Loin des sentiers [Angusel de Cambaire]

Les chemins cahoteux menant au Labret étaient aussi interminables que désagréables à parcourir. Si ça n'avait pas été par nécessité, Morgane ne se serait jamais aventurée à partir si loin de chez elle. Mais l'été touchait à sa fin et on pouvait déjà sentir dans l'air les premières pluies de l'automne, ce qui signifiait que l'on mettrait bientôt au grenier les dernières récoltes et que la ville tout entière devrait une fois de plus se serrer la ceinture. La disette était toujours de mise et pour les habitants des Faubourgs, ce n'était pas toujours évident de se rendre au marché pour acheter de quoi manger, alors mieux valait ne compter que sur ses propres récoltes. Morgane n'était pas cultivatrice, elle n'avait pas de champs et ne connaissait pas toutes les arcanes de l'agriculture, cependant elle savait faire pousser assez pour elle et ses quelques lapins. Un petit lopin de terre abandonné depuis longtemps par ses voisins et qu'elle défrichait à peine lui servait à faire pousser quelques tubercules et racines qui se conserveraient bien, des légumes frais qu'elle préparait en bouillie salée et mettait en pots, ainsi que du blé sauvage, vestige d'une autre époque. Il n'y avait pas assez pour vendre et elle devait travailler tout l'été pour récolter ce dont elle avait besoin en priant les Trois d'être généreux avec elle, mais cela lui avait sauvé la vie l'année passée.
Enhardie par son petit succès, elle avait espéré cette année encore une récolte intéressante mais s'alarmait de voir que tout n'avait pas repoussé en abondance. Par crainte de se retrouver démunie pour l'année à venir, elle avait donc fait son petit baluchon, prit ses runes et son courage, et s'était lancée dans le périlleux voyage qui la mènerait jusqu'au Labret. L'objectif était simple : troquer quelques denrées qu'elle trouverait en chemin contre des poignées de graines ainsi qu'un nouveau lapin si elle avait de la chance.

Voyager seul était une folie, mais avec la protection des Dieux il était possible de passer plus inaperçu que l'habituel convoi armé qui faisait des aller-retours entre Marbrume et les villages le long de la côte. Emmitouflée dans châle fatigué et une écharpe tricotée à une autre époque qui lui servait autant à se couvrir le cou que la tête, la jeune femme n'avait pris avec elle qu'un grand panier d'osier compartimenté en deux : d'un côté quelques chiches rations pour deux ou trois jours de route, de l'autre un espace vacant qu'elle pourrait remplir à sa guise. Plutôt que de lourds et bruyants sabots de bois, la sorcière avait préféré des chausses de cuir et de laine bouillie, très chaud et bien plus silencieux. Peut-être qu'en se fondant dans le paysage elle parviendrait à passer inaperçue aux yeux des fangeux en vadrouille.

La chance l'accompagna pour une bonne partie de la route : le soleil brillait haut malgré un vent très frais et elle était tombée sur plusieurs poignées de champignons sauvages ainsi que des baies à foison. La nature était généreuse après l'été et pour quiconque s'y connaissait un peu, c'était la période idéale pour récolter en forêt et aux abords des marais. L'humidité environnante était particulièrement propice au développement des champignons dont bon nombre étaient comestibles.
Après plusieurs jours de marche et des séances de cueillette aussi réussies que discrètes, Morgane était arrivée à Sarrant. Dernière étape avant de grimper jusqu'au plateau du Labret, elle avait pu bénéficier d'une place à l'auberge et d'un repas chaud principalement composé de ses victuailles qu'on l'avait laisser cuisiner à la va-vite sur un petit feu hors de l'établissement. Ce fut donc reposée et en forme qu'elle s'aventura sur la dernière portion de chemin avant d'arriver à Usson où elle espérait bien faire quelques affaires intéressantes.

Le soleil redescendait à peine de son zénith lorsque la jeune femme décida de quitter un peu la route pour s'approcher d'un taillis aux allures prometteuses. Toujours aux aguets, prête à se cacher ou à fuir à toutes jambes, elle s'était accroupie au pied d'un grand buisson de mûres sauvages et cueillait les fruits un à un en tendant l'oreille pour surprendre le moindre bruissement. Elle avait déjà une belle récolte lorsque le bruit typique d'une paire de bottes la surprit et la fit se tasser entre les racines d'un grand arbre.