Pour la Guilde ! [Libre]

Rasséréné sur sa barque en pleine mer, bercé par le rythme des vagues, Edgar se trouvait là, accroupi dans son petit navire fraîchement bâti et d’excellente facture, canne à la main, haut-de-forme sur la tête pour se couvrir du soleil. Le vent chatouillait ses tempes et une fraîche odeur de sel lui chatouillait les narines. Pas un nuage ne s’esquissait dans cet infini bleu qui lui rappelait l’ineffable pureté de la sacro-sainte Anur. Quelques mouettes passaient par là, riant aux éclats, plongeant dans l’espoir de trouver une proie.

La canne de Duval semblait s’alourdir. Il dut la tenir des deux mains, lâchant un juron de surprise, se redressant à l’arrière pour hisser la bête de tout son poids. Il crut un instant que son bateau allait chavirer au point de finir par-dessus bord. Finalement, il réussit à extraire sa prise : un magnifique crû de Sombrebois, quarante-cinq ans d’âge.

Il sourit.

Il ouvrit ensuite l’œil. Une autre bouteille trônait sur la commode, plus un concentré de vinaigre qu’un bon vin qui l’avait aidé à trouver le sommeil. Cette fois-ci, il essaya de prendre un minimum de contenance pour ne pas renverser le cadavre de bouteille à terre.

« Par les Trois, j’ai envie de me faire ouvrir en deux par un cheval ! s’exclama-t-il en se massant les tempes. »

Il avait une énième gueule de bois. Cette fois, il sentait presque la douleur dans sa jambe gauche, à croire qu’il ne s’était pas assez saoulé la veille pour ignorer le supplice causé par sa guibole. Il se leva en boîtant sur le plancher grinçant, lui même mécontent d’accueillir son hôte après une nuit agitée. Il ouvrit un petit caisson dans lequel étaient entreposées des fioles au liquide bleuté. Sauf qu’il n’en restait qu’une. L’air interdit, l’ingénieur la contempla un instant. Il lui faudrait bientôt faire des emplettes pour éviter le pire, et ce genre d’article était d’une facture telle qu’on ne le trouvait pas à tous les coins de rue. Il intériorisa un juron, débouchonna la fiole et la vida d’une traite dans sa gorge. Le goût sucré et chaud lui brûla presque les trachées, ce qui lui offrit une sensation agréable, pareille à l’alcool de cerise de messire de Rochemont. Cette journée sera décisive pour remplacer ses calmants, pensa-t-il.

Mais l’aventure n’attendait pas. On l’attendait déjà en monture pour l’accompagner jusqu’au chantier du QG de messire de Rochemont. Le soleil matinal accompagnait une demi-douzaine d’ouvriers dans leur dur labeur, secondés et entourés par les mercenaires de Desmond. Tous s’accordèrent à une amicale révérence envers l’ingénieur, qui le leur rendit bien.

Un homme approchait de l’ingénieur. Il ressemblait davantage à une gens du peuple que notre ingénieur, mais avait infiniment meilleure mine.

« Salutations, Monsieur Duval. Le chantier avance à grand pas. Les fortifications sont presque terminées, nous avons placé des réservoirs de sel aux endroits stratégiques et le sous-sol ne reste plus qu’à être aménagé.
— Pensez-vous que notre client pourra commencer à investir les lieux d’ici le mois prochain ? de demander Duval.
— Si nos ouvriers travaillent toujours autant d’arrache-pied, je suis optimiste, Monsieur Duval. »

L’ingénieur hocha la tête. Un mercenaire avait attendu son tour pour prendre la parole. Sous son apparence machiste et virile devait se cacher un individu docile et rompu aux différents codes sociaux. Il dégageait ce même air de sauvagerie que messire de Rochemont, eût-il témoigné le respect qui était dû à l’ingénieur.

« Vous tombez bien. Le patron veut vous parler, il est ici même. »

Duval chercha du regard le noble, dont la silhouette saurait se distinguer parmi les sbires et les ouvriers.

J’aime quand un plan se déroule sans accroc et c’est actuellement le cas quand je vois la rapidité avec laquelle les travaux avancent. Malgré le bruits des ouvriers, j’ai quand même ouvert ma guilde, du moins en partie et je ne doute pas, de pouvoir bientôt accueillir mes hommes et mes futurs clients dans des conditions décentes.

Quand on parle du loup, on en voit la queue et je vois l’ingénieur que j’ai croisé un mois de cela, accompagné par un de mes mercenaires, Jean, se diriger vers moi. Voulant paraître courtois envers le savant handicapé, je les rejoins rapidement et serre la main au nouvel arrivant afin de lui souhaiter la bienvenue, je prends ensuite la parole :

Voilà du fort bel ouvrage, je voulais vous remercier pour votre aide, sans vos compétences, je n’aurais jamais réussi.

C’est vrai que je suis bien incapable de tracer le moindre plan, et en plus, j’en ai aucune envie. Déjà que j’ai du mal à lire et à écrire, comptez des angles va me donner à la tête.

Je fais ensuite signe à mon acolyte de s’éloigner et une fois que nous seuls et que personne ne peut nous écouter, je lui dis :

Maintenant que tout fonctionne sur les roulettes, vous m’aviez parlé d’une affaire qui nécessite une certaine dose de confiance entre nous. Il s’avère que j’ai un peu de temps avant mon prochain départ, alors si vous voulez que je fasse quelque chose pour vous aidez, surtout n’hésitez pas.

Je le laisse réfléchir à ma proposition et j’enchaîne ensuite sur un tout autre sujet :

Avez-vous entendu parler des villages de Balazuc et de Sombrebois, au sud de la capitale ? Ils sont en pleine reconstructions tous les deux, même si du premier, on part vraiment de zéro, et je me demandais, puisque vous êtes spécialisé dans les travaux publics, si vous seriez intéressé pour rejoindre le convoi qui partira dans quelques jours en direction de ces deux localités.

Mon prestige ne sera que plus grand si j’arrive à persuader un grand architecte de venir voir les deux bourgades.

Edgar fut accueilli par le Félon par une poignée de main énergique. On aurait cru l’espace d’un instant qu’il avait affaire à un champion de Serus. La réputation de l’homme n’était pas à mettre en doute ; du point de vue de l’Ingénieur, c’était un "beau bébé", un mastodonte, une montagne de muscle qu’on croirait ne jamais choir sous l’entaille d’un Fangeux. Et pourtant, prudence étant mère de sûreté, Edgar avait bien insisté pour que l’auberge soit fortifiée en intégrant l’ultime technologie connue à ce jour capable de repousser la Fange : le sel.

« Voilà un bel hommage de votre part, messire de Rochemont. Qu’à cela ne tienne, vous avez des compétences que beaucoup envieraient et qui ne font pas partie de mon expertise. »

Le vieil homme aimait au fond qu’on reconnaisse et salue son travail, surtout de la part de ses cadets. Il regarda Jean s’éloigner, tandis qu’il se mit à ouvrir la marche un peu plus loin, boîtant, s’aidant de sa canne, histoire de faire un minimum de mouvements pour s’aérer l’esprit et le corps tandis qu’il buvait les paroles de Desmond sous le soleil printanier. Voilà en effet que l’épéiste proposait son aide ; à croire qu’il était impressionné par la conduite des travaux. Qu’aurait-il à proposer une fois que l’auberge serait achevée, pensa-t-il.

« C’est bien aimable, messire de Rochemont. Mais attendez donc que votre établissement soit achevé, ne trouvez-vous pas ? Je peux quand même vous parler d’une affaire qui me tracasse depuis deux longues années maintenant… »

Il prit une pause, continuant de marcher, gardant une distance respectable autour du chantier, de sorte à ne pas être hors de portée de la vue des convives ; simplement de leurs oreilles.

« Je suis à la recherche d’un éminent personnage répondant au nom de Jocelyn de Chastain. Il est récemment devenu baron. Les De Chastain vous évoquent peut-être quelque chose, des vassaux on ne peut plus loyaux au service de la famille de Sylvrur. J’ai, disons, quelque passif indirect avec notre ami le baron. Celui-ci a engrossé ma femme par le passé – je vous rassure, je ne lui en veux pas, ma pauvre épouse n’était pas douée d’une vive intelligence, son sein était ce qu’elle avait de meilleur a offrir. Je le soupçonne de l’avoir fait assassiner pour ne pas éveiller les soupçons sur l’existence de ses trois bâtards. J’ignore ce qu’ils sont devenus. Ils ne m’ont jamais aimés alors que je les ai élevés de tout mon cœur, lorsque j’avais encore deux jambes et une condition plus… Décente, si je puis dire. »

Il s’arrêta un moment pour reprendre contenance. Il essuya son front poisseux d’un revers de manche, affublé de son éternel grand manteau d’aristocrate, tandis qu’il s’appuyait un peu plus sur sa canne, comme s’il allait l’enfoncer dans la terre ferme. Il embrassa d’un œil triste l’ouvrage auquel ses ouvriers accordaient un labeur certain.

« Le fait est que cette femme m’avait donné une fille. Et lorsqu’elle a suivi sa mère pour revenir auprès de messire de Chastain, j’ai appris qu’elle a fini à la Balsamine et qu’après la passe d’un client, on l’a retrouvée mutilée, os brisés, méconnaissable. Je ne recherche donc non pas un, mais deux fils de pute qui n’ont aucun respect pour les femmes. Parce que vous voyez, messire de Rochemont, moi les femmes, je les méprise pour ce qu’elles sont capables de faire subir à un homme, mais jamais, JAMAIS je ne leur lèverai la main dessus !»

Il avait haussé le ton. L’image du cadavre de sa fille était encore imprégné sur sa rétine. Par chance, ou par malchance, il n’a jamais su ce qu’il était advenu de son ancienne femme ; il était aujourd’hui veuf, c’est tout ce qui importait. Dans son regard éteint semblait avoir point une lueur de colère jaunâtre, alors qu’il fusillait messire de Rochemont du regard.

« Alors j’aime autant vous dire que je rejoindrais votre convoi avec grand plaisir, mais les Trois m’observent ; j’ai d’autres chats à fouetter sur le moment ! J’ai encore en travers de la gorge l’impunité du sang bleu et de ce client que personne n’ose dévoiler. Ou de ces clients. Je ne sais absolument rien. J’avais essayé de me renseigner sur ce qu’il s’était passé précisément, après quoi j’ai été surchargé d’autres préoccupations. Personne ne sait quoi que ce soit, mais je sais qu’ils mentent tous. On ne saccage pas un pauvre corps comme ça sans impunité, merde ! »

Sous l’empire de ses émotions, sa main gauche commença à trembler alors qu’il commença à chavirer au point de perdre l’équilibre, comme si son unique genoux valide se dérobait sous son unique jambe valide.

Après avoir échangé quelques amabilités, l’ingénieur se met à table, me parlant de son passé, un brun tumultueux. Sa vie sentimentale semble avoir été une longue série d’échec, et les femmes qui l’ont connu n’ont pas vraiment eu beaucoup de chance. Connaissant la Balsamine, je suis assez étonné que sa fille ait fini ainsi, la réputation de cet établissement étant portant bonne.

En tout cas, je n’ai rien à voir avec sa mort, n’ayant tué aucune des filles là-bas. Quand il me dit qu’il ne lèvera jamais la main sur une femme, je me demande bien comment il fait, car parfois, elles le méritent vraiment. Pour ne pas l’énerver davantage, je ne partage pas mes réflexions et je hoche la tête pour bien lui montrer que je partage son opinion, ce qui est totalement faux, bien entendu.

Il conclut en disant qu’il ne bougera pas d’ici tant qu’il n’aura pas trouvé les coupables et voyant qu’il a de plus en plus de mal à se tenir debout, je l’attrape par les épaules pour qu’il reste bien droit. Une fois que je me suis assuré qu’il ne tombera pas sur le sol, je sors ma flasque d’eau de vie de cerise, je l’ouvre et je lui tends.

J’attends de voir s’il va la prendre, puis je lui indique, d’une voix tout à fait sérieuse :

Nous avons donc un accord, je vous aide à retrouver les assassins de votre femme et votre fille. Ceci fait, vous m’accompagnez à Balazuc et vous aidez à la reconstruction, marché conclu ?

Je lui tends la main, attendant de voir s’il va la serrer.

Je sais d’avance que ce ne sera pas une quête facile, du moins pour sa femme, mais pour sa fille, avec mes contacts chez la Balsamine, cela ne devrait pas être difficile de trouver le dernier client. Après, il ne me restera plus qu’à lui faire avouer, ce qui est ma spécialité.

Chancelant, manquant de s’effondrer à cause de l’émotion, l’ingénieur fut rattrapé d’une forte poigne, presque pareille à une patte d’ours qui soutenait sa colonne, alors qu’il reprit peu à peu ses esprits. Il se jeta presque sur la flasque que messire de Rochemont lui avait tendue, ce fameux alcool de cerise dont il humait déjà les senteurs enivrantes, un brin agressif pour ses narines, mais dont les aromes salvatrices coulaient aussitôt dans son tube digestif. Duval observa ensuite son interlocuteur, ses yeux plantés dans les siens. Il réfléchit à deux fois à ce qu’il avait entendu : cet homme avait décidément besoin de ses talents, et il semblait prédisposé à aider Edgar dans ses desseins personnels. L’ingénieur, eût-il pris des risques à parler de la chose à un homme qui serait capable de le broyer en deux s’il estimait l’unijambiste tel un cafard à écraser, n’était en réalité pas perturbé à l’idée de faire tomber un baron. En échange de quoi, le labeur de Duval s’en retrouverait plus grand, à Balazuc qui plus était.

Il empoigna de nouveau la main de messire de Rochemont.

« J’imagine qu’après le Labret, il nous faut œuvrer au rétablissement des duchés coûte que coûte. Et la mémoire de ma fille n’a pas de prix, messire de Rochemont. Si vous m’aidez à mettre la main sur ces deux affreux personnages, alors je serai votre obligé. »

Il désserra sa poigne et lui rendit sa flasque, se remettant en marche, essayant de ne pas nourrir de pensées noires à l’attention du baron ou de cet inconnu qui avait fait de sa fille une marionnette démembrée. Il poursuivit, comme s’il engageait un monologue.

« Je n’ai jamais adressé la parole à De Chastain. J’ai eu vent de son existence par feu ma femme, après quoi j’ai payé grassement quelqu’un pour avoir le maximum d’informations sur lui. Il doit savoir qui je suis et doit me prendre pour un cocu incapable de faire le moindre mal à une mouche – ce qui n’est pas faux, en soi. En quarante-cinq ans d’existence j’ai voué ma vie aux arts, à la science et aux Trois. J’ai toujours refusé de laisser mon cœur souillé par de mauvais sentiments, ce n’est pas dans les mœurs des Trois. Et pourtant, j’ai le sentiment que dernièrement tout s’effondre autour de moi, dussé-je bâtir de nouveaux édifices pour offrir des abris aux nôtres. Et que la justice n’est qu’une notion humaine ; les dieux nous ont offert la Terre, le Ciel et la Mer, à nous d’en faire des logis, des murailles… Et d’autres instruments moins… Conventionnels. Je dois obtenir justice par moi-même. »

Il jeta ensuite un œil à messire de Rochemont, se rendant compte que l’alcool, plus l’étrange substance qu’il avait inhalée ce matin, le rendait assez verbeux, peut-être au point de ne pas être écouté. Il continua néanmoins sur sa lancée, boîtant à travers les décombres des habitations alentour.

« L’enfant de salaud ne devrait pas être difficile à atteindre, il doit se cacher comme un lâche sur l’esplanade. Si vous arriviez d’aventure à l’en extraire et que ses enfants soient dans les parages, par pitié, ne leur faites rien ; ils n’ont jamais demandé à porter son sang et ils n’ont fait que suivre leur mère. J’aimerais l’avoir vivant en face de moi, j’ai même quelques outils dans mon atelier qui pourraient nous permettre de le faire parler sans trop de difficulté, si vous voyez ce que je veux dire… »

Il accorda un regard plus grave à messire de Rochemont, le dévisageant à nouveau, inspectant sa silhouette d’un regard à nouveau vitreux. Nul doute que cet homme se connaissait quelques talents tortionnaires…

« Enfin, c’est vous le spécialiste sur l’affaire. Parlez-moi un peu de Balazuc. Je n’y ai jamais mis les pieds. Vous avez des précisions à m’apporter sur ce que vous souhaiteriez ? Croyez bien que j’entamerais les travaux préliminaires avant d’y aller ; je dois bien pouvoir trouver un cadastre des environs quelque part… À moins qu’il n’y en ait pas encore, et auquel cas je le ferai. Il y a beaucoup à faire avant de fouler la terre à rebâtir. »

L’architecte me serre la main, scellant ainsi notre accord, ajoutant même que je serais son obligé ! Cet ancien père et nouveau veuf doit vraiment tenir à sa vengeance. Il me rend ma flasque, ce qui est une bonne chose, car j'en ai besoin et s’éloigne un peu plus des personnes déjà présente, afin, je suppose, de pouvoir parler plus librement.

J’en apprends un peu plus sur l’affaire et de fameux baron De Chastain. Sa femme a dû être vraiment être très belle pour faire tourner ainsi la tête à un noble. J’ai devant moi un homme qui a subi pendant des années sans se rebeller, mais aujourd’hui la coupe est pleine et d’un chaton, il est devenu un tigre assoiffé de sang, comme dans les légendes des pays lointains.

Il indique une condition supplémentaire, ne pas faire de mal aux enfants du noble, ce qui va être difficile, j’ai bien un plan, mais cela nécessite pas mal de violence, comme tous mes plans d’ailleurs et je ne promets rien. Mais le reste est très intéressant pour moi, car il indique connaître un peu la torture et pour moi qui suis toujours à la recherche de nouvelles techniques, c’est une vraie opportunité, je me demande d’ailleurs les divers instruments qu’il peut avoir, même si je suis d’accord qu’un compas ou une équerre, suivant l’endroit où on l’applique, peut faire très mal.

Je me dois toutefois de lui poser une question :

S’il s’avère que c’est un de ses fils qui a tué votre fille, que dois-je faire ?

Car plus j’y pense, plus je suis persuadé que c’est l’un d’eux qui a fait le coup, ils avaient le mobile; se débarrasser d’une demi-sœur pouvant mettre à mal leur réputation, les moyens financiers et l’impunité apporté par leurs statuts, sans compter qu’elle a dû les suivre sans se méfier. Mais tout ceci sera à creuser, bien entendu.

Mon interlocuteur aborde ensuite la création du village de Balazuc et je lui réponds en toute honnêteté :

Je ne sais pas s’il y a un cadastre dans les archives royales mais je connais déjà la programmation des travaux, car je me suis renseigné. Un camp fortifié, c’est déjà installé dans les ruines et la pose de murailles en bois est en cours. Il y aura ensuite la route royale, l’auberge et le temple.

À nouveau, le visage d’Edgar reprit vie. Son regard terne semblait de nouveau illuminé ; ses deux iris serties de deux citrines, chaudes, frappé par une idée à laquelle il n’avait jamais pensé. Il s’arrêta net, interdit, agrippant le bras de messire de Rochemont, pour l’arrêter autant que pour demeurer en équilibre. Sa respiration se saccada un instant.

« Vous voulez dire que ce serait un des rejetons du baron qui aurait fait ça ? C’est impossible…! Quoique, je pense spontanément à Samuel, le premier des trois. Non… Non… Cela ne se peut ! »

Il se massa un moment les tempes avant de reprendre.

« J’ai élevé ses trois autres enfants comme si c’était les miens. Ils se sont toujours très bien entendus avec Cassandra. Samuel ne lui aurait jamais fait ça. Pour les deux autres enfants, j’ai oublié de préciser qu’il s’agit de deux filles, Agenon et Jade. Tous trois ne m’ont jamais porté dans leur cœur, j’ai toujours été un sous-modèle à comparer à leur vrai père qui avait du sang bleu. Mais je vous assure, messire de Rochemont, j’étais solide à l’époque, j’acceptais tout ce que la vie m’envoyait, bonnes choses comme… Moins bonnes choses. Non, s’il vous plaît, dans la mesure du possible, laissez les trois de côté. Si ça se trouve, vous ne les croiserez même pas en travers de votre chemin. La cible véritable n’est autre que le baron Jocelyn De Chastain. Et si ses enfants se mettent en travers de sa route, je souhaiterais que vous les écartiez par les moyens les moins violents qui soient. Le baron est responsable de la mort de Victoria… ELLE SERAIT ENCORE EN VIE AVEC MOI ! »

Il avait finit par hurler. Ce monologue, ces explications à l’intention du sang bleu avait ravivé un semblant de colère en lui, longtemps refourgué au dernier plan afin de laisser son cœur se nourir d’Anur, des sciences, des arts, de xylologie ; bref, tout ce qui embrassait un savant mélange de culture et de nature.

Mais ici la tentation était forte. Il pourrait possiblement se faire aider d’un personnage puissant qui savait fédérer des hommes. Lui n’était qu’un vulgaire handicapé qu’on fusillait du regard, après qu’il eut élevé la voix.

« AU TRAVAIL, BANDE D’IDIOTS ! avait-il alors tonitrué aux ouvriers qui s’étaient arrêtés l’espace de quelques secondes.

Ceux-ci, ébétés, reprirent du labeur en déglutissant. La plupart n’avaient jamais vu Edgar dans cet état, mais c’était sans aucun doute de messire de Rochemont dont ils avaient peur. Pas de l’ingénieur. Ce dernier épongea son front poisseux à l’aide de son revers de manche et fit demi-tour, ronchonant, faisant des gestes au noble comme pour ne pas l’interrompre tandis qu’il broyait du noir. Juste quelques instants. Puis, il reprit cette éternelle mine sombre, terne, comme si rien de tout cela ne s’était passé.

« Pour ce qui est de l’érection du temple à Balazuc, il s’agira de fonds publics et donc d’impôts levés sur la population. Le code des ingénieurs interdit l’enrichissement sur les travaux de bien communs, alors autant vous dire que je serai d’autant plus votre obligé s’il est question de bâtir un temple. Avez-vous pensé à faire du mécenat à ce sujet ? Cela renforcerait d’autant plus votre réputation, messire de Rochemont. J’en croise, des âmes brisées au Temple. Certains travailleurs préfèrent mourir de faim sous la grâce d’Anur que de vivre sous la menace d’Etiol ; la foi fait tenir les plus démunis d’entre nous. Pour l’auberge, un travail similaire à la vôtre sera de mise, mais pour la route royale, il s’agit d’un projet ambitieux qui risquerait de ne pas voir le bout de son nez avant un temps. Enfin, nous aurons l’occasion d’en reparler… Et… Avant que j’oublie… »

Il s’était de nouveau tenu à distance raisonnable pour ne pas être écouté.

« Avez-vous des murs où nous pouvons détenir le baron pendant que je m’occupe de lui ? J’ai les outils pour le faire parler à l’atelier, mais je ne possède pas de cachot ou chose similaire. Un endroit discret où nous pourrions le garder des jours, ou des semaines. C’est envisageable pour vous, ou faut-il que je fasse des recherches de mon côté ? »

L’architecte rejette en bloque ma théorie sur ses enfants, comme quoi ils sont tous gentils et respectueux. S’ils l’étaient tant que cela, ils seraient à ses côtés ou lui aurait envoyé un peu d’argent, à la place, j’ai l’impression qu’il a dû faire son deuil seul. Il s’emporte pas mal d’ailleurs, il hausse même le ton, comme si c’était de ma faute.

Bien sûr, son attitude surprend les ouvriers, et il doit les insulter pour les remettre au travail, ce qui n’arrange pas la situation. Il change ensuite de sujet, reparlant de Balazuc et je lui dis :

C’est une très bonne idée, j’ai quelques contacts avec des prêtres et je pense pouvoir aller au Temple pour faire quelques recrutements.

Mon prestige n’en sera que plus grand, même si cela me prend un peu de temps. La difficulté reste l’argent, il faudra équiper ces personnes et leur fournir eau et nourriture. Le mieux serait qu’il soit déjà indépendant, mais cela va être difficile à trouver, je suppose que les Trois m’aideront dans ma tâche. Je suis sorti de mes réflexions par mon interlocuteur qui me fait une demande pour le moins étrange et je lui réponds en souriant :

Je ne pense pas que nous allons pouvoir garder le noble au secret pendant des jours, toute la Milice nous tomberait dessus très rapidement, on ne plaisante pas avec l’enlèvement de gens vivant à l’Esplanade. J’ai un plan, mais cela va demander un peu de temps de préparation.

J’ai besoin d’information et je vais mettre un de mes hommes sur le coup, toutefois, je dois préciser les choses :

On fait les choses à ma manière, vous aurez la personne qui a tué votre fille et un tête-à-tête avec le baron pour essayer vos outils. Je vais avoir besoin d’une quinzaine de jours pour organiser tout cela, pendant ce temps, ne faites rien de stupide, rester calme, occupez-vous et essayez de soigner votre jambe.

Je réfléchis une seconde et trouve dans mes différents contacts une apothicaire très compétente, je lui indique donc :

Je connais une femme qui m’a soigné à de nombreuses reprises, je vous vous donner son adresse, si vous indiquer que vous venez de ma part, elle vous recevra sans problème. Elle fait des miracles et j’ai besoin de vous en pleine possession de vos capacités mentale et physique, car il faudra se déplacer rapidement et silencieusement.

Voilà, je crois avoir tout dit, je le laisse donc me répondre, m’apprêtant à prendre congé, à moins qu’il ait de nouvelles questions.

L’ingénieur, qui s’était évertué à rester à distance raisonnable des mercenaires comme des ouvriers, gardait un œil sur la main d’œuvre tandis qu’il parlait affaire avec messire de Rochemont, craignant que quelqu’un s’approche de trop pour les entendre. Il se tenait prêt, en tout instant, à interrompre le noble si d’aventure une oreille étrangère s’égarait trop près. Par chance, il le laissait poursuivre. À sa grande déception, qu’il dissimula, non seulement ils ne pourraient pas garder le baron suffisamment longtemps, mais en plus il faudrait agir selon les volontés du sang bleu. C’était peut-être ce qu’il y avait de mieux à faire.

Il inspira et réfléchit un instant.

« Je comprends. Je comprends… Prenez le temps qu’il faudra, ni vous ni moi ne devons nous compromettre. Le roi a la jugeotte assez légère et il lui suffirait d’une sentence verbale mal placée pour condamner un sujet à la potence. Je vous donne ma parole : je ne ferai rien de stupide lors du temps de votre préparation. Quinze jours, pas plus. »

Il s’arrêta un instant en voyant messire de Rochemont feuilleter une espèce de portefeuille qui contenait, à n’en pas douter, une liste de contact avec soit des armoiries, soit des emblémes qui devaient permettre de reconnaître la personne identifiée pour celles et ceux qui ne savaient pas lire. L’ingénieur se pencha un peu plus pour observer un nom et une profession : apothicaire. Comme si les Trois lui envoyaient un signal, lui qui avait besoin de nouveaux calmants.

« Voyez m’en navré, messire de Rochemont, mais je crois bien que je suis réduit à rester un estropié boiteux le reste de mes jours. Le mieux que je puisse faire, c’est de calmer la douleur de ma guibole. Dans le cas le plus radical, je me ferai amputer, mais je n’aime guère l’idée de me trimballer une jambe en bois rigide qui me ferait d’autant plus perdre en mobilité. Pour ce qui est des capacités mentales, je crois avoir déjà fait mes preuves, mais peut-être me faudra-t-il agir autrement s’il s’agit d’un… Rapt et subséquemment d’un interrogatoire sous l’empire de la torture. Je ferai le nécessaire pour être en possession de mes moyens, mais gardez en tête que je ne suis qu’un vulgaire ingénieur boiteux, pas un assassin. »

Il finit pas se rapprocher un peu plus du chantier, comme s’il avait terminé de parler affaires avec messire de Rochemont. Alors qu’il se trouvait cette fois bien plus entouré qu’à l’instant, mercenaires comme ouvriers à l’écoute, il conclut.

« Je vais continuer ma besogne céans, prendre connaissance de l’avancement des travaux et prendre congé à une heure raisonnable pour rendre visite à cette apothicaire dont vous m’avez fait mention. Il me tarde de voir mûrir les fruits de notre collaboration, messire de Rochemont. Que les Trois vous gardent dans vos entreprises. »

Il accorda une main à l’homme gargantuesque, lui offrant un sourire cordial, quand bien même son regard gris semblait trahir sa peine éternelle.

Vu mon passif avec le Roi, je ne peux que hocher la tête quand mon interlocuteur m’indique qu’il a la jugeote assez légère, et nous sommes tous les deux assez polis. En tout cas, mon avertissement n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, car il me confirme qu’il va rester à l’abri des problèmes pendant mon enquête.

Je retrouve enfin le nom de l’apothicaire, Théanna, vivant dans le Labourg, c’est elle qui m’a évité l'infection d’une de mes cicatrices et qui a pu me soigner de manière correcte. En plus, ses prix sont raisonnable et elle est disponible assez facilement, deux caractéristiques assez rares pour la majorité des rebouteux officiant dans la capitale.

Mon interlocuteur me précise qu’il n’est pas un assassin, mais comme il souhaite se venger des gens qui ont tué sa femme et sa fille, je suppose que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne le soit. Après l’avoir fait, je suis sûr qu’il se sentira beaucoup mieux et qu’il pourra aller de l’avant, voir se remarier, car il n’est pas bon pour un homme de rester seul, les enseignements des Trois sont très clairs sur ce sujet.

Comme il semble que nous ayons fini sur ce sujet, nous nous séparons, après une franche poignée de main. Pour répondre à ses paroles, je lui indique également :

Que les Trois marchent à vos côtés.

Je le vois quitter le chantier, mais je ne reste pas longtemps seul, car un homme vient à ma rencontre. Portant une armure de cuir, une épée courte à ses côtés, il ressemble à un mercenaire et j’en ai très vite la certitude quand il se présente sous le nom d'André Abati et me propose ses services. Après l’épreuve habituelle, un combat contre moi de cinq minutes, qu’il réussit haut la main, je prends la décision de l’embaucher.