Un sommeil sans rêve ou cauchemar éveillé ? [Desmond]

6 mai 1166 – fin d’après-midi

Impossible, inconcevable, non, il n’y croyait pas, ne l’acceptait pas. Elle ne pouvait pas avoir disparu, ne pouvait pas être morte, pas sans qu’il l’ait ressenti, au plus profond de lui, ce ne se pouvait. Il en avait peur de penser le pire de crainte qu’il ne se réalisât. Puis, en s’efforçant de ne pas y penser, il échouait à trouver un sommeil qui aurait pu le soulager. Son demi-sommeil battait son imagination comme un forgeron bat le fer et le plie inlassablement. A chaque clignement de ses paupière, son imagination redoublait de cruauté. Comme ses yeux se fermaient à peine, ils lui ouvraient alors une porte sur un monde cauchemardesque où le visage d’Esmée lui lançait un regard de dégoût et d’horreur. Le dernier répit de Marin était donc la marche pour échapper à la tentation de fermer l’oeil. Depuis une semaine, il n’avait plus aucune hygiène de vie, il ne dormait plus, mangeait à peine, il lui semblait désormais qu’il touchait à tâtons les dernières limites de sa sanité.

Son visage lisse et jeune avait l’air plus anguleux et diaphane que jamais. D’épais traits noirs soulignaient son regard, il avait un air si sinistre que personne n’aurait pu dire qu’il avait les yeux bleus. Sans être négligé, il n’était pas aussi bien mis qu’à son habitude, peut-être était-ce le col de sa chemise qui était mal plié, ou ses cheveux ternes qui avaient un air décoiffé. On n’aurait su dire. Plusieurs fois, on l’avait poliment abordé pour lui présenter les condoléances. Il se débarrassait assez rapidement de ces bonnes-âmes car les moments les plus désagréables étaient de loin ceux-là. Comment pouvait-il accepter des condoléances alors qu’Esmée était quelque part, il en était sûr, en vie. Se pouvait-il qu’elle se soit cachée pour échapper au contrôle de son père ? Pire, pour lui échapper à lui… Si seulement il pouvait la retrouver, il aurait su expliqué son geste… Il avait essayé de s'enquérir auprès des domestiques des De Sabran, avait essayé de leur arraché des informations. La paranoïa qui l'animait le poussait à croire que le comportement de tous dans ce manoir étaient suspect : tout le monde mentait, tout le monde voulait le faire passer pour un fou !

Le regard dans le vague, il continuait son errance. En cherchant le calme, il ne s’était pas rendu compte que ses pas l’avaient mené non loin du Goulot. Il ne s’en rendit compte qu’à l’odeur et c’est sans doute tout ce dont il se souviendrait. Une douleur soudaine s’abattit derrière son crâne et il trouva enfin le repos sans songe auquel il avait tant aspiré.

Haaaaaa !

Je baille à m’en décrocher la mâchoire. J’en ai marre d’attendre ma cible. Cela fait des heures que je fais le pied de grue devant le lieu où crèche un certain Marin de Luynes. Finalement, il sort enfin, il a l’air un peu sale alors que je suis sûr que d’habitude, il prend soin de lui. Il n’y a qu’à voir son visage de jeune premier, avec des traits fin et délicat.

En plus, il m’énerve avec ses cheveux longs alors que j’ai une calvitie naissante. Si je résume, il est beau, grand, blond avec des yeux bleus, je comprends pourquoi le Comte de Sabran veut lui donner une bonne leçon. À mon avis, ce jeune paltoquet à du s’approcher trop près de sa fille. Peut-être lui a-t-il même montré le loup, c’est fort possible.

Je ne peux faire que des hypothèses, car mon commanditaire ne m’a donné les raisons exact de la correction que je vais lui donner. De toute façon, vu le poids de la bourse que j’ai reçu en échange de mon travail, je ne vais pas faire la fine bouche. Je le suis donc jusqu’à ce qu’il arrive au Goulot.

C’est même étrange qu’un noble se rende dans ce quartier malfamé, mais je ne vais pas louper une telle opportunité et je lui donne un sacré coup sur la tête, avec mon poing, en enlevant avant le gantelet de mon armure de plaque. J’aurais pu aussi le frapper avec le plat de mon épée à deux mains, mais il y a un risque non-négligeable qu’il meurt dans l’opération. Hors, le comte veut qu’il souffre.

Je le prends donc sur mon épaule et le mets dans un grand sac. Je n’ai plus qu’à rejoindre le port, payer un passeur qui ne me pose aucune question et je me fais débarquer à l’extérieur de la ville, dans une crique que je connais bien. Je n’ai plus qu’à le transporter dans un petit cabanon, à moitié en ruine et le sortir du sac.
Je l’assieds sur une chaise, lui liant les pieds et je lui balance un seau d’eau en plein visage pour le réveiller.

Le repos n’est destiné qu’aux braves. Lui, il avait été un couard. C’était ce que tout le monde disait, ce que tout le monde chuchotait sur son passage à présent. Du moins, c’était l’impression qu’il en avait. Toute vérité se doit d’être approuvée par la masse, qu’importe la réalité des faits, la rumeur prime sur tout. C’est elle qui fait la loi, c’est elle qui pointe du doigt. La rumeur dit qu’il a fui comme une pucelle, a même jeté un enfant à terre, quitte à le sacrifier pour sauver sa peau. Pourquoi ne l’avait-il pas vécu ainsi ? Se voilait-il la face ?

La gifle de l’eau glaciale le tira du seul répit qu’il eût trouvé depuis le couronnement. Il toussa et cracha pour chasser le liquide froid de ses voies respiratoires. Tout son corps voulut se crisper, mais il se trouva pieds et poings liés, assis sur une chaise. La migraine qui lui fendait toujours le crâne lui fit lâcher un râle de douleur. Ses cheveux dégoulinants d’eau pendaient devant ses yeux. D’un geste de la tête il les chassa de son champ de vision, en plissant les yeux dans l’espoir de mieux voir la personne qui se tenait devant lui. Soit qu’il ne l’eut pas suffisamment fréquenté, soit que ses yeux s’habituaient difficilement à luminosité à l’intérieur de cette masure, il ne reconnut pas l’individu. C’était un homme massif et barbu, sans doute un simple brigand en quête d’une rançon. Mais comment en était-il arrivé là ? Fronçant les sourcils, il tenta d’ignorer le mal de crâne qui vrombissait entre ses oreilles pour se rappeler où il se trouvait avant.

Il soupira, en se voyant passer dans les ruelles du Goulot. Voilà ce qui arrive, aux petits nobliauds qui pensent pouvoir se pavaner dans les bas-quartiers en exhibant ses privilèges. Quel con il avait été. Il essaya d’humidifier sa bouche avec la salive pâteuse qui lui restait, pour articuler.

— Si c’est une rançon que vous espérez… vous allez être déçu… mon père n’a plus rien depuis longtemps… Il ne doit sa résidence qu’au bon vouloir du Du… du Roi Sigfroi.

Ma victime se réveille d’un seul coup et me dit qu’il ne peut pas payer de rançon. J’ai rarement vu argumentaire aussi peu convaincu et surtout, je déteste me faire traiter de brigands. Je lui dis donc d’un ton peu amène :

Vous avez déjà vu un malandrin avec une armure de plaque et une épée à deux mains ?

Non mais franchement, pour qui me prend-il le blondinet. Je soupire, car la nuit risque d’être longue et conformément à mes instructions, je lui explique la situation :

Tu as fait quelque chose de mal, de très mal, à quelqu’un. Et ce quelqu’un m'a embauché pour t’en faire également. C’est une version réactualisée d’œil pour œil et dent pour dent. La fameuse loi du talion si tu préfères.

Je lui laisse le temps de comprendre mes paroles, avant de continuer :

Ni toi, ni moi, ne voulons être ici. Je t’ai emmené en dehors des murailles, en pleine nature. Je te dis cela pour deux raisons, la première est que tu ne peux pas attendre de secours, la seconde est qu’il vaut mieux éviter de crier sinon un Fangeux risque d’arriver et entravé comme tu es, tu ne pourras pas t’enfuir.

C’est la triste vérité, je serais bien mieux dans mon lit, mais j’ai besoin d’argent, les prostitués, le vin et un bon repas, tout ceci coûte cher, très cher. J’ai des besoins qui sont luxueux, je n’y peux rien. Il ne me reste plus qu’à lui expliquer la suite du programme :

Je vais maintenant te frapper, puis te pendre par les pieds à un arbre.

Il ne lui restera plus qu’à prier les Trois qu’aucune goule ne le découvre avant qu’il se libère. Je conclus ensuite :

Si tu veux te repentir envers les Dieux, c’est le moment.

Je suis très croyant, je laisse donc toujours une chance au noble de sauver son âme.

Deux choses. De une, effectivement, maintenant qu’on lui faisait remarquer, l’homme était sacrément bien équipé, plus que n’importe quel milicien ou même sergent. De deux, à la tournure de ses phrases et surtout au vouvoiement qu’il n’avait pas pu s’empêcher d’employer avant de se reprendre, il venait de se dévoiler. Un noble, donc. L’avait-il déjà rencontré ? Le connaissait-il ? Pas personnellement en tout cas. D’un autre côté, c’était tout à fait normal. Le jeune homme qu’était Marin se désintéressait assez de la compagnie des hommes, il ne comptait parmi ses amis qu’une poignée de jeunes gens de son âge, et aucun n’approchait le gabarie de celui qui lui faisait face. La suite de la discussion révélait que, si son agresseur n’avait pas pu s’empêcher de le vouvoyer, il s’était toute fois vite repris et n’était clairement pas là pour faire ami-ami. On lui annonça platement qu’il avait fait quelque chose de mal et qu’en retour, le colosse allait lui en faire.

Il avait fait quelque chose de mal, il n’eut pas besoin de se demander quoi : il le savait. Tout le monde le savait. Il avait abandonné Esmée à la fange. Comme elle avait dû souffrir… Il tourna la tête comme s’il cherchait à échapper à cette pensée. Il ne pourrait pas s’enfuir, qu’il disait. Quelle ironie, puisqu’au final, n’était-ce pas parce qu’il s’était « enfui » qu’ils en étaient là. L’homme qui lui faisait face avait quelque chose de très bourru, terre-à-terre qui lui rappelait son propre père. Il était direct, sans rond-de-jambe, et efficace. Il y avait fort à parier que c’est pour cela qu’on l’avait choisi pour cette tâche ingrate. Au moins, avait-il assez de respect pour lui accorder un dernier moment de prière. Sa mère aurait voulu qu’il prie une dernière fois, s’il le fallait.

— Alors quand les ténèbres dévorent le monde à la lie
Les murmures de Sa voix me guide à mon éveil
Je quitte la sérénité des bras de Rikni
Et sans peur, traverse le champs de bataille vermeille
Quand bien même mon courage ne soulage point mes paires
Puisse-t-il au moins escorter les âmes de mes frère

Le silence retomba après cette brève prière. Le menu était annoncé, et apparemment, il n’avait pas d’autre choix que d’assister au dîner. Très bien. Il n’était pas là pour ce qu’il avait fait, il en était persuadé, il était là pour ce qu’il n’avait pas fait. C’était ça.

— Elle est morte, n’est-ce pas ? Elle n’a pas disparu. C’est pour ça que je suis là ? C’est pour ça que je suis là. Elle est morte... sembla-t-il enfin comprendre. Il avait refusé cette réalité, mais si elle avait été envie, se serait-elle cachée de lui ? Le comte aurait-il pu la cacher malgré elle ? Dans la pénombre, tout devint flou tandis que la terrible vérité embuait ses yeux.

Le jeune homme fait une prière et à la fin de celle-ci, je conclus :

Les Trois protègent.

Voilà, c’est fait et alors que j’allais commencer le « traitement », il me pose une question qui m’arrête. Il semble parler d’une femme et vu que c’est de duc de Sabran qui m’a engagé, il doit parler de sa fille. J’avoue ne pas savoir pourquoi cette dernière serait morte, mais vu ce qu’il s’est passé au couronnement, il ne faut pas être grand devin pour imaginer qu’elle s’est fait croquer par les Fangeux.

Puis il commence à chialer et je lui donne une bonne claque ! Je vois immédiatement que je lui ai fendu une lèvre. Puis je lui réponds :

Je ne sais pas de qui tu parles mon gars et cela ne m’intéresse pas. Peu importe qui est mort, il va falloir te reprendre si tu veux survivre à cette nuit.

Je lui en remets une, au niveau de l’arcade et le sang coule à nouveau. Ayant un peu de temps, je lui dis :

Comme dirait un prêtre, la vie est un cadeau, alors il faut que tu t’y accroches de toutes tes forces.

Cette fois-ci, je vise le ventre et je sens mon poing s’enfoncer profondément avant de continuer mon petit monologue :

N’oublie pas que si tu meurs, tu ne pourras plus te venger, ni de celui qui m’a demandé de te faire cela, ni de moi. Je vais te faire tellement mal que tu n’aurais qu’une seule envie, me rendre la monnaie de ma pièce.

Je le frappe encore et encore, sans répit. Je prends bien soin de ne toucher aucun organe vital, ce qui est assez facile avec mon expertise de la torture. Normalement, il devrait survivre, car comme je l’ai dit au duc, un assassinat, c’est plus cher.

Il ne l’avait pas vu venir, il avait serré les dents, et sa lèvre s’était ouverte lorsqu’elle avait été écrasé contre ses dents par la grosse pogne de la brute. Il n’aurait su dire pourquoi, peut-être la barbe ou cet attitude bourrue, son agresseur lui rappelait Louis. « Il va falloir te reprendre ». C’était typiquement le genre de phrase qu’il aurait pu sortir quand il était venu le trouver aux bûchés funéraire, mais il avait préféré un « tu te défiles encore ? ». Sa mâchoire se crispa davantage, prête à encaisser. Comme suggéré, Marin s’efforça d’étouffer ses gémissements, ne laissant filtrer que des halètements saccadés. Curieusement, l’homme cherchait à l’inciter à se raccrocher à la vie, voilà qui était curieux. On aurait dit finalement qu’il n’était qu’un nom sur un contrat et que toute cette violence n’avait rien de personnelle. Incapable de se défendre, il mit toute son énergie à essayer d’échapper à la réalité. C’était juste un mauvais moment à passer, en fin de compte, d’une manière ou d’une autre, tout se terminerait. Le plus terrible se dit-il, c’était qu’il survive effectivement à ce passage à tabac, car que ferait-il de sa vie maintenant ?

Le visage, le ventre, l’homme savait où taper pour faire mal sans provoquer l’inconscience. Effectivement à force de coups, Marin commençait à fantasmer le moment où un lien craquerait et où il se ruerait sur le barbu pour tenter le tout pour le tout. Au début, il appréhendait les coups à en avoir mal avant même qu’ils ne l’atteignent, à présent, quand un poing s’armait, il se contractait pour mieux protéger ses organes et sa chaire. Le plus dur fut alors quand un accalmie vint, soit qu’on l’autorisa à reprendre son souffle, soit que frapper commençait à fatiguer le mercenaire. Ivre de douleur et d’adrénaline, ses dents se desserrèrent enfin dans une ultime provocation.

— … quand j’pense… que c’est moi qu’on traite de couard… Quand j’te vois… Je me dis que j’ai encore de la marge, il éclata d’un rire jaune, comme s’il avait perdu la raison. Il trouvait la situation complètement délirante. Il aurait tout sacrifié pour Esmée, c’était précisément la raison pour laquelle il l’avait perdue. Et maintenant, il se trouvait dans un cabanon à se faire tanner le cuir par un golgoth qui aurait pu l’étouffer et lui briser les rotules en se contentant de s’asseoir sur ses genoux. Et ce type, qui l’aurait de toute façon écrasé en duel, s’amusait à lui foutre des baffes sans même le laisser répliquer.

Un coup plus violent que les autres fit craquer sa cage thoracique avant que la chaise ne tombe à la renverse. Naturellement, le prisonnier qui y était assis n’eut autre choix que de suivre et le choc de son crâne contre le sol lui fit expectorer un filet de sang.

Ma victime résiste bien aux coups, ce qui est une bonne chose. Au bout d’un moment, je m’arrête, ma tâche terminée et le blondinet en profite pour l’insulter ! Cette personne n’a vraiment aucune reconnaissance, c’est incroyable. J’approche donc mon visage du sien et je lui dis à voix basse, tout en lui souriant d’un air carnassier :

Tu vas survivre et rentrer à Marbume. Je pense que tu n’auras pas de mal à me retrouver. C’est avec grand plaisir, si tu veux combattre, que je répondrais présent, mais sache que cette fois-ci, je n’aurai aucun scrupule à te tuer.

Ce sera, en effet, personnel. Trucider des gens ne m’ayant jamais posé aucun problème, je le décapiterai sans arrière-pensée. Je vais d’ailleurs m'entraîner pour devenir le meilleur combattant maniant une arme à deux mains, car je ne pense pas que j’ai mon égal sur cette terre. Pour bien lui faire comprendre ma position, je lui envoie un vigoureux coup de poing dans sa cage thoracique et il tombe à la renverse.

Je n’ai plus qu’à le ramasser, le prendre sur mon épaule comme un sac de pomme de terre et je marche une dizaine de mètres dans le marécage. Je ne vais pas plus loin, de peur de croiser un Fangeux et je commence à lui attacher les pieds, avant de le hisser à l’aide d’une corde, en haut d’une branche, tête en bas.

Il est normalement à l’abri des goules et je lui indique en guise de conclusion :

Seuls les faibles abandonnent.

Sur ces bonnes paroles, je rentre rapidement grâce au passeur qui m’a attendu durant tout ce temps. À l’aube, je suis de retour dans la dernière cité de l’humanité et je décide d’aller manger un morceau dans une petite guignette situé à proximité de l’Esplanade, utilisant une partie de la récompense que j’ai reçu, ce fut une mission rondement menée !