Cette place est trop petite pour nous deux...

Mauvaise journée hier. Rudement mauvaise journée. J'ai pas réussi à vendre la moitié d'mes poissons ! Une drôle d'époque, moi j'vous l'dis, de gens qui veulent pas acheter du poisson alors qu'il est frais ! Je m'suis résolue à aller au Labourg aujourd'hui, parce qu'ils commencent à sentir un peu fort maintenant, les yeux tout blancs et vitreux, je les cache artistiquement en mêlant les poissons les uns aux autres, pour essayer d'faire envie. De toute façon, c'est pas la beauté qui les attire les clients, et c'est pas la bonne odeur, ni le bon prix : c'est la faim ! La faim qu'on a quand on commence à manquer de grain et qu'on essaie de se remplir avec de la soupe au chou, du ragoût de chou et du chou sauté.

Alors voilà, je m'suis installée au milieu de la place qu'est proche de celle du puits aux grenouilles, ma favorite, celle avec la maison qui a seulement la moitié de ses volets, à se demander pourquoi qu'ils les enlèvent pas complètement, ça ferait de quoi faire du feu, mais bon, ptêt que c'est des gens qui ont encore assez de sous pour s'acheter du bois, qui sait ? 'Fin bon, me vlà installée, j'ai déjà vendu deux-trois sardines, mais là, qu'est-ce que je vois ? Jeanette, oui, la Jeanette, qui s'installe pas loin, avec ses anguilles et ses crevettes, comme si qu'j'étais pas déjà installée là avant elle. Et pour compléter le tableau, v'là deux miliciens qui ont décidé de faire une pause sur la place. Le monde est devenu fou, moi j'vous l'dis, comment que j'peux gagner ma croûte si tout le monde se met contre moi ? Par les cornes de Serus, il sera pas dit qu'la Mariotte se laisse marcher sur les pieds comme ça ! J'ai aperçu une femme blonde qui doit avoir mon âge, à l'air un peu miséreux, qui fera parfaitement l'affaire !

- Hé toi là ! Oui, toi... Approche, viens. Tu as l'air de quelqu'un qui dirait pas non à un quignon de pain hein ? Je serais prête à t'en donner un... Contre un petit service de rien du tout ! T'en dis quoi ? Attends, me dis rien ! Laisse-moi t'expliquer un peu, tu verras que c'est une occasion en or qui ne se refuse pas, je dirais même que ce pain, c'est presque cadeau !

Je m'approche d'elle, je lui pose la main sur l'épaule et je la fais tourner en direction de l'étal de Jeanette en lui montrant du doigt, ma tête proche de la sienne pour qu'elle entende mon chuchotement.

- Tu vois là-bas, c'te bonne femme ? Ça n' va pas : cette place est trop petite pour deux poissonnières ! Vas-y, fais mine de t'intéresser aux poissons, et commence à dire tout haut que la marchandise est avariée ! Tu fais en sorte que ces deux zygotos-là, ils t'entendent bien hein ? S'ils sont pas trop véreux ça devrait le faire...

Et si ces miliciens sont véreux, on verra bien qui paiera le plus entre la Jeanette et moi pour rester sur cette place !

Je me demande encore comment j’ai pu me laisser convaincre d’intervenir dans cette rivalité commerçante.

Je ne travaillais pas ce jour-là et j’avais décidé d’aller aux thermes. Je voulais me laver à grandes eaux et effacer totalement les jours de travail précédents. Je voulais prendre le temps de refaire mes cheveux mais c’était surtout mon corps que je voulais décrasser.
Au Labourg, la place du marché est souvent pleine mais ce jour-là particulièrement. La météo était favorable à ce que les gens trainent dehors au lieu de se cloîtrer dans leurs refuges. Il y avait du monde alors que je traversais la place.

C’est alors qu’une brune, d’à peu près mon âge, me hèle!
Elle me rejoint en hâte, abandonnant provisoirement son stand de poissons, me forçant à m’arrêter. Je n’avais pas spécialement envie de faire causette ni d’acheter du poisson mais il faut être honnête, la brunette à un caractère bien trempé, cela se voit de suite. Rien que le fait de me dire d’approcher alors qu’elle vient elle-même à ma rencontre en dit long. Quand elle a une idée en tête, je suis certaine qu’elle ne la lâche pas.

Euh! Bonjour…Je euh! Non, enfin…!

En fait, c’est simple, elle ne me laisse même pas répondre. Elle se lance dans sa diatribe comme si elle était une amie de longue date qui ne m’avait pas vu depuis longtemps.
Je baisse les yeux sur ma vieille robe usée lorsqu’elle parle de mon apparence, les joues se teintent de rose, alors qu’elle me propose un morceau de pain en échange d’un service.

Mais…

J’allais lui dire que, malgré les apparences je n’étais pas à un morceau de pain près mais à la réflexion, toute nourriture obtenue sans devoir assouvir les désir d’un quelconque individu était bonne à prendre.
Perdue dans mes pensées, je frémis lorsqu’elle pose la main sur moi et qu’elle me retourne face à une autre poissonnière. Visiblement, la concurrence lui déplait fortement et elle demande mon aide pour y remédier en provoquant l'intervention de deux miliciens.

Euh! D’accord…

Si cela me permet de ne pas travailler demain non plus, ma foi!
Je reprends un peu d’assurance avant de plonger dans ses yeux bruns.

Très bien, mais si elle vient à partir, c’est un pain frais que je veux, pas un simple quignon!

Je ne lui laisse pas le temps, comme elle avant, d’opposer quelque résistance que je me lance à l’assaut de la poissonnière. Suivant le plan de ma commanditaire, je jette un œil à la marchandise, l’air de rien.

Mais il n’est pas frais votre poisson m’dame! Vous allez nous ramener une épidémie dans le quartier!

Du coin de l'œil, je vois les miliciens qui s'alarment en entendant le mot magique de tout bon huit-clos. Ils approchent alors pour aviser la marchandise qui n’est, en effet, pas de première fraîcheur.

‘L’est pourrie ta poiscaille! Tire toi de là si tu veux pas d’soucis!

Le second milicien me dévisage avec de donner un petit coup de coude à son comparse qui, à son tour, m'observe.
Oh non! Pas eux!

Ooooh! Mais c’est la p’tite Olga! Tu vois la poissonnière? Elle, sa marchandise est toujours fraîche! Mouhahahaha! Ben alors? Tu veux bien nous remercier pour notre intervention?

Oh non! Pas eux… Ils sont vicieux et inséparables…

Merci mais…Je suis attendue! Venez me voir une autre fois!

Rhooo! Ben non voyons, juste nous deux, ce ne sera pas long!

Non mes seigneurs, je regrette mais je ne peux. J’aide une amie aujourd’hui…

Misère…
J’espère que l’autre poissonnière va me venir en aide. Ces deux miliciens ne sont pas mauvais en soit, donc ils partiront. Ils essayent juste de grappiller une passe offerte.

Le plan se déroule presque comme il fallait, enfin, presque, puisque la garce m'a demandé un pain frais entier, on croirait rêver ! Mais elle n'a pas exigé le paiement avant d'y aller... On verra ce qu'on verra plus tard, il s'ra toujours temps de régler nos comptes ! Sauf qu'il y a un petit accroc dans ce magnifique plan élaboré à la minute : la d'moiselle est jolie, et en plus de ça, il semblerait bien qu'elle ait la jambe légère, pour une raison ou une autre qui m'concerne pas, même si j'ai bien ma p'tite idée là-dessus, mais en attendant ça arrange pas mes affaires parce que les deux compères semblent plus intéressés par la fraîcheur de son corsage que par celui de l'étalage de Jeanette. Non, non, non, ça ne fait pas mes affaires ça ! Hors de question que je me mêle à ça, les miliciens, moins je les vois, mieux j'me porte... Quand, miracle des cieux, arrive Germaine, la lavandière, avec ses mains comme des battoirs et des ses bras comme des bûches, et avec ça sa voix qu'on semblerait descendue tout droit du fond de la mer.

- Mes p'tits pères, vous avez pas entendu c'qu'elle a dit la minette ? DU POISSON PAS FRAIS nom de nom ! Faudrait voir à virer la Jeanette d'ici avant qu'elle nous empoisonne tous !

Misère de misère, la Jeanette s'est retournée vers moi et me pointe du doigt en gueulant.

- ET ELLE ! Vous en faites quoi hein ? J'sens son poisson pourri d'ici moi !

Là je sens le sang me monter à la tête. Elle va voir de quel bois j'me chauffe moi non mais !

- AH OUAIS ? T'veux l'sentir de plus près mon poisson tête de palourde ?

J'ai attrapé mon plus beau maquereau et dans un geste plein de rage, je lui lance à la tête. Loupé, c'est un peu trop loin... Le maquereau s'écrase avec un bruit mouillé sur le mur derrière elle, que je vois saisir un poisson aussi. Je vois les miliciens se tourner vers moi, la fameuse Olga vite oubliée, et j'me rappelle alors c'que me disait ma vieille mère "réfléchis un peu avant d'agir Mariotte !" et j'me dis qu'elle avait peut-être raison pour certaines fois. Mais moi réfléchir c'est pas mon truc, alors là, j'crois que la meilleure solution, ça reste de m'tailler vite fait !

J'attrape les brancards de ma charrette, comptant sur la foule et Jeanette pour me donner un peu d'avance et je m'éclipse dans la ruelle juste à côté. Ya là, à quelques dizaines de pas, à droite, puis encore à droite, un vieux mur derrière lequel j'pourrais cacher ma marchandise.... Et oui, j'y arrive, encore personne derrière moi ! Alors je ressors de la ruelle discrètement, l'air de rien, puisque qui pourrait me r'connaître sans ma charrette, j'vous l'demande ? Eh bien... Apparemment l'un des deux miliciens qui m'a suivie n'a pas les yeux dans sa poche. Il me voit, je le vois, on se voit, alors que je sors de la ruelle.

- Toi ! Tu t'arrêtes là chiabrena !

J'attrape mes jupes et j'me mets à courir dans la direction inverse. J'sais pas trop c'qu'il veut me faire, mais j'ai certainement pas envie de l'découvrir.

Alors que je sens déjà venir la galère de me débarrasser de ces deux compères, une femme à la voix de bucheron et qui, d’ailleurs s’avère en avoir l’allure, répète à tous ce que j’ai dis. Des protestations outrées se font entendre avant que la bûcheronne ne signale également la marchandise de ma commanditaire. Cette dernière, décidant de ne pas se laisser faire, réponds hargneusement.
Un maquereau apprend alors à voler pour finir dans la poussière.
Immédiatement, la place entre en effervescence.

Cela à pour moi l’avantage de me faire sortir des esprits de deux miliciens qui cherchent alors à faire leur boulot, me permettant de m’écarter. Apercevant alors celle qui me doit une miche de pain plier bagages, je me lance à sa suite, bien décidée à obtenir mon dû.
Hélas, malgré sa carriole elle est plus rapide et, surtout, elle connaît visiblement les lieux par cœur et je finis par la perdre.

Dépitée, je tourne alors, faisant une croix sur mon gain pourtant mérité. D’un pas lent, je finis par hausser les épaules, au moins ne suis plus embarrassée par les deux gugusses. J’aurais fini par les croiser et sans ce bazar, j’aurais eu le plus grand mal à les esquiver.
J’en suis là de mes réflexions lorsque je suis percutée de plein fouet par quelqu’un en jupons. Déséquilibrées, nous roulons dans la poussière.

Toi?

Je reconnais alors celle qui m’a demandé un service, un bruit de course plus loin derrière, rehaussé d’un bruit de mailles.
J’apperçois un gros tas de caisses sur la droite et saisie alors le bras de la femme.

Par ici!

Je me précipite derrière l’amoncellement, espérant qu’elle m’y suive car je n’ai aucune envie de devoir de nouveau me défaire d’un soldat entreprenant.

J'ai encore un peu d'avance sur le milicien, mais je sais pas pour combien d'temps. La ruelle est en ligne droite, mais là, elle tourne un peu, j'devrais pouvoir le semer rapid... Bordel de merde divine, v'là que je percute une passante et qu'on roule cul par dessus tête. Je redresse la tête seulement pour reconnaître la fille qui a déclenché tout ça ! J'essaie de me relever aussi vite que possible sans m'emmêler dans ma fichue robe, mais à peine debout la fille me tire le bras. Plus le temps d'réfléchir, je la suis pour m'accroupir derrière les caisses. J'entends les pas pesants et cliquetants du milicien qui se rapprochent, et j'attrape mes colifichets dans une main, les yeux fermés, priant les dieux pour qu'il passe sans s'arrêter. J'entends les pas arriver, ralentir, s'arrêter. Quelque chose cloche, non, ça va pas. Je rouvre les yeux et jette un coup d’œil entre deux caisses : il est là, il approche. Je r'garde vite fait ma compagne de circonstance et je lui chuchote :

- Écoute ma belle, j'espère que t'as d'bonnes jambes parce que moi je file !

Voilà, elle m'a permis d'faire une pause, j'la préviens que je fous l'camp, on est quittes j'crois bien. Je m'lève et sans jeter un regard en arrière, je décampe sans demander mon reste, aussi rapide qu'un lièvre qu'on lève. Au moment où je m'relève, j'entends une exclamation derrière moi, et la course reprend. Le sang bat à mes tempes, je n'entends pas s'il me poursuit. Peut-être que la d'moiselle s'est laissée attraper et que... Et que j'vais avoir largement le temps de déguerpir pendant qu'elle l'occupe, ça serait bien ça, mais j'vais pas me retourner pour vérifier, j'ai bien trop peur pour ça, puis après tout, pourquoi qu'il s'échinerait à courir après une poissonnière alors que j'ai rien fait moi ! Il va bien lâcher prise à un moment ou à un autre ? Là, à droite je descends les quelques marches, passe sous une voûte, tourne à angle droit, j'arrive dans la grand'rue qui mène à la ruelle aux chats mais moi j'y vais pas, je joue un peu des coudes dans la foule qui me cachera bien j'espère, et j'vais plutôt à gauche, dans l'impasse où habite la vieille Yseult, celle qui a plus que quatre dents devant et que ça lui fait comme un sourire de chèvre. Là, je m'colle contre le mur et j'essaie de n'faire plus qu'un avec lui. Bon sang, j'ai tellement peur de m'arrêter comme ça, mais j'crois pas pouvoir rivaliser à la course avec lui. Depuis l'temps que j'suis ici, j'ai fini par comprendre que simplement courir, ça n'suffit pas toujours.

Mais! Qu’est-ce que…?

Cette femme à un grain, ce n’est pas possible autrement! Alors que la planque est idéale, la voilà qui repart en courant alors que le milicien est juste devant notre tas de caisses. Le gaillard s’élance immédiatement à sa suite, n’imaginant pas un instant qu’il pouvait y avoir quelqu'un d’autre avec la poissonnière.
Perplexe, je les regarde filer tous les deux jusqu’à ce qu’ils disparaissent au premier angle de rue venu.
La bougresse aura vraiment tout fait pour ne pas me donner ce qu’elle m’avait promis! Heureusement, me dis-je, que les Dieux surveillent! Elle n’avait visiblement pas fini de courir!

La mésaventure passée, je décidais de reprendre la route pour les thermes, objectif initial de ma sortie. Hélas, avec tout ce charivari, je n’avais plus aucune idée de l’endroit où je me situais ni de la direction à prendre. J’essayais différentes directions, essayant de me repérer jusqu’à tomber dans un cul de sac.

Bon sang! Je suis comp…

Attendez voir!

…Mais c’est le chariot de la poissonnière qui m’a prise pour une limande!

Je me tenais là, un peu en proie à l’interrogation. Je pourrais saboter son outil de travail pour la punir de s’être payé ma tête? Ou bien voler sa marchandise, l’éparpiller au sol?
Mais non, je ne suis pas une femme à faire cela. En revanche, je viens de trouver un moyen d’obtenir ce qu’elle me doit.
Avec un grand sourire que je me plais à imaginer machiavélique, j’empoigne les brancards du chariot et pousse ce dernier dans la ruelle juste en face, dans un renfoncement sombre. Invisible depuis la rue principale, j’attends là que la brune revienne.

Le cœur toujours battant, plaquée contre le mur, j' vois le milicien passer non loin dans un bruit d'ferraille, et aussi des jurons et des cris dans la foule qui s'presse. Le tintement métallique s'éloigne, et je m'sens soudain ramollir, laissant échapper un long soupir. J'l'ai échappée belle, mais j'en tremble encore, j'ai les jambes flageolantes.

J'respire profondément un petit instant avant d'risquer un œil au coin d'la rue, histoire d'être sûre que la voie est libre. Rien à l'horizon ! Je r'pars d'un bon pas. Il est grand temps d'aller chercher ma chariote et de déguerpir pour me faire oublier quelqu' temps. Au lieu de rebrousser chemin directement, je coupe à travers d'autres ruelles pour retourner là où je l'ai très habilement cachée. Oui, à vrai dire j'suis plutôt fière de ma manœuvre, ni vue, ni connue, faudra juste que j'évite ce quartier... Un petit moment. C'est donc d'un pas guilleret que je tourne à l'angle d'un mur et que j'arrive devant le fameux muret...

- Nom de nom de nom de bordel de couille dans l'potage ! C'pas possible que ça m'arrive encore c't'histoire...

J'me tiens les ch'veux qui sont tout défaits maintenant, j'dois avoir mauvaise mine, mais c'est pas c'qui m'préoccupe pour l'instant : j'aurais jamais dû l'abandonner ma charrette, je l'savais ! J'reste sur place, sans savoir quoi faire : c'est vrai quoi, comment que j'vais retrouver ma charrette dans c'quartier en pleine journée ? Puis moi j'ai qu'des couteaux d'poissonnière, j'ai pas d'dague suffisamment solide pour faire peur à un voleur... Sauf si c'est un gamin. Et encore, sont pas trop froussards les gamins dans l'coin. Donc il m'faut aller chercher un gars qui en a une de dague. Voilà ! Qu'on essaie un peu d'dire que je sais pas réfléchir, j'vous prouverais bien l'contraire ! J'fais volte-face, et repars encore une fois d'un bon pas pour aller vers la place du puits aux grenouilles. Rira moins c'maudit voleur quand il aura Guillaume au derche.

La poissonnière déboule au bout d’un moment, l’air relativement joyeuse avant de se figer devant l’endroit où elle avait caché son chariot. S'ensuivit un déluge de grossièretés tandis qu’elle se recoiffe. Je la laisse mariner et réfléchir mais la greluche ne pense même pas à regarder allant-tour.
Être bornée à ce point, c’est pas banal!

Alors que je pensais qu’elle allait tout de même chercher dans les parages, comme si elle doutait soudainement de l’endroit où elle avait laissé son matériel, la bougresse repartie en vitesse.
Je poussais un soupire.
Je lui en voulait pour la tournure qu’avaient prit les évènements, mais je ne me voyais pas pour autant lui pourrir la vie.
Chacune d’entre nous tente de gagner un peu sa croûte après tout.

Je sortais de ma cachette pour me planter au milieu de la ruelle.

Hey! La poissonnière! Pas la peine de traverser toute la ville bon sang! Il est là ton chariot…

Je lui rendait son bazar et je m’en allais, tant pis pour le bout de pain, je n’ai plus envie de me battre. Je n'aspirais plus qu'à rejoindre les thermes comme je l'avais prévu à l'origine. Qu'elle le garde son bout de pain! C'est pas avec sa vente de poisson qu'elle allait remplir sa marmite.

Pas l'temps de faire trois pas qu'la bonne femme de tout à l'heure surgit comme un diable de sa boîte pour me r'donner mon chariot... J'comprends plus rien à c'qui s'passe, elle a l'air rudement fâchée en plus de ça, et elle s'en va sans plus rien me demander ! Sans rien me demander ! Pendant qu'elle s'éloigne, je me mets doucement à rire, et puis je ris de plus en plus fort. Les gens comme ça, j'les aime bien moi. J'soulève un bout de drap sur ma charrette pour attraper le bout de pain promis. Elle m'a pas rendu service comme je l'espérais, mais j'ai trouvé quelquechose d'encore plus précieux : une personne désintéressée ! Je m'demande bien comment qu'un petit poisson comme elle a réussi à survivre tout ce temps dans cette mare aux requins. J'la rattrape au petit trot et j'me place devant elle en lui tendant le pain, en essayant de calmer ce fou rire qui enfle depuis quelques instants.

- Tiens, pour toi, sardine ! Va pas raconter à tout l'monde que la Mariotte elle est ingrate... C'est quoi d'ailleurs ton nom ?

J'vais reprendre mon chariot rapidement avant de remonter à sa hauteur.

- J'vais pas faire de vieux os si j'reste plus longtemps dans c'quartier aujourd'hui ma belle. J'sais pas où tu vas, mais pour l'instant on va dans la même direction. Alors, dis-moi, j't'avais jamais vue avant. Tu traînes souvent dans l'coin ?

Ça, oui, traiter avec d'honnêtes gens, c'est toujours un plaisir.

Bien décidée à ne plus entendre parler de chariot, de poisson ou de course à pied, je me tourne pour, enfin, me diriger vers les thermes. Je vais peut-être bientôt réussir à le prendre ce bain !
Hélas, c’est sans compter cette jeune femme, aussi collante qu’une anémone. Elle me rattrape avec ses guibolles de compétition et se plante devant moi pour me tendre le bout de pain promis.
Je lui lance un regard suspicieux alors qu’elle me surnomme “la sardine”, ne sachant pas trop si elle se moque de moi ou, au contraire, si c’est une forme de remerciement.

Merci ! Dis-je en récupérant ma miche de pain. Je m’appelle Olga et je ne prête pas attention aux ragots pas plus que j’y participe.

Elle va récupérer sa charrette avant de m’emboiter le pas pour faire la causette. Après tout, elle m’a donné ce qui me revenait. Alors même si elle est revancharde et un peu étrange, elle semble tenir parole. Plus ou moins en tout cas.

Vu le bazar dans le secteur, ce n’est sans doute pas une bonne idée de rester non. Je vais vers les thermes.

Elle me demande alors si je suis du quartier, car elle ne m’avait pas vu avant. Il est évident que je ne l’avais guère croisé non plus, je m’en souviendrais !

Je suis du Labourg oui, mais je passe rarement par ici à part pour aller aux thermes. Après, si je peux me permettre, ta méthode de vente est loin d’être discrète et d’attirer le chaland…

Je lui fais un sourire un peu moqueur, mais sans méchanceté.

Il ne faut pas s’étonner après d’avoir la milice aux fesses et les autres commerçants dans le nez !

Oh, Mademoiselle n'écoute pas les ragots ? A d'autres ! Faut pas s'mentir quand même, tout le monde aime les potins. Pas que j'les aime particulièrement moi, les potins, mais, ma foi, ça passe le temps et ça change de la routine. Sans ça, on s'ennuierait comme des rats morts ! En tous cas, pas l'air commode ce bout d'femme, on dirait pas à l'approcher, l'a l'air douce et souple comme une anguille, mais là, vu son ton, j'dirais plutôt qu'elle est aussi douce que la peau d'roussette : ça râpe et ça crisse, ça s'défile et ça vous attaque sans prévenir ! C'est agréable les gens honnêtes, mais bien plus quand ils ont un peu d'répondant, même si pour l'instant elle donne juste l'impression de prendre ses grands airs... Ça fait passer l'temps quoi.

- Olga, Olga, c'est un nom qu'est bizarre ça. Tes parents d'vaient pas avoir toute leur tête quand t'es née, pauvrette ! Mais ça arrive plus souvent qu'on n'croit, rassure-toi, pas plus tard que l'aut'jour, ya une mère qu'a appelé son fils Giuseppe. Soit-disant qu'c'était un prénom d'famille...

J'me mets à rire, c'est vrai qu'elle tourne pas rond parfois cette bonne femme là. 'Fin bon, j'l'admire un peu quand même, parce que même son mari, il a rien eu à dire, c'est elle qui porte la culotte chez eux ! J'ris encore plus à sa remarque.

- Discrète !? Pourquoi qu'tu voudrais que j'sois discrète chibrebouc ! Si tu veux vendre ma p'tite, faut qu'tu t'imposes, qu'tu montres que t'es là, crois-moi, la plupart des gens cherchent pas plus loin que celui qui gueule le plus fort. Puis, crois-moi, mes fesses n'attirent pas qu'ces fichus miliciens...

J'fronce les sourcils, ya un truc qui m'revient en mémoire, parce que, bon, quand même, j'en r'tiens des choses moi, même si j'essaie d'pas encombrer ma tête de trucs inutiles voyez ?

- D'ailleurs, en r'parlant d'ça, pourquoi qu'ils ont parlé d'marchandises fraîches les deux idiots là-bas ? Tu fricotes avec les verts ?

Ouais, ça sent pas bon cette histoire. Pas envie d'faire connaissance avec quelqu'un qu'aurait d'aussi mauvaises fréquentations.

HRP:

Je haussais les épaules.

C’est mon prénom et il n’est pas plus bizarre que le tiens ! En tous cas, tu es la première à me faire cette remarque…

Je lui souris car, même si sa réflexion ne me plaît pas spécialement, le but actuel est de calmer les choses entre nous. Alors soit, elle peut trouver mon prénom amusant. Son rire redouble lorsque je parle de la discrétion de sa démarche commerciale. Elle prononce alors un juron étrange avant de me demander pour quelle raison elle devrait être discrète. Elle m’explique que ce n’est pas en étant discret que l’on vend.

Je lui lance un sourire amusé avant de pointer son chariot du doigt.

C’est vrai que tu en as vendu beaucoup en te faisant remarquer…

Je ris doucement en me cachant la bouche. Elle me demande alors la raison pour laquelle les deux miliciens ont parlé de marchandise fraîche en me voyant. Évidemment, je cesse de rire immédiatement. Je la regarde dans les yeux, tout sourire effacé.

Ce sont deux clients…Ils ne sont pas méchants mais un peu vicieux et tout le temps ensemble, même quand ils viennent me voir. Ne me fait pas l’affront de me demander ma profession, fait travailler ta cervelle pour la deviner…

Je baisse les yeux, j’ai toujours du mal à admettre comment je gagne ma vie.

Elle est souriante, j'aime ça. C'est vrai ça, ya trop de gens d'nos jours qui font la gueule pour un oui, pour un non... Comme l'aut' gros pif de l'autre jour, là, tout le temps un mot pour râler, pas un sourire, rien, comme si qu'le monde allait s'arrêter d'tourner s'il montrait ses chicots pourris, hein ? 'Fin, bon, elle m'aurait presque été sympathique si elle s'était pas mise à critiquer ma méthode de vente.

- C'est ton boulot d'vendre du poisson ? J'crois pas, non, alors t'vas pas t'mettre à m'dire comment que j'dois m'y prendre ! D'où tu sors, toi, pour me donner des conseils ?

Elle se prend pour qui cette sardine ? Et puis, je vois bien qu'elle fait des manières, tout ça, comme si qu'elle était d'la haute. De plus en plus bizarre. Avant de finir par me demander de faire marcher ma cervelle... Alors là, je m'calme d'un coup, j'ai comme un air de déjà-entendu. Bien sûr que j'en ai une de cervelle, et ça turbine fort là-haut, c'est juste que ça sert à rien d's'épuiser à réfléchir si on peut demander l'information, non ? En plus, on a moins d'risques d'se tromper !

- Un affront ? De quoi qu'tu causes ma belle ? La marchandise, c'est toi, encore heureux qu'tu les fais payer. Même si, entre nous, j't'assure que plus on s'donne, plus la valeur elle baisse. C'est la loi du marché qu'on dit, mais, ma foi, s'ils avouent en public qu'ils te trouvent encore fraîche, j'espère que tes prix sont en conséquence, surtout pour deux pervers de c'genre !

Oui, oui, tout est plus clair maintenant ! Pendant qu'on marche, je la lorgne de haut en bas, de bas en haut. C'est vrai qu'sa robe paie pas d'mine, mais dessous on devine des formes qui doivent être agréables, puis c'est vrai qu'elle a de beaux cheveux blonds et des yeux pas communs pour un sou. Une beauté exotique quoi. Ça y est, v'là l'embranchement où j'devrais prendre à droite pour rejoindre le port... J'suis pas encore bien sûre de savoir pourquoi, mais j'ai envie d'lui parler encore. Alors j'continue avec elle à gauche. Toute façon, elle peut pas savoir où qu'j'allais, impossible qu'elle devine qu'elle m'intéresse, puisque pourquoi qu'il m'intéresserait après tout ce p'tit bout d'femme, je vous l'demande ?

- J'dois bien dire que t'es sacrément jolie, sardine, et tu sais, j'le dis pas à tout l'monde, loin d'là, ya tellement d'filles moches dans l'coin, parfois le visage est agréable mais ya une p'tite cicatrice, un bec-de-lièvre, des traces de vérole, ou alors les fesses sont toutes plates comme des soles, 'fin, c'est pas très ragoûtant, hein ? A part les dames de la haute, tu sais, avec leur peau si douce et si... Oh, et leurs robes, j'en ai touché une l'autre jour ! Tu m'croiras pas, mais elle était pas rugueuse du tout, un tissage régulier, d'une belle couleur, et propre comme pas possible ! Aucune tache, nulle part ! Tu m'étonnes qu'elles aient autant d'succès auprès des hommes. Sans compter qu'elles, les verts leur demanderont jamais d'monnayer leur corps comme on pourrait l'demander à nous autres, hein ?

Le temps passe trop vite, on approche des thermes... J'commence à paniquer qu'elle me laisse en plan, comme ça, alors j'me lance sans réfléchir, parce que c'est c'que j'fais de mieux après tout.

- Dis... Tu vois, vendre du poisson, c'est mon rayon, j'ai fini par piger quelques trucs... Mais toi, tu dois bien avoir quelques astuces aussi pour faire ton boulot, hein ? Comment qu't'arrives à supporter d'le faire, toi ? que j'demande innocemment, comme si que j'voulais faire la causette.

Je haussais les épaules.

Je viens d’une famille de commerçants… Notre métier, c'était de vendre ce qu’il y avait à vendre. Que ce soit des denrées, du tissu, de la quincaillerie. Nous vendions et, vendions très bien, globalement tout ce qui pouvait se vendre.

Elle ne semblait pas très fortiche avec le second degré la rouquine. Elle sauta à pieds joints dans l’évidence de ma situation, ce qui me crispait. J’avais horreur de reconnaître de quoi je vivais et plus encore de l’entendre de la bouche d’une tierce personne. Si ces remarques étaient justes, elles étaient blessantes. Non pas que la poissonnière se voulait blessante, je ne pense pas, mais l’entendre ainsi étudier ma profession et confirmer que j’étais ma propre marchandise était particulièrement dégradant. Je baissais la tête tout en marchant.

Je suis bien la seule chose que je n’arrive pas à vendre mais c’est parce que cela me répugne…

On marche et sa présence ne me dérange pas. Elle n’est pas une mauvaise femme, juste un peu…rustique ?
La voilà alors, après un petit moment à marcher en silence, qui me dit qu’elle me trouve jolie et que, venant d’elle, c’est un vrai compliment. Sans prévenir, elle enchaine en parlant des robes des bourgeoises et des nobles, exprimant sa stupeur face à la beauté de ces habits. Elle en vient à préciser que ces dames sont loin de notre statut, qu’elles ont du succès et qu’on ne leur demande pas de monnayer leur corps.

Ce devait-être une robe de satin ce que tu as vu. Avec ça sur les épaules, tu as parfois l’impression d’être nue tellement c’est doux et léger.

Les thermes sont en vu et elle me pose une nouvelle question. Comment je fais pour supporter de faire mon travail ?
Je pousse un soupir et me tourne vers elle.

C’est tout ce que j’ai trouvé en arrivant après le naufrage… Si je ne le supportais pas, je n’aurais aucun moyen de survivre… J’imagine que cela motive un peu. Alors je m’imagine ne pas être en train de travailler, j’essaye de m’imaginer avec un amant mais c’est souvent difficile.

Je m’arrête devant l’entrée des thermes et lui lance un regard un peu triste d’avoir parlé de cela. Je m’ébroue un peu et me racle la gorge avant d’indiquer les bains d’un signe de tête.

Tu veux m’accompagner ?

Elle à beau être rustique et un peu trop franche, je pense que je peux bien m’entendre avec elle et je dois bien avouer que j’ai besoin d’amis.

Je hoche la tête en l'écoutant. Commerçants hein, plutôt riches. Dans un commerce, c'est moche quand le fonds fond comme aurait dit un vieil homme qui habite pas loin d'chez moi. Mais c'est comme ça, et ça a permis a des p'tites gens comme moi d'arriver pile au bon moment pour les remplacer ! C'est l'histoire d'un cycle éternel !

- C'est quand même pas bien difficile d'accorder d'la valeur à soi-même non ? C'est plus facile de fixer une valeur pour soi, une haute valeur hein, j'm'entends, que pour, mettons, un hareng, qui ressemble aux dizaines d'autres harengs du jour, et qui ressemble aux harengs qui s'ront pêchés l'lendemain !

Et puis, elle me parle de satin comme si qu'elle en avait déjà porté, ce qui m'confirme qu'elle est d'la haute, ça oui, j'ai plus d'doutes maintenant. Mais... Ya toujours un mais dans mes histoires, toujours quelque chose pour aller de travers, enfin j'dis ça mais bénis soient les dieux d'm'avoir accordé c'qu'ils m'ont déjà accordé, ça n'empêche : elle me parle d'un naufrage qui lui a fait tout perdre, et alors là dans ma cervelle c'est comme si le silex et la ferraille se r'joignaient, tout s'explique ! Le prénom bizarre, la richesse perdue : elle fait partie d'ces étrangers, un peu bizarres, qui nous ont ramené toutes ces maladies et dont on dit qu'ils sacrifient leurs gamins, et aussi qu'ils ont mangé de... ah, quelle horreur grands dieux ! De la chair humaine ! Dommage, j'l'aimais bien cette sardine, mais hors de question que j'fricote avec ces gens étranges, ça fait longtemps qu'on entend plus parler de cette maladie, mais sait-on jamais, dans le doute, puis qui sait de quoi ils sont capables !

- S'imaginer avec un amant hein... C'est une idée intéressante. J'essaierai la prochaine fois, même si j'suis pas tout à fait convaincue. Je ne vais pas t'accompagner, parce que j'ai une bonne astuce, moi, pour pas attirer les chalands indésirables : sentir le poisson !

HRP: