Marbrume


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 Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran

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MessageSujet: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 24 Juil 2022 - 22:43



Comme une saveur d’enfance



Marbrume | 5 février 1164.

Tharcise avait immobilisé sa monture à l’extrémité de la jetée, face à la mer. Perché sur son étalon gris pommelé, il humait avec délice les fragrances iodées exhalées par l’immense territoire maritime dont les vagues sereines s’étiraient paresseusement sous le souffle froid de la brise hivernale. Protégé des frimas par une ample cape noire à capuchon, ses cheveux de jais encadrant son front blanc, le jeune homme laissait ses regards vagabonder alentour ; sur la farandole hétéroclite des bateaux mouillant à quai ; sur la valse des pêcheurs qui piquetaient l’horizon aqueux de leur présence mobile ; sur le ballet erratique des mouettes surveillant les étals de poissons fraîchement pêchés ; sur la Distraite qui sommeillait d’un repos mérité.

A l’instar de janvier, ce février-là, à peine entamé, se voyait à son tour maculé d’un fin mantelet neigeux. Suspendu à l’horizon oriental, le soleil de cette aube frileuse brillait d’une lumière blafarde et la terre assoupie, glacée, tressaillait à peine sous le feu misérable de ses rayons. Une mouette protesta, perchée sur la vergue alourdie de sa voile carguée d’un proche navire. Les vaguelettes clapotant contre la jetée, au tumulte rieur, et le vent froid chargé d’humidité soupiraient à l’envi' des promesses d’ailleurs aux oreilles de Tharcise. Le nobliau frissonna. Son visage au teint pâle obombré de son duvet sombre se farda, l’espace d’un fugitif instant, d’une émouvante gravité, avant de se détourner, détaché, presque dur, vers les lignes découpées de la cité où claquaient une cohorte de bannières aux couleurs ducales. Il planta ses prunelles d’orage sur ses tourelles crénelées et pointues qui griffaient la toile céruléenne de ce ciel matinal.

Une autre mouette à l’œil curieux passa devant le cavalier, rasant la crête écumeuse des vagues du bout de ses ailes. Abaissant sa capuche sur ses épaules, le jeune homme inspira une profonde goulée d’air et coiffa d’une senestre nerveuse le buisson ténébreux de ses cheveux défaits. D'une talonnade et d'une brève impulsion sur le mors, il fit pivoter sa monture et reprit sa paisible cavalcade le long des berges rocailleuses. Il galopa ainsi toute la matinée entre les eaux agitées en contrebas des falaises de granite et la sombre forêt marécageuse, aux chuchotis mystérieux, inextricable écheveau de colonnes grises et rugueuses contre lesquelles se répercutaient, puissantes et rythmées, chacune des amples foulées de son cheval et, lourds et claquants, chacun des martèlements de ses sabots ferrés sur la terre humide.

Le corps exténué mais l'esprit raffermi par cette chevauchée au grand air, Tharcise reprit le sentier de Marbrume. Le jeune homme guida sa monture vers les Faubourgs, empruntant la rue centrale qui sinuait vers l’intérieur de la majestueuse cité côtière qui, ses oriflammes ondulant au vent, gonflait avec vantardise ses flancs d’épaisses murailles au-dessus des eaux mouvementées de la proche mer. Passant sous l’arche de la Porte sud dont les grands vantaux de bois appesantis de fer béaient sur les rumeurs de la ville, le nobliau remonta l’artère de la Grande Rue des Hytres. Autour de lui, bourgeois et manants se croisaient, s’affairaient et se pressaient, foule hétéroclite et bavarde, vers le Vieux Marché. Les conversations discrètes ou criardes, les rires perlés ou graves, les interpellations s’entrecoupaient des aboiements d’un chien agacé, du hennissement apeuré d’un cheval ou du crissement des roues d’une carriole. Tous ces bruits ruraux tourbillonnaient et s’écoulaient dans les rues étroites et ombreuses ainsi qu’un fleuve tumultueux. Entraîné tel un fétu de paille dans le courant mouvant des piétons, Tharcise atteignit le poumon commerçant de ce quartier bourgeois. Le marché déployait ses étals à l’abri de sa multitude d’auvents colorés. Les poissonniers s’époumonaient en vantant les mérites de leur récente pêche. Les drapiers étalaient leurs collections de tissus et de passementeries : des velours gris, des soieries jaunes et rouges, des laines vertes et bleues, des galons d’or, des franges d’argent, des cordelières de cuir.

Enfin, le jeune homme réussit à s’extirper de cette foule bigarrée et bruyante et trotta vers la devanture d’une boutique qui servait de point de vente local des produits vinicoles, dans toute leur diversité de vins et spiritueux, du domaine Aspremont, et où l’attendait sûrement son oncle, l’œil sombre et fulminant d’une impatience coléreuse. Ogier voulait sans nul doute l’entretenir au sujet d’une de ces ingrates obligations dont il le chargeait impunément. A part ses affaires et ses manigances, qu’existait-il de plus important pour son vénal et arrogant parent ? Tandis qu’il démontait, il imaginait la hâte rageuse de ce dernier, une lippe à la fois moqueuse et satisfaite animant sa face au masque de feinte sérénité. Attirant son cheval vers un anneau fixé au mur pour y nouer ses rênes, il s'immobilisa, son regard volage accrochant la silhouette d’une femme à la chevelure rousse dont la joliesse mâture et l’allure altière lui semblèrent familiers. Il était indéniable qu’il l’avait déjà rencontrée. Les engrenages et rouages de sa mémoire se mirent en branle, une farandole de scènes aux effluves nostalgiques caracolant sous son front strié de ridules de concentration. Et il la reconnut pour l’avoir aperçue au domaine de Choiseul : elle était à l’époque l’une des chaperonnes de la jeune Vicomtesse Esmée de Sabran. Un instant se fit-il indécis. Devait-il marcher au-devant d’elle – Constance, lui souffla un souvenir. – pour s’inquiéter des nouvelles de la famille comtale ? Sa botte frotta le sol empierré, près de rompre la distance qui le séparait de ce spectre issu du passé. Jusqu’à ce qu’une autre vision agressât sa rétine, telle une image rémanente. Jusqu’à ce qu’il la vît. Elle. Esmée. Les cheveux aile-de-corbeau ondoyant sur ses délicates épaules, les prunelles ambrées cisaillant tout ce qui voletait à sa portée, le derme diaphane harcelée d’éphélides. Ce ne pouvait être qu’elle. Bien qu’elle n’eût plus l’apparence de la fillette qu’il avait laissée quatre années plus tôt, son regard étréci découvrant désormais celle d’une adolescente, les rondeurs innocentes de l’enfance cajolaient encore ses manières affectées, son jeune corps élancé à la taille cintrée.

Son cœur se serra sous la poigne féroce de cette brise mélancolique qui le gifla abruptement. Il tergiversa mentalement sur l’action à entreprendre, piétinant dans l’ombre massive de sa monture qui piaffait et martelait le sol de son antérieur droit ferré. Le duo féminin, inséparable, s’éloignait, le pas tranquille, et se dirigeait vers les quartiers du Temple, un rituel auquel Esmée ne semblait pas avoir dérogé. Expulsant un souffle nasal sec, une grimace contrariée mijotant sur ses lèvres barbues, Tharcise finit par suivre les deux femmes, tirant le massif équidé par ses guides de cuir et demeurant à bonne distance de sa jeune proie. Un rapide passage par l’étal d’un marchand de primeurs lui fit dépenser une petite fortune en échange de quelques rares fruits de saison.

Son oncle attendrait.
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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyMer 27 Juil 2022 - 22:54
Les jours se succédaient, invariables et ordinaires. Ainsi dédiés à l'habitude, leur quotidien s'ordonnait sans surprise autour des tâches habituellement dévolues aux jeunes filles de bonne famille. Leçons et répétitions, enseignements et recommandations s'orchestraient alors studieusement pour ne laisser aucune place à la distraction. Les enjeux, estimés d'importance, ne voulaient pas voir leur opportunité gâchée par quelques réjouissantes activités. L'évagation s'en trouvait donc proscrite et l'aubade soigneusement harmonisée sur sa partition d'obligations n'admettait aucune fausse note. Le devoir plutôt que l'amusement était devise incontestée et incontestable. L'adolescente se voulait irréprochable. Parfaite dans un rôle taillé sur mesure et pour lequel elle se mettait évidemment en scène.
Son regard n'en venait pas moins démentir l'indiscutable vérité. Avide et curieux de ce que la vie en dehors de l'Esplanade réservait aux gens du commun, il s'échappait par-delà les convenances. Attiré par l'inédit d'une cantate mercantile, fasciné par le chatoyant d'étoffes moirées ou seulement surpris par le bigarré d'une foule devenue plus dense, il se perdait dans la contemplation de ses découvertes. Chaque détail, du plus insignifiant rouage au plus évident ornement, trouvait alors à envoûter l'ambre safrané de ses yeux. C'est qu'Esmée voyait dans ce ballet composite et moucheté de mystères l'arcane inouïe désormais dérobé à sa nouvelle condition.

Jeune femme considérée comme privilégiée, sa très noble ascendance s'affichait comme le bouclier de son existence tout autant qu'elle s'en faisait le bourreau. Ainsi protégée par le prestigieux d'un nom illustré de faste, Esmée en devenait prisonnière résignée. Sa liberté sacrifiée par principe se rachetait alors dans le précieux d'un tissu admirablement travaillé. Elle se compensait de richesse et s'indemnisait de confort. Fallait-il donc laisser à l'hostie qu'elle s'ingérait plus facilement lorsqu'elle s'accompagnait d'un bon vin. Pourtant loin de figurer le truisme dont sa pensée pouvait se contenter, la Sabran comprenait ce destin comme inévitable.
Un fatalisme qu'elle ponctua d'un sourire sibyllin tandis que sa chaperonne en venait à la reprendre d'un impérieux claquement de langue. Plus proche de la camériste que de l'accompagnatrice, Constance savait tous les travers de sa jeune protégée. Elle avait vu grandir la jeune Esmée et connaissait la pertinence de son esprit subversif aussi sûrement qu'elle savait interpréter la pantomime inscrite dans ses manières. Alors trop avertie pour se voir dupée, la domestique ne manquait jamais de relever les écarts de conduite de sa maîtresse. Une qualité inestimable qui s'aidait en plus d'une mine bonhomme et d'un air compatissant pour tempérer les élans d'un coeur épris de rébellion.

L'amitieuse mimique qui s'afficha sur son visage agréablement dessiné ne pouvait qu'en témoigner. Constance demeurait rigoureusement attachée à ses principes. La bienséance y tenait place souveraine. Tout comme le faisaient l'Étiquette et les convenances. Ainsi la chaperonne ne négligeait aucune des règles liées au décorum. Elle s'en faisait même le cerbère attitré quand, d'un subtil mouvement du chef, elle agitait sa flamboyante crinière rousse pour dire son irréversible désaccord. Cette marotte, devenue tradition au fil des ans, avait forgé sa réputation plus sûrement que ses compétences. Chose finalement coutumière dans un monde galvaudé par les apparences. Pour autant, Constance avait l'oeil aiguisé de l'expérience. Si bien qu'aucun détail ne lui échappait jamais. Aussi, quand l'entorse se faisait ostentatoire, la chaperonne se montrait toujours intransigeante.
D'un regard aussi discret qu'éloquent, elle fit donc connaître son mécontentement à la Vicomtesse. Esmée avait l'esprit dissipé et son pas dangereusement flâneur la menait vers une pente au dénivelé périlleux. Si elle ne l'avait pas encore éprouvé, la Sabran ne tenait plus de l'enfant. Son corps aminci s'élançait pour prétendre à la floraison tandis que ses traits, toujours marqués de jeunesse, préludaient déjà d'une saisissante féminité. Un constat, sinon un fait, qui s'agrémentait d'oeillades immodestes quand l'adolescente n'avait vraisemblablement pas conscience de ces changements.

Pour Constance, l'ignorance enfantine de la jeune femme devenait embûche alarmante. Bientôt son bras protecteur ne suffirait plus à dissuader l'audace de quelques prétentieux et elle devrait alors se rendre à l'évidence. Le temps passait et les enfants qu'elle avait aimé souvent comme s'ils avaient été les siens, devenaient adultes. Sa pensée flirta avec le souvenir alors que ses doigts grêles se perdaient dans le soyeux d'une fourrure argentée. Le manteau d'Esmée bardé d'hermine s'ouvrait trop largement sur son cou délicat et la chaperonne y voyait glisser des regards estimés déshonnêtes. Ainsi persuadée d'avoir à intervenir, elle immobilisa leur duo à l'orée d'une ruelle nimbée d'échos hiératiques.
D'influence maternelle, le geste de la chaperonne s'anima avec douceur pour resserrer les pans du vêtement qui voulait protéger l'adolescente du froid. L'hiver et ses intempéries avaient écorné ses mains au point d'en rougir le derme. Ridées de gerçures, ses phalanges en étaient devenues rugueuses. Constance, pourtant, ne se plaignait pas. Son dévouement entièrement acquis à sa charge, elle en oubliait son propre bien-être. Reste que pour Esmée, l'abnégation méritait récompense tout autant qu'elle suscitait l'admiration. Aussi choisit-elle de se délester de ses gants pour les offrir à la domestique. Constance, bien sûr, refusa la donation. Ses mains s'agitèrent frénétiquement sous le nez de la Vicomtesse pour décliner cette libéralité. La Sabran n'entendait pourtant pas se voir opposer un quelconque refus.

Ses sourcils s'arquèrent avec suffisamment de prétention pour affirmer sa décision. Non, aucun argument ne trouverait à la convaincre alors qu'elle s'employait déjà à enfiler une mitaine sur la senestre de la domestique. Constance en avait blêmi, mais ses suppliques s'évanouirent devant l'impérieux d'un index magistralement dressé. Esmée savait se faire tyran inébranlable. Elle avait pour cela hérité de l'indomptable tempérament attribué à son père. Un entêtement borné qui ne se laissait pas enchaîner à quelques stupides coutumes.
L'éclat de rire qui couronna ce qu'elle ne pouvait considérer qu'en victoire s'en fit le témoin. La Vicomtesse se moquait de ce que la morale exigeait quand elle se teintait irréfutablement d'absurde. Il fallait alors lui reconnaître cette valeur qu'elle avait le coeur toujours innocent. Une pensée bercée d'idéaux qu'elle s'employait à satisfaire d'actes plutôt que de paroles. Un esprit finalement libéré de sa propre condition qui, d'un pas saupoudré d'amusement, reprenait la direction du temple sous l'oeil résigné d'une chaperonne à présent gantée.
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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyJeu 28 Juil 2022 - 20:49



Comme une saveur d’enfance



Marbrume | 5 février 1164.

La filature discrète se prolongeait. Le clapotis placide des sabots ferrés de Cendre éclaboussait de ses notes métalliques l’atmosphère feutrée de ces ruelles dont les plis du mantel neigeux étaient froissés par les piétinements incessants des citadins. Les rumeurs mercantiles du Vieux Marché ne cédaient guère d’un pouce et le persécutèrent longtemps encore, agressant son ouïe, tel un désagréable et temporaire acouphène, alors qu’il s’engageait dans l’ombre d’une artère latérale. Un trio de chiens errants s’extirpa d’un amoncellement de cageots abandonnés pour déguerpir à l’approche d’enfants bruyants qui se disputaient un morceau de pain. L’équidé s’anima d’une embardée de côté, ses oreilles grises galonnées de noir dressées vers la source de l’agitation, son œil fardé de son sombre khôl à peine écarquillé. Le nobliau l’apaisa d’une paumée affectueuse, franche, qui cajola son chanfrein, tout en attrapant l’une des lanières de cuir du filet pour l’éloigner de ce tintamarre d’affamés et reprendre sa chasse nostalgique.

S’il crut un bref instant avoir perdu de vue ses cibles, un éclat de rire, à la sonorité enfantine, lui prouva qu’il était sur la bonne voie. L’écho de cet élan hilare, dont la tessiture si familière et si douce heurta amèrement la porte de son souvenir, le guida à la façon d’un navire attiré par la lumière d’un phare. Le duo gracieux s’était immobilisé devant la bouche d’une étroite ruelle. Sous le regard attentif de Tharcise s’affichait la vision de ce quotidien austère, sans surprise, auquel était confrontée la jeune Esmée. A la manière d’un livre ouvert qu’il compulsait d’une œillade avide, Constance et sa protégée évoluaient en qualité de personnages principaux au cœur de cette invariable pantomime dont il avait été moult fois témoin entre les murs du domaine de Choiseul. Constance ne dérogeait pas à ses inlassables rituels, tenant aussi adroitement que fermement les fils d’une Esmée mue en marionnette sacrifiée sur l’autel théâtral de l’Etiquette et des convenances. Pourtant, Tharcise n’était pas dupe quant au caractère épris de liberté de l’adolescente ; n’avait-il pas déjà appréhendé les prémices des reliefs versatiles de ses humeurs aussi solaires que l’astre qui pavanait à la surface de ses iris curieux ? En une époque où l’insouciance avait la part belle lorsqu’il la taquinait de bonne guerre, au côté de son ami Auxence ?

Encouragé par quelque chuchotis que lui soufflait sa conscience, il s’immobilisa, guettant les silhouettes de la rousse chaperonne et de l’oisillon ténébreux qui, après cet interlude aux effluves de fausse protestation, reprenaient leur chemin vers le Temple. Aussitôt enfourcha-t-il sa monture impatiente, décidant de contourner ce pâté de maisons pour devancer les deux bavardes et se porter, en un trop enlevé, aux frontières de la bâtisse sacrée. Cette courte avance lui permit de démonter prestement, et d’attirer le majestueux équidé à la robe gris pommelé vers un alignement d’anneaux de fer qui attendaient que les dévots y attachent leur monture ; ce qu’il fit. S’il ne voulait ni brusquer la jeune Vicomtesse ni nuire à sa réputation en se présentant directement à ses pieds comme un cheveu sale dans le potage, il espérait qu’elle reconnaitrait Cendre dont l’antérieur droit avait la particularité d’afficher une balzane blanche. Ce détail placé dans un coin du cerveau de la perspicace pucelle, ne restait plus qu’à patienter sur l’issue de cet audacieux rendez-vous impromptu, tout en évitant de jeter les échardes de ses pensées dans le feu de sa complète ignorance. Il était envisageable qu’Esmée l’eût oublié ou qu’elle refusât simplement de lui céder le moindre mot. Et Constance était une donnée sensible, conflictuelle, de cette équation qu’il ne fallait pas négliger. Rejetant un souffle sec, vaporeux, par sa bouche, il grimpa finalement les larges marches de marbre du Temple et, s’engouffrant dans son antre que la météorologie rendait plus glacial que de coutume, il abaissa le large capuchon de sa pèlerine sur ses larges épaules pour se rendre le long d’une allée et s’installer sur un banc de prières, face à Anür.

Ne restait plus qu’à patienter.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 31 Juil 2022 - 5:10
Immense et majestueux, le temple dédié aux Trois s'élevait jusqu'à presque atteindre le ciel. Au coeur de la cité et dans le quartier qui l'avait vu érigé certainement depuis des siècles, il avait l'allure d'un joyau. Sa façade ivoirine et admirablement parsemée d'éclats argentés lui conférait l'allure tout simplement unique. Diaprée de tentures et chamarrée de draperies, elle invitait à sa contemplation admirative quand la ligne architecturale de l'édifice s'agrémentait d'impressionnantes sculptures. Indubitablement, le sanctuaire tenait de l'oeuve d'art. Il consistait même en un chef-d'oeuvre dont la toiture scintillante semblait pouvoir fendre la chape nébuleuse que l'hiver faisait peser sur la cité.
Comme depuis toujours, le regard d'Esmée se fascina pour le pontifiant de cet ouvrage divin pourtant façonné par la main de l'Homme. Elle aimait ce qu'il disait de son irréfutable souveraineté. La manière qu'il avait de s'imposer au-dessus d'une ville épandue à ses pieds et la grâce indifférente avec laquelle il accueillait chaque visiteur, portes ouvertes au-dessus de ses marches d'albâtre. Cependant et tandis qu'elle avait été sur le point d'atteindre le large escalier qui invitait les fidèles croyants à s'élever vers leurs créateurs, la Vicomtesse s'immobilisa. Happée par le soupir d'un souffle venteux et abandonnée à la frissonnante caresse de sa main gelée, elle se stoppa pour une nouvelle fois laisser son esprit vagabonder.

Dans la frileuse tourmente de ses membres, les mots chantés d'une légende lui revinrent en mémoire. Ils invitèrent un sourire à s'épanouir sur ses lèvres, alors qu'un nouveau courant d'air frais voulait lui souffler les rimes d'une ancienne comptine. Un chant enfantin qui narrait la mésaventure de Gügück, le fameux mage noir des marais qui avait voulu nuire aux travaux de construction du temple. Curieux et surtout armé de ses mauvaises intentions, il avait pénétré dans le sanctuaire, mais s'était retrouvé subjugué par la beauté de l'édifice. Alors incapable de supporter ce que lui avait inspiré la magnificence du bâtiment, Gügück avait pris la fuite si rapidement qu'il en avait oublié son cheval. Abandonné par son maître, l'équidé en était finalement venu à galoper autour du temple et cette chevauchée devenue éternelle avait créé un courant d'air permanent que les Marbrumiens s'osèrent à baptiser "Le Vent du Mage".

Esmée ne se souvenait plus qui, le premier, lui avait raconté cette légende. Parfois elle se prenait à croire que cela avait été son père, le Comte de Sabran. Quoiqu'il en fut et de manière presque instinctive, son regard se porta vers les chevaux qui, sagement alignés, attendaient vraisemblablement le retour de leur maître rendu à l'office. Son pas toujours flâneur la porta même jusqu'à leur hauteur. Ils n'étaient pas très nombreux. Deux hongres de couleur bai, une jument vieillissante et un étalon. Un probable pur-sang dont la belle attitude subjugua son regard.
Haut sur des pattes parfaitement galbées, le port fier et l'aspect noble, il avait la robe somptueuse. Une robe d'un gris pommelé et floconneux qu'elle effleura du bout de ses doigts nus. Le muscle ainsi taquiné tressaillit sous l'attention. Pour autant, le cheval demeura calme. Une qualité qu'Esmée estima d'une reconnaissante parole tout en le contournant par sa gauche. D'un oeil d'experte, elle s'attarda à vérifier l'équipement qui habillait son dos et sa tête. Il était d'excellente facture, travaillé dans un cuir robuste et visiblement entretenu. Rien de surprenant quand, à observer l'étalon, sa qualité devenait évidente. Le cheval était d'exception et la jeune femme n'avait pas manqué s'en rendre compte. Si bien qu'elle flatta son encolure d'un geste délicat et lui glissa quelques mots pour parfaire leurs présentation.

Les oreilles de l'équidé s'agitèrent, avant qu'il n'en vienne à battre le sol nappé d'un peu de neige de son sabot ferré. Ce mouvement d'humeur projeta partie de la froide mélasse terreuse sur la jupe de la noble. De cet incident, auquel Constance trouverait certainement à redire, la Sabran préféra s'amuser. Sourire aux lèvres et gronderie faussement chatonnée dans sa voix, elle fit mine de rouspéter mais gratifia le cheval d'une nouvelle caresse. Cependant et alors que son regard se posait sur la patte qui avait gâté le revers de son jupon, Esmée suspendit son geste. Ses yeux papillonnèrent comme pour mieux appréhender la foucade qui venait d'éclore dans son esprit.

- Cendre ? Elle murmura, indécise et recula d'un pas pour juger de son improbable déduction.

Les rouages de sa mémoire s'emballèrent d'une bouffée euphorique, tandis que les souvenirs affluaient. Combien de temps s'était écoulé depuis leur dernière rencontre ? Trois ? Quatre ans ? Elle se rappelait le garnement au sourire facile et à l'humour espiègle. Le galopin indiscipliné qui ne tenait pas en place et qui se faisait devoir d'embarrasser leur tuteur commun. Jamais à l'heure pour les leçons, mais toujours en avance pour les bêtises. Il lui avait écrasé un orteil - le petit à gauche - pendant un cours de danse, mais il l'avait également portée pour traverser une marre infestée de crapauds. Elle avait horreur de ces bestioles. Avec Auxence, ils avaient gravé leurs initiales dans les bancs de bois du temple d'Usson. Ils avaient aussi appris à nager à cette époque. Enfin, surtout elle. Après tout, Auxence et Tharcise étaient plus âgés.

Un nouveau sourire glissa sur ses lèvres. Un pâle sourire cette fois drapé de mélancolie. Cise... Quatre ans... Cela faisait quatre ans qu'elle ne l'avait pas revu. Quatre ans que son père était décédé et qu'il n'était plus revenu à Choiseul.

Les étés avaient perdu de leur saveur, mais le temps avait fait son oeuvre. D'après Constance, cela aussi faisait partie des "choses de la vie". Les amis parfois s'en allaient vers d'autres horizons. L'amer de ce constat n'en demeurait pas moins bileux. Reste que Cise avait probablement d'autres soucis et obligations à traiter. Elle aurait cependant apprécié d'avoir de ses nouvelles. Auxence peut-être en avait eues ? Et peut-être en aurait-elle aujourd'hui ?

Un dernier regard vers le cheval pommelé et Esmée fit demi-tour. Cependant qu'elle faisait volte-face, ses prunelles d'ambre se heurtèrent au regard furibond de Constance. La chaperonne l'avait bien sûr talonnée jusqu'à la rejoindre. Cette fois en colère, elle ne mâcha pas ses mots tandis qu'elle découvrait la tenue de sa protégée crottée de boue. Elle suggéra même un retour à l'Esplanade pour éviter tout scandale, mais la Vicomtesse s'y opposa vigoureusement. Elle voulait se rendre au temple et insistait avec bien trop de force pour que la domestique puisse obtenir gain de cause. Finalement rendue à l'irréfragable argument d'une pieuse dévotion, la rouquine dû abdiquer. Elle n'en soupira pas moins à chaque montée de marche quand, s'entrouvrant sur sa robe, le manteau d'Esmée ne cachait plus la boue qui en maculait le tissu.
À l'inverse de la chaperonne, l'adolescente avait la mine enjouée. Une fois les double-portes de bois verni passée, elle s'anima même d'espoir pour embrasser le grand hall du regard. Malheureusement, la salle principale de l'édifice était tout bonnement immense. De nombreux pèlerins se trouvaient déjà installés de part et d'autre de la nef et même sur les balcons qui surplombaient les collatéraux. Lasse et contrariée, Esmée souffla sa déception par le nez. Si son ami d'enfance se trouvait effectivement ici, elle n'aurait que peu de chance de le trouver.

Ses lèvres se pincèrent pour témoigner de son dégrisement. Pour autant, ses prunelles continuaient de se porter de part et d'autre du sanctuaire. Lentement, elle avança dans l'allée principale jalonnées de ses bancs, mais tandis qu'elle espérait se défaire de la présence de sa domestique, Constance lui emboita le pas. En d'autres temps et en d'autres circonstances, Esmée n'y aurait vu aucun inconvénient. Cependant aujourd'hui et alors qu'elle nourrissait le fol espoir de quelques retrouvailles sous le sceau de l'amitié, elle s'en trouvait irritée.

- Constance ? Finit-elle par l'interpeler en jetant un bref regard par-dessus son épaule. Me permettriez-vous d'exprimer aujourd'hui ma foi dans la solitude ? J'apprécierais d'avoir l'occasion de confier mes craintes, mes doutes et mes espoirs à la seule oreille des dieux. Elle ponctua sa demande d'un sourire charmeur avant d'ajouter d'un ton de miel, presque enfantin. S'il vous plaît.

D'abord incertaine, la chaperonne finit par acquiescer face à la mimique exagérément mièvre de sa protégée et à la condition qu'elle puisse toujours la guetter "au moins de loin". Alors enfin exemptée d'une surveillance devenue trop étroite, l'adolescente se remit en quête d'une probable chimère. Sur la pointe des pieds, presque dressée d'une nouvelle hauteur pour tenter de mieux appréhender l'identité des fidèles présents dans le hall, elle espérait. Visage d'abord penché à gauche, puis tourné à droite, elle cherchait et parfois se figurait retrouver part de son enfance dans un accord dont l'apparence voulait prétendre à la similitude.
Malheureusement, les images empruntées à sa mémoire venaient toujours contredire la trop grande expectative. C'est que l'idée tenait de l'allégorie en plus de ne s'inspirer que d'une balzane. D'ailleurs, était-elle vraiment sûre de n'avoir pas commis d'erreur ? Ne s'était-elle pas seulement fourvoyée ? Non ?

Un dernier regard à gauche... Puis à doite... Juste un dernier regard... Avant d'avoir à croiser celui d'Anür.
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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 31 Juil 2022 - 22:19



Comme une saveur d’enfance



Marbrume | 5 février 1164.

Personne.

Les coups d’œil répétés dont il infligeait les doubles vantaux de chêne à chaque frémissement de pas, à chaque froissement de tissus, ne lui apportaient qu’un lot amer de déceptions ainsi que l’éventualité d’un revers à ses supputations qu’il avait pressenti en fomentant ce plan ; plan qu’il jugeait désormais absurde. Et l’impatience le taraudait d’autant plus que l’inaction prolongée due à cette station assise provoquait l’engourdissement de ses jambes, un courant d’air froid flirtant avec les dalles de pierre de l’édifice sacré et s’insinuant, tel un serpent aux écailles glaciales, le long de ses membres et le mordant jusqu’à l’os. N’y tenant plus, un souffle sec échappé de son nez, il délaissa le banc de prières d’une impulsion de ses reins. Agressant ses doigts gantés de cuir, recroquevillés contre sa bouche, d’une chaude haleine qui ennuagea sa vision, il s’octroya quelques pas autour de la vaste nef que des pèlerins envahissaient au fil de minutes interminables égrenées.

Ses tours d’un manège nerveux exécutés d’un pas rendu indocile par l’échec de cette attente, Tharcise allait s’avouer vaincu et déserter ces lieux à l’atmosphère devenue trop sereine et étouffante pour son esprit ankylosé par l’incertitude, lorsque, par la grâce des Trois, la gracieuse silhouette précédée de son indéfectible cerbère fit son apparition. Une vision soulignée du charme aérien de l’innocence, et dont il avait été moult fois spectateur, l’arrêta dans sa volonté de fuir instamment le Temple. Son estomac se noua. Allait-il céder à cette sournoise panique et rebrousser chemin ? Tout à ses hasardeuses élucubrations, il ne put s’empêcher de détailler sa physionomie. Un détail dans sa démarche aussi légère qu’empressée ; dans l’esquisse de ce sourire qui grimait ses lèvres d’une joie contenue, indélébile ; dans le ballet inquisiteur que son regard d’or, incisif, exécutait sur cet entourage, balayant, fureteur, les faciès anonymes de ces colonnes de chair et de sang ; tout portait à croire que la jeune Esmée était en quête de quelque chose. Ou de quelqu’un ? Avait-elle reconnu Cendre ? En était-elle arrivée à la conclusion que son propriétaire pût s’être réfugié en ces murs ?

Un jeu de cache-cache commença alors, Tharcise se fondant dans la masse de ces dévots qui, les uns après les autres, affluaient, se pressaient, se saluaient, s’installaient ; qui sur les bancs bordant l’allée centrale ; qui sur les balcons qui surplombaient la nef ; qui isolés au pied des statues des Trois. Ses bottes glissaient sur le sol empierré au rythme des incartades visuelles de la jeune Vicomtesse, sa haute silhouette étouffée dans les amples plis de sa cape ténébreuse se faufilant derrière une colonne, patientant, dans une posture de feint recueillement, que sa douce proie s’évadât à l’opposé de son poste d’observation. Le nobliau la guettait, ses lèvres pincées en un rictus songeur, hésitant, accolées contre son poing fermé, posé à-même le froid marbre. Ses dents se serraient, la contraction de ses mâchoires créant des remous musculaires sous ses joues obombrées d’une barbe naissante. A jouer ainsi au chat et à la souris, il risquait d’être pris pour un malandrin ; un malandrin qu’elle ne reconnaîtrait sans doute pas. Car à l’instar de la jeune fille dont les engrenages du souvenir s’étaient emballés, ce spectre emprunté à sa mémoire avait changé : le maigre adolescent à l’allure dégingandée s’était effacé pour laisser la scène à ce jeune homme dont la physionomie se trouvait désormais renforcée par les divers labeurs ingrats qu’il avait fait siens ; sa voix instable soumise aux lois railleuses de la puberté s’était muée en une tessiture grave, chaude ; quelques livres supplémentaires avaient étoffé une musculature longue et sèche. Le regard orageux, bien qu’identique dans ce qu’il évoquait d’impétueux, de rieur, s’était anobli d’un voile de sombre mélancolie.

Tharcise en était là de ses réflexions tempétueuses lorsqu’il remarqua un changement dans la configuration de ce duo inséparable. Constance, qui jusqu’en cet instant demeurait attachée au pas de sa maîtresse et ne semblait guère encline à lui laisser du lest, alentit son allure au point de s’immobiliser, abaissant à contre-cœur ce bouclier de vigilance qu’elle n’avait de cesse de dresser entre la jeune Esmée et le reste du monde. La rousse chaperonne n’en demeurait pas moins prudente et préservait un œil de louve sur sa protégée. Le nobliau patienta le temps d’un tour de sablier avant de se faufiler, silencieux comme une ombre, et s’approcher jusqu’à franchir la distance qui le séparait de son objectif.

- Je constate que vos mains sont vides, demoiselle. Il me reste là quelque offrande que je comptais abandonner à la gloire d’Anür. Si cela vous agrée, il m’en reste à partager.

Un souffle de voix grave aux effluves amusés chahuta l’espace de l’adolescente à sa gauche, tandis qu’une senestre gantée de cuir noir harcelait le coin de son champ de vision et lui présentait, au creux de ses doigts écartés, une de ces rares poires d’hiver dont la robe dorée piquetée de brunes éphélides chatoyait sous la farandole des bougies sublimant la divine sirène qui les dominait de toute sa majestueuse hauteur.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyMer 3 Aoû 2022 - 9:54
Personne ?

Un soupir mourut sur le tendre de ses lèvres. Il fallait être un peu sotte pour supposer le conciliant dans la main du Destin. Esmée le réalisait alors que son regard se portait vers la très haute statue de la déesse des passages. Sur son visage sculpté dans la pierre, les jeux d'ombre et de lumière s'animaient à la faveur d'un rayon de soleil ou au passage d'un voile nuageux. Le temple, pensé pour plaire aux dieux, se parait d'immenses vitraux afin de permettre au jour d'inonder sa nef. Ainsi, le ballet coloré que le gemmail distillait à l'aune des splendides mosaïques découpées dans le verre se faisait tout bonnement enchanteur. Tantôt une fleur mystérieuse, tantôt un animal fabuleux s'épanouissait sur la brique ou le bois et parfois leurs teintes dulcifiées trouvaient à s'élancer vers la représentation sublimée.
Sur le sol du sanctuaire, la chimère vaniteuse d'une rosace n'en voulait pas moins figurer le symbole trinitaire d'une croyance incontestable. L'adolescente se perdit un instant dans sa contemplation, avant de laisser son pas en suivre les contours auréolés d'azur. Sirène, cerf et serpent... Son pied menu s'attarda sur le décor émaillé qui, comme pour mieux se moquer, voulait lui rappeler son absurde investigation. "De sinople au serpent tortillé d'argent et brochant sur un soleil levant rayonnant d'or." Elle pouvait presque l'entendre réciter et le voyait encore, nez relevé et sourire bêcheur offert à leur précepteur.

Sans qu'elle puisse l'écluser, un rire amusé fila entre ses lèvres pour se heurter au regard réprobateur d'une mégère. Elle dodelina de la tête et s'excusa d'une inclinaison du chef tout en se fustigeant intérieurement. Elle aurait dû lui tirer la langue. Malheureusement, Esmée de Sabran était trop bien élevée. Façonnée dans la bienséance, elle n'avait que peu de choix et quand bien même une voix séditieuse voulait lui insuffler son lot d'insoumission, le portrait de la Vicomtesse se devait de rester lisse.
Un nouveau soupir accompagna cette pensée. Une plainte silencieuse et tout juste soufflée contre la prison de ses obligations. Pourtant, dans le secret de son âme, un vent de tempête voulait gonfler sa poitrine de rébellion. Le monstre qu'elle s'imaginait alors sommeiller en elle prenait l'allure de l'armorial. Grand, terrifiant, aussi écailleux que la queue de cette sirène divine qui voulait la juger, il prétendait à l'affranchissement.

Un voile d'amusement habilla ses traits encore jeune d'un peu de malice. À son auriculaire droit, l'anneau frappé du sceau familial pesait le poids des privilèges, mais il lui offrait également d'être fière. Son menton redressé pour affronter le jugement, elle se glissa jusqu'à presque atteindre la statue d'Anür. Agenouillés devant sa gloire, plusieurs croyants avaient déjà déposé leurs offrandes sur le scintillant de sa queue parée d'orfèvrerie. Certains s'y était même lovés, profitant de sa protection fantasmée pour lui soumettre confidences et requêtes. Ce spectacle pourtant coutumier, trouvait toujours à impressionner l'oeil de la jeune noble. Cependant et quand bien même elle voyait la dévotion avec ce qu'elle méritait d'admiration, l'idolâtrie n'avait jamais trouvé à s'épanouir dans ses veines. Reste que la lumière de centaines de bougies à la flamme dansante avait de quoi subjuguer tous les regards.
Sur le naturel de l'asphalte pavé de prières, le revers de sa robe brodée se faisait murmure harmonieux. Pour autant, la déception toujours présente dans son esprit voulait dire sa vexation tandis qu'elle s'immobilisait une nouvelle fois. Si l'espoir insensé se présentait toujours dans la liesse, il se perdait invariablement dans l'affliction. Un constat qu'elle goûtait d'une lippe contrariée alors qu'un étrange sentiment voulait taquiner la courbe alanguie de sa nuque. Sur sa gauche, un mouvement accrocha l'or de ses yeux. Un parfum aux effluves nostalgiques, une présence, pas même un frôlement, mais quelques mots chuchotés dans le creux de son oreille rendue attentive. Elle en frissonna, avant d'oser glisser un regard vers la main qui se tendait à son flanc pour lui offrir la savoureuse vision d'un fruit depuis toujours apprécié.

Ses doigts esquissèrent un mouvement malgré elle, mais déjà l'offrande se dérobait à leur emprise. Ainsi contrarié, son geste toujours saisi d'émoi se suspendit. Le doute s'insinua dans le frémissement qui s'élança depuis ses reins pour suivre la courbure de son dos. Cette voix lui était inconnue et pourtant, les inflexions comme les accords qui en animaient la tessiture lui semblaient familières. Un froncement de sourcils accompagna sa résolution tandis qu'elle faisait enfin volte-face.
Lentement, ses yeux se relevèrent pour détailler la haute silhouette parée de ténèbres, avant de venir s'ancrer dans les prunelles du très mystérieux philanthrope. Un sursaut de curiosité agita la ligne de ses cils, avant qu'un murmure n'en vienne à confirmer ce que les battements de son coeur lui avaient soufflé ; Cise.
Elle l'aurait reconnu entre mille. Malgré l'absence, malgré les silences et quand bien les années l'avaient dessiné plus grand, plus mûr et plus... Au coin de ses lèvres, un sourire emporta ce qu'il restait de son incroyance. Personne n'avait ces yeux et leur couleur enveloppée dans le tumultueux d'un orage toujours grondant n'appartenait qu'à lui.

- Cise !

Toute Vicomtesse qu'elle était, Esmée aurait pu se jeter à son cou, l'envelopper de ses bras pour lui dire son plaisir de le revoir. Cependant, un peu plus loin dans la nef, la chaperonne se redressa sur une exclamation d'alarme. Aussi et tandis que le cerbère roux se faisait devoir de les rejoindre, l'adolescente attrapa la main du jeune homme.
Rien ni personne ne saurait lui voler le bonheur de ses retrouvailles. Profitant alors de ce que son audace avait créé de surprise, elle vola la poire promise dans la senestre de son ami d'enfance, avant de l'inviter à la suivre dans un élan irraisonné. La fuite plutôt que la reddition. Toujours.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyJeu 4 Aoû 2022 - 13:31



Comme une saveur d’enfance



Marbrume | 5 février 1164.

S’il spéculait en secret sur le dénouement frileux de cette rencontre aux effluences de retrouvailles fortuites, cette conjoncture-là n’était sûrement pas ce que son esprit troublé lui aurait soufflée. Une remontrance mordante échappée de ces lèvres charnues à l’esquisse boudeuse, capables d’autant de pétillance que de sarcasme ; voire un de ces coups de pied dont ses tibias se souvenaient encore, aurait volontiers borné le sentier de son souvenir et de sa logique. Mais voilà que, tout emmailloté qu’il était de surprise, se retrouvait-il entraîné à travers cette forêt de dévots. La flagrance de ses intentions se fit jour sous son crâne. Il était évident qu’Esmée, dans un sursaut téméraire, avait opté pour la fuite. Sa main nue emprisonnant fermement la sienne, cette dernière l’attira vers ce rectangle de lumière blafarde, vers cette liberté convoitée, afin de les soustraire tous deux à la surveillance de la furie rousse qui déjà les talonnait. Comme seule réponse aux appels de mise en garde de Constance, Tharcise tourna son buste dans sa direction pour lui infliger la vision d’un haussement d’épaules faussement impuissant, ainsi que la dédicace d’un de ses larges sourires d’ange, sa senestre désormais libre la saluant effrontément d’une agitation comique de ses doigts. Et d’éclater alors de rire, son chant clair, chaleureux se répercutant sous la voûte de l’édifice religieux en un millier d’échos facétieux. Sur leur passage, l’on jouait les choqués, les surpris, les agacés. Mais personne n’osa s’interposer face à la détermination foncière qui poinçonnait les traits de la jeune Vicomtesse de son sceau indélébile tandis que cette dernière bravait la houle humaine.

Une fois les deux fugueurs parvenus à l’air libre, Tharcise prit les devants en accélérant le pas, et guida sa jeune amie vers le destrier à la robe gris pommelé. En quelques enjambées et sauts de cabri efficaces, tirant sur la main d’Esmée à l’en faire parfois voler au-dessus du sol, ils atteignirent l’équidé. Là, attrapant l’adolescente par la taille, il la souleva, aussi légère qu’une plume entre ses mains, et la jucha en selle. Une embardée de côté lui permit de libérer les guides de leur anneau de fer d’un geste rapide et sûr. Un rire de garnement en bouche, des escarbilles malicieuses en son regard étréci, il la rejoignit, se hissant en croupe en un bond athlétique qui lui fit percuter le dos de la demoiselle un peu rudement et dont il ne s’excusa pas. Cendre esquissa un pas en avant mais son maître le retint en tirant doucement sur les rênes. Sa senestre s’évada vers l’épais capuchon qui flottait sur les épaules de la de Sabran pour en basculer l’auvent de tissu sur sa tête. S’il se moquait que son visage fût à découvert, il préférait néanmoins préserver l’anonymat de sa noble captive.

- Gardez la tête baissée. Le temps que nous sortions de la Cité. murmura-t-il, et il pressa les flancs de son cheval des talons, ce dernier partant aussitôt au trot.

Ils franchirent en quelques foulées puissantes la place du Temple, et s’engagèrent dans l’artère la plus proche qui les engloutit bientôt de son ombre. Derrière eux, la voix paniquée de Constance retentissait, appelant Esmée à la raison et lançant toute sorte d’imprécations aussi folles les unes que les autres.

- Demoiselle, revenez ! criait-elle, ses rousses nattes tressées en anses d’amphore au-dessus de ses oreilles tressautant dans l’affolement qui lui fit dévaler les larges marches de marbre, livide et essoufflée. Demoiselle ! DEMOISELLE ! ESMÉÉÉE !

Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran UXrlOb-marbrume-rp-separateur-copie450

Cendre foulait de ses lourds sabots le sentier rocailleux, délogeant des mottes de neige. Son maître, mutique, était concentré autant sur la manœuvre de l’animal docile que sur les songes qui harcelaient son front penché. Le chemin qui s’étirait, tel un serpent, au-delà du promontoire rocheux de la Cité portuaire changea d'aspect au bout d'une lieue. Terre humide et battue, mousse brune et moelleuse, herbe roussie le tapissaient désormais. De temps à autre, sous la couche de givre, saillaient de gros galets roses ou gris. Le sentier n'en demeurait pas moins escarpé et raide. Il était bordé de ronces, de buissons d'épines et de fougères. Les branches des chênes ou des hêtres solitaires s'inclinaient dangereusement au-dessus de la pente abrupte qui offrait son précipice vertigineux aux yeux du cavalier et de sa jeune compagne. Mais Tharcise n'y faisait guère attention. Silencieux, son esprit vagabondait vers d'autres arbres, d'autres sentiers, d'autres paysages qu’il avait autrefois arpentés au domaine de Choiseul, en compagnie d’Auxence et d’Esmée, dont il étreignait en ce moment la menue taille de son bras droit.

En ce mitan bien rogné, le soleil d’hiver flirtait, timide fleur à l’or affadi, au-dessus des éminences de granite torturées des falaises. La brume, pâle et translucide, se mouvait entre les mamelons parsemés de bruyère pourpre et de rocaille, où le chêne au front fripé, le hêtre aux tempes argentées et le bouleau au teint de neige frémissaient de toutes leurs branches dénudées, comme en un énigmatique conciliabule. Une brise de mer soufflait en de fraîches bouffées suaves, dont l'enivrante fragrance iodée rappelait le parfum secret des Océanides, nymphes à la chevelure végétale qui, comme le contaient les marins du Port, attiraient pêcheurs et voyageurs dans leur monde aquatique où le rêve et la mort n'étaient qu'un.

Tharcise et sa prisonnière trottaient depuis déjà une trentaine de minutes sous le couvert des bois touffus quand il perçut, avec un certain soulagement, le bouillonnement des vagues contre les rochers. La mer bavarde précipitait ses flots en de délirants soubresauts pour s'abandonner à un calme relatif avant de repartir à l’assaut. Inlassable et hypnotique ballet dont se repaissaient ses prunelles d’opale. Le jeune homme guidait sa massive monture entre les troncs lisses ou crevassés des grands arbres aux ramures alanguies ou altières, les oreilles attentives de l’équidé bougeant au moindre son exhalé par la nature environnante. Ces derniers s'espacèrent soudain, droits et immobiles, pour laisser pénétrer une vive trouée de lumière qui fit ciller le cavalier. La lisière sylvestre s'ouvrit alors au bas-relief arrondi de ce pays de marécages brumeux et mystérieux. Il se déroulait autour du piédestal élancé de la Cité de Marbrume en de multiples et savantes courbes dont la vision feutrée charmait l'œil et apaisait l'esprit. Mais Tharcise ne souhaitait guère s'attarder plus longtemps en ce lieu. Eperonnant Cendre, dont les naseaux rejetaient de l'air condensé, il lui fit longer l’orée. Les lourds sabots martelèrent le sol en un bruit clair et résonnant, effrayant les oiseaux qui sautillaient à proximité. Puis le destrier partit au trot en direction de l’est, le long d’un sentier bordant les falaises, à travers le paysage vallonné tapissé de folles herbes et de mousses rousses qui s'écrasaient sous ses puissantes foulées en un doux chuintement.

Tharcise freina l'entrain de son destrier qui foulait allègrement le sol tapissé de neige. Cendre toutefois immobilisa ses quatre puissants sabots. En proie au doute et à un étrange pressentiment, le nobliau se retourna sur sa selle pour scruter d'un œil perçant la ligne imparfaite des bois qui habillaient le piton rocheux, ainsi que de maussades atours aux couleurs hivernales, et qui frémissaient à peine sous la froide lumière de l’astre solaire.

- Je ne crois pas que nous avons été suivis. lâcha-t-il d’un ton prudent, son bras crocheté contre le ventre de la jeune noble exerçant une infime pression pour appuyer son propos avant qu’il ne décidât de la libérer de son emprise protectrice.

Ses pieds déchaussèrent alors les étriers, sa jambe droite survolant la croupe de Cendre avant qu’il ne saute à terre en une souple réception. Ses mains gantées se proposèrent sans tarder d’assister la jeune Vicomtesse dans sa démonte. Dès lors que les délicates bottes de cuir de la demoiselle touchèrent le tapis d’herbe rase, Tharcise pressa les doigts graciles, glacés, avant de lui imposer le fourreau chaleureux de ses propres mitaines. Puis, prostré devant elle comme un jouvenceau indécis à son premier bal, il la considéra longuement, scrutant le fin minois dans l’ombre de la capuche qui en dévorait la moitié des traits. Ses doigts s’élevèrent alors pour rejeter l’avare auvent de tissu sur les frêles épaules. Il l’avait quittée enfant, et la retrouvait dans l’impasse de l’adolescence où les bourgeons de la féminité frissonnaient insidieusement à la surface miroitante de ses iris d’ambre braqués sur lui. En leur territoire se plut-il à renouer avec tout un florilège d’émotions, et de sentiments mêlés dont il avait été privé depuis près de quatre ans : curiosité, appétence, intelligence, bravoure, vivacité.

Dans un élan gauche, Tharcise fourragea sa tignasse aile-de-corbeau avant d’écarter les bras. Ainsi se présentait-il à la jeune fille, ses épaules s’ébrouant d’un vague mouvement traduisant l’air désarmé qui s’était emparé de toute sa haute physionomie.

- Esmée… ne sut-il que prononcer, le sourcil haussé au-dessus de ses iris orageux, un sourire tout en dents, contrit, stressé, grimant ses lèvres.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 7 Aoû 2022 - 10:54
D'appels à la raison en suppliques, la voix de Constance avait tenté de les retenir. Cependant et malgré tout plus prégnant que toutes les plaintes et menaces de la chaperonne, le rire de son ami d'enfance avait trouvé à s'imprégner dans son être pour mieux encourager son audace. Il s'était alors répercuté par-delà les murs de sa raison afin d'envelopper leur échappée dans un bouillonnement de joie enfantine. Une exaltation dont l'euphorie enthousiaste avait ricoché contre les murs offensés du temple, contre les regards outrés de ses pèlerins et contre la froide morale d'une société trop oppressante. Tout comme lui, Esmée avait ri à la face de ce portrait asphyxiant d'obligations et de contraintes. Elle en avait piétiné les abus dans leur fuite et avait survolé leur injustice alors que, soulevée d'une poigne autrement plus sûre, elle s'était retrouvée en selle.
Ainsi perchée sur le dos du destrier précédemment admiré et bordée des bras de son complice, la Vicomtesse n'avait éprouvé aucun remord. Ni contrition ni résipiscence, aucune honte, pas même une réserve tandis que le cheval s'élançait pour quitter la place du temple. N'était-ce alors que le farouche de son esprit toujours en quête de liberté qui voulait éteindre ce qu'il restait de ses scrupules ? L'adolescente admettait volontiers ne pas se soucier des conséquences d'une telle échappée. Le conseil du jeune homme n'en fut pas moins appliqué à la lettre et elle glissa la poire dans une poche de son manteau avant de baisser la tête pour mieux se laisser recoiffer de sa capuche. Ainsi voilés d'ombre, ses yeux s'attachèrent à suivre le parcours de leur fugue. De pavés en pierres taillées, de ruelles en venelles effilées, ils s'employèrent à retracer le chemin de leur évasion sans jamais se relever.

Alors gage d'une confiance aveuglement offerte à son ravisseur, le silence de la jeune femme disait son consentement. Il le confirmait même tandis que ses doigts trouvaient à l'étreindre et alors qu'elle se lovait presque entièrement dans leur promiscuité. Ainsi enroulée dans le protecteur d'un bras gléné autour de sa taille et pressée contre un torse qu'elle devinait aujourd'hui plus athlétique, Esmée entendait s'affranchir de ses derniers doutes.

Quand au sortir de la ville ils laissèrent les portes de la cité ducale dans leur sillage, un sourire naquit sur ses lèvres. Il trouva même à s'y épanouir tandis qu'un nouveau souffle venait gonfler sa poitrine d'une profonde inspiration. L'air glacé de la saison s'engouffra dans ses poumons. Sa saveur hiémal s'imprégna dans sa gorge au point de la bruler, mais la jeune femme ne s'en sentait que plus vivante. Elle redressa le menton dans un élan extatique et glorieux qui devait offrir son regard au ciel brumeux. Son geste désentravé de complexes l'amena à pencher la tête sur le côté et ses yeux d'or s'élevèrent sur la ligne d'un visage aux traits différents, mais définitivement familiers. Elle en observa l'altérité sans un mot et dans la fugitive intimité de leur échappée.
Tharcise avait changé, évidemment. Elle se figurait pourtant revoir l'intenable garçonnet dans le portrait de leurs improbables retrouvailles. La respiration ainsi alanguie par le nostalgique de sa vision, elle laissa sa joue reposer contre son buste. Son nez glissa sur la laine tissée de sa cape comme un involontaire intrus et alors qu'elle refermait les yeux, mille autres souvenirs assaillirent sa mémoire à l'instar d'un parfum chargé des réminiscences de son enfance. Ambre gris, cèdre et vétiver. Le versatile d'une essence unique et le rassurant de ses notes boisées. Une nouvelle fois, elle s'abandonna à ses songes. Quelques rêveries nostalgiques qui voulaient la ramener en d'autres temps. À une époque où l'insouciance régnait en maître-mot au sein de ce trio qu'ils formaient avec Auxence.

Ainsi bercée par ses ressouvenances, Esmée ne revint à l'instant présent qu'en entendant la voix de son ami. Le constat qu'il dressait avec prudence lui fit rouvrir les yeux sur le décor qui les entourait à présent. Comme échappée d'une illusion pour se glisser dans un nouveau mirage, elle papillonna des yeux. Le soleil toujours voilé de brume lui apparut comme un astre chimérique alors que sa lumière diffuse s'invitait dans le fabuleux d'un lieu qu'elle découvrait l'oeil enchanté. Elle ne s'était pas rendue compte du périlleux de leur ascension. Sereine et en confiance, elle ne s'en était pas même souciée tandis que l'orphéon côtier jouait sa partition de vagues. Elle aimait la mer, sa mélodie et sa sauvagerie, l'air iodé de ses notes, mais aussi le sentiment qui voulait l'étreindre à chaque fois qu'elle en venait à contempler son immensité. Une légère pression sur son ventre l'invita cependant à ne pas se perdre dans son inspirante observation. Ils étaient visiblement arrivés à destination.

Le froid la saisit à l'instant même où elle se retrouva seule en selle. Il voulut même l'envelopper dans son linceul de gel avant qu'aidée de son ami, elle ne mette pied à terre. Un frisson n'en agita pas moins son échine. Il s'étiola sur la ligne délicate de ses épaules et longea ses bras pour éclore dans le frémissement de ses doigts. Cependant, deux paumes gardiennes se firent devoir d'en chasser les tremblements en se délestant de leurs gants pour en faire donation. Esmée fronça les sourcils, mais renonça à protester quand ses mêmes paumes en vinrent à effleurer ses tempes dans le geste qui devait abaisser sa capuche.
Son visage ainsi livré au jour, elle releva les yeux pour une nouvelle fois ancrer son regard dans les prunelles d'orage qui la contemplaient. Un timide sourire glissa sur ses lèvres, avant qu'elle n'en vienne à rougir sous le joug d'un étrange sentiment. L'émotion qui voulait alors la saisir apporta un peu de confusion dans ses pensées. Tharcise lui avait manqué, terriblement, mais elle lui en voulait tout aussi âprement de ne pas avoir donné de ses nouvelles. Quatre années s'étaient ainsi écoulées sans qu'elle ne sache rien de sa nouvelle vie. Sa nouvelle vie... Un sursaut de panique lui fit soudainement réaliser son incorrection dans un frénétique battement de cils. Son père décédé, Tharcise était devenu Comte d'Aspremont !

Elle allait s'incliner dans une profonde révérence quand elle réalisa la cacophonie de son attitude. Par tous les dieux, il était son ami d'enfance. Son camarade de jeu. Cise. Juste Cise... Sa respiration ne s'en était pas moins suspendue à son approche et son coeur ne s'en était pas moins emballé à son contact. Elle avait accroché chacun de ses gestes de son regard d'ambre. Elle s'était amusée de sa gaucherie et avait souri de le voir indécis. Et maintenant qu'il se tenait là, devant elle, statue devenue immense dont les bras se déployaient, elle n'avait qu'un seul souhait. Un désir, presque une envie que la bienséance n'en voulait pas moins condamner, mais dont l'interdiction s'évanouit à l'appel de son propre prénom.
Alors elle s'élança et dans un ultime éclat de rire, Esmée retrouva les bras de son ami. Elle l'enferma dans un étau de joie incontrôlée et le pressa contre elle de toutes ses maigres forces. Presque à en trembler et jusqu'à se crisper, ses mains animées d'un trop plein de liesse accrochèrent le tissu de sa cape alors que son visage en venait à s'enfuir sous un revers de sa pèlerine.

Quatre ans...


Dernière édition par Esmée de Sabran le Ven 12 Aoû 2022 - 11:20, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyLun 8 Aoû 2022 - 16:48



Comme une saveur d’enfance



Marbrume | 5 février 1164.

Bras toujours écartés, Tharcise accueillit l’élan galvanisé de la jeune Vicomtesse d’un masque décontenancé. Soudain tendu, l’œil écarquillé rivé droit devant lui et se perdant dans le fracas des vagues, il accusa le heurt de ce frêle corps contre le sien. Un corps qui avait entamé sa mue, délaissant les oripeaux sans fard et sans forme de l’enfance pour s’enorgueillir désormais des délicates courbes d’une gracieuse féminité en plein balbutiement. Et cette promiscuité qu’exacerbait la pression farouche des mains de l’adolescente sur son dos, l’étreinte sur le tissu de sa pèlerine, tissu qu’elles tyrannisaient, le troubla. La gorge nouée sur une pénible déglutition, il laissa le terrible frisson déchaîner chaque fibre de son être, percuter le creux de ses reins pour dérouler ses froids tentacules le long de son échine et s’épuiser contre sa nuque en un dernier souffle mesquin. La musique de son cœur se faisait l’écho de celle des vagues s’échinant contre les aspérités déchiquetées de la proche falaise, et s’affolait en des staccatos arythmiques. Il ferma les yeux, goûtant aux notes rafraîchissantes de ce rire perlé qui se mêlait au chahut de la brise hiémale, joueuse ; sentant ce fardeau peser, osciller, se crisper, aussi inoffensif qu’il était réel. Palpable.

Quatre ans.

Ses bras retombèrent alors, en un ralenti maîtrisé, le long de son corps. Son souffle contenu fissura l’espace entre eux, seule sa senestre reprenant le flambeau de cette fausse défection, s’invitant contre le coude droit de cette insoupçonnée geôlière qu’elle empauma brièvement. Les pâles arachnides, au toucher calleux, pianotèrent en des arpèges évasifs sur le bras fin aux muscles noués, tremblants ; échelèrent la frêle épaule, s’y arrimant sur une sensible crispation avant de lentement dégringoler contre la proche omoplate qu’elles pressèrent, tapotèrent en un mouvement embarrassé. Le soleil profita de ce flottement émotionnel pour crever les hardes blafardes de ces tenaces nuées effilochées de vent, ses pâles rayons glissant au travers des croisillons formés par l’imbroglio de branches dénudées, mouillées de givre, pour cajoler la brune tête appesantie sur son torse. Son nez alors plongea dans l’écume parfumée de sa chevelure dont les frisottis rebelles en chatouillèrent les ailes. Une fragrance de rose grasse s’imposa abruptement, giflant ses sens olfactifs de manière impromptue, bousculant les portes de sa mémoire trop longtemps récalcitrantes. Un kaléidoscope de tableaux entremêlés s’invita sous son front penché, dont l’une des fresques animées, diaprée des teintes de la nostalgie, prenait place en la magnifique roseraie de Hermance de Choiseul. Armés d’épées de bois, les garçonnets qu’ils étaient alors avec Auxence en cet été lointain abattaient leur serment de fidélité et leur promesse de vengeance sur les fleurs aux tiges épineuses tenant lieu d’ennemis chimériques et derrière lesquelles s’était réfugiée Esmée, cette dernière incarnant à la perfection le rôle de princesse en détresse… avant que leurs parents n’interviennent, découvrant le carnage d’un trio de rosiers décapités. Une course-poursuite endiablée s’en était ensuivie dans les allées fleuries et les bosquets de la propriété avant que la punition ne tombât, sous la forme d’une cuisante correction sur leur postérieur nu.

Un rire léger, attendri, ponctua ce songe d’antan, qui se formula par un souffle tiédi percutant le crâne de la jeune Vicomtesse. Ses lèvres à l’esquisse chaleureuse s’égarèrent contre son front bombé, bénissant le derme velouté du sceau d’un baiser rendu chatouilleux par la présence de ce ras duvet de poils qui obombrait désormais le bas du visage du nobliau. Sa dextre s’élança à son tour dans une partition symétrique avec sa jumelle pour repousser l’adolescente d’une emprise aussi douce que ferme sur ses épaules. Et tandis qu’il l’écartait de son ombre, Tharcise considéra longuement la jeune fille. Tête penchée sur le côté, il lui dédiait un sourire frondeur que souillait le rictus discret de la gêne qu’il venait d’éprouver.

- Seriez-vous souffrante, ma mie ? Point de rogne ? Point de grogne ? murmura-t-il sur une note amusée qu’attestait un tremolo à l’hilarité stressée dans sa voix. Et avec elle, ce vouvoiement affecté qui, malgré ce familier et touchant enlacement que punissait la sacro-sainte Étiquette, marquait une certaine volonté de repli entre elle et lui. Il lui offrit malgré tout son bras, après l’avoir honorée d’une déclivité du buste en guise de salut courtois. Marchons un peu, voulez-vous ? Nous avons tant à nous raconter. Et je gage que votre esprit curieux nourrit moult questions à mon encontre.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 14 Aoû 2022 - 15:13
Yeux fermés sur l’incorrection de sa propre attitude, l’adolescente ne s’en résigna pas moins à libérer le jeune homme de son étreinte. Elle recula d’un pas, aidée en cela par les mains qu’il avait posé sur ses épaules, avant de relever son visage vers lui. Aucun malaise n'avait eu le temps de s'y épanouir. D'ailleurs, si ses joues chamarrées d'éphélides avaient rosi, ce ne pouvait qu'être sous l'effet du froid. Le candide sourire qui ornait ses lèvres en attestait. Pour autant, le sceau de leurs retrouvailles frappé d'un chaste baiser sur son front avait laissé sa pensée en proie à la surprise. Une confusion étrange, presque une gêne, qu'elle s'employa à tempérer d'un rire contrit avant que l'ourlet frémissant de ses cils ne se mette à battre frénétiquement.
Une main entravée d'un peu d'embarras se porta à son front devenu soucieux. Elle avait probablement l'allure désordonnée et échevelée d'une sauvageonne. La chevauchée assistée de son tumulte s'était chargée de délier les ganses de sa coiffure. Quelques mèches de ses cheveux de jais s'octroyaient alors le droit de librement voleter autour de son minois, tandis que la masse de ses boucles précédemment domptée prétendait à l'évasion. Cette doléance, assurément problématique au coeur de l'Esplanade, n'en fut pas moins ignorée dans l'arlequinade d'une révérence. Esmée n'entendait pas se soucier de ces futilités en cet instant. Elle dodelina du chef et minauda gaiement sous le regard trouble de son ami, sans plus s'appesantir sur le reste. Toutefois, ses prunelles à l'ambre piqueté de curiosité interrogeaient, scrutaient, découvraient tout ce que le temps et ses événements avaient apporté de changements dans l'attitude et dans les traits de celui qu'elle avait connu enfant.

Si un détail retint son attention, Esmée n'eut malheureusement pas le temps d'en faire part au jeune homme. Ainsi reporté à une autre occasion, le questionnement qui voulait couronner le perspicace de son observation s'afficha dans l'esquisse d'une moue insatisfaite. Une contrariété que les taquineries du noble ne tardèrent pas à éconduire cependant qu'il prenait la parole. Elle accueillit son propos avec humour et tout en mimant un air outré, s'employa à lui répondre d'une voix pincée d'amusement.

- Moult questions, je vous l’accorde. Et ma curiosité exacerbée vous épargne des remontrances pourtant méritées. Tout du moins, pour l’instant. Ajouta-t-elle d’un ton comminatoire que venait démentir l’espièglerie du sourire lové au coin de ses lèvres.

- Profitez donc de cet indulgent sursis pour préparer vos plus plates excuses. Elles vous seront indispensables lorsque nous aborderons la question de votre irrémissible silence.

Elle ponctua sa déclaration d’un haussement de sourcil autoritaire, tout du moins le pensait-elle, avant de saisir le bras galamment offert. Malicieusement, ses doigts glissés dans des gants trop grands pianotèrent au-dessus du muscle finement sculpté par l’effort, avant de trouver leur assise sur le poignet du jeune homme.

- Quatre ans, Cise. Quatre ans…

Comme chargé d’un trop plein de regrets, ce constat s’évapora dans un soupir. Sans doute Esmée pensait-elle ces mots capables de dire sa pleine résipiscence. Malheureusement, le temps perdu ne se rattrapait jamais et la triste saveur de cette vérité en était venue à tarir l’idiome de leurs retrouvailles. Ainsi se pressa-t-elle contre son flanc, enveloppée d’un voile de silence impénétrable. Au-dessus de leur flânerie, le vélum formé d’un tissu nuageux se soumettait aux caprices du vent. Le soleil trouvait alors l’occasion lumineuse d’en percer la toile pour s’épancher en rais déteints à travers la lande. Ainsi, la saison se démarquait dans le singulier de ses couleurs fanées et dans ce que la brise charriait de ses parfums givrés.
L'odeur d'iode de la mer s'invita dans ses poumons tandis qu'elle reprenait une pleine goulée d'air frais. Une lampée avide, gorgée de liberté et composée de la cantabile que chantaient les vagues. Devant eux le chemin s'ouvrait sur l'horizon, mais déjà sa vue s'obstruait de contraintes. L'immunité même transcendée de tout cet espace n'était qu'éphémère. Elle pencha la tête sur le côté et laissa sa tempe reposer contre l'épaule du jeune homme. Quelques instants de silence encore, un battement de coeur ou deux et le bruit de leurs pas sur le sol ouaté d'un lit de souvenirs.

- Je n'ai finalement qu'une question... Elle tourna son visage vers lui et tout en relevant les yeux, attendit d'avoir sa pleine attention pour demander. Pourquoi ?
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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 14 Aoû 2022 - 22:32



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Marbrume | 5 février 1164.

Ce fut son rire qui accueillit l’habile diatribe aux effluves de fausse remontrance de la jeune Vicomtesse. Cette dernière à son bras, il l’entraîna sur le sentier qui se devinait à peine sous les congères crevées çà et là de lichens séchés et d’herbe roussie par le froid. Dans leur sillage au silence recueilli par la somme de leurs pensées versatiles, Cendre évoluait au pas, se faisant parfois indocile lorsque sa belle tête rehaussée de son crin noir s’osait à percuter le dos de l’adolescente à la manière d’un message complice. A senestre, la falaise tombait à pic sur un enchevêtrement de rocaille éboulée et sur les contreforts desquels s’acharnait un cortège de vagues aux chevelures affolées. A chaque rossée formidable de ces géantes écumeuses se répercutait l’écho de leur vrombissement, dense, caverneux, jusque dans l’estomac. A dextre, la forêt déjà clairsemée par les griffes cruelles de l’hiver s’éclaircissait tout au long des degrés avalés pour laisser œuvrer la lande frileuse où l’or des genêts rivalisait avec la pourpre des bruyères.

- Quatre ans. Je sais. Et tant ai-je rêvé de ces retrouvailles, que je n’ai pourtant aucune excuse préparée en amont à vous proposer.

Le silence les étouffa derechef dans une mante d’amertume, alourdie de ces repentances que nul acte, nul raisonnement, aussi insensé fut-il, ne pouvait effacer. La douleur était là, criblée des échardes de la colère. Celle de son impuissance à s’extirper d’une situation qu’il n’avait guère envisagée, alors pétri de l’insouciance et de l’insolence de ses jeunes années. A l’unique question envisagée par Esmée, Tharcise, mutique, baissa le regard sur elle. Et ce simple adverbe interrogatif lui fit froncer les sourcils. L’élan de sa joie vorace abruptement émoussé par ces non-dits vénéneux qui vivotaient en son âme et son cœur, il guida sa jeune amie jusqu’à une corniche qui surplombait un spectacle à ciel ouvert ; une scène qu’il affectionnait depuis que son père, Onfroi, l’avait emmené en ce lieu pour la première fois : celui d’un duel éternel entre la terre et la mer. Près d’une trentaine de mètres en contrebas, les vagues roulaient en un grondement inlassable, entêtant, hypnotique ; se fracassaient à leurs pieds en une myriade d’escarbilles cristallines que le soleil avare, jouant à cache-cache avec les nuées, irisaient des vagues teintes d’un arc-en-ciel éclaboussé. Une vive bourrasque agressa le jeune couple juché sur ce promontoire minéral, secouant les tissus de leur vêture d’un tyrannique mais bref acharnement capricieux. Tharcise enveloppa les épaules de la jeune fille d’un bras protecteur d’où flottait l’aile ténébreuse de sa pèlerine, et la garda contre son flanc.

- Pourquoi ? répéta-t-il hésitant, son regard se faisant acier incisif l’espace d’un battement de cœur tandis qu’il scrutait les lignes géométriques de la cité marbrumienne, à l’ouest. Ses tours crénelées et ses toits pointus semblaient s’élancer vers le ventre de l’empyrée pour en mordre la panse céruléenne contre laquelle paressait un cortège de stratus. Je me doute que Monsieur votre père n’a pas jugé opportun de vous inquiéter en vous brossant le récit pathétique de ce qui est advenu d’une famille qui ne lui est rien. Je ne peux le blâmer de vouloir vous protéger.

Le jeune homme exhala un soupir désabusé, le cœur lourd. Un coup d’œil par-dessus son épaule lui permit d’aviser la présence de l’étalon qui fouillait le tapis saupoudré de neige en quête de quelque vestige de fétuques à mastiquer. Ses prunelles délaissèrent la silhouette de l’équidé pour s’évader en une lente dérive vers le front de mer, s’en désintéressant au terme d’un chassé-croisé avec une mouette qui les narguait d’une protestation audacieuse. Cette dernière s’évadant en une vrille décousue vers les cieux, elles apaisèrent leur errance songeuse pour se percher sur le visage délicat relevé vers le sien. A l’instar d’une cajolerie à l’esquisse instable qui se voulait toutefois réconfortante – mais pour qui ? - sa dextre nue s’évada sur le bras droit, fluet, de la jeune Vicomtesse.

- Je vous livrerai donc ce qu’il en est. A l’âge qui est le vôtre, très chère sœur, vous êtes tout à fait capable d’entendre l’agréable comme le rebutant. Quatorze ans, pensez donc. murmura-t-il tout en chassant cette morosité latente qui avait souillé son faciès d’un ersatz de sourire en coin, un brin provocant. Et demi. Mille excuses pour cette méprise. se reprit-il avant de souffler un rire, et d’exercer une indolente pression sur le coude accaparé un instant par ses doigts. Humectant ses lèvres, il s’absorba dans la contemplation du panorama aquatique avant de poursuivre, sur une note plus dure, distante. Il s’avère que mon oncle a pris la décision de me destituer de mon titre, de me priver de mes biens, d’épouser Madame ma mère et de m’isoler du peu d’accointances que j’avais tissées au sein de l’Esplanade. Ce qui inclue votre famille et celle d’Auxence. Ses mâchoires se contractèrent, provoquant le roulis de leurs muscles sous ses joues chatouillées d’une barbe naissante. Cet infatué s’enorgueillit de me dénigrer aux yeux de ses pairs. Je ne suis qu’un incapable, un ingrat et un vulgaire coureur de jupons.

Sa gorge s’anima d’une lente déglutition tandis qu’il prononçait ces mots, son regard de mer d’orage scrutant l’horizon avec une attention soutenue.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyMar 16 Aoû 2022 - 21:05
Encore et toujours le silence. Il accueillit les confidences du jeune homme, respectueux mais plus éloquent que mille mots. Esmée était en colère – évidemment - et sa fâcherie, comme depuis ses plus jeunes années, s’enveloppait de mutisme. Il était alors difficile de concevoir ou même d’imaginer ses pensées et leur cheminement. Sa parole abandonnée au secret de ses réflexions muettes et ses gestes sacrifiés à l’injustice d’une situation contre laquelle elle ne pouvait rien, Esmée baissa les yeux. Simplement et sans pour une fois chercher à confronter son point de vue à celui de son interlocuteur, elle laissa son regard fuir. L’ambre habituellement coloré d’or s’était assombri. Sous l’officine d’un froncement de sourcils contrarié, il avait même tout perdu de son éclat lumineux emprunté au vif d’une fugace apparition solaire.

Elle soupira et tout en laissant fuir l’air contenu dans ses poumons, admit que ses épaules puissent également se dépouiller de leur habituelle rigueur. Une nouvelle bourrasque chargée de la froidure côtière voulut les emporter dans sa main glacée de bruine mais, instinctivement, Esmée se cramponna au bras de son ami d’enfance. Le geste innocent et aguerri d’une amitié toute fraternelle l’amena à se presser contre lui au point de presque entièrement disparaître sous la banne protectrice de sa cape noire. Ainsi lovée dans la chaleur de ce presque frère, elle laissa son visage reposer au creux de son épaule. Un frisson ne s’en chargea pas moins de lui rappeler le temps dédié à l’hiver. Il investit la naissance de son échine se distilla dans son dos et sur ses bras. Leur peau se recouvrit d’une aiguillonnante chair de poule qu’une main chaleureuse s’employa heureusement à dissiper – dans cet ordre ? – au-dessus de l’épais tissu de sa robe.

Elle voulut prendre la parole plusieurs fois. Répondre que tout finirait par s’arranger et même rire de sa plaisanterie. Quatorze ans et demi… Parce que cette moitié d’année comptait plus que toutes les autres entièrement écoulées, bien sûr. Parce qu’elle le devait à son sourire et à ce qu’il avait de bêcheur. Et parce que sa pensée armée d’idéalisme n’admettait pas l’injustice de la situation. Mais à chaque fois elle se heurtait au même constat. Cette situation durait depuis quatre ans et personne n’avait jugé utile de s’en inquiéter. Personne n’avait même pensé convenable de lui en parler et tous l’avaient laissée croire à son absence volontairement décidée.

- Auxence sait ? Finit-elle toutefois par demander d’une voix tout juste audible. Cependant et avant même qu’il ne puisse répondre, elle enchaîna d’un ton égal. Évidemment… Auxence sait.

Ses lèvres se pincèrent pour étouffer la vexation et ses mots de reproches. Pour autant, elle se redressa et se faisant, quitta l'asile d'un bras protecteur pour acquiescer à la gifle venteuse. Emportés dans le souffle éolien, ses cheveux se firent paravent pour tenter de cacher l'offense. Malheureusement, l'orgueil blessé s'affichait toujours trop clairement sur un visage innocent. Empesés d'embruns récoltés au gré de leur envol, les mèches de jais retombèrent pour encadrer un minois attristé. Le derme satiné et parsemé d'éphélides avait pali pour révéler tout l'incarnat d'une bouche devenue boudeuse. Ils l'avaient exclue et mise de côté. Pourquoi ?

Une nouvelle inspiration gonfla sa poitrine d'une houle d'amertume. En contrebas de ce paysage seigneurial, la mer se brisait inlassablement contre la pierre et le chant de ses vagues combattives voulait s'harmoniser avec les battements de son coeur. Elle s'y laissa prendre, contempla cet éternel combat qui opposait la roche solide et fière à son infatigable, et indomptable assaillante. Il n'était pas l'heure de baisser les bras. Il ne serait jamais l'heure de baisser les bras. Retirant le gant qui gardait sa dextre du froid et du gel, Esmée en revint à son ami. Elle se fendit d'un lourd soupir, résignée à oublier l'affront qu'elle avait définitivement jugé anodin. Son visage s'inclina sur le côté tandis qu'elle relevait ses yeux d'or pour les ancrer dans le regard du jeune homme et sur l'ébauche d'un sourire navré, ses doigts se portèrent à ses lèvres sans oser encore les toucher. Le geste hésitant se suspendit, mais l'index trouva finalement un peu de courage pour aller effleurer la cicatrice découverte précédemment.

- Ca aussi, c'est lui ? Votre oncle ?

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyJeu 18 Aoû 2022 - 11:11



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Marbrume | 5 février 1164.

Encore et toujours le silence. Si l’absence et l’éloignement avaient leurré sa mémoire quant à la métamorphose physique de ce jeune papillon extirpé de sa fragile chrysalide, il n’en était rien sur le caractère de son amie qui, lui, n’avait guère changé, s’affirmant, persistant même à la manière d’un vin précieux dont l’arôme intense restait en bouche longtemps après qu’on en eut savouré l’âpre texture.

- Auxence sait.

Acquiesça le jeune homme tout en acceptant la retraite de son amie. L’abrupte pâleur harcelant ses traits fins et l’élan boudeur rigidifiant l’esquisse de sa bouche carminée restituaient à cette fuite mutique une teinte amère. Il l’observa se perdre dans la contemplation obstinée de l’inlassable spectacle aquatique, ses noires tresses servant d’ornement à la trame débattue de sa coiffure se libérant tout à fait, malmenées par le vent moqueur ; ses vêtements rudoyés par la bourrasque qui, en ce juchoir avancé au-dessus des flots grondants, se faisait hargneuse.

- Ne l'en blâme pas. Je lui ai fait promettre de ne rien te-… vous dire. corrigea-t-il aussitôt sur un froncement de sourcils agacé qui jetèrent leur ombre trouble sur ses yeux trop clairs, leur pupille rétractée réduite à un vulnérable ilot, esseulé dans son océan agité. Je préférais vous imaginer l’âme pétrie de remontrances pour l’offense de mon silence et de ma défection sans sommation plutôt que-… Il agita sa senestre, vivement, cherchant ses mots pour imager un propos dont le contenu le perturbait. … que de songer à vous, inquiète, vous rebellant et cherchant à braver l’injustice en tentant de démêler les fils de cette obscure affaire. Cette quête, aussi louable soit-elle, Esmée, n’aurait fait qu’envenimer une situation déjà complexe et vous aurait attiré des inimitiés. Votre Maison n’a guère besoin de souffrir de ces remuements nauséabonds. Vous non plus. Croyez-moi. Car plus on brasse le purin…

Tharcise interrompit son verbiage, évitant d’achopper aux oreilles de la jeune Vicomtesse un proverbe à l’épilogue qu’il jugeait médiocre. Évoquer ce sujet lui retournait l’estomac, faisait bouillir son sang d’une rage contenue, le poussant souvent à perdre toute contenance. Et dignité. Les poings serrés, il préserva ce flottement équivoque, le regard toujours crocheté à la délicate physionomie qui le confrontait à cette grave discrétion qu’il ne connaissait que trop bien. Il ne fit pourtant rien pour l’en libérer, préférant laisser la jeune fille gérer elle-même les sévères atermoiements qui assaillaient en cet instant son esprit chamboulé. Lorsque l’adolescente osa enfin lui faire face et le braver d’un sourire navré, il ressentit comme une onde chaleureuse l’envelopper tout entier, à l’instar d’un baume apaisant le feu d’une plaie lancinante. A son tour lui offrit-il le dessin contrit de ses lèvres, son regard perplexe louchant sur cette main dénudée qui franchissait soudain l’espace entre eux, s’élevait, indécise, vers son visage. La question, alors, fusa, succédant au toucher délicat de ce petit index audacieux sur l’entaille qui souillait désormais de son sceau blafard la pulpe inférieure de ses lippes.

- C’est lui. confirma-t-il en inclinant le chef de côté, sa senestre s’évadant à son tour pour attraper cette main volage et l’éloigner de ces contreforts abîmés. Il se fendit d’un rire qui, comme à son habitude, se voulait dédramatiser le méfait, ses doigts jouant nerveusement avec ceux de la jeune fille et y dessinant des bagues imaginaires de son pouce. Sans doute voulait-il me faire apprécier de plus près une de ces pierres précieuses qui ornent la majorité de ses phalanges ? Voyez-vous, mon parent œuvre désespérément à nous trouver quelque point commun, et je le déçois en ne faisant aucun effort dans ce sens.

L’autodérision et l’effronterie avaient toujours été ses armes pour dépassionner les conséquences de faits sérieux. Tharcise relâcha lentement la main de la jeune Vicomtesse. Pivotant sur ses talons tout en se libérant d’un souffle profond, il se détourna de cette vision échevelée pour marcher vers l’étalon et le rabrouer faussement d’une cajolerie affectueuse sur son encolure mouchetée. Quelques secondes s’égrenèrent, permettant à la machinerie de son cerveau de calmer l’élan de ses rouages. Une autre inspiration ébrouant la ligne athlétique de ses épaules, le jeune homme bascula son menton contre le revers de son col chargé de fourrure, et guetta la silhouette de son amie du coin de l’œil.

- Parlez-moi de vous.

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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyVen 19 Aoû 2022 - 10:07
« Taire ce qu'il ne faut pas dire et savoir supporter l'injustice… »

Cela faisait partie des enseignements dispensés à la lueur d’un discours souvent éclairé de suffisance. L’hypocrisie se targuait alors de valoir le prix de la décence, celui des apparences préservées et de ses convenances. Esmée, cependant, s’en voulait défendre son opinion et ses principes. Elle était pugnace, pétrie de valeurs et d’orgueil, et ce cocktail estimé explosif, souvent critiqué, et même condamné, n’entendait pas se laisser asservir.

- Mieux vaut sentir le purin que le fiel. S’entendit-elle alors murmurer, tandis qu’elle se voyait déjà dire toute sa révolte et son indignation. Malheureusement, le jeune homme ne sembla pas prêter attention à ces mots tout juste soufflés.

Dieux, qu’il était alors difficile de feindre sa résignation face au tableau de la révolte. Qu’il était injuste de ne rien pouvoir en dire et de seulement acquiescer.

Ses yeux gorgés de feu s’éteignirent dans un battement de paupière compréhensif. Elle admettait, non sans mal, qu’il puisse avoir raison. Ne restait plus qu’à sourire pour ne pas se laisser submerger par les protestations de son cœur insoumis. Cependant, le regard revenu s’ancrer dans le tumultueux d’un orage qui avait été prêt à se déchaîner demeurait sévère. Attentif à ce que quelques mots avaient apporté de nuances au ciel d’acier sarcelle. Sous la voûte cintrée de ses sourcils l’embarras se mêlait à l’hésitation. Sans doute avait-elle franchi quelques limites imaginaires qu’elle n’avait jamais supposé exister entre eux. Reste que sa main cueillie d’un geste tempéré se trouva chassée. Les doigts curieux et compatissants se replièrent sur la grâce silencieusement demandée. Elle n’insisterait pas, malgré le rire aux accords dissonants, malgré la retraite prestement engagée. Pour autant, l’algarade préparée en son for intérieur se trouva aiguillonnée d’une nouvelle confession. Un autre affront, un de plus sur la liste de ces injustices qu’elle ne devait pas dénoncer.

Dieux, qu’il était alors difficile de feindre sa résignation face au tableau de la révolte. Qu’il était injuste de ne rien pouvoir en dire et de seulement acquiescer.

Esmée se répétait les paroles de ce penseur considéré comme sage, mais la colère bouillonnait. Semblable à celle contenue dans les flots et leur profondeur, elle enflait au creux de son ventre, tourbillonnait, et frappait ses côtes au rythme du tambour de sa vie devenu hargneux. Son poing se referma sur le vide impunissable. Son regard s’enfuit loin, au-dessus des vagues déchaînées, vers cet horizon depuis toujours insondable, mais captivant.

Dieux, qu’il était insupportable d’avoir à renoncer.

L’iode contenu dans l’air marin s’invita dans sa bouche pour y laisser son goût de sel. Elle le déglutit péniblement et l’avala tout en serrant les dents.

Dieux, qu’il était insupportable de le voir abdiquer.

Échappé, presque emporté par le souffle infatigable d’un vent définitivement déchaîné, il lui avait tourné le dos. Sur l’aplomb et à quelques pas du vide s’ouvrant au-dessus de la mer furibonde, Esmée se sentait impuissante. Il avait préféré la savoir en colère, plutôt que de l’imaginer inquiète. Il avait préféré la savoir blessée, plutôt que de lui offrir l’opportunité de batailler. Le chant sifflant d’une autre bourrasque se conjugua au fracassant d’une vague venue se briser contre la roche sombre. Baisser les bras et les yeux sans ciller, recevoir et souffrir l’affront d’une nature implacable, déserter, tout simplement et comme il acceptait l’avanie.

Sa demande, sans doute, voulait éteindre les dernières braises d’une rébellion désormais inscrite dans sa paume. Cependant, les marques que ses ongles y avaient laissées dans la peau tendre guériraient plus sûrement que celles imprimées à sa conscience. Un souvenir cuisant lui revint en mémoire. Elle le chassa d’un battement de cils résolu, lèvres pincées. Sa joue pourtant se rappelait la brûlure d’une gifle tonitruante. Son père n’avait jamais admis qu’elle le contredise. Encore moins quand il s’agissait de s’insurger contre les règles et l’ordre établis.

- Je crains, mon ami, n’avoir pas grand-chose de bien passionnant à vous conter sur ce qu’a été mon existence ces quatre dernières années. Et la platitude de sa voix étouffée de remords lui comprima le buste. Père a décidé de me faire rejoindre ce qu’il appelle « le monde », d’ici quelques mois. Sans doute espère-t-il rapidement conclure quelque alliance intéressante pour ses affaires. J’ai hâte, vous vous en doutez.

Certainement mentait-elle ou peut-être ne parvenait-elle tout simplement pas à dissimuler le réel de ses tourments. C’est que l’émotion était mauvaise conseillère. Toujours. Et tous l’affirmaient, tous le savaient. Sur la scène des mondanités, elle n’avait de place qu’au flanc des idiots. Mais n’était-ce pas là qu’un combattant portait ses armes ?

Le pas soudainement résolu à réduire la distance qu’il avait volontairement établi entre eux, Esmée le rejoignit. Le mouvement - forcément brusque - alerta le destrier qui, d’un sabot belliciste, frappa le sol gelé. Pour autant et toute chétive qu’elle pouvait paraître derrière la ligne d’une paire d’épaules plus larges, la Vicomtesse se voulait inflexible. Sa main agrippa la pélerine, cependant que son regard brasillant s’arrimait aux prunelles cendrées. Elle le secouait presque.

- Par tous les Dieux Tharcise, bats-toi ! Tu le dois à ton père. Tu le dois à ta mère. Tu te le dois à toi-même !

Et les yeux voulaient s’épancher, de rage, de frustration et de colère. Contre le monde, contre lui, mais également contre elle-même. Il lui avait demandé la paix ? Elle venait de la lui refuser.
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MessageSujet: Re: Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran   Comme une saveur d'enfance | Esmée de Sabran EmptyDim 21 Aoû 2022 - 13:48



Comme une saveur d’enfance



Marbrume | 5 février 1164.

Les digitales nues, calleuses, de sa senestre agressaient le crin noir de Cendre, le torsadant d’un index, le tiraillant d’une poigne torturée par les songes rémanents qui bataillaient sous son front penché, dont le derme pâle, griffé des noires sangsues de sa tignasse, se froissait des plis d’une soudaine concentration. En cette minute tendue, Tharcise guettait son amie du coin de l’œil, l’aiguillon d’une méfiance vigilante, picotant l’arrière de son crâne. Car il savait pertinemment que la jeune fille ne s’avouerait jamais vaincue sur un chapitre dont elle avait été volontairement exclue. Un seul regard sur elle, sur ses prunelles hardies dont l’ambre s’embrasait d’ombres irritées, suffisait à deviner les affres que lui inspirait cet état de fait, et le dépit d’avoir été mise dans l’ignorance. L’orgueil dont elle était pétrie en avait pris un coup. Et la décision de ne point la mêler à la gravité de cette confidence qu’il n’avait réservée qu’à Auxence l’avait blessée dans son amour-propre. Il avait juste tenté de l’épargner des vicissitudes de sa propre existence, de la soustraire à l’instabilité de son quotidien, de garantir sa jeune et belle âme des méandres de l’inquiétude. De plus, considérait-il toute tentative d’entreprise de l’extirper de ce revers, vouée à l’échec. Ce n’était là ni lâcheté ni fuite en avant ni pessimisme abusif. C’était là simple factualité, et pragmatisme. Et la banalité affectée qu’elle emprunta pour lui servir sa réponse lui prouva qu’elle n'avait en rien digéré l’âpre nouvelle, et qu’elle n’était guère convaincue par son comportement obligeant et fuyant. Le feu couvait sous une cendre qu’il avait impunément, et vainement, étouffée sous le sable de son déni pacifiste. La perspicace Vicomtesse avait l’âme ardente, indomptable, et le rejeton se targuait depuis leur plus tendre enfance de savoir décrypter le moindre idiome de son caractère impétueux, le moindre code de ses humeurs explosives, et de lire en les miroirs de son âme comme dans un livre ouvert.

Les paroles affabulatrices de la de Sabran, sans autre saveur que celle de la résipiscence qui étranglait sa gorge gracile, qui comprimait ce souffle en sa délicate poitrine étroitement incarcérée, tintinnabulèrent au pavillon de son oreille avidement tendue. Car si, en son for intérieur, il n’avait guère d’appétence à ce qu’elle lui narrât les menus détails d’une destinée fastueuse qui n’était plus sienne depuis plusieurs années, il ressentait le besoin nostalgique, irrépressible, d’entendre l’agréable musique de sa voix, de se réapproprier les notes oubliées et fantasmées de ces prosodies volontaires, fières, des notes qui avaient perdu de leurs dissonances aiguës propres à l’enfance. Dieux que leurs échanges d’antan lui avaient manqué. Lui manquaient encore. Toujours. Et de ses remembrances mélancoliques jaillissait l’éclat de leurs rires chafouins, le heurt de leurs disputes tempétueuses, le touchant de leurs réconciliations sincères, le tendre de leurs pleurs chagrins. La réalité crue de la vie les avait rattrapés. Que restait-il donc de l’insouciance de ces candides années ?

- Ah, le monde. Ce monde-là. Je te le laisse volontiers. murmura-t-il, la gorge nouée, le ton peu convaincant, tout en faisant mine de vérifier les attaches de la sous-ventrière.

Tharcise la guettait donc, du coin de l’œil, lorsqu’elle le rejoignit d’une foulée rapide, déterminée. L’écho de son pas clapota sa mise en garde aux oreilles de l’équidé qui sabota le sol givré d’à-coups éclaboussés. Esmée affermit sa posture en parvenant à sa hauteur pour le fustiger, et de l’audace de sa main qui importuna les contreforts ténébreux de sa pèlerine d’une secousse équivoque, et de la ténacité de son regard qui chercha le sien, dans un duel coriace où tous deux semblèrent, l’espace d’un éphémère flottement, partager cet ouragan d’émotions contradictoires. Les mots franchirent alors la barrière rigide de ses lèvres, échappant à tout contrôle et sens logique, s’engouffrant dans cette brèche qu’elle venait d’ouvrir en lui refusant cette paix précaire à laquelle il aspirait.

- Mais bon sang, laisse les Dieux en dehors de ça ! s’exclama-t-il soudain en se libérant, d’un rude coup d’épaule, de l’emprise de cette petite main crochetée au tissu de sa lourde cape, et qui le secouait pour provoquer une réaction qu’elle escomptait sûrement mais qui tardait à venir. Sa dextre attrapa le mors de l’équidé qui, inquiet, agitait sa formidable tête de haut en bas et martelait le sol de ses antérieurs. Me battre ? Avec quelles armes ? Avec quels alliés ? Dis-le moi ! Il pointait la cité portuaire, d’une senestre fébrile, et martelait l’espace à chaque verbe craché. Je suis seul, Esmée ! Ce scélérat d’Ogier m’a tout pris, et il est près de me couper les vivres si je ne rase pas les murs, la tête enfoncée dans les épaules. Tout ce que je peux faire, c’est penser à la mesnie d’Aspremont, au vignoble, à l’équipage de la Distraite, et faire en sorte que personne ne soit lésé par l’attitude indigne de cet imposteur. Voilà ce que je dois à mon père, à ma mère ! Ce que je me dois ! En préservant le peu qu’Ogier n’a pas vendu ou piétiné, par fourberie, caprice et avarice.

Le souffle court, le cœur près d’exploser, le nobliau recula d’un pas, avec cet air incrédule et abêti par quelque abrupte et sournoise pensée qui l’accapara alors. Il se tourna tout à fait pour lui faire face, l’œil glacé et vibrant d’une humidité parasite.

- Que t’importe d’ailleurs !? enchaîna-t-il, le verbe amer. Ses molaires croquant l’intérieur de sa joue, il expulsa un souffle sec, sa dextre toujours rivetée au filet de Cendre qui renâclait, ses oreilles droites ne cessant de virer de droite et de gauche. Dans quelques mois, tu entreras dans ce fameux monde auquel te voue ton père, tu te laisseras vendre, reléguée à une vulgaire marchandise que les vautours de l’Esplanade s’arracheront au prix fort. Tu auras d’autres préoccupations que celle de t’inquiéter d’un misérable bougre qui n’est pas même de ton sang. Quant à ta hâte de te pavaner à ces ventes aux enchères, je n'en ai nul doute, et te souhaite d’y trouver un bon parti. Non, que dis-je, le meilleur !

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