Rien qu'une égratignure [Freya]

Le Labourg, 3 avril 1167

La grognasse m’a bien eu. A beugler comme un veau après la garde, cette marchande de poiscaille perd rien pour attendre, parce que j’collecte toujours mon dû. Faudrait voir à pas passer pour un faiblard qui lâche l’affaire. Mais en parlant d’affaire, j’ai plus urgent à régler, là. Parce qu’après mon escapade avec la drôlesse, mon cache-cache avec les gardoches m’a mené quand même bien loin d’mes bases habituelles, afin d’les semer.

Et voilà qu’à quitter le quartier d’la caserne à toute vitesse j’ai atterri à l’aut’ bout d’la ville. A première vue, j’suis dans le Labourg, maintenant, c’qui arrange un peu mes affaires, parce que les grouillots dans l’coin iront pas vendre la mèche aux trouffions, ce qui va m’permettre de souffler un peu. Et le quartier ressemble bien au Goulot, niveau ambiance, donc j’y suis assez vite à mon aise. La boue en moins, c’qui me convient bien, faut dire.

Par contre, s’’il faut que j’attende que ça se tasse un peu avant de regagner ma piaule, j’ai bien en tête ce que la Mahaut m’dit toujours : « Patauge pas trop dans la boue avec une entaille, faut vite laver et recoudre ». Sauf que la boutique d’la Mahaut, c’est pas la porte à côté, et qu’à courir comme un dératé avec le flanc droit en sang, je suis en petite forme, à l’instant. Alors traîner mes guêtres dans la moitié d’la cité encore avant d’régler mon souci, ce serait pas terrible, faut avouer.

Alors faudrait que j’trouve vite fait de quoi soigner tout ça, voire quelqu’un qui s’y connait dans l’coin. En me r’mettant en marche, j’me rends vite compte que je commence à bien boiter, à froid la douleur s’est nettement accentuée, et je commence à souffler un peu. Faut vraiment pas que je tarde, alors va falloir changer d’manière, tout seul à errer dans les allées j’vais pas être très efficace. J’avise un mioche qui mendigote pas loin, et j’sors un cuivre de ma bourse, que j’lui montre avant d’refermer l’poing.

« P’tit, tu connais un r’bouteux dans l’coin qui pose pas trop d’questions ? La p’tite sœur vient avec si tu m’y conduis vite fait ».

J’vois les yeux du chiard qui s’ouvrent ronds, il hoche la tête frénétiquement en s’assurant qu’les autres gamins du coin n’ont pas vu pour pas tenter d’le doubler, puis il m’fait un signe de la main et s’engage dans une ruelle. Je tente de le suivre tant bien que mal, comprimant mon flanc d’une main pour atténuer les élancements qui s’arrêtent plus, tout en essayant de bien rester alerte pour éviter d’tomber dans un guet-apens avec que’ques soudards qu’auraient flairé l’bon plan d’l’écorché à détrousser. J’ai un peu de mal à suivre le rythme du p’tiot, la caboche qui commence à m’tourner un peu, quand soudain il s’arrête devant une masure qui paie pas d’mine, et m’fait des signes frénétiques dans sa direction.

« Alors c’est là ? T’es sûr ? »

Il hoche la tête sans un mot, puis tend la main dans ma direction. Je jette un œil rapide à l’intérieur de la bicoque, pour découvrir une pièce emplie d’verdure en tout genre. Ça embaume dès l’entrée, c’qui change dans un quartier crasseux pareil. Je jette la pièce au gamin, puis lui fait signe de filer alors qu’il se montre insistant.

« V’là ton dû. La s’conde, elle viendra pas maint’nant, mais une prochaine fois qu’on s’croise. D’une pour pas qu’tes p’tits camarades te roustent pour les récupérer, de deux parce qu’il faut pas croire tout c’que disent les adultes. Estime-toi heureux d'pas prendre un caloche en accompte. File maint’nant ! »

Sur ces mots aboyés, j’rentre dans la baraque sans plus attendre, m’appuyant bien vite contre une poutre, puis hélant l’habitant pour attirer son attention, sans bien voir où il peut s’trouver, voire même si y’a bien quelqu’un dans l’coin à l’instant.

« Y’a quelqu’un ? »

• 03 avril 1167 •

Freya se trouvait dans sa réserve, attablée à son établi, occupée à préparer des onguents et des cataplasmes de plantain d'eau et de consoude. Elle broyait les plantes, y ajoutait un peu de miel et mélangeait le tout afin d'en imbiber des tissus ou bien de la mettre dans des petits bocaux. La nuit était tombée sur Marbrume et les sons semblaient étouffés à l'extérieur. L'obscurité semblait calme cette nuit, ce qui apaisait toujours l'esprit de l'herboriste. Elle songea qu'après avoir terminé ses onguents, elle irait dormir. Un bâillement lui confirma sa pensée et elle sourit d'aise en songeant au lit douillet qui l'attendait dans l'autre pièce. Le mois d'avril venait de débuter et l'air printanier arrivait peu à peu, chassant les froides journées d'hiver. Elle avait hâte de pouvoir sentir le soleil sur sa peau et la chaleur réchauffer l'air. Freya n'avait jamais véritablement apprécié l'hiver, elle détestait les longues journées glaciales, la neige et la dureté de cette vie-là. Les habitants de Marbrume souffraient toujours bien plus en hiver que lors des autres saisons et pour cause, la nourriture venait doucement à manquer, les réserves s'épuisaient. Le printemps et l'été étaient toujours le signe du renouveau, de l'occasion de pouvoir refaire des stocks et profiter des chaudes journées sans devoir se soucier d'avoir assez de bois afin de chauffer une habitation. Beaucoup succombaient au froid dans les rues et les cadavres s'empilaient.

Oui, l'hiver était bien sombre ces dernières années. La rousse ne parvenait même plus à se souvenir des hivers qui avaient précédé l'arrivée de la fange. Tous ces souvenirs semblaient tout droit sorti d'un rêve, comme si rien de cela n'avait existé et que la fange avait toujours été là. C'était amusant de voir comment ce fléau avait impacté la vie de chacun. Les gens étaient devenues plus méfiants, plus égoïstes, plus sournois. Même elle, cela l'avait changée. Elle avait perdu ses airs candides et naïfs, bien que son mari y soit également pour beaucoup de ces pertes. Survivre seule n'avait pas été une partie de plaisir, mais elle s'en était plutôt bien sorti comparée à certains. Elle était fière d'elle.

Alors qu'elle s'étirait longuement, elle entendit la porte de sa maison s'ouvrir et une grosse voix retentir. Il était assez rare de voir encore des clients arriver à cette heure-ci et lorsque client, il y avait, ce n'était jamais pour des broutilles. Elle referma le pot qu'elle venait de remplir et s'avança dans la pièce principale pour y découvrir un homme, appuyé contre l'une des poutres de son habitation. Elle fronça les sourcils et repéra immédiatement la blessure qu'il avait au flanc, il appuyait dessus de sa main, mais le sang continuait d'imbiber son haut.

— Monsieur. Installez-vous sur cette chaise, là-bas.

Dit-elle en désignant la chaise qui se trouvait non loin de la petite table située près des herbes. Elle détailla la silhouette de l'homme et en vint à la conclusion qu'il ne devait pas être un enfant de chœur. Il était habillé comme s'il désirait passer inaperçu, ce qui n'était jamais véritablement indicateur de confiance. S'il était recherché par la milice, elle ignorait si elle devait le soigner ou bien le livrer immédiatement. La partie d'elle qui était herboriste désirait le soigner, mais l'autre partie, fidèle à la trinité et aux lois de Marbrume, songeait qu'il valait mieux le remettre dehors afin qu'il poursuive son chemin. Freya se mordilla la lèvre avant de soupirer intérieurement. Sa bonté d'âme la perdrait un jour, elle en était certaine, mais elle ne pouvait supporter de voir quelqu'un souffrir. Elle aurait tout le temps de le regretter plus tard.

Elle prépara immédiatement le nécessaire afin de pouvoir désinfecter sa plaie.

— Par quoi avez-vous été blessé ?

Le gamin m’a pas trompé, manifestement, parce que j’vois rapidement débouler une tignasse rouquine avec un bout d’femme en d’sous quand j’appelle. Les effluves des différentes plantes se mêlent dans mon pif, créant un mélange enivrant qui ferait presque tourner la tête. Oui, ça doit être ça, j’vois pas autre chose, parce que c’est pas une égratignure comme ça qui va m’faire tourner d’l’œil, j’en mettrais ma main à couper. Déjà que j’la sentais à peine au début, c’est vraiment parce que j’suis loin d’chez la couturière, et que j’ai passé un moment pour semer les gardes-chiourmes, que j’me retrouve bien obligé de chercher un coup d’main dans l’coin plutôt que d’rentrer par chez moi.

J’avise le bout d’femme qui m’désigne un siège, où je m’empresse de m’affaler. Faudrait pas qu’j’ai les guiboles qui commencent à flageoler, ça ferait pas sérieux. Et un faible dans l’métier, ça fait pas long feu, ça canne en moins de deux. Soufflant un bon coup en m’asseyant, j’vais pour délacer ma veste de cuir, du côté où ma chemise ensanglantée dépasse, quand j’vois que l’apothicaire s’met à l’œuvre directement, sans même discuter tarif. Ça m’met la puce à l’oreille, pas usuel comme façon d’faire. Et j’arrive pas à dire si la question qui suit est accusatrice, ou si elle cherche à adapter son onguent. Dans l’doute, j’lève les yeux au ciel en finissant d’échancrer mon cuir suffisamment pour lui permettre d’intervenir.

« Une défense de sanglier, bien sûr ! Sauf qu’elle était droite et métallique, glissée dans la main d’un bige pas des plus amicaux. C’pas une morsure de fangeux, si c’est ça qu’tu crains. »

Je soupire, grimaçant même alors que j’écarte les tissus pour mettre la peau à nu localement, taillant dans mon haut empourpré pour dégager un peu la plaie. Plus profonde que j’croyais au début d’ailleurs. J’ai bien pris un coup gratos pour la p’tite marchande, on dirait, faudra que j’rajoute ça à sa note ! tout ça pour un tas d’fretin, sans rire ! J’lâche un bref éclat qui s’transforme en quinte de toux, et m’élance dans tout l’flanc, d’là où ça perle encore.

« J’ai pas encore mis l’doigt d’dans pour évaluer la profondeur, mais on dirait qu’il m’a pas loupé finalement, l’corniaud. Il s’en est bien tiré, l’aut’, j’étais pressé. »

J’me rappelle de c’qui m’a fait tiquer au début, et que j’avais déjà oublié, concentré sur c’nouveau trou qui pare ma peau. Pas discuter tarif dans un coin miséreux comme ça, c’est pas normal. J’referme ma veste en cuir, et j’plante mes yeux dans ceux d’la dame, un air soupçonneux. Il faut tirer ça au clair.

« Comment ça s’fait qu’on cause pas montant, avant d’traiter ça. Tu fais la charité, dans un quartier comme le Labourg ? Où c’est pour m’enfumer en appliquant un truc qui va m’faire tourner d’l’œil vite fait pour qu’tes loustics rappliquent après et qu’je m’retrouve à poil dans une ruelle, l’cul en l’air, voire pire ? »

Dans l’métier, on discute toujours artiche ou dette avant d’faire quoi qu’ce soit. Et la misère ambiante avec l’arrivée d’la Fange n’a rien arrange, à Allange comme ici, tout pareil. Alors tomber sur une bonne samaritaine qui saurait faire pile c’qui faut au moment où il faut, c’est pas net. Ou alors c’est une sacré d’putain d’coïncidence comme on en voit pas deux dans sa vie. Et j’ai beau croire en la Quatoria – faut que j’fasse plus gaffe d’ailleurs, parce que ça m’a valu des emmerdes dernièrement, et pas plus tard que c’t’aprèm – j’crois pas qu’Anür m’ait plus à la bonne qu’un autre. Une idée m’passe par la tête, alors j’demande, même si j’suis pas trop sûr d’savoir c’que c’est vraiment.

« T’es quoi du coup ? T’as pas l’air d’une prêtresse, ni d’une de ces… c’est quoi déjà, une Fillotte d’Anür ? »