Un homme inconscient

Depuis son arrivée au Village des Bannis, Emma ne s’était jamais aventurée aussi profondément dans les marais. Et pour cause, elle n’avait guère d’affaires à y mener jusqu’à récemment, en compagnie d’une poignée d’hommes de sa nouvelle communauté. Tous ensemble, ils avaient fait un long voyage au travers de cet enfer d’eau et de boue pour une raison toute simple : passer quelques jours le long de la route qui reliait Marbrume à Sombrebois et Tourbière pour y piller marchands, convois et bandits sans distinctions. La jeune femme y avait joué un rôle de choix en faisant office de charmante distraction, prenant le rôle d’une demoiselle perdue à la recherche d’aide ou de refuge. Une fois la garde de leurs proies baissée, le reste du travail devenait bien plus facile pour ses compagnons de chasse.
Emma ne pensait pas grand-chose de leurs activités. Au point où ils en étaient, c’était tout ce qu’il leur restait pour survivre. Et puis cela faisait du bien d’avoir un peu de nourriture dans le ventre, et elle avait même réussi à subtiliser une petite flasque d’alcool du corps de l’un des brigands qu’ils avaient croisé avant-hier.

Elle avait initialement pensé le garder pour elle-même et d’en boire pour fêter son retour au village avec les autres … excepté que les choses avaient mal tourné. Ce n’était pas la faute des fangeux cette fois, mais celle de la la milice extérieure. Le dernier convoi auquel ils avaient décidé de s’en prendre avait réussi à renverser la situation en leur défaveur et ils avaient ainsi été obligé de fuir et disparaître aux quatre vents.

Si elle foulait encore le sol au lieu de pendre au bout d’une corde, c’était uniquement par chance. Peut-être que son apparence inoffensive avait donné lieu à un quiproquo, ou bien peut-être était-ce toute la confusion de la confrontation, elle ne saurait le dire. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle s’était cachée dans un hameau abandonné pendant une journée avant d’oser sortir de sa cachette et de reprendre la route avec son fidèle ami corvidé.

C’était toujours dans la plus grande des prudences qu’elle cheminait dans cette région, surtout avec un ciel aussi nuageux. Il ne pleuvrait pas, mais le simple fait que le soleil était caché semblait suffire aux fangeux … ou peut-être se faisait-elle des idées. En attendant, elle avait réussi à dépasser Balazuc et, bientôt, elle retrouverait un chemin un peu plus facile pour retourner au village. Cela lui prendrait du temps, beaucoup de temps même - sans compter le danger qui pouvait surgir à tout moment ; mais elle n’avait guère le choix. Avec un peu de veine, peut-être qu’elle rencontrerait un villageois en cours de route.

Tandis qu’elle songeait à cette perspective alors qu’elle longeait le chemin qui bientôt se séparerait en deux directions, elle se stoppa en constatant une trace étrange sur la voie humide. Elle se pencha légèrement pour apercevoir des traces de sabots et, surtout, d’un choc. Visiblement quelqu’un était tombé il n’y a pas très longtemps de cela, et son cheval avait fuit en dehors de la voie. Curieuse, elle décida de suivre les traces de l’individu qui se dirigeait dans la direction opposée de celle de son animal. Il voulait éviter les fangeux sans doute, pensa t’elle.

Ses pas la menèrent dans une maison abandonnée à la porte manquante. A l’intérieur, étalé de tout son long, se trouvait un homme en armure qu’elle devina être le propriétaire de la bête.

Par prudence, la jeune femme resta immobile et silencieuse pour écouter les bruits des environs. Rien. Elle s’approcha alors doucement, tout doucement de l’homme pour vérifier son état. Il ne semblait pas mordu ; en revanche, il avait une blessure évidente à la tête qu’elle estima être une conséquence de sa chute. Elle passa prudemment sa main devant sa bouche, et la retira en sentant son souffle. Il était encore vivant.

Bertrand s’envola de son perchoir pour venir se poser sur une armoire, observant de haut les faits et gestes de sa maîtresse. Il vit la petite brune s’agenouiller aux cotés du corps pour le fouiller et finalement en tirer une besace cachée sous l’un de ses bras. Son bec claqua quand elle dévoila ce qu’il s’y cachait, curieux ; le sac contenait quelques légumes qui ne l’intéressaient pas, contrairement à la petite femme qui semblait satisfaite de sa trouvaille.
Emma eut le temps de mettre quelques oignons et carottes dans la sacoche accrochée à sa ceinture avant que soudainement, le corps ne se mette à bouger.

« Oh putain--  » jura t’elle à mi-voix sous le coup de la surprise, reculant immédiatement avec le sac dans les mains.

Emma avait fait quelques pas en arrière tandis que le corps de l’homme s’animait, maugréant des paroles dont elle ne comprenait le sens. Bertrand quant à lui s’agita sur l’armoire, penchant son bec noir vers l’individu comme s’il manifestait son intérêt devant cette soudaine agitation.

Les mains crispées sur la besace, la petite femme affichait une mine inquiète. Ses jambes étaient tendues comme des ressorts, prête à fuir à toute allure dès que l’inconnu ferait mine de se remettre debout. Elle savait parfaitement que contre un homme en armure de cette taille, elle ne ferait pas le poids. Il devait sans aucun doute être milicien, voire même chevalier : autant dire que ses chances de le vaincre en cas de confrontation étaient quasi nulles. Alors elle ne voulait pas prendre de risques : même si sa petite taille et sa faiblesse étaient ses plus grands défauts, elle était suffisamment rapide et agile pour pouvoir mettre une distance entre elle et tout danger immédiat.

De toute façon, elle ne comptait pas lui donner une chance. Elle avait été prise la main dans le sac, elle ne comptait pas rendre la poignée de légumes qu’elle avait récupéré car elle mourrait de faim, et elle savait pertinemment que l’homme en armure ferait tout pour récupérer ses biens. La brune ne tarda donc pas à tourner les talons pour franchir le pas de la porte.
Cependant, un seul mot,prononcé avec difficulté l’arrêta dans son geste.

« Attend. »

Emma s’arrêta au niveau de l’encadrement, tournant alors sa tête vers l’homme gisant à terre. Elle s’attendait d’abord à ce qu’il la supplie. Cela ne l’aurait pas étonné car elle aurait fait de même ; les humains étaient tous égaux face au désespoir. Mais il n’en fit rien : à la place, il lui fit une proposition, un compromis qui les arrangerait tous les deux. Il aurait un refuge, et elle aurait de la nourriture et éventuellement une faveur si à l’avenir elle revenait à Marbrume. Non pas que cela arriverait de si tôt …
La brune lui jeta un regard méfiant tandis qu’elle demeurait dans le mutisme, détaillant avec attention le corps armuré du dénommé sire de Rochemond. Rien garantissait qu’il ne se retourne pas contre elle. Dès qu’elle se rapprocherait, peut-être qu’il en profiterait pour la mettre à terre. Peut-être même qu’il ne se contenterait pas que de lui faire de mal. Elle avait l’imagination suffisamment active pour anticiper toutes les possibilités qu’avaient un homme de sa carrure pour lui faire regretter son geste.

Elle fut d’abord tenté de refuser son offre. Mais son regard clair s’accrocha à la blessure à la tête du chevalier, et elle se résigna à prendre le risque de lui faire confiance. Il avait l’air suffisamment faible pour que ses paroles soient véritablement honnêtes.

La bannie se rapprocha d’un pas de lui, le regardant de toute sa petite hauteur alors qu’elle réfléchissait sérieusement à sa proposition.

« Mettons que j’accepte et que vous ne me trahissez pas ...  » déclara t’elle finalement, les sourcils légèrement froncés. « Vous croyez vraiment que j’arriverai à vous tirer toute seule ? »

En pointant ce fait, elle déploya ses bras pour illustrer ses paroles. Elle était fluette pour ne pas dire maigre, et elle avait l’air à peu près aussi solide qu’un âne en fin de vie. Tout en se remettant dans sa position initiale, elle poursuivit :

« En plus … j’pense que vous l’avez pas remarqué mais cette bicoque n’a pas de porte. Bonne chance pour arrêter les fangeux. »

Emma se déplaça à ses cotés, se penchant vers sa tête. Ses longs cheveux bruns mal coiffés coulèrent sur ses épaules, semblables à deux longs rideaux.

«  Ecoutez … Le mieux que j’puisse faire pour vous c’est d’vous ramener à Balazuc. C’est pas loin, et ça sera toujours mieux qu’ici. Mais faudra y mettre du vôtre. J’suis pas aussi forte que vous, chevalier. »

Tandis qu’elle lui adressait la parole, Emma pouvait contempler à loisir les traits du chevalier qui était maintenant plus près que jamais. Lorsqu’il était encore dans l’inconscience elle n’y avait pas particulièrement fait attention, trop obnubilée par son larcin ; mais à présent, elle se rendait soudainement compte que malgré ses paroles un brin insensées qu’elle attribua au choc qu’il avait subit, sire de Rochemont radiait une aura intimidante qui avait tout à voir avec son visage à la mâchoire carrée parcouru d’une balafre. Un souvenir d’un combat difficile, pensa la bannie. Mais ce n’était pas tout. Ce qui sautait aux yeux -et qui la faisait réfléchir à deux fois avant de lui accorder une totale confiance- , c’était son corps massif qu’elle devinait aisément musclé sous son armure. D’ailleurs, même couché, l’homme lui semblait imposant. A bien des égards, il était son exact opposé. D’ailleurs, il pourrait facilement retourner la situation avec sa seule force. Elle devrait donc agir avec prudence et ne pas rester à sa portée s’il devait se remettre de sa blessure. Par réflexe, elle fit lentement un pas en arrière.
Dans l’esprit de la bannie, les pièces du puzzle s’emboîtaient. L’homme devait être un grand guerrier, peut-être même un milicien : après tout, la noblesse de son nom ne signifiait pas forcément qu’il faisait toujours partie du monde des sangs-bleus. Elle espérait qu’il n’était pas un membre de la troupe qu’elle avait rencontré un jour plus tôt, mais en y réfléchissant cela lui paraissait peu probable. Ils ne prendraient pas le risque de se séparer, pas si profondément dans les marais.

En accord avec le plan initial qu’il avait proposé et les petites corrections qu’avait apporté la petite bannie, l’inconnu appela son cheval après lui avoir donné quelques recommandations. Elle hocha doucement la tête en signe de compréhension, puis attendit avec lui dans le silence qui suivit le sifflement perçant du chevalier, espérant de tout son cœur qu’aucun fangeux ne les avait entendu. Elle n’hésiterait pas à l’abandonner si l’un de ces monstres parvenait à les retrouver.

En observant la configuration de la pièce tandis qu’elle réfléchissait aux possibilités de fuite en cas de danger, Emma remarqua que l’endroit n’aurait pas fait une mauvaise cachette si ce n’était pour la porte manquante. La maison était certes à l’abandon et le bois se couvrait de moisissures ; mais elle tenait encore debout malgré tout, et les quelques fenêtres qu’elle possédait donnait une bonne idée de ce qui se passait aux alentours tout en offrant de bonnes échappatoires. Plus loin, elle distinguait un arbre qu’elle se sentait pouvoir grimper si elle devait devenir la proie d’un fangeux.

Tandis qu’elle observait pensivement un vieux balais posé contre un mur, elle entendit soudainement les pas réguliers et mouillés d’un cheval se rapprochant de leur position. Emma tourna la tête vers la bête qui, bientôt, passa l’embrasure de la porte suite à l’invitation de son maître. Elle recula légèrement en repensant aux indications du chevalier, mais ne craignit pas pour autant le bel étalon noir malgré sa grande taille. Doucement, elle tendit sa pâle petite main pour toucher son encolure, prête à la rétracter si la bête montrait un quelconque signe de nervosité ou d’inconfort.

Se faisant, elle écoutait attentivement le plan de Rochemont. Ce n’était pas un mauvais plan, bien qu’elle en vit rapidement quelques limites qui étirèrent ses lèvres roses en un sourire amusé.

«  Ça peut se tenter si les cailloux, la boue et le crottin ne vous dérangent pas.  »

Elle tourna son regard clair vers lui, détachant un instant son attention du cheval. Il était vrai que la saleté était une préoccupation fort minime comparé à la survie. Au moins, il n’avait pas froid aux yeux pour un sang-bleu. Mais peut-être y avait-il une meilleure solution qu’ils ne voyaient pour l’instant pas.
Ses iris parcourent la salle en un clin d’œil, maintenant qu’elle en connaissait l’apparence, et s’arrêtèrent finalement sur une poutre de bois située au sommet d’un pilier non loin du chevalier. Elle pointa son index vers celle-ci, invitant l’homme en armure à suivre sa direction.

« Est-ce que vous vous sentez capable de vous tenir debout ? Parce que … mettons que je passe la corde par dessus cette poutre et que vous vous attachez bien, on pourrait vous redresser et vous n’auriez plus qu’à chevaucher Bucéphale. A partir de là je pourrai le guider comme vous avez dit. »

Emma le regarda, attentive à sa réaction mais aussi aux bruits du dehors. Pour l’instant, elle entendait encore les chants étranges des oiseaux des marais et de la faune environnante, ce qui signifiait qu’aucun fangeux n’était dans les environs.

« Après c’est comme vous le sentez. Je ne sais pas trop ce que ça fait d’avoir un trou dans la tête. » déclara-t-elle tout en haussant des épaules. Puis elle se reprit, réalisant soudainement que sa remarque pouvait être mal interprétée. « Je parle de votre blessure, hein. »

L’homme inconnu semblait enchanté par son idée au point de la qualifier d’intelligente, ce qui emplit Emma d’une satisfaction proche de la fierté. Elle s’efforça à contenir son sourire pour ne pas paraître trop sympathique cependant : il ne faudrait pas que le chevalier croit qu’ils étaient amis. Jusqu’à ce qu’il change d’avis, il s’agissait d’une simple entente entre deux partis intéressés.

« Heureusement que vous le précisez. » fit-elle remarquer sarcastiquement à son compagnon lorsque celui-ci mentionna qu’il faudrait tout de même qu’elle attache la corde au cheval. Sans perdre de temps, elle s’arrêta de caresser Bucéphale pour aller chercher la fonte accrochée à sa selle tandis que derrière elle, on lui dispensait quelques nouvelles instructions. Sans broncher elle suivit le plan dont ils avaient ensemble convenu : elle lui lança la corde, il s’y attacha tant bien que mal avant de la lui renvoyer, puis elle parvint à passer la corde par dessus la poutre après quelques essais infructueux avant de finalement attacher la corde à l’étalon noir qui pu, de son coté, faire une démonstration de toute sa force afin de relever son maître.

Finalement, après ces nombreux efforts, sire de Rochemont avait réussit à rejoindre le confort de sa selle. Emma, de son coté, tenait le bride de la bête à la robe sombre pour la guider prudemment vers l’extérieur. Elle jeta un coup d’œil aux environs, attentive aux sons de l’environnement, avant de s’engager lentement hors de leur abris de fortune.
Ils devaient avoir une drôle d’allure pour un regard extérieur, pensa t’elle. Le cavalier et sa monture semblaient être une montagne noire à coté de la petite femme fluette qui les guidait tous les deux, un corbeau sur l’épaule et le bras tendu et le poing serré sur la bande de cuir. Une sorcière qui guide un chevalier, c’est la manière dont on pourrait les décrire. Mais ce n’est pas comme si ils allaient rencontrer quiconque si loin de Marbrume. La majorité des villages alentours étaient vide de toute vie, et seule la nature et les fangeux étaient les maîtres de ces chemins humides et brumeux qui parcouraient ces terres marécageuses.

En silence, la jeune femme les fit revenir sur le chemin. Ses prunelles scrutaient les alentours à la manière d’un oiseau en passant rapidement d’un point à un autre. Ses pas étaient presque silencieux, étouffés par la précaution qu’elle mettait dans son avancée. L’effort était un peu mis à mal par les lourds sabots du cheval, qui ne comprenait guère qu’il devait être le plus discret possible ; mais heureusement, leur marche au rythme mesuré limitait leur présence sonore. S’ils faisaient attention, ils vivraient un jour de plus.
Ils restèrent quelques minutes à marcher ainsi, sans se parler, jusqu’à ce que finalement l’inconnu lui demande son nom dans une tonalité qui respectait le calme qu’elle avait instauré.

« Je m’appelle Emma. Et vous ? Je connais votre nom et votre titre, mais pas votre prénom. »

Une telle question aurait peut-être été impertinente, avant la Fange. Sauf que maintenant, toutes ces considérations sociales ne lui paraissaient plus aussi importantes maintenant que le monde était sens dessus dessous et qu’ils étaient au beau milieu de nulle part. Le rang social n’avait pas sa place dans les marais.

Bertrand prit son envol pour aller se percher sur un des arbres aux alentours. Emma suivit du regard la silhouette ailée jusqu’à son nouveau perchoir, sans une once de soucis : elle avait l’habitude que l’oiseau fasse sa vie de son coté. De toute façon il n’allait jamais trop loin, et finissait toujours par revenir.
Le silence revint brièvement, jusqu’à ce que la curiosité d’Emma ne l’emporte finalement.

« Je me demandais ... comment vous avez fait pour vous blesser ? Et qu’est-ce qui vous amène si loin de Marbrume ? »

Desmond ... ça, c’est un prénom de riche, releva Emma sans toutefois exprimer son opinion à voix haute. Elle trouva la sonorité plutôt jolie, dégageant une finesse que son porteur ne possédait pas avec son imposante et pas moins intimidante carrure.
Le dénommé Desmond répondit à sa dernière question sans une once d’hésitation, mais Emma remarqua toutefois l’engourdissement qui enveloppait sa grosse voix. La faute à la blessure qu’il avait subit, sans nul doute. Il lui faudrait un temps pour se remettre, mais elle doutait qu’il disposerait de ce luxe au regard des circonstances actuelles.

« Vous devriez rejoindre Sombrebois dès que possible, alors … Les fangeux ne vont pas vous laisser tranquille. J’suis sûre que rien qu’à cause des traces qu’on a laissé, ils vont finir par rappliquer tôt ou tard. Alors ne restez pas à Balazuc trop longtemps.  » lui conseilla t’elle, portant un instant son regard sur lui.

Elle n’était pas encore totalement sûre de pouvoir estimer l’intelligence dont les fangeux étaient capables. Ils se fiaient aux bruits, cela était certain, et d’après les dires des villageois leur patience était telle qu’ils étaient capables d’attendre pendant des heures qu’une de leurs proies sorte de sa cachette pour lui tomber dessus. En sommes, ces monstres agissaient comme des prédateurs à la manière des loups ou des ours … possédaient-ils un odorat similaire à ces animaux, ou sauraient-ils distinguer les pas d’un humain de passage ? Impossible à dire, mais Emma était convaincue que ces choses avaient leur propre manière de trouver de la chair humaine, tout comme les animaux. Aussi ne préférait-il pas tenter sa chance en restant sédentaire ailleurs que dans une communauté semblable à celle de Marbrume ou du Village des Bannis, avec de véritables moyens défensifs.

Ce fut ensuite au tour du chevalier de s’intéresser à elle. La bannie n’en fut pas surprise, puisqu’elle avait fait de même auparavant. En revanche, ce furent les conseils de l’homme qui l’étonnèrent un peu : s’inquiétait-il pour sa sécurité ? Si il était honnête, c’était une attention plutôt sympathique de sa part, malgré le fait qu’elle ait faillit lui voler son sac de victuailles en entier et ce malgré le fait qu’elle était belle et bien consciente qu’il était encore en vie. La jeune femme sentit le poids de la culpabilité l’alourdir un instant, l’emplissant d’irritation. Elle devait faire ce qu’il fallait pour survivre : si elle attachait trop d’importance à ses remords, cela finirait par la perdre.
Alors, elle préféra attribuer les dires de l'homme à une simple volonté de lui faire baisser sa garde. Elle ne se ferait pas avoir.

« Ça va aller, j’habite pas trop loin. C’est un hameau où je vis avec ma famille … Ils ont l’habitude.  »

Inutile de lui révéler qu’elle était une bannie : il ne ferait que se cabrer et cela pourrait lui attirer des soucis. Tout ce qui comptait, c’était la récompense qu’il avait promit. Tandis que cette pensée se formulait en elle, elle aperçu les silhouettes familières des maisons du village de Balazuc.
Desmond lui fournit quelques indications supplémentaires qu’elle ne commenta guère, se contentant de les appliquer. Ils se rapprochèrent ainsi inévitablement de l’entrée du village et, tout en franchissant les derniers mètres qui les séparait de ces lieux, Emma réagit aux dires du grand homme.

« Je pense que je devrai m’en sortir. Mais vous, alors ? Vous pouvez à peine bouger, qu’est-ce qui vous garantie que ça ira mieux ? Je vous trouve bien sûr de vous. »

A en juger par l’intonation de la voix du chevalier, le mensonge qu’elle avait proféré n’avait guère touché son but. Au lieu de le gober sans poser de questions, le voilà qu’il exprimait du doute. Il ne la croyait pas bien qu’il n’ait aucune preuve du contraire. Avait-elle parlé de ses origines factices avec trop de nonchalance ? Ou bien était-ce son mensonge qui était improbable ? Il était vrai que les hameaux ici n’étaient pas courants en raison de la dangerosité des lieux, mais les exceptions existaient. Et puis, il ne savait rien de sa fausse famille. Son faux père aurait très bien pu être malade, ou peut-être qu’elle aurait pu vivre toute seule avec sa fausse mère et ses faux frères et sœurs.
Peu importaient les raisons, Emma continua à jouer le jeu sans se démonter. Aux propos de l’homme, elle leva son visage vers lui sans exprimer d’étonnement ou de doute avant de se refocaliser sur la route devant eux.

« On fait c’qu’on peut pour survivre. C’est pas Marbrume ici. »

Elle n’insista pas davantage, ne voyant pas d’intérêt à se justifier. Plus elle essaierait de vendre son histoire, plus il verrait au travers de son jeu. Aussi ne dit-elle plus aucun mot, le poing serré sur le bride du grand étalon alors qu’elle le guidait au travers des ruines du village fantôme sous l’œil attentif de Bertrand, qui volait parfois hors de sa vue avant de revenir se percher sur un toit.

Ses lèvres se muèrent eulement lorsqu’ils arrivèrent devant la maisonnée, et ce pour questionner le chevalier au sujet de sa résolution. Quitte à l’avoir sauvé, autant aller jusqu’au bout et lui proposer la meilleure marche à suivre ; ce n’est pas comme si cela lui causerait du tort. Cependant, ses conseils rencontrèrent une dure sévérité qui l’étonna ; elle se sentit malgré elle penaude en entendant ses propres principes retournés contre elle le moment elle où elle s’en écartait.

« C’est qu’un conseil, vous en faites ce que vous voulez. » répliqua t’elle sèchement.

Froissée dans son égo, elle ne pipa mot pendant toute la durée de l’extraction de Desmond et se contenta d’un simple hochement de tête lorsque ce dernier l’autorisa à se servir en nourriture. Tout en restant sur ses gardes, elle s’empara de quelques légumes supplémentaires dont elle s’efforça à remplir au maximum sa sacoche, et ne se priva pas de prendre deux figues qu’elle garda dans ses mains.
Elle se tourna finalement vers l’homme à terre, son irritation un peu plus apaisée après avoir eut l’esprit occupé par toute cette nourriture.

« … Merci d’avoir tenu parole. »

Tout s’était passé surprenamment bien. Emma s’attendait davantage à rencontrer des roublards et autres brutes plutôt que d’honnêtes gens ; malgré sa rigidité, ce sire de Rochemont avait au moins le mérite d’avoir une part d’honneur en lui. Elle pouvait respecter cela.

Emma allait se retourner pour partir quand la grosse voix du chevalier s’éleva à nouveau. La jeune femme s’immobilisa dans son geste pour écouter le dernier conseil qu’il avait décidé de lui dispenser. Bien qu’elle s’efforçait à ne pas le montrer, elle fut étonnée par ses dires. Pensait-il vraiment qu’elle était une fugueuse ? Il semblerait que ses précédents mensonges avaient excité son imagination de telle façon à ce qu’il prenne ses déductions pour véridiques.

« Ah, je, euh ... » hésita t’elle d’abord avant de se reprendre, « Oui, vous avez raison. J’vais faire ça. Merci. »

Elle espérait que sa confusion initiale serait vue comme une expression de culpabilité. De toute façon, cela n’avait guère d’importance : c’était le moment pour eux de se séparer et de retourner à leurs vies respectives. Elle devait rejoindre le village, et lui devrait reprendre des forces pour rejoindre Sombrebois.
La brune fit quelques pas en direction de la porte et s’empara de sa poignée. Ses prunelles claires dérivèrent une dernière fois vers le chevalier blessé, assis par terre dans la protection de la maison.

« Essayez de ne pas mourir. »

Sur ces simples mots, elle l’enferma comme elle le lui avait promis.