[Terminé] - Mission impossible

Balazuc, le 22 Mai 1167 au soir

La petite équipe d’Antoine Cazaux était coincée à Balazuc depuis la veille et le serait encore cette nuit. Le responsable du camp n’avait pas daigné donné ses raisons, si ce n’était qu’il avait en plus exigé que la coutilerie soit mise à contribution pour venir en soutiens des hommes postés dans le village en reconstruction.
Depuis qu’il avait renvoyé la fratrie Lucet, cet homme n’était pas dans le coeur de l’archer. Mais ce dernier avait juste à obéir aux ordres qu’on lui donnait. Aussi, après avoir déjà pris un quart tôt le matin, il devait bientôt refaire un quart de nuit. Pas son moment préféré pour faire le guet, mais encore une fois, on ne lui avait pas demandé son avis.

« Castaing, c’est bientôt ton tour. Tu sais où est ton rocher maintenant, pas besoin de visite guidée. Puech et moi on sera sur le chemin de garde en bas. »

Le borgne acquiesça aux directives de Chef. Il lui restait tout de même un peu de temps avant d’aller faire le guet. Temps opportun pour aller remplir son outre pour le quart. Et tenter de mettre en marche son plan un peu fou pour tirer Laura et Pierrick de Sombrebois.

Un peu plus tôt, un convoi était arrivé à Balazuc, mêlant étonnement Sieur de Rochemont, l’équipe des Lames d’Aeryn et Soeur Isolde. Le milicien avait faillis se pincer pour s’assurer qu’il n’hallucinait pas. Toutes ces personnes qu’il avait rencontré dans des circonstances rocambolesques étaient réunies ensemble. De quoi se penser en plein rêve...
Heureusement pour lui, Chef lui fit aussi remarquer l’arrivée des mercenaires, et qu’aucun ne l’avait salué. Encore plus étrange…Alors quand La Montagne et un autre homme du groupement s’étaient déplacés directement jusqu’au quartier du Sergent, Théophile se posait réellement des questions sur ce qu’il se passait. Pour autant, cela lui donna une idée un peu folle, qu’il matura le reste de la journée.

Le soir tombé, il chercha le moment idéal pour isoler la rouquine qui ne cessait de croiser son chemin. Les Dieux avaient tout fait pour l’aider jusqu’ici. Le convois à Sombrebois pour porter le message à Soeur Gudrun, les retrouvailles avec Laura et Pierrick pile au bon moment...Quel serait le prix à payer pour être ainsi sous leur regard trop bienveillant ? Il n’en savait rien et honnêtement, il réfléchirait plus tard aux conséquences.

A la taverne, Aeryn et Soeur Isolde étaient engagées dans un échange intense à voix basse. Tenté d’aller les déranger et faire connaître sa présence, surtout pour savoir les conditions de leur rencontre, l’archer finit par se raviser.
En effet, il croisa le regard de Pat. Celui-ci l’avait fixé, avant de détourner ses yeux pour continuer sa discussion. La Grande Lame l’avait reconnu, aucun doute là-dessus, mais pour une raison quelconque, il ne l’avait même pas salué, renforçant ce que lui et Chef avaient perçu ce matin là.

Aussi, le borgne alla discrètement faire ce pour quoi il s’était déplacé au départ, prenant de la bière un peu plus loin que les deux femmes, puis il alla se cacher entre les murs de l’auberge et de l’écurie. A cette heure-ci, on avait depuis longtemps pansé les chevaux. Il serait tranquille pour avoir une discussion avec le Chaton. En tous cas pour le peu de temps qu’il lui restait avant de prendre son service.

Il n’eut pas à attendre longtemps avant que la silhouette de la jeune femme se profile. Vérifiant rapidement que personne ne pouvait les voir, l’archer chuchota pour ne pas la surprendre. Elle aurait été assez agile pour lui planter une de ses dagues dans le cœur avant qu’il ne lui soit même possible de la toucher.

« Ryn, c’est Théo. »

Le milicien attrapa doucement le bras de celle qu’il continuait de considérer comme son amie et l’incita à venir se retirer dans l’ombre.

«  Est-ce que tu as une minute à m’accorder ? C’est important. »

Cette fois, il était sérieux. Pas de bravade, pas de masque. Simplement un homme qui avait une requête insensée mais qui croyait qu’une femme de la trempe de Ryn pourrait l’aider.

Ce voyage était particulièrement éprouvant pour l'ensemble des membres du convoi et le souvenir de ces découvertes macabres viendraient probablement hanter les nuits de nombre d'entre eux. La Fange avait apporté son lot de malheur et de craintes si bien que plus personne ne se sentait à l'abri à l'extérieur de la cité. Mais à force de redouter les créatures du fléau, les hommes avaient presque oublié de se méfier de leurs congénères. Ce n'était certes pas le cas des miliciens et des mercenaires habitués à croiser brigands et bannis, mais pour certains membres de cette caravane, cette découverte avait été particulièrement choquante voire traumatisante.

Mais pour la mercenaire ces découvertes avaient pris une dimension toute particulière faisant étrangement échos aux paroles de l'entité. Pouvoir exposer tout cela à sœur Isolde fut pour le moins libératoire. Les épaules de la jeune femme lui parurent alors tellement plus légères. Comme si le simple fait d'avoir pu évoquer toute cette sombre histoire avec la prêtresse lui avait permis de se décharger un peu de tout ce poids devenu bien trop lourd à porter pour elle seule.

Ainsi, lorsqu'elle reprit le chemin de l'auberge après cette brève mais intense conversation, le pas d'Aeryn se fit naturellement plus léger, quand bien même restait-elle méfiante. Mais alors qu'elle longeait les bâtisses, une voix familière vint la tirer de ses pensées.

-Théo ? murmura-t-elle surprise tandis que le milicien l'attirait doucement entre les deux bâtiments.

- Est-ce que tu as une minute à m’accorder ? C’est important.

La mine sérieuse du milicien habituellement si taquin la surprit si grandement qu'Aeryn ne chercha pas à protester ou à lutter. Quelque chose semblait le perturber et elle s'attendait presque à l'entendre la questionner sur les cadavres exsangues retrouvés sur la route…

-Qu'y-a-t'il ? Je t'écoute…

Un bon point, la rouquine semblait l’avoir prise au sérieux.

« Excuses-moi pour la mise en scène mais je n’ai pas beaucoup de temps avant ma garde. Et j’ai eu l’impression qu’il se passe quelques chose avec votre convoi... »

Mais là n’était pas l’important. Il devait avant tout se préoccuper de Laura et Pierrick, cachés auprès de Soeur Gudrun.

« Je voulais te contacter, toi et les Lames à mon retour à Marbrume. Il semble que les Dieux soient cléments avec moi en ce moment… »

Il est vrai que les premiers mercenaires qui lui étaient venus à l’esprit pour l’escorte de la fratrie avait été l’équipe d’Aeryn. Ils étaient des combattants aguerris et avaient à cœur d’accomplir leur mission jusqu’au bout. Malgré leur relation, la jeune femme était quelqu’un avec un sacré sens de l’honneur. Il savait que quoi qu’il advienne, si elle acceptait la mission, elle la mènerait à bien.

« J’ai un travail à vous confier. Je ne sais pas quels sont vos tarifs mais je suis prêt à vous laisser tout ce que je peux de ma solde jusqu’à vous rembourser. Est-ce que tu penses qu’il vous serait possible de faire un mission parallèle à la votre ? »

Et il était réellement prêt à se priver des prostituées pendant plusieurs mois si il le fallait. Même si ça devait rendre ses nuits plus agitées, le bien-être de ses protégés était plus important que cela. Le borgne avait l’impression de sonner tel un homme désespéré à la fin de ses propos, et ça n’aurait pas été loin de la vérité

Le sérieux du milicien ne lui disait rien qui vaille. Quelque chose n'allait pas, elle le pressentait sans pour autant être capable de se faire une idée sur ce qui semblait le déranger. Curieuse et attentive, la mercenaire l'écouta en silence, les bras croisés et le regard plongé dans celui du jeune homme.

D'après ses dires, il avait eu dans l'idée de contacter directement les lames afin de leur proposer un contrat… Un contrat commandité par lui seul et qu'il financerait quitte à donner tout ce qu'il pouvait posséder. Cette fois, Aeryn ressentit sa propre inquiétude venir s'infiltrer peu à peu dans ses veines. Elle grandissait tout en se propageant de plus en plus vivement jusqu'à ses tripes…

-Ne t'occupe pas des tarifs, grogna-t-elle, impatiente. Dis-moi seulement ce qu'il se passe.

Sa première pensée alla directement vers les maîtresses du milicien. Nombreuses, apparemment, ces dernières n'étaient généralement que des veuves ou des prostituées… Mais il n'était pourtant pas inenvisageable que le milicien se soit mis à fréquenter une femme mariée ou alors seulement promise à un mariage prochain… Si tel était le cas, le problème serait moindre et facile à régler… Inutile donc de faire appel à un groupe de mercenaire pour le régler. En sommes, Ryn se mit à imaginer plusieurs possibilités toutes plus graves les unes que les autres…

-Raconte, je t'écoute.

La mercenaire lui intima deux fois de parler, laissant le reste de côté. Il espérait que c’était plutôt bon signe pour lui et ses protégés.

« Il y a un mois, Balazuc a été attaqué par une bande de voleur alors que nous y avons été stationné quelques jours. L’un d’entre eux était un adolescent qui avait été forcé de les suivre. Il nous a expliqué que sa sœur avait été mordue lors du couronnement et qu’ils s’étaient retrouvés à l’extérieur des murs dès que la milice leur avait mis la main dessus. Ils ont formé un petit groupe avec d’autres exilés mais des brigands leur sont tombé dessus et les ont fait prisonniers. Les femmes, dont la sœur du garçon, ont été abusées. Et les hommes ont été obligés de les servir. »

Penser à ce que ces crapules avaient fait l’indignait profondément. Heureusement, la certains d’entre eux étaient morts. Et il espérait qu’Anür leur avait réservé quelques coups supplémentaire au passage...

« Le garçon était plutôt heureux d’être en vie, même si il avait une de mes flèches au milieu du ventre. Il nous a demandé de l’aide pour sauver sa sœur. Nous sommes partis en petit groupe, Sieur de Rochemont était d’ailleurs avec nous si tu veux tout savoir. Bref, nous avons réussi à sauver trois prisonniers, dont la sœur du garçon. Liliane, la cuisinière du camp les a pris sous son aile. Je pensais que ça suffisait au Sergent pour les laisser vivre ici. Pierrick se remettait de sa blessure et Laura travaillait dur avec Liliane. »

Et la cuisinière était heureuse de les avoir avec eux. Ca semblait être un bon compromis pour tout le monde.

« Il y a quelques jours, quand nous sommes passé à l’aller avec le convoi pour Sombrebois, je suis venu voir comment ça allait pour eux. Pierrick était prêt à reprendre sa vie, sa blessure allait mieux. Et Laura semblait s’être faite à la vie avec Liliane. Mais le soir même, le Sergent leur a dit qu’ils devaient quitter Balazuc au lever du soleil. »

Théophile se rendit compte qu’il n’avait pas demandé exactement ce qu’avait dit le Sergent. Mais après tout, le résultat était le même, ce n’était donc pas si important.

« Nous avons pu les amener jusqu’à Sombrebois, je pensais qu’ils pouvaient essayer de s’intégrer là-bas. Mais quand on est arrivé aux porte du village, on a vu qu’ils vérifiaient les bras des arrivants. Apparemment les mordus ne sont pas trop acceptés là-bas, contrairement à ce que l’on entends à Marbrume. J’ai été voir le gradé sur place, je crois que c’était le Capitaine de la garde. Je lui ai exposé la situation et il a accepté de nous laisser passer à condition que les enfants repartent le lendemain. »

Et il serra le poing de frustration, car il avait dû trahir la confiance de cet homme fort sympathique et altruiste.

« Une fois à Sombrebois, j’ai demandé à Soeur Gudrun, la prêtresse en charge et qui est une de mes amie, de les garder avec elle le temps que je trouve une solution. Elle a accepté et elle les cache au Temple. »

Même Soeur Gudrun était en danger avec ce secret. Sa culpabilité n’en était que plus grande, surtout que la prêtresse avait d’autres sources d’inquiétudes de son côté.

« Bref. Tout ça pour dire que je voudrais vous engager pour amener Laura et Pierrick en sécurité au Labret, ils sont d’accords avec ça. Je sais que les choses serons plus facile pour eux là-bas. »

Cela avait été risqué de raconter à Ryn que Laura avait été mordue. Pourtant il était inconcevable de lui mentir sur ce point. Il fallait qu’elle connaisse tous les tenants et aboutissants avant d’accepter.

« Est-ce que tu penses que vous pourriez les prendre avec vous sur le chemin du retour ? »

Plus tôt ils seraient pris en charge, et plus tôt les deux adolescents pourraient espérer retrouver une certaine stabilité.

L'histoire que le milicien lui narra était triste et chargée d'injustice. Et même si Aeryn, fidèle à elle-même, écoutait sans broncher et toujours en affichant cette mine impassible qui pouvait évoquer un être sans âme ou sans cœur, il aurait été bien stupide de croire que tel était réellement le cas. La mercenaire était touchée par ce récit narrant le sort que l'humanité avait réservé à ces deux pauvres bougres qui n'en méritaient certainement pas tant. Au fond, ils n'étaient que les victimes dans cette histoire et pourtant leurs pairs leur avaient brusquement tourné le dos avant de mieux les rejeter.

Impossible pour la jeune femme de promettre quoi que ce soit concernant les lames. Elle ne savait rien de leur opinion sur le sujet, mais pouvait d'ores et déjà affirmer qu'aucun mordu ne faisait partie de la guilde, le quartier général se trouvant justement en ville… Mais il s'agissait là plus de logique et pratique qu'un réel point de vue concernant les mordus. La loi, toujours aussi absurde, imposait ses règles et tous se devaient de les respecter.

-Je vois, soupira-t-elle en décroisant les bras pour mieux venir se pincer l'arête du nez. Deux personnes, tu dis ?

Question plutôt rhétorique, Théophile les ayant carrément nommés. Laura et Pierrick. Les deux se trouvant visiblement au Temple de Sombrebois auprès d'une amie du milicien… Et, en parlant d'ami, le jeune homme avait donc rencontré Alaric, ce dernier ne leur ayant accordé qu'une brève hospitalité.

-Les gens se trompent d'ennemis. Je peux comprendre qu'ils aient peur, mais ce n'est pas en rejetant leurs semblables qu'ils se préserveront du mal qui ronge ce monde... déclara-t-elle en soupirant de nouveau. Je ne me prononcerai pas pour les autres et encore moins pour les supérieurs, mais au pire des cas, j'ai prévu de rendre visite à mes frères après ce boulot. J'ai… J'ai besoin de prendre un peu l'air. Je n'aurai qu'à les embarquer avec moi. Je saurai bien protéger deux personnes, c'est pas un problème..

Lorsque Aeryn lui demanda confirmation du nombre de personnes, le borgne acquiesça.

« Oui deux. Pierrick le grand frère, et sa sœur Laura. Dis-leur bien, ainsi qu'à Soeur Gudrun que c'est moi qui t'envoie.»

Les paroles qui suivirent étaient au diapason avec les sentiments qu’il nourrissait lui-même envers le sort réservé aux mordus. Ces gens étaient humain par les Dieux ! Ils avaient besoin d’encore plus de protection qu’une personne lambda. Et pourtant, la populace avait seulement peur et refusait de les voir en face.

Théophile laissa un soupir s’échapper en comprenant que la mercenaire acceptait la mission, même à titre personnel.

« Merci Ryn. Tu n’imagines pas ce que sa représente pour moi de savoir qu’ils seront amenés en sécurité. J’aimerais pouvoir faire plus mais je suis pieds et poings liés avec la milice. Je ne peux pas laisser les choses en plan alors que des choses pas nettes se trament avec les sectaires. »

Le milicien ne préférait pas trop en parler. Le souvenir des sectaire était encore trop frais pour qu’il y pense sans que ce soit douloureux.
En parlant de douleur, Aeryn venait de mentionner son besoin de prendre l’air. Il l’observa, cherchant la panique qu’il avait lu dans ses yeux à leur dernière rencontre. Mais ne vit rien de semblable. Le borgne posa sa main sur le bras du Chaton

« J’avais l’impression que tu allais mieux. Tu as des ennuis ? Je sais que tu ne me prends pas pour quelqu’un de très fiable mais si je peux faire quoi que ce soit pour toi tu peux me le demander. »

Il avait très envie d’ajouter qu’avec ce qu’elle acceptait de faire pour Laura et Pierrick il lui était d’autant plus redevable. Mais une petite voix lui soufflait que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Alors il se contenterait de lui offrir une oreille attentive en tant qu’ami.

-Je leur dirai, rétorqua-t-elle tout en essayant de mémoriser les trois prénoms prononcés par le milicien. Pierrick et Laura, ce serait facile… Par contre, Gudrun… Rien ne pouvait garantir que sa mémoire ferait l'effort de ne point l'oublier.

D'un simple geste de main, la rouquine balaya les remerciements de Théophile. Sans doute l'aurait-elle fait d'elle-même si le hasard avait placé ces deux mordus sur son chemin. Inutile donc de la remercier pour une chose aussi logique et naturelle que celle-ci.

- C'est bon, c'est sur mon chemin de toutes façons. Je suis peut-être un peau de vache dotée d'un caractère de cochon, c'est pas mon genre de laisser des gens dans la merde. Pas quand je peux les aider, son ton se fit alors plus taquin et railleur lorsqu'elle ajouta : C'est le problème de la milice. En signant, on vous prive gentiment du peu de liberté qu'il vous reste. Et tout ça pour obéir a des ordres grostesques...

Après tout, s'il n'avait pas appartenu à la milice, aurait-il obéit au sergent et mené ces deux gamins à Sombrebois ? Ryn en doutait fortement. A force de le côtoyer, la rouquine avait bien compris que Théophile était doté d'un certain sens de l'honneur qu'elle trouvait tout à fait respectable.

Lorsque la main du borgne vint se poser sur son bras, les yeux de la rouquine se plissèrent instinctivement. Pourtant, elle n'eut aucun mouvement de recul et ne le repoussa pas non plus.

-Disons que… C'est compliqué. Les choses s'enchaînent d'une manière plus qu'étrange ces derniers temps. Tu as dû entendre parler de la découverte que nous avons faites en venant ici ? Et puis … Je ne sais pas mais… J'ai comme une drôle d'impression sur ce convoi. Quelque part, je ne peux m'empêcher de penser que ce sera peut-être mon dernier… Mais bon, ce ne doit être qu'une impression. Je suis un peu parano, que veux-tu ? pouffa-t-elle en souriant. Tu repars quand ?

Inconsciemment, le pouce de Théophile avait commencé à prodiguer une caresse apaisante sur le bras de la jeune femme. L’entendre parler aussi ouvertement d’une éventuelle mort ne lui plaisait pas du tout.

« Non ! Tu ne peux pas mourir maintenant. »

Il avait resserré sa prise sur elle et s’était rapproché de son visage, tentant peut-être de découvrir à quel point elle était sérieuse. Son faciès était fidèle à lui-même et ne reflétait pas de peur. Et il se rappela que le Chaton ne craignait pas de rejoindre les Dieux. Par contre, elle pourrait prendre plus au sérieux sa sécurité si elle avait un but plus important. Comme sauver quelqu’un.

« Pas quand tu as a deux colis à prendre en charge. »

Son sérieux se fana et il recula, arborant ce sourire qu’elle trouvait faux et énervant.

« Aux dernières nouvelles, nous étions censés partir hier ! Je crois qu’on a un peu dépassé le délai. Nous avons des ordres grotesques parfois, et d’autres fois rien du tout. Que veux-tu...En ce qui concerne votre découverte, je t’avoue que je n’en ai pas entendu parler. J’ai essayé de dormir un peu entre deux garde, mais entre les ronfleurs et les râleurs ça n’a pas été évident ! Je suis curieux d’en savoir plus, maintenant que tu a évoqué le sujet. »

L’instinct d’Aeryn la prévenait de quelque chose certainement. Lui-même, en tant que soldat aguerris, avait tendance à ne pas prendre à la légère ce que ses tripes lui faisaient ressentir. Et ça lui avait servit un paquet de fois.

"Tu me chatouille," avait-elle envie de lui dire lorsque le pouce du milicien vint caresser son bras.

-Je n'ai pas parlé de mort, il me semble... lui dit-elle tout en arquant les sourcils alors que Théophile rapprochait étrangement son visage du sien. Il était même si proche à présent qu'elle pouvait presque ressentir la texture de la peau recouvrant son nez contre le sien. Cette fois, le mouvement recul fut léger mais purement instinctif.

L'entendre plaisanter au sujet des fameux "colis" la rassura un peu. Sans doute s'était-il seulement moquer d'elle comme il aimait visiblement le faire depuis leur rencontre. Loin de s'en offusquer, Ryn sourit à son tour

-Ne t'en fais pas, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, je les conduirai à destination, railla-t-elle à son tour, s'échinant à repousser les fausses idées qui lui venait en tête à chaque rapprochement du milicien.

-Hier ? Et bien… Il semble en effet que vous ayez été quelque peu retardés, plaisanta-t-elle avant de se souvenir des fameuses découvertes macabres. Elle hésita un instant, se demandant s'il était bien judicieux de lui en parler… Toutefois, jugeant qu'il l'apprendrait tôt ou tard, mieux valait autant lui en parler elle-même.

-Plus au sud, dans les ruines d'une ancienne bâtisse, probablement un entrepôt, nous avons découvert un cadavre entièrement nu. Il s'agissait d'un homme et il présentait la blessure la plus étrange qu'il m'ait été donné de voir… On l'avait vidé de son sang… Mais …. Par les Trois, aucune goutte à côté de lui… Puis en fouinant un peu autour du bâtiment, nous en avons découvert d'autres… Tous morts de la même manière.

Un cadavre nu, ça n’était pas si étonnant. Les conditions du décès de celui-ci l’étaient en revanche. Le borgne tentait de se représenter ce qu’était un corps dont tout le sang avait été aspiré entièrement. Et le fait qu’il ne soit pas seul lui collait des frissons irrépressibles.

Encore plus étrange, pas de sang visible tout court. Un simple malade mental aurait en effet laissé le sang s’écouler de la plaie, comme lorsqu'on saignait un animal pour le faire mourir. Il serait resté des traces dans la terre. L’ancien soldat avait déjà vu ça une fois. Et le type qui s’était « amusé » n’avait plus du tout l’esprit sain. Ce que lui contait Aeryn était d’un niveau supérieur à celui-ci.

« Aucune goutte ? »

Le borgne fronça les sourcils. Le sentiment que lui inspirait cette histoire était terriblement identique à celui qu’il ressentait en pensant aux Pacificateurs.

« Je t’ai parlé des sectes, et que ça nous donnait pas mal de travail. Un peu plus tôt dans le mois, nous avons découvert un sous-sol secret. Il y avait là des prisonniers entassés dans des conditions immondes. Des expériences étaient menées sur eux. Je ne peux pas tout te révéler, certaines choses sont encore en cours, mais c’est une secte appelé les Pacificateurs qui étaient derrière tout ça. Ils croient que la fange vient de la trinité, et qu’ils sont leurs serviteurs les plus fidèles. Les mordus sont pour eux des être impurs qui ont échoué au test des Dieux. Ils profitent de leur soi-disant mission divine pour s’adonner à des...choses innommables. Et j’ai bien peur que leur influence aille au-delà de Marbrume. Je ne dis pas que c’est eux qui sont derrière ce que vous avez vu, mais ils en seraient capable. »

Oui, ils étaient tout à fait capable de faire quelque chose d’horrible et d’amoral. La pupille d’ambre du borgne se fixa dans celle azur qui lui faisait face. Sa main, incapable de se tenir éloigné, alla se poser sur sa mâchoire et son cou cette fois. Sentir la chaleur de Ryn et son pouls battre sous ses doigts calleux était rassurant.

« Sois prudente Aeryn. Je sais que tu es une grande fille capable de prendre soi d’elle. Mais entre ce que tu nous a révélé l’autre fois et ça...tu as raison, il se trame quelque chose et je n’aimerais franchement pas être au milieu de tout ça, ni savoir que toi tu y es non plus. Des forces bien au-dessus des nôtres sont impliquées et j’ai bien peur que nous ne soyons pour eux que des dommages collatéraux. »

-Pas la moindre, confirma-t-elle en hochant la tête. Pas même autour de la plaie.

Ne sachant que dire concernant le "message" illisible laissé sur la table soutenant le macchabé, Aeryn préféra taire l'information.

-Les corps étaient recouverts d'une étrange substance qui, selon le père Altan, était destinée à préserver les cadavres de la décomposition. Et cela a plutôt bien fonctionné. Certains corps étaient là depuis des semaines et pourtant… On aurait dit qu'ils venaient de pousser leur dernier souffle.

Cette histoire restait fort préoccupante, plus particulièrement pour la mercenaire qui ne pouvait s'empêcher de faire le parallèle avec les prédictions de l'entité : "Quelqu'un te cherche pour ton sang". Mais cela non plus, la rouquine se garda bien de le raconter au milicien. Pas par manque de confiance ou par crainte de son jugement, non… Mais plutôt dans le but de le préserver un peu de l'inquiétude.

Son histoire à lui n'était guère mieux. Imaginer ces pauvres gens enfermé dans l'attente d'une torture évidente fut plutôt douloureux. Comment les Hommes, les survivants, pouvaient-ils infliger pareilles horreurs à leurs congénères. N'était-ce point, d'ailleurs, une insulte à la Trinité ?

"Sois prudente Aeryn…" lui avait-il demandé tandis que sa main se faisant particulièrement douce vint parcourir sa mâchoire puis son cou, lui arrachant quelques frissons au passage. La main de la mercenaire alla aussitôt se poser sur celle du milicien avant de la serrer doucement dans sa paume.

- Tu as le toucher facile, Castaing, le réprimanda-t-elle gentiment tout en lui offrant un sourire aimable. Je tâcherai d'être prudente, comme d'habitude… Et puis… Qui vivra verra… Je te promets juste de ne pas mourir tant que le colis ne sera pas livré, plaisanta-t-elle tout en serrant un peu plus la main du milicien. Essaie de faire attention, toi aussi… Ces derniers temps, on ne cesse de me répéter que ce monde est en train de changer et, en voyant tout ceci… Il est assez difficile de ne pas y croire… Alors… fais attention à toi, s'il te plaît.

Le sourire que la mercenaire lui offrit alors n'avait plus rien de joyeux ou de railleur. Aeryn aussi était inquiète, même si elle aurait grandement préféré ne pas l'être, plus particulièrement pour cet homme-là. Aussi, elle s'efforça autant que possible de paraître enjouée, allant même jusqu'à lui asséner une pichenette sur le front.

-Que deviendraient les veuves de ce royaumes sans les "bons soins" de Théophile Castaing ?

La chaleur de la main d’Aeryn vint se superposer à la sienne. C’était agréable de sentir sa pression, autant que l’inquiétude qu’exprimait la rouquine pour lui. Venant d’une autre personne, ce serait probablement quelque chose de banal. Mais la mercenaire n’était pas de ceux qui parlaient pour rien dire. Même quand c’était blessant.

Théophile sourit à sa remarque sur son toucher facile et rit même à la suivante sur ses bons soins. Même si intérieurement, il comprenait désormais qu’il n’aspirait qu’à se dévouer à une seule personne. Alice...Se réveiller seul dans son petit lit de la caserne était toujours aussi difficile.

Mais ceci ne regardait que lui. Son amie avait suffisamment de choses à gérer, et il venait de lui en rajouter une nouvelle. Ses états-d’âme resteraient siens.

« Castaing ! Grouille-toi c’est notre tour ! Où ce crétin est-il encore passé ? »

« Il a dû aller pisser quelque part Chef. On n’a qu’à s’avancer, il nous r’joindra. »

Son temps semblait écoulé. Il profita de devoir bientôt filer pour récupérer sa main, mais également celle de la rouquine. Il posa un baiser sur les phalanges sans détourner le regard.

« J’essaierais de venir dès que possible voir comment ils se portent. Et si tu es toujours sur place à ce moment-là, j’aimerais réellement te remercier. Tu n’y portes pas d’importance mais j’y tiens. Alors réfléchis-y. »

Le borgne relâcha son emprise et fit un pas en arrière, son éternel sourire collé aux lèvres.

« A bientôt. »

Un au revoir lui semblait trop définitif, surtout avec le danger qui courait sur la tête de son amie. Le milicien finit par se retourner et faire quelques pas de course pour rattraper ses camarades.

Plaisanter avec Théophile était facile, même s'il était toujours délicat de savoir si ses sourires étaient réellement sincères. La taquinerie était au milicien ce que les vacheries étaient à la mercenaire. Un masque, une forme de protection destinée à tenir les autres à l'écart. Et c'était d'ailleurs pour cela que la rouquine ne s'offusquait plus lorsque le borgne faisait mine de vouloir se rapprocher d'elle en déposant sa main sur une épaule ou une joue. Elle avait appris à le connaître et ce genre de petites attentions semblaient si naturelles chez lui que la jeune femme l'imaginait agir de la même manière avec toutes les autres. Et puis, il l'avait dit lui-même, il n'était pas l'homme qui lui fallait. Point de tentative de séduction ici, seulement un homme taquin.

Aussi, lorsque ce dernier se saisit de sa main pour déposer un baiser sur ses doigts repliés, la mercenaire se contenta de répondre par un sourire railleur.

- Contente-toi de leur rendre visite, ça suffira, rétorqua-t-elle avant de le pousser gentiment pour "l'aider" à rejoindre ses collègues. À bientôt...

À dire vrai, elle n'y croyait pas une seconde. Pour elle, il s'agissait-là de leur toute dernière rencontre… Mais au fond, comment en être sûre ?