Balade dans la tourbière [Marin]

Elle laissa tomber son paquetage constitué de foulards sur le sol boueux dans un bruit visqueux. Sa descente fut moins brutale que sa marchandise, prenant soin de ne pas se blesser dans une chute malheureuse. Une fois le ballot sur l'épaule, elle se mit à parcourir le village, tapant sur le bois des cabanes pour signifier sa présence, soulevant de lourds voilages afin d’entrer chez quelques habitants ayant besoin de son aide. Ses connaissances en termes de plantes et de leurs effets sur les maux faisaient d’elle une personne souvent sollicitée.

Son tour effectué, elle monta dans sa bicoque et tenta un brin d’hygiène, se frottant la peau avec une pâte verdâtre, là où sa grande chemise ne la couvrait pas. Elle tenta un démêlage peu convaincant de ses cheveux sales, se résignant à les cacher sous un voile de bonne manufacture qui devait être ravissant autrefois. Eusebia poussa un long soupir, ses grands yeux parcourant la petite pièce, alors qu’elle terminait le nœud retenant sa longue chevelure.

Vérifiant que tout était en place et qu’il ne lui manquait rien, la brunette emprunta une échelle pour parvenir à une habitation, s’engouffrant dans celle-ci tout sourire. Elle y avisa les hommes assis, ceux-ci relevant la tête à son entrée. Des salutations de la main ou de furtifs sourires l'accueillent alors qu’elle s’approche d’eux d’une manière nonchalante demandant de l’aide afin d’aller chercher des plantes mais aussi pouvoir leur être utile s’ils croisaient quelques bêtes en chemin. Les gaillards firent signe que non de la tête, cela ne les intéressait pas. A leur mine, elle devina que ceux-là devaient être de garde cette nuit. De ses mains fines elle empoigna un filet afin de rejoindre la terre peu ferme. Ses gestes lestes et son aisance à traverser le village ne laissaient aucun doute sur le temps passé ici pour Eusebia.

Sa quête la mena à ce qui était la place du village où les échanges étaient bien simples et nombreux. Son visage s’illumina à la vue d’une jeune femme occupée à tresser des roseaux et autres herbes commençant à former ce qui semblait être un panier. Se penchant vers elle, elles échangèrent quelques mots puis elle se redressa dans une moue boudeuse en observant les hommes aux alentours. Son regard sombre allait et venait d’un visage à l’autre, la mine préoccupée, lorsqu’il s’arrêta sur un homme qui lui semblait fait d’un tout autre bois qu’elle ou ses compagnons. Ses sourcils se levèrent alors qu’elle marchait vers celui-ci, ses pas précipités martelant le bois pourris qui lui servait de chemin. Sans même se soucier si elle le dérangeait, la drôle se glissa auprès de lui, lui pressant le bras avec douceur afin d’attirer son attention. Lui adressant un sourire affable, elle relâcha le jeune blond, faisant glisser ses doigts sur son voile afin de remettre quelques mèches folles à l’intérieur alors qu’elle se présentait dans la foulée :

“Je t’ai déjà aperçu plusieurs fois par ici, peut être pourrions nous faire connaissance ou nous entraider comme chacun le fait ici. Eusebia, appelle moi Eusebia.”

Sa voix se voulait de velours alors qu’elle le dévisageait sans gêne apparente, avant que ses pupilles ne s’arrêtent droit dans les siennes.

Début juillet 1166

Bouffer du rongeur, ça va bien cinq minutes. Impossible de faire sortir Quentin de son trou, le couard préfère encore griller des grenouilles plutôt que de risquer son cul au-dehors. Marin de Luynes n’avait pas été habitué à ça, en fait, il n’avait pas du tout été habitué à avoir faim. Aussi depuis son arrivée, il souffrait de ce mal réservé aux pauvres et aux bannis, deux classes sociales qu’il ne pensait jamais côtoyer et dont il faisait désormais partie sous l’identité d’Isaac. Peu importe ce qu’il mangeait, il avait faim, et même quand il pensait être rassasié, ce n’était qu’une question d’heures avant que son estomac se torde encore. Plusieurs fois, il s’était dit qu’il devait chasser, mais la chose n’était pas aussi simple à réaliser quand on vivait au milieu des marécages où rôdaient les fangeux et qu’on n’appartenait pas à un groupe. Quentin disait souvent « mais on est un groupe toi et moi, on est juste un groupe de deux », mais force était de constater que dès qu’il s’agissait de faire autre chose que de manger, ils n’étaient plus un groupe de deux.

Qu’importe le nom qu’il se donnait, tout le monde ici pouvait sentir qu’il n’était pas à sa place. D’autres personnes avaient rejoint le village de bannis après lui, mais ils étaient déjà des leurs. Pour une raison qui lui échappait, il ne parvenait pas à s’assimiler, personne ne lui faisait confiance. Il n’avait pas fait ses preuves, et il n’avait aucune idée de comment gagner la confiance de ces gens qu’il ne pouvait s’empêcher de mépriser. Sans doute devaient-ils sentir ce mépris, ou peut-être même qu’ils sentaient qu’il n’avait jamais été du petit peuple. Impossible à dire. Une fois de plus, il avait essayé d’approcher un groupe d’hommes bourrus et costauds, dans l’espoir que l’un d’entre eux accepte sa présence pour une petite expédition.

— D’mande à Léon, y va sortir !
— Ferme-la toi ! Ecoute le nouveau, tu sens les emmerdes à plein nez. Je prends que des gars de confiance – autrement dit, pas toi.

Il entendait la même chose, ce discours l’agaçait et le fatiguait. Il était pris dans un cercle vicieux où il ne pouvait pas prouver sa valeur puisque personne ne lui faisait confiance, parce qu’il n’avait pas fait ses preuves. Quand il croisait Alice, elle s’amusait des difficultés qu’il avait à se rendre utile, tout en lui promettant de le mettre à l’épreuve « le moment venu ». En attendant, il tournait en rond comme un lion en cage et ne pouvait se défouler que sur le terrain de terre battue, sans même pouvoir combattre parce que ses côtes ne s’étaient pas encore tout à fait remises. Il allait s’éloigner, vaincu, quand une main se posa sur son bras. Marin de Luynes avait été habitué à des attentions, il avait souvent tendu le bras pour accompagner quelque dame, il s’était aussi souvent trouvé avec une femme au bras sans même l’avoir proposé. Mais pas Isaac. Ici, les attentions qu’il recevait n’étaient jamais douces ni toute à fait honnête. Depuis qu’il était arrivé, on lui avait fait plusieurs fois les poches au détour d’un sourire ou d’une bousculade, mais de toute façon, il ne possédait plus rien de valeur qu’on puisse lui voler. Alors, quand il sentit qu’on venait de franchir son espace personnel, il se tourna le visage tendu, le regard froid. La jeune femme dut sentir son hostilité, car elle l’avait déjà relâché, à moins qu’elle avait déjà eu l’occasion de visiter ses poches et qu’elle n’y avait rien trouvé elle non plus. Ou peut-être pas. Maintenant qu’elle le disait, il lui trouvait un air familier.

— « S’entraider », hein ?

Il eut un rire sans joie, comme ceux que seule l’ironie sait produire. « Comme chacun le fait ici », se répéta-t-il. L’entraide était un concept qui lui semblait bien étranger, ici. Faut dire, que son air hautain et susceptible ne l’aidait pas à se faire des amis. Ca, couplé au fait qu’il n'avait pas vraiment d’« arme ». Il avait essayé de négocier un maillet avec un guetteur, mais il lui fallait encore trois peaux de lapin pour pouvoir le payer, et deux autres pour payer le tanneur. En attendant, il avait une misérable perche taillée en pointe, à peine de quoi tenir en respect une vache docile. Pas étonnant que personne ne veuille sortir en sa compagnie, songea-t-il. Le meilleur des combattants était beaucoup moins bon quand il n’avait pas d’arme digne de ce nom. Il détailla son interlocutrice de ses yeux céruléens ; elle n’était pas très épaisse et tout enrubannée de voiles entre lesquels son œil vif distingua au moins deux bourses de cuir pendant à ses hanches. Une autre herboriste ? Ou une empoisonneuse ? Cette silhouette singulière au pas flottant et à l’allure éthérée lui disait quelque chose, il est vrai, ils s’étaient déjà croisés. Probablement en compagnie du cueilleur de champignon, entre les herbes folles et les buissons qui poussaient à l’intérieur des barricades du village. Il doutait sincèrement de l’aide que la jeune femme pouvait bien lui apporter, cependant, sa proposition avait piqué la curiosité de l’arrogant. De toute façon, il n’avait rien d’autre à faire. Il croisa les bras, pas enthousiaste à l’idée de se faire encore duper, d’une manière ou d’une autre.

— Isaac, répondit-il simplement. Je vais être franc, je n’ai rien à troquer. Je veux poser quelques pièges utiles sans faire de mauvaises rencontres. En fait, je cherche quelqu’un qui connaisse les alentours du village et qui veuille bien m’accompagner. Deux choses qui ne semblent pas si compatibles, finalement. Il fit une pause. Et toi, Eusebia, qu’est-ce qui t’amènes ?

La jeune femme continuait à l’observer tout en l’écoutant, réprimant avec peine un sourire, remarquant sa méfiance et sa nervosité. Elle baissa les yeux sur l’accoutrement de celui qui se présentait sous le nom d’Isaac, profitant du fait d’être plus proche pour mieux le détailler. Elle ne répondit pas de suite, laissant un silence sans arrêter son inspection.

“Tu es bien tendu dis moi …”

À voix basse mais se laissant tout de même entendre. Elle le toisa, une lueur amusée perçant dans son regard. Elle tapota légèrement ses sacoches de ses mains, ses yeux plissant sous un grand sourire.

“Je crois que nous avons des demandes communes ! J’aimerai que l’on m’accompagne à l’extérieur pour cueillir de quoi faire mes affaires. Nous pouvons nous arranger. Tu me protèges et je prends ce que j’ai à prendre puis tu poseras tes pièges. Montre moi avec quoi tu peux bien me défendre.”

Eusebia parlait avec douceur mais une certaine vibration de vivacité pouvait se faire sentir. Elle farfouilla dans ses linges la couvrant pour en sortir une sorte de poignard, comme une grossière imitation de couteau de sacrifice. Elle le lui présenta avant de le dissimuler à nouveau.

“Je n’ai que ça pour planter des groins, rien d’autre. Et on ne peut pas dire que je sois la meilleure en ce qui concerne le combat. Je sais que ça n’est pas forcément engageant mais es tu partant ?”

Dans l’attente de sa réaction, elle présenta sa meilleure mine ne pouvant s’empêcher de se gratter le bras à travers son voile afin de calmer une démangeaison.

— Disons que « l’entraide » a tendance à mystérieusement vider mes poches… révéla-t-il, le regard insistant, comme s’il espérer déceler la réaction d’une personne prise la main dans le sac. Rien, au contraire, la jeune femme avait l’air de quelqu’un qui ne cachait rien. Le tapotement de ses doigts sur le cuir de ses sacoches attira l’attention d’Isaac. Maintenant, ça lui revenait, il l’avait probablement croisée lors d’une cueillette aux abords des remparts en compagnie de Quentin. Lorsqu’elle exposa sa proposition, le blond eut une mou peu convaincue avançant sa lance de bois vers Eusebia, comme pour répondre à sa question concernant l’arme. Si la donzelle avait survécu jusqu’ici, peut-être cachait-elle plus d’un tour dans son sac.

— J’ai l’impression que nous allons former une belle équipe de bras-cassé, soupira-t-il en passant une main sur sa nuque d’un air désolé. De toute façon, je n’ai pas le choix, il me faut de quoi troquer pour espérer avoir un meilleur équipement. Et bien je te suis alors.

La laisser ouvrir la marche désarmée ne plaisait pas à l’ancien chevalier, toutefois, l’idée de marcher sans savoir où il va n’était pas forcément une idée plus brillante. Il devrait compter sur ses réflexes et sur l’allonge de son arme en cas de problème. Il n’y avait qu’à espérer que la jeune femme connaisse suffisamment les alentours pour les diriger sur un sentier calme à l’écart de la faune hostile. Et s’ils tombaient sur un fangeux, ils étaient morts de toute façon. Il garda toutes ces belles perspectives pour lui et se contenta d’avancer. Comme les barricades qui entouraient le village se rapprochait, il se sentait de plus en plus tendu. Il avait franchi les grandes portes de Marbrumes des dizaines et des dizaines de fois pour accompagner des miliciens lors de missions à l’extérieur, il n’avait jamais eu peur de dehors. Mais pas une fois il était sortie de la grande cité sans son épée et son armure de cuir. Il se sentait nu comme un ver, une proie à la merci de tous les dangers. L’appréhension était là, quelque part, sous l’épais masque de pierre qu’il portait et qui tendait les traits de son visage. Mais personne n’en saurait rien.

— Au moindre doute, on se met en sécurité. Inutile de mourir pour des herbes et une peau de lapin.

Les portes se refermèrent derrière eux, ils s’éloignèrent du village.

— Alors, pourquoi personne d’autre ne t’accompagne, Eusebia ? murmura-t-il en balayant du regard les alentours.

Alors que le blond parlait, Eusebia commençait à se demander si elle avait bien fait de s’adresser à lui. Il semblait désespéré de sa situation, la brune trouvant presque insultante sa réflexion à propos de leur duo de “bras cassé”. Il était vrai que partir en dehors du village avec un mignonet sans arme ne lui inspirait pas la plus grande confiance. Elle n’aurait aucun mal à le perdre dans les eaux boueuses au moindre danger se présentant. Le remord ne la prendrais pas, après tout elle ne le connaissait pas…

C’est dans cet état d’esprit qu’elle fit ses premiers pas vers les barricades. Le jeune femme ne plaçait pas beaucoup d’espoir en ce Isaac et son bâton. Elle usera de son esprit et de ses connaissances car ce ne seront pas ses prouesses physiques qui la sauveront, pour sûr. Elle agita la tête en souriant, ce qu’elle pouvait être négative par moment ! Elle chassa ces tristes idées, grimaçant et haussant les épaules vers quelques camarades qui l'interrogeaient du regard comme voulant lui signifier qu’il y avait un problème. Cela ne la freina pas, marchant sur les pas de son gardien.

Lorsqu’ils furent de l’autre côté des portes, Eusebia perdit ses airs nonchalant, faisant lentement glisser son voile sur ses épaules, découvrant sa chevelure d’un noir n’ayant rien à envier au sombre plumage du corbeau. Le soleil perçant la brume se moirait sur celle ci. Ce rendu était possible par la crasse et l’humidité que les villageois subissaient en ce lieu.

Marchant en retrait d’Isaac, elle sortit une sorte de gourde improvisée, appuyant sur celle-ci, une pâte verdâtre s’en écoulant lentement. Sans même hésiter elle l’étala sur son visage émacié puis commença à s’en répartir aussi sur les bras, relevant ses habits au fur et à mesure.

“Et bien … Qui prendrait le risque de sortir uniquement à deux, en sachant que s’il arrive quoi que ce soit , enfin tu devines la fin de l’histoire …”

Sa douce voix s’éteignit pour laisser place au son de la nature environnante ainsi que leurs pas sourds sur la terre humide. Elle balayait constamment les alentours du regard , plaquant ses sacoches contre elle après avoir rangé sa mixture à l’intérieur. Elle reprit toujours sur son ton calme et bas :

"Peut-être devrais tu essayer ça.”

Désignant sa propre face désormais verte, des plaques commençant à s’y former au fur et à mesure que le mélange séchait sur sa peau.