas des plus discrètes, ce n’était pas un secret. Son regard revint sur Edouard, emprunt de sérieux pour la première fois. Il pourrait peut-être y lire les rouages s’activer tandis qu’elle pesait sa réponse, hésitant entre lui servir un autre bobard ou lui livrer la vérité. Que finit-elle par choisir ? Allez savoir. Le ton qu’elle adopta ensuite fut dans tous les cas d’une authenticité à toute épreuve, confidence presque chuchotée malgré le vacarme.

- Je rends service à un ami. Ce type là bas, il lui doit une sacrée dette qu’il prétend comme de juste pas pouvoir payer. Vu qu'il est là, pis que moi aussi, autant voir si qu’il est solvable ou pas. Le Tire-Goutte c’est le rendez-vous évident des magouilles lucratives - même si j’crois que je t’apprends rien là dessus. Du coup j’surveille qu’il transactionne rien de fruité, si tu me suis, avec ça pour moi qu’il connait pas ma tronche.

Elle se redressa sur les coudes et haussa une épaule en avisant la mine légèrement perplexe du pirate.

- Hé ! J’suis une nénette serviable, je t’apprendrais !

Difficile de ne pas ricaner en voyant le rondouillet danseur amateur recevoir le bol par la tête et se faire invectiver par Biel. D'ailleurs, Darius ne se prive pas, bien trop en accord avec sa compagne de table pour se mettre à la huer comme les autres, qui avaient probablement parié sur les prochains mouvements de danse que le dénommé Gorgon allait inventer ou encore sur le nombre de minutes qui allait s'écouler avant qu'il s'écroule tête première sur le plancher collant de la taverne.

Tandis que Biel se lamente, ce qui lui vaut un projectile qui prend la forme d'une cuiller en bois, Gorgon se laisse aller à une réorientation de carrière, délaissant son amour de la danse pour sa véritable passion : la boisson. Lorsque l'homme passe près de lui, Darius lui tend au passage la cuillère en bois.

« Tiens, si jamais t'as envie d'accompagner le barde de quelques percussions », lui dit-il en lui donnant une claque amicale dans le dos.

Gorgon regarde la cuillère d'un air fasciné, puis s'éloigne. Il va peut-être tenter de boire sa prochaine bière avec. Qui sait?

Darius revient à Biel et, puisque la vue est finalement dégagée, laisse son regard dévier vers la mystérieuse table. Il y aperçoit un type dans la quarantaine qui, lui aussi, semble attendre quelqu'un. Vaguement intrigué, il questionne Biel à son sujet, la fixant alors qu'elle paraît hésiter à lui révéler la raison de son intérêt. Dit-elle la vérité? Ment-elle? Le pirate a bien du mal à le dire. C'est quelque chose qu'il admire et déteste chez elle, son talent pour mentir, qui doit bien être équivalent au sien. C'est aussi un talent particulièrement utile lorsqu'on gagne sa vie en privilégiant l'illégalité.

Malgré tout, Darius arque légèrement un sourcil en fixant Biel. Elle, une nénette serviable? Il ne la connaît pas si bien et il n'a jamais eu à lui demander service, mais il doute fortement qu'elle agit par bonté d'âme. Non, les gens comme eux ne sont pas serviables –ou très rarement - et n'ont pas réellement d'amis – ou très peu. Il y a peut-être une part de vérité dans le discours de Biel, mais pas celle où elle surveille ce type par pur altruisme.

« Je te connaissais pas ces élans de générosité, Biel, lance-t-il, une lueur un brin moqueuse dans le regard. Te voir aussi dévouée par cette belle nuit de septembre, ça donne envie de devenir ton ami. »

Darius la dévisage un instant et glisse un regard vers le quadragénaire. Celui-ci semble s'impatienter. Le pirate croit même déceler une once de nervosité chez lui.

« Parce qu'évidemment, en nénette serviable que t'es, tu vas tirer aucun avantage de toute cette situation, mh? Pas d'espoir d'avoir quelque chose en retour un de ces jours pour ta serviabilité, pas de chantage à ton "ami" pour l'échange d'informations, pas de chantage à ce type non plus s'il se fait prendre à se payer dix catins à l'heure alors qu'il a une dette monstrueuse... »

Subitement, le type se lève, l'air de s'apprêter à partir... ou peut-être pas? Darius observe Biel avec amusement. Est-elle serviable au point de s'aventurer en pleine nuit dans les rues du Goulot pour suivre un gars dans une quête qui ne lui rapportera rien?