Souvenirs du passé et échos du lointain
Une fois n’était pas coutume, j’étais à nouveau sur la paille.
Que le ciel me foudroie pour ma manie d’ainsi gaspiller futilement ! Je dilapidais sans crier gare mes pauvres deniers à la moindre occasion. Incapable d’économiser et de thésauriser mon bien rachitique, je me retrouvais plus démuni que le dernier des gueux de la Hanse. Ma pauvreté grandissante allait de pair avec la déliquescence qui frappait mon modeste domaine : les fleurs de mon jardin jadis coquet et entretenu fanaient à vu d’œil, le jaune remplaçant le vert émeraude de mes allées autrefois rayonnante ; mes murs décrépissaient, les tâches brunâtres et les lézardes se multipliant le long de la pierre pourtant de bonne facture sur laquelle reposait mon pauvre toit.
C’est face au rapport financier (prononcé sur l’air d’un sermon) que me fit mon fidèle et unique serviteur, le vieux Lambert, que je constatais enfin l’affliction qui était la mienne. Le vieux Lambert, le seul de mes laquais à ne pas avoir déguerpit de ma demeure, non pas par loyauté, mais par manque de courage, sachant pertinemment que ses fâcheuses manies kleptomanesque et son âge avancé le rendait indésirable auprès des autres sang-bleus, était présentement à me faire des remontrances ! Quel état de disgrâce que le mien !
«
Mes dépenses étaient certes futiles, mon bon Lambert, mais pas inutiles. Je dirais plutôt qu’elles étaient mal placées », assénais-je, las, un brin assailli par la culpabilité, à mon maudit valet.
Cet impertinent roquet ne tut pas pour autant son caquet infernal, continuant de débiter inlassablement son cancan moralisateur. Morbleu ! Ce cuistre me donnait la migraine. Tout en ignorant passablement ses palabres, assommé que j’étais par les malheurs qui me frappaient, mon regard demeurait dans le vide, fatigué que j’étais par cette homélie verbeuse ininterrompu. J’étais plus intrigué par ce que j’observais à l’extérieur, m’amusant à épier les passants vagabondant dans la rue au travers de ma vitre poussiéreuse, que par les paroles de mon avisé serviteur.
Mais la bulle mentale dans laquelle je m’étais réfugié, où je n’entendais que l’écho lointain des mots de Lambert, explosa au moment où je l’entendis prononcer l’inimaginable.
« …
et, tout bien considéré, monsieur, pour renflouer les caisses, si je puis dire, il me paraît plus que recommandable que vous acceptiez enfin de vous séparer de l’un de vos onéreux ouvrages, qui doivent bien valoir plusieurs milliers d’écus à eux seuls. Vous pourriez être plus riche que le Comte de Rougelac lui-même si… »
«
Vendre un de mes biens les plus précieux ? Etes-vous fou, Lambert ? JAMAIS ! Osez toucher l’une des couvertures de ces sommités intellectuelles, et vous apprendrez à craindre plus que la mort elle-même ! Il y a là dans ces vieilles pages plus de matières grise que dans votre misérable boîte crânienne ! », lançais-je, furibond, à l’encontre de ce fol et impétueux esprit.
Il n’y avait en effet pas trésor plus inestimable à mes yeux que les livres posées sur les planches de ma magnificiente bibliothèque, joyau des joyaux, Saint des Saints, absolument intouchable. La simple idée de me séparer d’un de mes ouvrages adorés m’était tout bonnement insupportable. J’aurais préféré mourir de faim que d’en venir à pareille extrémité.
Le vieil homme, bien que quelque peu étonné par mon comportement, ne ravala pas pour autant son audace.
«
Certes, Monsieur, mais il devient urgent de faire quelque chose à propos de votre trésorerie. Sinon, il vous faudra vous nourrir de ces vieilles pages jaunies que vous choyez tant. »
Malgré son insolente témérité, mon valet aux genoux grinçants avait pertinemment raison. Il me fallait agir, et vite, car jamais ma situation n’avait été aussi désespérée.
Soudain, une lumière apparut en mon temple mental. Resongeant aux mots tantôts prononcés par Lambert, une idée brillante telle qu’en produit régulièrement mon non moins brillant esprit vint à moi. Tout en songeant à mon plan, un sourire victorieux se dessina sur mes lèvres.
«
Monsieur semble heureux à l’idée de se nourrir de ses livres ? Cette perspective vous enchante donc ? » demanda sarcastiquement le laquais, intrigué.
«
Cessez donc vos intarissables traits d’humours qui ne font rire que vous, Lambert, et dites-moi tout ce que vous savez sur le dénommé Comte de Rougelac. »
***
Je me rendis l’après-midi même aux portes du domaine des Rougelac, une fois que mon zélé serviteur m’eut entretenu au sujet du Comte. Tu te demandes sans doute, curieux lecteur, quelle idée me faisait ainsi mouvoir, moi qui ne sortais que rarement au delà de mes quatre murs. Tu le découvriras prochainement par toi-même, alors que je frappais timidement sur les luxueuses portes en bois d’airain clôturant l’immense manoir du dénommé Comte, vêtu de mes meilleurs habits d’apparats, riches et belles étoffes pourpres violacées, une couronne de laurier apposée sur ma tête. Il me fallait faire bonne impression, dès le premier coup d’œil.