16 mars 1167
Rien ne valait la touffeur d’une taverne où les décolletés affriolants, l’alcool, les rires gras et les mains baladeuses se côtoyaient gaiement dans une joie et une bonne humeur confinant à l'ivresse. L’auberge d’Usson ne rivalisait évidemment pas avec les plus grandes de Marbrume, mais après avoir passé des jours à marcher de village en village, quelques nuits à s’improviser un nid de fortune au sommet d’arbres où il lui avait fallu endurer le froid et l’humidité, Le Goupil ne boudait pas son plaisir.
L’hydromel et le vin – d’aussi piètre qualité soit-il – aidant, le contrebandier s’attelait, depuis plusieurs heures déjà, à dilapider avec un soin tout particulier le pactole tiré de son petit trafic d’arbalètes, organisé la veille. Avec le crépuscule, les clients se faisaient de plus en plus nombreux, alimentaient une ambiance festive, une cacophonie dans laquelle le renard avait appris à vivre ces dernières années. Cela ne favorisait nullement la préservation de ses économies ou de sa sobriété, mais contribuait au moins à galvaniser sa bonne humeur.
Bonne humeur qui persistait en dépit d’une malchance terrible, à l’origine d’une multiplication de défaites incroyables. En vérité, l’infélicité du contrebandier était telle qu’il était devenu, en l’espace de quelques minutes, une source étonnante d’amusement pour une poignée de clients, et la cause de paris improvisés sur l’identité du guignard qui oserait perdre contre Le Goupil.
Un nouveau revers alimenta une salve d’éclats de rire autour du renard, tandis qu’il feignait une tristesse démesurée, le nez plongé dans les seins opulents d’une serveuse alpaguée plus tôt.
— Allez ! T’vas forcément y arriver ! le railla un paysan édenté.
— Naaah ! J’ai plus un sou pour jouer ! mentit-il.
— Allez ! surenchérit un autre, on a jamais connu aussi malchanceux qu’toi. Tiens, r'ga'de don' ! Pour l’plaisir de t’voir t’ramasser encore, j't’avance la monnaie ! Ohé ! Quelqu’un pour une partie ?
Au comble d’un désespoir somme toute très relatif, alors qu’il se trouvait en charmante compagnie et était abreuvé d’alcool par des vainqueurs reconnaissants, le contrebandier parcourut la salle d’un regard faussement blasé.
Il se leva alors d’un bond lorsque ses bésicles se fichèrent sur un nouveau venu, manifestement occupé à négocier avec le tavernier.
— Pas possible ! Il est venu !
Ce simple constat fendit les lèvres du renard d’un large sourire.
— Eh ! euh...
Comment s’appelait-il, déjà ? Edgar ? Édouard ? Edwin ? Ah !
— Edvin ! s’exclama le contrebandier en agitant les bras au-dessus de sa tête, dans de grands signes, Viens par là ! Une p’tite partie de dés contre moi ?
Et aussitôt, une bonne dizaine de regards se tourna vers le malheureux garçon au comptoir.
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* : apparemment, cette gravure sur bois illustre une fable sur un renard et un agneau ; malheureusement, je n’ai pas trouvé la fable en question. Cela étant, j’en ai découvert une sur un renard et un mouton. À titre informatif, le second finit sur trois pattes, assez peu désireux de s’« amuser » de nouveau avec le premier… Qu’en sera-t-il de toi, mon triste agneau ? ;]