La première cliente

La prêtresse bredouilla un vague « Merci » à l'attention de l'homme au regard toujours emprunt de méfiance. Elle se fit force de ne pas démentir sa méprise, se mordillant l'intérieur de la joue en priant dans le secret de son âme les Trois, les Quatre ou tous les Dieux sur la terre, de lui pardonner son mensonge –quant bien même n'en fut-il un que par son silence. Angélique espérait qu'en prenant Ser de Rochemont pour un simple envoyé du Temple, peut-être que les craintes des habitants à son égard s'en verraient-elles amoindries.

La duperie sembla effectivement fonctionner, constata la rousse en pénétrant le repère sur les pas de leur chef. La jeune fille plissa le nez de dégoût en réprimant un haut le cœur. Une forte odeur d'urine, de maladie et de mort stagnait dans l'air, si bien qu'elle hésita à tenir un tissus devant sa bouche pour respirer plus aisément ; mais jugeant cela dégradant et malhabile, elle résista à la tentation. Les sourcils froncés afin de discerner au mieux l'environnement plongé dans une semi-pénombre, Angélique compta les occupants du dépôt, dénombrait les malades avérés ainsi que les probables blessés, et essayait de faire la distinction entre les deux genres vivant dans une proximité alarmante ; dix-sept, dix-huit en comptant le guet à l'extérieur, treize malades dont un grave et à priori au moins deux blessés, neuf femmes et le reste d'hommes, aucun enfant. Les hommes ne représentaient plus guère que des vestiges de ce que la guerre contre l'invasion fangeuse avait épargné, ou tout du moins laissé derrière elle : ceux qui n'avaient pas encore l'âge requis pour l'intégrer en ce temps là, les vieillards, les infirmes et autres estropiés. Les femmes ne lui parurent pas mieux loties. L'une d'elle lui sembla même attendre un enfant mais la rousse n'y eut mis à couper sa main ; il n'en restait peut-être déjà plus que l'enveloppe, et y songer la bouleversa bien plus qu'elle ne le laissa paraître.

Angélique dut renforcer sa détermination, sans quoi parvenir à la fin de sa tâche lui parut absolument impossible. Tout comme le jeune homme à qui elle remit la couverture avec un hochement de tête aimable, tous affichaient des stigmates d'une vie difficile, presque sauvage : leurs corps n'étaient plus exactement décharnés par la malnutrition à présent passée mais ils en conservaient quelques marques, et ils étaient affaiblis par la maladie et les mutilations infligées vraisemblablement tant par des êtres humains que par de malheureux concours de circonstances. La jeune fille déglutit, difficilement, avec l'impression d'essayer d'avaler une poignée de cailloux aux arrêtes effilées.

A l'image de la prénommée Abigaëlle, la jeune fille s'installa à son tour, toutefois dans une posture fort peu féminine et gracieuse, à même le sol. Il lui parut évident d'éviter tout contact avec les coussins, auxquels elle n'accorda guère de considération, préférant tout ignorer des puces qui les infestaient probablement... S'il ne s'agissaient de quelconques maladies. Elle glissa un regard vers la montagne qui sembla vouloir patienter debout ; sage décision s'il en fut. Nonobstant ses appréhensions et ses doutes, elle adressa un sourire engageant à la vieille femme.

« Je vous en prie, madame. Laissez-moi vous présenter mon camarade, Desmond. Quant à moi, je m'appelle Angélique. »

Lui en voudrait-il ? La prêtresse espérait que non, réfléchit-elle tandis qu'elle se préparait mentalement pour la suite. « Sa grande comédie » avait-il dit, une juste dose de vérités et d'omissions afin de gagner les gens à sa cause. Angélique baissa le regard sur ses mains jointes reposant sur ses chevilles croisées, puis poussa un soupire exagéré qui manqua lui tirer une quinte de toux. Les épaules affaissées et le dos vouté, la rousse ressemblait-elle à l'incarnation de la tristesse comme elle l'escomptait ?

« Malheureusement non, il ne s'agit pas d'un nouvel ordre. Tout du moins pas encore » souffla-t-elle avec une morosité non feinte « Pour l'instant nous sommes trop peu nombreux et n'œuvrons que comme nous le pouvons pour notre rêve. Mais qui sait, peut-être un jour pourrons nous nous officialiser ? »

Angélique marqua une brève pause, laissant du temps à son interlocutrice de bien saisir ses paroles tout en s'accordant le loisir de réfléchir quant à la suite. Il lui fallait se montrer assez honnête, faire preuve de délicatesse et diplomatie, tout en omettant ce qui ne leur était pas indispensable à savoir... Une vraie contorsion cérébrale que la jeune fille n'était guère certaine de mener à bien.

« Y'a-t-il ici des personnes blessées ou malades ne pouvant se rendre au Temple ? Y'a-t-il des bannis, des mordus, ou des griffés parmi vous ? En connaissez-vous ?»

Angélique s'interrompit une nouvelle fois, et harponna le regard de la chef de ce simulacre de refuge.

« Il n'est pas question de négliger les non-mordus. Mais ces malheureux peuvent autant que les autres tomber malade, souffrir, se blesser, et leur statut les prive d'accès au Temple... Alors nous, représentants du Temple, viendrons à eux. Peut-être qu'ainsi, un jour, serons-nous capable de les guérir de cette malédiction ? Donc, s'il vous plait madame, y a-t-il des personnes ne pouvant se rendre au Temple, ici ou dans les environs ? »

Angélique ne sut si elle devait se réjouir d'avoir trouvé l'objet de sa visite aussi rapidement ou, au contraire, s'en attrister. Elle esquissa un sourire dépourvu de joie à la vieille femme qu'elle écoutait attentivement, soulagée qu'ils ne fussent tout à fait seuls et abandonnés mais néanmoins bouleversée d'apprendre que tous ici furent mordus. Elle s'attendait à en rencontrer quelques-uns, une dizaine tout au plus ; pas un "nid" entier dont, pour certains, il n'était question que de temps avant qu'ils ne rejoignissent Anür.

« Si je m'étais attendu à… Ca, » souffla-t-elle.

L'impuissance et le désespoir qui apparurent sur son visage furent, cette fois, des plus authentiques et sincères. La prêtresse se rapprocha de la cheffe de ces gens en crapahutant accroupie, salir sa robe ou marcher dessus étant le cadet de ses soucis, pour en examiner la trace permanente laissée par la morsure. A vue d'œil elle semblait relativement ancienne ou, en tous cas, bien cicatrisée, toutefois Angélique hésita un instant avant d'y poser un doigt, comme si cela eut pu présenter un risque quelconque… A moins qu'il ne fallût attribuer ce léger tremblement dans sa main et le pincement de ses lèvres aux paroles fatalistes prononcées par la vieille femme.

Ce fut néanmoins d'une voix douce et à l'intonation compatissante, dépourvue de jugement ou de pitié, que la jeune fille s'exprima :

« Je comprends… Du moins je vous comprends autant que cela m'est possible… Ca a dut être tellement affreux. Est-ce la morsure qui vous a fait perdre vos cheveux ? »

Alors, comme s'il eut s'agit d'un signal, Angélique palpa délicatement les contours de la cicatrice afin d'en sentir la souplesse. La marque ne présentait aucune anomalie, et la seule chose qu'elle put constater fut la présence d'un bourrelet de chair rose pâle sans importance. La femme s'était raidie à son contact et ne se détendit à nouveau que lorsque la rousse eut regagné sa place face à elle.

« Je ne peux malheureusement vous promettre aucun… Miracle, Abigaëlle, » reprit-elle d'une voix plus ferme, afin de lui épargner tout espoir superflu. « Dans un premier temps, je souhaiterais examiner les personnes les plus malades, et les blessés les plus graves. Y a-t-il des mordus récents ? »

Angélique se tourna vers le chef des Boucliers –ou plutôt bascula sa tête en arrière afin de le regarder. A ses yeux, le colosse jurait curieusement dans cet endroit ; sans doute était à cause de l'équipement qu'il portait sur lui, supposa-t-elle.

« Savez-vous si la milice patrouille fréquemment dans le coin ? » lui demanda-t-elle en se gardant d'user bien du "Messire" ou de son prénom. « Si c'est le cas, il faudra que nous trouvions une alternative… Quoi qu'il en soit, je n'y pourrais rien aujourd'hui ! »

La prêtresse se leva alors, et étira les muscles de son dos et ses bras. Un reniflement lui échappa, à son grand regret. Comptant sur ses doigts en même temps, Angélique dressa une liste mentale des informations qu'elle devrait lui rapporter, les contre-mesures à prévoir ainsi que la pharmacopée qu'il lui faudrait se procurer ; elle ne manquerait pas d'occupations dans les jours à venir. Ceci fait, elle adressa un regard encourageant à la cheffe du groupe.

« Bien ! Et si on s'y mettait, » lui proposa-t-elle d'un ton plus enjoué. « Il se pourrait que j'ai besoin de votre assistance, et pendant ce temps vous pourrez me dire ce qu'il manque à vos besoins les plus immédiats. »

La cheffe appela à l'aide une vraisemblable prostituée, puis à elle deux lui exposèrent rapidement les cas : une grosseur de la taille d'une grosse pomme à la gorge, une jambe fracturée qui ne guérissait visiblement pas, de violentes quintes de toux que rien ne soulageait, des personnes prisent de fatigue ou de fièvre à peine capable de se lever de leur paillasse, des dents branlantes ou des gencives devenant noires, des contusions bénignes résultants de bagarres, et plusieurs cas de plaques de boutons ou colorées apparues sur le corps… Angélique, un linge sur le visage pour se protéger des odeurs nauséabondes autant que des postillons qu'elle exécrait, les suivaient entre les corps étendus qu'elles soulevaient ou manipulaient comme des poupées de chiffon afin de les offrir à sa vue.

Vérifier la température, examiner les gorges ainsi que l'état des dents, des yeux et des mains, palper la gorge jusque sous les oreilles, écouter le souffle… Des gestes que la jeune fille pratiquait depuis des années qu'elle aidait aux infirmeries du Temple, mais qu'elle réprima exceptionnellement par soucis des puces et autres bestioles présentes dans les paillasses crasseuses. Angélique se garda de les toucher, faisant confiance aux deux femmes auxquelles elle transmettait les instructions avec application pour les questionner ensuite d'un ton ou perçait néanmoins une certaine curiosité. Aux « sentez-vous quand on touche ? » se succédaient invariablement les « comment s'est passée la cicatrisation de votre morsure ? » et autres « avez-vous constaté des étrangetés ? » exprimés d'une voix douce mais ferme. D'un calme parfait, exemplaire, toute trace de son insouciance caractéristique avait quitté la jeune fille comme s'il s'agissait d'une seconde personnalité ; celle de la praticienne.

« La bouche puante. J'apporterais de quoi lutter plus efficacement contre ce mal, mais essayez de vous procurer des fruits... Sans ça, vos vieilles blessures se rouvriront et vous vous viderez de votre sang, » exposa-t-elle pour la seconde fois, les narines plissées, en se remémorant ce qu'elle apprit de cette maladie durant la famine vieille d'à peine plus d'un an.

Ce ne fut qu'au cinquième malade abordé qu'Angélique, commença à foncer les sourcils et se mordre les lèvres. Des tâches roses et boursoufflées couvraient un visage aux traits déformés fendu d'une bouche entièrement édentée, et des mains d'estropié aux doigts tordus et gonflés à peine manœuvrable. L'homme précédemment ausculté, son époux, présentait des symptômes similaires ; en plus d'une lèvre affreusement boursoufflée l'empêchant de correctement s'alimenter et des yeux étrangement dilatés… Un hasard ? Il soutenait, par ailleurs, avoir les doigts plus courts qu'autrefois, ce que la jeune fille confirma en comparant les membres des deux mains à présent totalement dissemblables malgré les affirmations de la prostituée le traitant de fou.

La rousse détourna les yeux, étudia les faits ainsi que les réponses apportées à ses questions, en observant un silence presque pieu ; elle ne croyait aucunement aux coïncidences. Pouvait-il s'agir d'un même mal ? De mémoire, la prêtresse croyait bien n'avoir jamais vu ça mais peut-être trouverait-elle une réponse à la bibliothèque ?

« Je n'ai jamais été confronté à ça, » admit-elle après un moment, les sourcils toujours froncés. « Je procéderais à des recherches pour comprendre ce qu'il est arrivé à vos doigts. Cela peut-être quelque chose de très rare que je ne trouverais que dans les livres… En attendant, vos symptômes à tous deux m'inquiète et je vous demanderais de rester autant que possible à l'écart des autres, par mesure préventive. »

Le silence, qui suivit ces "révélations", fut si pesant que même le guet, à l'extérieur, devait sentir la lourdeur de l'atmosphère au sein du refuge. Elles reprirent leur inspection grossière sans ressentir le moindre soulagement, bien au contraire, et Angélique fut assaillit de questions auxquelles elle n'eut plus envie de répondre. Elle croisa ses mains dans le dos, peut-être pour se donner une prestance qu'elle n'avait pas ou dissimuler son inquiétude, et suivit chacune des étapes nécessaires à l'établissement d'un diagnostique sans que son esprit n'y fusse tout à fait ; en secret, ses pensées esquissaient des théories ou listaient divers onguents à produire pour ces pauvres gens.

Un homme à la toux particulièrement inquiétante, qui durait depuis la fin de l'hiver, fut isolé et le tour des bannis fut terminé. Angélique ne revint auprès de Desmond de Rochemont, se plaçant précautionneusement à l'écart, un air anormalement sérieux sur son visage creux.

« Nous en avons fini aujourd'hui. Lorsque je reviendrais, j'aurais quelques soins mais je devrais certainement pratiquer des saignées sur tout le monde… En attendant, veillez à ce que les trois isolements soient respectés, c'est très important. Quant au pauvre homme qui crache du sang, j'ai bien peur de ne plus pouvoir faire grand-chose pour lui, si ce n'est prier, » soupira-t-elle d'un air affligé.

Angélique indiqua ensuite les précautions à prendre pour la femme enceinte, rappela de manger des fruits lorsque possible et de se laver méticuleusement tous les jours pour se débarrasser plus rapidement des poux, puis s'interrompit, le temps de laisser la vieille cheffe assimiler ses paroles. Elle sut que ce fut le cas lorsque son expression changea, devenant plus crispée. Alors seulement elle enchaina d'une voix plus faible, comme pour que ses propos ne soient audibles que d'eux trois :

« A quand remontent les derniers morts ? Avez-vous trouvé de quoi incinérer les corps ou bien sont-ils seulement enterrés ? »

« Bien » souffla Angélique avec un soulagement non feint.

Bien qu'elle eût aimé prendre possession d'une tête de mordu ou de fangeux, la jeune prêtresse fut néanmoins rassurée de savoir que la résurrection de l'une de ces monstruosités put être évitée. Compréhensive et compatissante, elle observait la vieille femme trembler tandis qu'elle-même frémit au souvenir de ses propres expériences à l'infirmerie, et le nombreux de mordus décédés entre les murs du Temple qu'il fallut ensuite brûler sur de grands bûchers dont l'odeur empestait encore à ses narines.

« Je suis de tout cœur avec vous, et je prierais les Trois pour ces malheureux et vous-même » récita-t-elle par habitude d'une voix plus douce, s'exhortant à ne pas trop s'impliquer émotionnellement. « Je préfère seulement m'assurer que le nécessaire… Enfin, on nous a rapporté plusieurs fois que, faute de moyen, les plus démunis mettent seulement en terre leurs morts. Si cela avait été le cas, nous aurions dû… » Angélique chercha ses mots, puis conclu d'une voix grave et basse : « faire le nécessaire. »

Quelle bien triste façon de formuler une exhumation suivie d'une décapitation et d'une incinération… A quoi l'humanité en était-elle rendue ? La rousse ne parvenait à s'y faire, malgré les mois et les années écoulés depuis l'apparition de ce fléau. Cette partie de la prêtrise la rebutait particulièrement, plus encore que les confessions des fidèles qu'elle exécrait.

La proposition du chef des Boucliers à la cheffe des mordus surprit, positivement il en allait de soi, Angélique qui ne s'en cacha pas. Le regard étonné qu'elle lui lança, les yeux légèrement écarquillés, parlaient pour elle. Toutefois cela n'eut pas dû ; ne l'avait-il pas sermonnée plus tôt au sujet des Trois ? Qu'il fût un croyant fervent et n'eut dû la troubler.

« C'est très généreux de votre part, merci ! » chantonna-t-elle. « Prier et croire est très important, même si ce n'est qu'en un seul Dieu. La guérison passe également par la purification de l'esprit… Mais plus les maux sont grands, plus les fautes à expier sont grandes, tous deux vont de pairs je le crains. Mais là n'est pas le sujet ! Je reviendrais, en effet. Plusieurs fois s'il le faut… Je procéderais à des confessions si certains le souhaitent. Que pensez-vous des lundis matin, Abigaëlle ? Un autre moment vous convient-il ? Je ne peux garantir venir plusieurs fois par semaine mais lorsque cela sera possible, je le ferais. »

Angélique laissa le temps à la vieille femme de réfléchir avant de la questionner à nouveau. Se trouver dans cet endroit commençait à l'angoisser, et elle avait hâte de s'en éloigner.

« Voyez-vous d'autres choses qu'il vous manquerait, que je puisse vous apporter dans les plus brefs délais ? Ca ne sera peut-être pas pour la prochaine fois, mais je ferais de mon mieux. » assura-t-elle.

Cet endroit était devenu leur foyer, se répéta la prêtresse en réprimant un frisson d'horreur. Les deux orbes bleus de ses prunelles se portèrent sur les parois délabrées pleines de jours et les deux pans de la toiture, bien que partiellement colmatés, encore troués en de nombreux points qui lui permettaient d'apercevoir la couleur du ciel sans avoir à en sortir. Angélique n'osait imaginer combien il devait y faire humide les jours de pluie ou de brouillard… Heureusement que les jours plus secs se rapprochaient, sans quoi elle n'eut misé sur leurs guérisons et rémissions.

« Vu de cette manière... »

Angélique expirait sa tristesse à chaque respiration. Le vieil abri n'était pas des plus sûr, mais elle comprenait néanmoins qu'on pût refuser s'en détourner. N'était-ce pas la seule chose qu'ils possédaient ? Il leur faudrait néanmoins trouver mieux dans un futur proche, observa la rousse en fronçant les sourcils devant la difficulté de cette nouvelle tâche à accomplir.

« Je ferais mon possible, madame. » assura une fois encore la jeune fille d'un ton grave. « Il vous faudra certainement exploiter les ressources des environs pour vous sustenter plus régulièrement, mais je vous y aiderais également. Je commencerais par faire un tour afin de voir ce qu'il est possible de récolter, ou même de cultiver… »

Son regard se porta sur son escorte qui quittait l'abri relatif de l'entrepôt/refuge sans un mot. Angélique se souvint des couvertures sur la monture et supposa qu'il s'en allait les distribuer en réponse à la vieille cheffe. Ou bien il ne supportait plus l'atmosphère à l'intérieur de la bicoque.

« Bien. Je reviendrais donc lundi ! » confirma-t-elle à la vieille femme dont elle prit la main pour la presser entre les siennes afin de lui transmettre réconfort et courage. « Soyez tous prudents jusque-là… Et vigilants avec les isolés. Quoi qu'il arrive, je n'abandonnerais personne. » conclut-elle d'une voix ferme et assurée comme si cela suffisait à redonner la foi aux plus sceptiques.

Angélique adressa un signe de main à la cheffe, puis à chacun des malades, et rejoignit la montagne de Rochemont à l'extérieur. Elle se força à maintenir un pas régulier et lent, les épaules et le dos droits comme il seyait à une prêtresse porteuse d'espoir et de bonnes nouvelles, bien qu'elle rêvât secrètement prendre ses jambes à son cou en se demandant dans quelle nouvelle affaire elle venait de s'embarquer –à pieds joints avec de l'élan. C'était pour le bien de tous, s'admonesta-t-elle intérieurement. Devant la porte précaire et branlante de l'entrepôt se dressaient trois personnes, qu'elle supposa être le guet accompagné par la vieille Abigaëlle et la prostituée.

La rouquine garda, une fois encore, une distance relative avec le maître des Boucliers de Marbrume qui lui semblait être près à partir. Elle opina du chef, en silence, et s'engagea sur le chemin qu'ils avaient suivi pour venir ; toutefois elle ne s'en souvenait pas de la totalité et elle se laissa volontiers guider après quelques mètres en observant minutieusement les environs proches, ou en jetant des coups d'œil par-dessus son épaule. Angélique prit la parole dès qu'ils eurent amorcés le premier virage, et s'être assurée qu'aucun des mordus visités ne les avait suivis.

« Je tiens à vous demander pardon pour vous avoir appelé par votre prénom. » commença-t-elle sans préambule. Elle parla ensuite d'une traite, son regard braqué loin devant elle tandis qu'elle se triturait les doigts. « Je craignais qu'ils ne prissent peur autrement, et comme ils semblaient vous prendre pour un prêtre… J'espère que vous saurez me pardonner, messire. Ceci étant dit, je crains que certains ne soient plus gravement malades qu'ils ne le paraissent… J'ai observé d'étranges symptômes auxquels je ne connais rien alors, dans le doute, je me tiendrais à bonne distance ded vous et vous demanderais de bien laver vos mains, vos pieds et votre visage dès votre retour. Avec du savon au minimum, du vinaigre au mieux. Ne revenez que lorsque nécessaire, restez toujours à distance d'eux et, si possible, ne rentrez pas dans ce… Nid à maux. »

La prudence jumelée à la prévenance de son escorte tirèrent un sourire à la jeune fille qui flottait encore sur ses lèvres quand elle porta son regard sur la montagne de chairs et de muscles. Sans doute eut-elle volontiers rit s'il n'avait finalement abordé le "faux Dieu" d'un ton si éloquent.

« Je vous remercie une fois de plus, et je suivrais votre conseil à la lettre. Il m'arrive déjà bien assez de... Mésaventures, au cœur de la cité, pour ne pas en rajouter en dehors. »

Angélique suspendit ses paroles. Son visage put paraitre fermé au premier abord mais le léger plissement dans ses yeux et le froncement de ses sourcils indiquaient qu'elle réfléchissait. La prêtresse s'égarait effectivement dans les souvenirs de tout ce qui avait bien pu lui arriver à l'intérieur même de Marbrume ; fuites éperdues, presque enlèvements, meurtre juste devant elle... La rouquine avait également assisté à des tabassages en règles, prêté assistance à quelques victimes de viols ou enquêté sur des affaires de sorcellerie et autres rituels du cloaque. Sans compter les invasions de Fangeux, dont l'une les privait désormais d'un quartier. Son corps fut secoué d'un frisson pour chacun d'entre eux dont elle se remémora, mais elle n'en dit rien au mercenaire.

« Je m'en remets donc à vous, et votre guilde, pour assurer ma sécurité. Etes-vous certain que... Et bien, un sou, ce n'est pas cher payé pour vos services... Ne voulez-vous rien de plus ? Quoi qu'il en soit, j'accepte volontiers un broc d'eau et un savon, ça sera suffisant. Je garderais ces vêtements. Non pas que votre proposition ne me convienne pas, mais la dernière fois où je suis rentrée avec une tenue différente... Pauvre innocent qui a presque été jeté à l'extérieur du Temple ! »

Angélique émit un petit rire alors qu'elle se rappelait les têtes du père Isidore et Antoine lorsque, le surlendemain de cette triste journée, elle démentait leurs sous-entendus odieux. L'ainé Castaing avec elle ? Grands Dieux, non ! Il était bien trop charmeur et joueur pour se montrer honnête. Et puis quitte à choisir, la rousse lui préférait son jeune frère.

« Vous parliez d'avoir perdu votre titre, » reprit-elle d'une voix plus sérieuse. « Etiez-vous noble ? Ou bien Chevalier peut-être ? Oh, je suis navrée si mes questions vous ennuies... C'est juste que... Et bien, je n'aime pas le colportage et ne m'intéresse que rarement aux rumeurs. Elles dépeignent souvent des choses bien trop éloignées de la réalité, à mon goût, et souvent exagérées. » ajouta-t-elle presque piteusement pour justifier son ignorance.

Ses deux orbes bleus-gris rivés sur le visage de Desmond, Angélique observait ses réactions sans rien dégager d'autre qu'un curieux intérêt exempt de toute forme de jugement. Les commissures de ses lèvres s'élevaient légèrement, mais pas d'une manière qui différa de son habitude avenante. Peut-être espérait-elle s'entendre conter un récit palpitant ?

« Oh... Je suis désolée pour vous, ça a du être terrible. Il ne vous reste plus que quelques mois à attendre, ça viendra vite ! »

Angélique, aiguillée par la date précise, imaginait sans mal que le mercenaire devait compter chaque jour le séparant de la restitution de son titre et ne pas partager son avis, trouvant certainement le temps trop long. Au moins pouvait-il de nouveau circuler dans la cité, ce qui était déjà un allègement en soit.

Ils parvinrent en vue de la guilde tandis que Desmond en parlait. La prêtresse ne reconnut pas immédiatement le bâtiment, il lui semblait toutefois familier. Ce ne fut seulement lorsqu'il s'approcha d'une porte qu'elle le réalisa.

« C'est un beau projet. Les arbalétriers sont de précieux atouts en ces temps troubles. » approuvait-elle alors que son escorte se déséquipait. « J'envie les gens qui savent manier les armes... D'une certaine manière. Je ne sais utiliser que ma fronde, et encore, il faut le dire vite ! »

La jeune fille tapota à sa ceinture où était suspendu son objet, d'une manière qui eut pu s'apparenter à un « merci de toujours être là ». De fait, l'arme visible était manifestement de piètre facture mais avait, jusque là, toujours remplie son office lorsque sa propriétaire parvenait à ajuster sa visée. Un mince sourire étirait ses lèvres, donnant un aspect tendre à son visage comme si elle se remémorait bons moments passés ensemble.

L'homme envoyé cherché un nécessaire à toilette était de retour. En silence, Angélique remonta ses manches bien au-dessus des coudes, et entreprit de procéder à un lavage minutieux et rigoureux de ses bras, son cerveau égaré dans mille et unes pensées. Elle se demandait encore ce dont pouvait bien souffrir le malheureux couple... Mais aucune idée pertinente ne lui vint.

Lorsqu'elle eut terminé, la peau de ses mains était rouge et sensible. Elle se tourna alors vers le chef des Boucliers, une sorte de résolution bien marquée sur les traits de son visage. La prêtresse lui adressa un sourire ou se mêlaient reconnaissance et joie, puis reprit la parole sur un ton plus formel, presque conforme à son statut mais qui lui était étranger la plupart du temps.

« Je vous remercie une fois encore, messire de Rochemont. Je pense avoir assez abusé de votre temps pour aujourd'hui, et je dois rentrer remplir mes obligations. Et vous devez certainement en avoir également ! » Presque quatre heures s'étaient écoulées depuis son départ du temple. « Mes prières iront assurément à votre guilde ! Je reviendrais la semaine prochaine, comme convenu, pour demander à l'un de vos hommes de m'accompagner. Dès que j'aurais des choses à vous faire essayer je vous les ferais parvenir. D'ici là, et même par la suite, n'hésitez pas à me faire appeler si vous en avez le besoin ! Bonne journée messire ! »