J'étais passée plusieurs fois devant lui durant la journée sans réellement lui prêter attention. Après tout, il ne s'agissait là que d'un jeune milicien, l'un de ces bleus que les plus âgés aimaient torturer en leur confiant des tâches stupides. Ce n'était pas le premier à monter la garde seul devant cet entrepôt miteux qui n'intéressait plus personne dans le coin. Nous le savions tous, ce dernier ne renfermait jamais rien d'intéressant. Pour preuve, la seule fois où je m'y étais intéressée, je n'avais trouvé là que des caisses comprenant des uniformes usés, déchirés et couverts de sang. Rien de précieux ne pouvait être stocké ici, dans ces quartiers miteux qui ne cessaient de s'étendre petit à petit, plus particulièrement depuis que le Goulot s'était vu amputé d'une bonne partie de ses ruelles malfamées.

"Pauv' gosse", me dis-je en passant devant lui pour la dernière fois de la journée. Je marchais aux côtés de ma sœur et mon frère, croquant tous dans les pommes juteuses que je venais de subtiliser au marché.

-Que fait-il ? me demanda Antoine qui venait de cesser de marcher pour mieux l'observer.
-Il monte la garde, lui répondit Agnès.
-Il garde quoi, un trésor ?
-Bien-sûr que non, il est tout seul … S'il y avait quelque chose d'important là dedans, ils seraient plusieurs.
-Y'a quoi là-dedans alors ?
-Bah j'sais pas moi, répondit ma cadette en haussant les épaules.
-T'en penses quoi, Anne ?

Je soupirais.

-Je pense que ce pauvre gamin se fait prendre pour un benêt par ses supérieurs… Regarde, dis-je en désignant un mur dont les planches pourries avaient été depuis longtemps retirées.
- C'est quoi un benêt ?
-Un idiot, un âne, une andouille quoi !
- Ah ! C'est pas très gentil...
-Je suppose qu'on ne peut pas attendre grand-chose de mieux concernant la milice.
- Il a p't'être faim… Je peux lui donner une pomme ?
-Elles sont à toi, tu es libre d'en faire ce que tu veux, répondis-je en souriant avant de lui ébouriffer doucement sa tignasse brune.

Observant avec attention, les bras croisés, je laissais mon jeune frère rejoindre le milicien qui venait, une nouvelle fois, de s'assoupir. Et comme à chaque fois qu'il fermait les yeux, le vieux Germain à sa fenêtre, lui jetait des petits cailloux afin de l'embêter… Sacré Germain. Il pouvait bien être âgé, il n'en restait pas moins un grand gamin. Le pire venait probablement du fait que le jeune milicien ne semblait se rendre compte de rien, malgré le sol recouvert de minuscules cailloux blancs que le vieillard s'empresserait de ramasser lorsque le milicien quittera son poste… En prévision du prochain vert à torturer.

-Tiens, c'est pour toi, lui lança mon frangin en lui tendant la fameuse pomme. Elle est bonne, tu verras… Puis ça te tiendra peut-être réveillé.

-T'as pas besoin de quitter ton poste pour manger, tu sais ? lui répondit le gamin tout sourire.

Sans doute était-il heureux aussi de pouvoir discuter avec un jeune homme qui, en apparence, semblait sain. Cela changeait des gens de la communauté avec lesquels nous vivions. Oh, ils étaient gentils, bien-sûr, mais tous étaient usés voire même brisés par un mode de vie compliqué qui ne pouvait évidemment convenir à tout le monde. Devenir, du jour au lendemain, le rebut d'une société n'était pas donné à tout le monde. Voilà pourquoi je ne cherchais pas à intervenir. Malgré tout le mépris que je vouais à ces foutus garde, je m'efforçais, tant bien que mal, de ne pas tous les ranger dans le même panier. Et puis, si cela pouvait aider mon frère ou ma sœur à envisager un meilleur avenir pour eux, pourquoi pas ?

- C'est quoi un… serre Jean ? demanda-t-il, curieux mais surtout perplexe face à ce mot qu'il n'avait probablement jamais entendu auparavant.

Pour ma part, je pouffais. Tentant tout de même de dissimuler ma réaction derrière ma main… Agnès ne se donna pas tant de peine et éclata tout bonnement de rire.

- C'est quoi des dames ? Si tu parles des deux filles là-bas, ce sont mes grandes sœurs. Anne et Agnès. Moi c'est Antoine, mais je ne suis pas un chevalier…. et toi, comment tu t'appelles ?

J'observais la scène tout en mangeant ma pomme, me demandant quand le milicien renverrait paître le gamin qui l'empêchaient de travailler. Que dirait ses supérieurs en le voyant ainsi, papotant tranquillement avec un gosse des rues. Sans doute verrait-il cela comme une perte de temps… Après tout, ces gamins-là ne valaient rien. Ils portaient sur eux la misère, la maladie et la famine, une image que peu de personne pouvait aisément supporter. Pourtant, ce garde-là prenait le temps de répondre aux questions de l'enfant curieux et innocent. Quelque part, je m'en réjouissais, simplement parce que cela faisait bien longtemps qu'Antoine n'avait manifesté d'intérêt pour quoique ce soit. Mais, d'autre part, cela m'agaçait fortement, car cet homme-là, aussi bienveillant fût-il, véhiculait malgré lui une image malheureusement biaisée de la milice. Au fond, peut-être n'en savait-il rien lui. Il semblait bien jeune … Sans doute était-il l'une de ces nouvelles recrues que les verts n'avaient pas encore contaminées.

- Ça veut dire que les milichiens à moustaches sont importants ? demanda innocemment Antoine.

En entendant sa réponse, je ne pus m'empêcher de serrer les dents, craignant que le garde prenne mal le surnom donné aux siens par les gens du coin. Néanmoins, il était fort possible que le jeune homme ne prenne cela que pour un défaut d'élocution qui n'avait strictement rien d'étrange pour un gamin de l'âge de mon frère. Après tout, rien dans l'attitude de l'enfant ne pouvait évoquer un manque de respect volontaire…

-On revient du marché, on attendait la fermeture avant de rentrer à la maison.

Intérieurement, je priais pour qu'Antoine n'en dise pas plus. Il ne manquait plus qu'il raconte que nous attendions précisément le moment où les marchands, fatigués de leur journée, perdent suffisamment de leur attention pour nous servir allègrement dans les marchandises qu'ils étaient justement en train de ranger. Tant de dos tournés au même moment… Une aubaine pour les gens comme nous…

-T'es bien le premier à me parler, tu sais. Un jour, un milichien m'a craché dessus… Je lui ai juste dit "bonjour monsieur". Mais il me trouvait sale et disait que je sentais mauvais… Avant, personne ne me disait ça, tu sais. Tout le monde était gentil avec moi… Et les milichiens, eux, ils sont jamais gentils, et puis, ils nous protègent pas non plus.

Et vlan… Voilà une affirmation, certes vraie, qui ne pouvait que déplaire au jeune homme. Aussi, même si cela ne m'enchantait pas le moins du monde, je ne fis pas prier pour approcher lorsque le milicien nous invita à le faire.

-On l'sait, m'sieur, dis-je en prenant volontairement l'accent du coin. Mais on fait c'qu'on peut par ici. L'danger est l'même, de jour comme de nuit, t'façon, rétorquais-je en m'approchant de mon frère en lui tendant les bras afin de l'aider à descendre. Allez vient, Antoine, on n'peut pas le déranger plus longtemps.
-Mais… Je suis sur qu'on le dérange pas tant que ça, hein Richard ?
-Anne a raison, Toinot, on risque de lui attirer des ennuis.
-Pourquoi ? On ne fait rien de mal...

Je soupirais, forcément. Après tout, je ne pouvais décemment lui expliquer pourquoi le fait de parler à des traînes-misère comme nous, plutôt que de garder inutilement un entrepôt vide, pouvait porter préjudice au milicien.

-De toute façon, il n'y a rien là-dedans. Tu l'as dit toi-même que ses chefs se moquaient de lui en lui donnant cette tâche.
- C'est effectivement ce que j'ai dis, mais au fond, je ne sais rien de leurs intentions, répondis-je en oubliant mon rôle de fille ayant grandi dans ces rues. Mais tant pis, je ne tenais pas spécialement à finir au trou pour insubordination ou qu'importe le nom du crime allant avec mes propos. Désolée pour ça, dis-je au milicien. Ce n'était pas contre vous, mais il est vrai que les miliciens ne sont pas vraiment appréciés dans le coin. Il est donc aisé de leur coller tous les péchés et méfaits du monde.