Une question complexe [Ft Margaux]

21 janviers 1167

Trois adolescentes de Bourg-Levant avaient disparus en l’espace de sept jours, probablement avalées par les truands du Goulot. Même lorsque j’étais voleuse, j’évitais ce quartier. Normalement, je devais accomplir mon devoir à l’extérieur de Marbrume. Cependant, comme je connaissais les parents d’une disparue, sur leur demande, j’enquêtais durant mon temps de disponibilité en assistant deux miliciens de la ville : Laurent et William. J’avais promis de parler à quelques contacts de la basse-ville et de me renseigner autant que possible.

Il était vrai que je connaissais une auberge malfamée du Goulot, un repaire à recèle où on pouvait obtenir des marchandises à un prix record et des informations à un prix autrement record. Là-bas, je trouvais à chaque fois, très facilement, de quoi receler mes acquisitions du jour. Les deux miliciens m’attendaient devant la taverne, tandis que je poussais la porte d’entrée.

A l’intérieur, je n’étais guère accueillie avec le sourire. Je serrais mon poing autour de la fusée de mon épée courte et je m’avançais vers le comptoir de l’aubergiste d’un pas décidé, sans peur. Ces endroits-là, je les connaissais bien et depuis ma petite enfance, j’avais déjà vu des miliciens qui savait y faire avec les fripons. Le tout était d’éviter de poser les mauvaises questions trop intrusives, de savoir fermer les yeux quand une bourse glissait d’une ceinture ou encore quand du sang séché gisait sur le parquet de l’auberge et de glisser les pots de vins aux bonnes personnes.

Une quinte de toux me fit tressaillir devant l’aubergiste. « Humprf, humprf, humprf, humprf, humprf » toussais-je en plaçant mon poing fermé devant ma bouche.

- Un peu d’eau, demandais-je en laissant un pistole d’argent sur le comptoir.

L’homme plaça une chope presque propre devant moi et la remplit en vidant dedans le reste du liquide blanc d’une cruche. Je bu cul sec. L’eau n’était pas très bonne, cela devait faire un petit moment qu’elle miroitait dans la chaleur de février.

- Vous allez bien ?

Je toussais une première fois pour évacuer les glaires et une seconde fois pour éclaircir ma gorge.

- Je suis malade. Mais, je préfère poser les questions. Ça fait quelques jours que des gamines disparaissent à Bourg-Levant et là-haut, on n’aime pas trop ça, les gamines qui disparaissent. Vous voyez ? Si vous m’aidez, je pourrai sûrement vous aider.

- M’aider, rétorquait-il en m’interrogeant.

- C’est donnant, donnant. Vous me donnez une petite piste et en échange je ferme les yeux sur les marchandises volées que vous recelez.

Il soufflait des narines. C’est ainsi que l’homme m’indiqua une autre auberge à quelques rues d’ici. Cette auberge était tenue par un gang qui, dans le coin, était connu pour le trafic de prostituées. Les gars de là-bas avaient un don certain pour faire disparaitre les jeunes demoiselles.

Ainsi, je m’y rendais avec Laurent et William. L’excursion des bas-quartiers n’était pas anodine pour moi, à vrai dire, j’espérais ne jamais retourner ici et mourir tranquillement à l’extérieur, jusqu’à ce que mes poumons explosent ou qu’un fangeux me dévore. Revoir la misère d’aussi près me brisait le cœur. Je n’éprouvais aucun plaisir et toute une douleur au cœur à voir tous ces gens souffrir dans la crasse.

Margaux de Piana avait mal au ventre. Depuis quelques jours, elle toussait fortement, larmoyait sans cesse et se mouchait dans sa manche déjà crasseuse. Malgré des yeux brillants de fièvre et sa grande jeunesse - car elle n'avait pas encore tout à fait dix ans - elle avait déjà conscience que les membres du gang ne la ménagerait pas parce qu'elle était plus faible ; alors elle avait continué son travail comme à l'ordinaire.

Consignée dans la taverne, elle avait nettoyé le plancher jusqu'à en avoir des vertiges, avait épluché des légumes à en avoir la nausée - et malgré son état cotonneux, à la fois endormi et fébrile, continuait désespérément de faire comme si elle se sentait bien ; jusqu'à ce qu'un homme, un des guetteurs du gang, ne la tire violemment par l'épaule, avant de la secouer comme un prunier tout en lui mettant une gifle violente.

- "Arrêtes d'lambiner, sale petite oie stupide ! T'as pas entendu s'qu'on t'as d'mandé ?! T'vas déblayer la neige, on à pas qu'ça à faire, nous ! Et plus vite qu'ça, sale crétine d'fainéante !"

D'une bourrade, il la propulsa littéralement vers la sortie ; aussi, en se redressant maladroitement, se faufila t-elle comme une souris en dehors de la taverne, en s'emmitouflant dans une cape noirâtre à l'odeur persistante d'alcool et de vieux fromage. Elle commençait tout juste à repousser la neige au milieu de la route, par lentes pelletées tremblantes, lorsque la petite fille se redressa en entendant, du coin de l'oreille, les murmures de la foule hétéroclite qui constituait le Goulot.

Des miliciens, ici ? Pourquoi ?
Il s'agissait d'une femme encadrée de deux hommes, et la curiosité la poussa à faire quelques pas dans leur direction. Margaux ne put s'empêcher d'éternuer, puis de cracher au sol ce qui encombrait sa gorge, avec fort peu de dignité.

Elle continuait de les dévorer du regard, comme si l'apparition appelait en elle l'image toujours si forte de son père tant aimé ; et finalement, se rapprocha un peu plus, couverte de sueur sous sa cape de mauvaise qualité, dont une déchirure de l'ourlet trainait au sol.

- "Vous devriez pas vous promener ici, v'savez. La milice est pas trop appréciée dans l'coin. C'est dang'reux."

Elle leur offrit un petit sourire où brillait un fond d'innocence, et secoua sa petite tête rousse, aux cheveux emmêlés et où de gros poux se baladaient librement, pratiquement au grand jour.

- "Ou alors, vous venez boire un coup, c'est ça ? J'connais des bonnes auberges, pour ça, oui! Et pas chères !"

Sa voix flûtée finit de résonner dans l'air glacé, exhalant une fumée blanche qui s'éleva en spirale avant de s'évaporer, et elle pencha sa tête avec curiosité. Peut-être pourrait-elle y glaner quelques sous ; mais surtout, avoir la chance de leur parler, même quelques minutes, lui donnait l'impression qu'elle se rapprochait de son passé, qui n'était pas encore si lointain à ses yeux.