Il faut sauver le soldat Éric

Les premières lueurs printanières s’infiltraient depuis la lucarne de la mansarde de l’ingénieur. Alors qu’il émergeait de ses songes, passant ses mains sur son visage, l’absence d’effluves de la veille semblaient lui rappeler ô combien sa condition n’était pas des plus confortables. Sans faire durer le supplice, il se redressa de sa couche, attrapa sa canne, se hissa jusqu’à une petite remise où il avait entreposé quelques fioles de pavot somnifère. Il se saisit d’une fiole, la débouchonnant, les mains tremblantes, avant de la laisser couler dans son gosier. Il apprécia un instant la sensation de brûlure dans son œsophage, sous l’empire de quelque effet placebo : la douleur devenait supportable, jusqu’à disparaître au fur et à mesure qu’il s’échauffait.

Il avait fait demander, à la première heure, une selle pour être conduit en direction de la Guilde des Boucliers dans les Faubourgs.

Sur place, le chantier semblait avoir bien avancé depuis le début de leur collaboration. Même si la façade de la bâtisse ne payait pas de mine, il le savait, l’intérieur avait déjà sérieusement été entamé. Sur place, les mercenaires de Desmond agissaient de concert avec les ouvriers qu’Edgar avait fait mander pour ce gros œuvre. Confiant quant à sa notoriété, il héla un des hommes de la guilde des Boucliers de Marbrume, afin de bénéficier d’une assistance pour descendre de cheval. Il eut le sentiment de faire plus d’efforts que de raison, en état de sobriété difficile à contrôler. Il en transpirait presque.

« Est-ce que messire Desmond de Rochemont est présent et surtout disponible ? J’ai besoin de m’entretenir avec lui, c’est un sujet de la plus haute importance qui concerne Éric. Je suis Edgar Duval. »

Par excès d’inquiétude, il avait reprécisé son patronyme à son interlocuteur, au cas où le subalterne ne retranscrirait pas correctement l’information au colosse. Le fait est que le boiteux espérait ne pas se faire refuser quelque entrevue critique en compagnie de l’ogre de Rougelac…

Ce matin est pareil à tous les matins, je me lève à l’aube et seul, comme d’habitude. Puis je prends un solide petit déjeuner avec des haricots et un soupçon de lard, comme d’habitude. C’est ensuite le tour de quelques miliciens, voir de coutilliers qui viennent me voir pour différentes affaires, certain sont là pour se renseigner sur a guilde, d’autre pour préparer les prochains convois.

C’est à ce moment précis qu’Eric me manque, il avait une grande expertise dans le domaine de la reconnaissance, acquis grâce à des mois de vie à l’extérieur des murailles de Marbrume. Je ne sais pas aujourd’hui, s’il est en vie ou pas, ma tentative pour en apprendre plus c’est fini en eau de boudin, étant tombé sur un sergent qui ne voulait me donner aucune information et qui voulais que je vole pour lui.

C’est dommage que notre conversation soit finie comme cela, j’avais apporté une bonne bouteille de vin. Puis j’ai proposé de le payer en tant que consultant mais il a commencé à me faire des menaces si je n’obéissais pas. Bref, une discussion de sourds. Heureusement que je n’ai eu aucune sanction de sa part, comme quoi un sergent de la Milice, à bien d’autre chats à fouetter que perdre du temps et de l’énergie à s’en prendre à moi.
Alors que j’avais terminé toutes mes affaires, je vois arriver Alix, l’agent d’accueil, je l’ai recruté le 1er, c'est une ancienne prostitué avec une histoire tumultueuse, car elle a essayé de tuer une de mes connaissances

Image:

. Son frère, Lorin), handicapé, au niveau des jambes, travaille également pour moi en tant que gérant.

Elle me dit :

Un homme âgé, un certain Edgard Duval, demande à vous voir à propos d’Eric.

Je suis très intéressé et je lui réponds :

Fais-le monter et apporte nous deux bières.

J’attends que la jeune s’exécute et quand mon invité arrive, je lui indique une chaise et lui demande en souriant :

Bienvenu, maître architecte, vous avez des nouvelles ?

L’architecte resta un instant inerte, à côté de sa monture dont on ne tarda pas à débarrasser. Il regarda l’étalon se faire éconduire vers l’écurie, tandis qu’une femme avait fini par approcher. Elle ressemblait à Thésakine, en moins sombre et plus docile sans doute.

« Sieur Duval, le Chef est prêt à vous recevoir. Vous connaissez le chemin ? demanda-t-elle, perplexe, en jaugeant le vieil homme.
— À en voir votre expression, j’imagine qu’il me faut monter des escaliers. Je connais le chemin, merci. »

Son ton avait été un semblant sec. Ce n’était pas tant le manque d’accueil et d’hospitalité qui le troublait, mais bien cette affaire pressante. Il monta les marches déjà refaites, une à une, constatant au passage que les ouvriers avaient fait un travail impeccable. Preuve ultime que Desmond de Rochemont savait prendre soin de ses hommes.

Alors qu’il pénétra dans un salon sommaire, où on avait fait installer quelques commodités, le visage de l’ingénieur se détendit à la vue du colosse. Ce dernier lui indiqua de s’asseoir, autour d’une table. Il en profita pour sortir de dessous son manteau la fameuse missive qu’il avait reçue de Sœur Gudrun.

« Mes hommages, messire de Rochemont. Pardonnez d’avance mon humeur massacrante. Je me sèvre et la situation me semble inquiétante. »

Il prit place, laissant à son hôte le soin de parcourir la lettre. Il avait momentanément oublié, sur l’instant, que Sœur Gudrun était une personne verbeuse. Il se pencha pour la lui reprendre, non sans délicatesse, pour lui pointer les passages intéressants.

« Sœur Gudrun, donc, est la future femme de Éric. C’est une prêtresse que j’ai rencontrée au Temple. Je ne sais pas de quoi il est question en ce qui concerne “se racheter”, mais mon petit doigt me dit qu’il a un certain passif avec la milice. Je concède ne pas avoir trop parlé avec le jeune homme, quand bien même ressens-je de la sympathie pour lui. Après tout, c’est grace à vous deux que je suis en vie. Je voudrais savoir si vous saviez quelque chose suspectible de m’éclairer et, le cas échéant, si vous seriez prêts à m’aider pour l’écarter de ce mauvais pas. Tout me porte à croire qu’il a récemment fait la rencontre de Sœur Gudrun et que la condition sine qua non pour prétendre à l’épouser était d’être blanchi. »

Il vit l’hôtesse revenir avec deux choppes. Son cœur se serra à l’idée qu’il serait tenu de s’alcooliser. Il remercia cependant poliment la femme pour cette intention, alors qu’il regardait son breuvage fermenté, dont les bulles, minuscules, remontaient à la surface dans une espèce de file.

« C’est sans doute le fait de boire seul qui pose problème, mais j’aime autant garder ma concentration de peur que quoi que ce soit m’échappe à propos de cette situation. »

L’érudit s’assoit et me sort une missive, que vu mon niveau en lecture, j’ai beaucoup de mal à déchiffrer, il est question d’un mariage, mais je vais avoir besoin de temps pour la comprendre entièrement. Voyant sans doute mes difficultés, il me prend la lettre des mains et m’indique qu’il veut se sevrer !

Vu sa descente et son état de santé général, c’est sans aucun doute une bonne chose. Je l’écoute m’expliquer le contenu de la lettre, essayant de suivre le déchaînement d’information. Puis les deux bières arrivent et il refuse de boire la sienne, je lui dis donc en souriant :

Pas de problème, je prends les deux.

Je mets donc les deux chopes de mon côté, puis je commence à réfléchir tout haut :

Je connais bien sœur Gudrun, elle officie à Sombrebois, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle connaissait Eric et encore moins qu’elle voudrait se marier avec lui !

Les femmes ont toujours pour moi, été un mystère insondable et ce n’est pas aujourd’hui que je vais les comprendre. Je me prends ensuite une gorgée de ma boisson et je continue :

Eric s’est rendu de lui-même, sans m’en parler. C’est un déserteur de la Milice, et il a bien entendu été emprisonné dès son arrivé. Dès que j’ai eu vent de l’affaire, je me suis dépêché de me rendre à la caserne, mais je n’ai pas réussi à parler au militaire en charge de cette affaire.

J’ai pourtant essayé, mais rien à faire, ce qui est assez frustrant.

Maintenant, je ne sais pas si notre ami est mort ou vivant, ignorant complètement son sort. Si vous avez des idées pour le sortir de là, je suis toute ouïe, un mercenaire comme lui, est vraiment précieux.

Je fini ma phrase et je me remets une nouvelle lampée dans le gosier, attendant de savoir s’il a un plan à me proposer.

Edgar regarda faire Desmond de Rochemont lorsque ce dernier ramena à lui les deux breuvages. Il devait avoir un rapport à l’alcool bien différent. Peut-être que cela lui aiderait à être créatif sur le coup. Pour l’ingénieur, l’enjeu était de taille ; davantage que l’érection d’une nouvelle bâtisse à en faire pâlir les citadins. Lorsque l’assistante du chef de la Guilde des Boucliers refit surface, il la héla poliment.

« N’importe quoi sans alcool me ferait le plus grand bien. »

Ce faisant, il focalisa de nouveau son attention sur Desmond de Rochemont, et se permit de lui reprendre la missive de Gudrun, qu’il plia un peu trop soigneusement malgré lui pour la ranger sous son manteau, à la place de son cœur. La palme sur celui-ci, il demeura songeur.

« Le monde est petit, ce qui est une bonne chose, Messire de Rochemont. Vous avez besoin d’Éric car il est un atout indéniable pour votre guilde. Pour ma part j’ai très certainement besoin de lui pour explorer cette espèce de mine de sel dans laquelle il s’est réfugié. Entre autre chose. Je ne vous cache pas que j’ai donc un intérêt pécunier qui prévaut sur l’intérêt personnel, même si je ne doute pas qu’un homme de sa trempe saurait être un bon ami. Par-dessus tout, lui et moi avez pris grand soin de moi, il est donc naturel que je réponde dans le même esprit… »

Alix revint avec une tasse fumante dégageant des senteurs d’herbes, des arômes qui lui rappelaient combien la sobriété était ennuyeuse, mais nécessaire en ce moment-là.

« À tout hasard, les ordalies, savez-vous ce que c’est ? Il s’agit d’un duel imposé à un condamné pour qu’il puisse prouver sa valeur auprès des dieux. C’est sans doute une option plus plaisante que la peine capitale. En admettant qu’Éric doive y avoir recours, si nous pouvons nous renseigner sur son adversaire futur et lui communiquer certaines informations, cela pourrait aller dans son sens… Aussi, n’avez-vous vraiment aucun contact dans la milice qui serait capable de nous aider à communiquer avec lui ? Vous dites que vous n’avez pas réussi à parler au militaire en charge de cette affaire, mais que s’est-il passé exactement ? J’ai besoin d’en savoir le plus possible. »

Il se radossa, prit son breuvage presque brûlant entre ses deux mains et le porta à ses lèvres. Cela lui rappela l’acalmie en présence de sœur Gudrun, où il avait échappé de peu au pire et où elle lui avait été d’un grand secours.

Tant de “dettes”, toujours des “dettes” finalement…

Je hoche la tête quand Edgar me dit que le monde est petit, c’est quelque chose que j’ai déjà remarqué. Mais cela s’explique facilement, le nombre de survivants est assez restreint et si ont exclue les gens du Peuple, nous finissons par connaître tout le monde, c’est inéluctable.

Je comprends en tout cas pourquoi l’érudit veut retrouver Eric, c’est avant tout à cause de la fameuse mine de sel dont il nous avait parler. Maintenant, que nous savons que le sel brûle la peau des Fangeux, on peut imaginer une défense efficace. De plus, j’ai devant moi un homme d’honneur qui se sent redevable envers le déserteur.

Mon employée revient avec une tasse non alcoolisée et je crois que c’est une des premières qu’on lui demande ce genre de breuvage. En tout cas, elle me demande :

Voulez-vous autre chose, seigneur ?

J’avoue que cela me fait plaisir quand on m’appelle ainsi et je lui dis donc gentiment :

C’est bon, tu peux y aller et merci pour ton service.

Je la vois rougir très légèrement et s’incliner avant de quitter la pièce, fermant la porte derrière elle. Je peux ainsi écouter le reste des demandes de l’architecte et je lui réponds :

Je sais ce qu’est une ordalie et effectivement, il y a moyen de l’aider dans ce sens. Toutefois, je ne sais pas si Eric pourra survivre dans ce genre d’affrontement. Le plus souvent, le prisonnier est retenu dans une petite cellule où il peut à peine bouger, nourrie avec seulement des restes et combat avec une arme de mauvaise qualité.

Je connais tous ces renseignements, car travaillant pour la Milice, j’ai vu de nombreux combats se déroulant ainsi, je lui indique donc :

Le responsable de l’affaire n’a pas daigné me recevoir, me laissant voir un sergent qui ne connaissait rien à l’affaire et qui n’a pas été capable de me dire si Eric était en vie. J’ai essayé la boisson, puis la corruption sans aucun effet. Tout ce qu’il voulait, c’est que je vole les revenus d’un village pour lui donner, chose que j’ai bien sûr refusée.

« Attendez… De l’encre, s’il vous plaît ! »

Il avait du mal à supporter la sobriété. Il s’en massa tantôt les tempes, tantôt les globes. Il avait une fois de plus sollicité l’employée de maison avant qu’elle ne se dérobe à son « seigneur ». Elle revint, l’air de rien, présentant un encrier et une plume d’oie. Le vieil architecte fouilla dans ses effets personnels ; il avait toujours du matériel pour prendre des notes, mais l’encre saurait être plus efficace que cette espèce de mine au charbon qui ne trouverait aucune grâce à ses relectures.

« Vous me dites que le responsable de l’affaire a refusé de vous recevoir et vous a redirigé vers une personne véreuse ? Quel était le village en question ? Il y a peut-être moyen d’établir un lien. Peut-être pouvons-nous recommencer la démarche avec ma présence à vos côtés. Ça, c’est la résolution diplomatique en amont… »

Il prit des notes, esquissa des schémas pour clarifier sa pensée.

« Pour maximiser les chances d’Éric d’en réchapper, nous pourrions en aval nous renseigner sur son futur adversaire. Nous pourrions soit mettre ce dernier dans la confidence, soit faire en sorte qu’il ne soit pas au sommet de sa forme le jour venu. Je ne suis pas un fin combattant, mais je sais où il faut taper. Si Éric possède ce savoir rudimentaire, peut-être pourrait-il s’en sortir. Je gage qu’il possède une intelligence instinctive lui permettant de venir à bout d’un loubard, pourvu qu’on en identifiât son point faible, messire de Rochemont. »

Il but une grande gorgée de thé chaud, reposant sa tasse.

« Je suis sur un chantier d’envergure en ce moment. Je suis prêt à assumer du retard si vous m’aidez corps et âme à secourir Éric. Vous dites que c’est un mercenaire vraiment précieux, pour moi il représente un potentiel inestimable, surtout s’il parvient à se faire blanchir. Alors, estimez-vous que la situation est suffisamment critique pour que nous allions à la caserne aujourd’hui quérir des renseignements sur la détention d’Éric ? Tout en réfléchissant à la nature de son adversaire ? »

Ce n’était pas un ton rehaussé qui ponctua sa question, mais un éructement caverneux de sa panse.

« Tout ceci après manger, bien sûr. Votre aimable employée de maison saurait servir quelque collation céans ? »

Mon invité demande de l’encre et commence à noter les réponses à mes différentes questions. Je lui indique donc du mieux que je peux :

Le capitaine en charge de cette affaire se nomme Langlois. Il m’a envoyé chez un certain sergent Boris Farmont. Il est bien connu dans le milieu pour fermer les yeux si le jeu en vaut la chandelle, mais il n’a pas apprécié la bouteille de vin que j’ai ramené ni l’argent que je lui proposais. Il voulait que j’aille demander de l’argent au village de Ménerbes, en disant simplement que c’était pour la sécurité. Je ne devais rien dire de plus, juste me débrouiller pour avoir de l’argent, sans aucun document officiel et revenir tout lui donner.

J’ai bien sûr refusé, je ne suis pas fou. Surtout qu’il ne voulait pas me dire si Eric était encore en vie. Il émet enfin différentes hypothèses et je lui réponds :

Je ne sais pas si cela va être possible d’identifier son adversaire avant. Seul le capitaine aura cette information confidentielle. Mais s’il est possible d’apporter à Eric des vivres de bonne qualité, il pourra conserver ces forces. Avec cela, il aura déjà de meilleures chances.

Je souris quand il parle de manger et je lui dis :

Je suis disponible cette après-midi, nous pouvons manger sur place. Un de mes hommes sait cuisinier, ce n’est pas de la grande gastronomie mais c’est nourrissant.

J’attends sa réponse et ses éventuelles remarques avant de me lever et de descendre en bas, les tables ont déjà été mises et le repas ne va pas tarder à arriver. Cela sent bon les carottes et le lard, même si je sais que les premières seront en bien plus grande quantité, que le second.