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 Le Vair est dans la pomme

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AuxenceBanni
Auxence



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyDim 4 Sep 2022 - 5:47
Il était certain désormais que la religieuse était piquée au vif.
Après tout, le goujat n'avait-il pas abusé de la patience de la bigote, entre mensonges et semi-vérités, sarcasme et agressivité ? Ayant toujours trop peu toléré cette caste de rabatteurs du dimanche égocentriques, il ne s'était pas montré des plus tendres avec la curetaille, aussi miséricordieuse soit-elle. Ainsi, il le paya d'une réflexion acerbe le renvoyant sur les roses, dont il ne se vexa pas, la jugeant sans doute juste et équitable. Cependant, cet échange prit rapidement une tournure à laquelle le mestre des tourments et facéties ne s'était pas attendu. Ajustait-il encore sa cape afin d'affronter le froid humide et mordant des plateaux labrétiens qu'il avisa sa compagne de fortune du coin de l'œil lorsqu'elle manifesta un souvenir encore vague, une ressemblance qui fit se tendre les fibres de son corps sec. La perspective qu'un résident marbrumien ne le reconnaisse était inenvisageable ; lui qui s'évertuait à rester dans l'ombre de la capitale, loin de son existence fastueuse d'antan, loin même d'un père traître qui l'avait jeté sur l'échafaud de la Fange. Alors il prit le parti de n'en rien croire, et de s'armer du même humour exaspérant que la novice pouvait lui prêter en cette nuit glaciale.

Les miséreux d'mon genre sont légion, ça n'm'étonnerait pas qu'vous en ayez croisés un jour d'aumône.

Un rictus rieur anima la bouche hispide d'une courbure joueuse, tandis que le couvert de son capuchon dissimulait l'ardeur méfiante de deux billes d'émeraude réduite à de simples éclats. Avait-il été trop traqué que sa musculature développée par l'âge et les conditions de son quotidien se raidit d'un frisson désagréable. Serval avait eu un excellent aperçu du visage juvénile de l'insomniaque dans sa bure cléricale, cependant, sa mémoire d'un passé honni de le priver de tout souvenir suffisamment clair pour en distinguer l'identité, si tant était qu'il l'eut croisée autrefois.

***

Imprimant une légère pression du pouce sur les doigts fins de sa cavalière toute choisie, le goupil l'entraîna avec honneur et grâce sur la piste de danse piétinée de couples spiralant dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Il fallut se préparer à s'y insérer, ainsi, le métis incita la jeune DeConques — quoique d'une année plus âgée que lui — à lui faire face et à placer sa dextre dans le creux d'une main jetée au bout d'un bras souplement maintenu de côté. L'autre se faufila sous son omoplate, plaisantin certes, mais au grand jamais déplacé. En particulier ce soir lorsqu'il se devait recevoir la promesse d'une blanche main à même ses propres quartiers et sous le regard non seulement du maître des lieux mais aussi de sa figure paternelle, strict et intransigeant devant les réceptions hors de leurs frontières. Aucune faute n'était admise, et l'adonis n'était point du genre à en commettre d'aussi grossières. N'avait-il pas toujours eu à cœur de se prémunir de ces erreurs afin d'être des plus présentables et aimables, compensant son allure méprisable ? Ainsi pressés l'un contre l'autre avec subtilité, le goupil attendit une faille dans ce cortège dansant afin de s'engouffrer dans la ronde de ces duos bien peu exotiques, les soupirants s'associant, les amis se gaussant, tandis que lui et cette presque parfaite inconnue partageraient bientôt une valse insolite. L'éphèbe n'avait rien à apprendre de ses confrères, habile de ses mots tout autant que de ses pas, ses bottes glissaient avec aisance et légèreté sur la pierre patinée par les chaussons des moines ayant autrefois investi ce lieu pour d'autres réceptions plus chastes. Ce fut avec la même douceur cotonneuse qu'il guida la jeune invitée dans cette farandole distinguée à laquelle il ajoutait sa propre touche de diablerie en faisant virevolter ses mèches brunes. Le Vicomte ne la dévisageait pas tel un goujat, ne tentait pas d'évaluer la marchandise dont il pressait tendrement la main, cependant il lui vouait parfois l'intérêt de ses prunelles smaragdines en des œillades enjouées.

Ne menez pas ainsi la valse, l'on risquerait de se méprendre sur mon talent pour la danse… lui susurra-t-il sur un faux ton de confidence, non sans un sourire mutin. À qui ai-je l'honneur ?

Ah qu'il s'amusait le gredin à faire tourner les têtes, conscient qu'il s'agisse non point de son talent mais de l'aberrant de sa carnation, dont il se jouait ce soir pour passer étonnamment inaperçu dans les listes de soupirants. Qui aurait soupçonné que la jolie Éliance — car elle n'était pas non plus des plus époustouflantes — puisse donner sa main à ce rejeton au sang-mêlé, qu'il puisse faire aux yeux de Cyras de Sarosse un candidat de choix devant les Longsanglot et les Ferensac ? Tous le pointaient d'un doigt discret, d'un regard coulé de biais, d'un murmure éhonté, pourtant, le goupil n'habillait aucune lippe ce soir, pour son plus grand bonheur. Car le clou de cette réception s'en allait être une surprise de taille…


***

… dont le souvenir s'effaça à mesure d'années. Le Vicomte avait tant et tant côtoyé les salons mondains et les fêtes de jeunes célibataires que le souvenir de la religieuse ne lui sautait pas à la figure. Un nœud s'entremêla sous son estomac, les sens en alerte, conscient de son environnement et des pas qu'il lui faudrait encore parcourir afin de s'échapper si la nonne venait à se remémorer un nom oublié. S'il était encore possible de ce faire, l'apprentie pâlit davantage ; cette allure spectrale saisit d'angoisse l'intrus redressé à quelques pas d'elle, tétanisé par ce qu'elle aurait à prononcer. Il l'épia, et si ses lèvres fines voulurent se mouvoir, il ne put en capter les sonorités, trop étouffées sous la stupeur qu'elle affichait.
« Vous êtes en vie. »
Ces mots sonnèrent comme une obscure prophétie, dont le frisson escalada l'échine du vagabond, encorda sa nuque et cascada contre ses épaules. Il ne voulut rien faire paraître, figé dans le marbre tandis qu'il battit des cils sous la morsure ombragée de son capuchon. Qu'entendait-elle par là ? Qu'elle comprenait son exclusion de la société malgré l'absence du fer rouge, et se surprenait à le savoir survivre ? Bien des interrogations se bousculèrent sous la peau grêlée de picots du renard qui, tout compte fait, opta pour une dérision de ton égal à la précédente.

C'est c'qui arrive quand on mange à sa faim, ma sœur, rétorqua-t-il tandis que ses lèvres visibles s'étirèrent en une expression finassière. Je n'vais pas abuser d'votre gentillesse, et filer avant qu'les braves du village n'm'envoient des mottes de terre.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyDim 4 Sep 2022 - 23:36
Malemort… n'était-ce pas une famille de hauts nobles, des Comtes même ? Cela expliquait la peau basanée ainsi que le souvenir de quelques crachats paternels lui revenant également subitement en mémoire. En entendant la chipie commérer dans son dos sitôt son départ opéré, Sixtine sentit une tension traverser ses épaules tandis qu'elle s'arrêtait en face de son cavalier de l'instant. La jeune fille s'efforça néanmoins de détendre ses muscles au moment de placer ses mains, l'une sur l'épaule, l'autre dans la paume de son vis-à-vis qui, lui-même, plaça ses doigts aux emplacements idoines ; il lui était difficile de se désengager maintenant qu'elle se trouvait sur le bord de la piste de danse, prête à rejoindre le cercle à tout instant, et, de plus, la brune n'était même pas sûre d'en avoir envie. Le fait d'avoir été invité avait été un plaisir en soi, quelque chose qu'elle aurait difficilement pu envisager si elle était restée greffé à son père ; aussi la DeConques se laissa-t-elle volontiers porter lorsque le jeune homme sonna l'heure de la valse d'un doux glissement.

Sixtine savait son niveau acceptable pour bien paraitre en société sans y briller pour autant. Aussi, la remarque du jeune Malemort eut rapidement le don de faire rosir les pommettes de la demoiselle.

« - Sixtine DeConques, messire. »

Qu'il lui était pénible, ce nom. Celui de son futur mari le serait-il autant ? Anür ne lui avait encore répondu à ce jour.

« - Dois-je continuer à vous appeler ainsi ou avez-vous un nom également ? »

La jeune noble préférait l'entendre de la bouche de son cavalier que de celles des commères de bord de piste.


◈◈◈

Encore et toujours cet humour narquois et flegmatique, la pensait-il vraiment aussi idiote ou jouait-il à sa manière le jeu de l'ignorance comme son père l'avait lui-même fait sur les bancs du Temple de Marbrume lorsqu'il lui avait fallu parler de sujets sensibles sans prendre le risque d'être compris d'une oreille indiscrète ?
Son père, oui… cette pensée fugace fit frissonner l'échine de la novice qui se surprit elle-même à se relever, elle qui pensait que ses jambes cèderaient vite sous son propre poids si elle daignait se remettre sur pied face à un homme qui ne pouvait être que mort aux yeux du monde… et de son père. L'estomac noué, Sixtine parvint toutefois à reprendre la parole d'un ton agacé.

« - Cessez de faire l'innocent, vous avez très bien compris ce que je voulais dire. »

Automatiquement, son corps se dirigea vers le bougeoir et sa senestre fébrile le poussa en direction de l'ombre pour éclairer au mieux son visage, faisant fi du déplaisir que la silhouette avait exprimé à être ainsi illuminée, chose qui tranchait nettement avec l'image dont la religieuse se rappelait de cet homme.

« - Vous étiez là-bas, vous étiez aux Portes ce soir-là. »

Sixtine déglutit pour humidifier un peu sa gorge agressée par le froid et l'effroi du souvenir des quelques mots que Lazare de Malemort lui avait pudiquement confié dans la nef du Grand Temple voilà trois mois. Son fils unique était mort ce soir de septembre, le Comte en était convaincu, comme le reste des personnes qui avaient assisté ou eu vent de ce sordide événement et qui daignaient s'en souvenir encore. Malgré tout, cet homme mort se dressait devant elle en cet instant suspendu, guidé certainement par la volonté d'Anür qui seule pouvait être l'instigatrice d'une telle survie au plus fort de l'horreur fangeuse ; les créatures ne l'avaient pas dévoré mais elles avaient accablé un père qui restait dès lors muré dans le deuil et dont Sixtine ignorait encore à ce moment-là toute l'étendue de la culpabilité qui enserrait son cœur dans de ronceuses griffes. Pouvait-elle dès lors constituer un lien entre eux afin de réparer l'injustice ?

« - Monsieur le Comte votre père vous croit mort… Auxence. »
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AuxenceBanni
Auxence



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyMar 6 Sep 2022 - 7:07
« Auxence »
Ce nom résonna en le vagabond avec un effroi indicible. Celui d'une discrète souris fin découverte par l'attention prédatrice d'un chat sauvage. Ses poils se hérissaient non point par l'effet d'un courant d'air glacial, mais par l'intense d'une peur viscérale qu'il ne savait par quel bout prendre. « Auxence », une appellation désuète pour un homme qui n'était plus que l'ombre de lui-même, retranché derrière le factice de ses mensonges, confortablement dissimulé derrière un parler en partie grignoté par l'habitude de côtoyer le petit peuple parmi ses confrères exilés. Des années à parfaire son attitude de mendiant ou encore de garçon de ferme selon ce que la situation exigeait, à mimer tel un enfant les comportements et dictions des groupes qu'il fréquentait depuis l'incident des Portes. « Auxence », dont Serval avait pris la place en ce monde partagé entre marginaux et citadins. Et qui se trouvait confronté à une bigote un peu trop futée pour s'y laisser berner. Le diable soit du hasard et ses farces contrecarrant les projets du Vicomte. Fallait-il qui plus est que cette insupportable je-sais-tout soit non pas une paysanne comme il l'avait tant espéré en franchissant la porte de service de cette chapelle isolée, mais une prêtresse de la grande Marbrume. Une prêtresse qui pourrait côtoyer son pieux de père. « Auxence », la lointaine ressouvenance d'un tempérament qu'il enterra du jour où il survécut au guet-apens, de façon à ne pas trahir son extraction et gagner quelques miettes de pain. Toute sa survie se basa sur l'oubliance de cette identité, et voilà que ce jour, elle ressurgit pour mieux lui couper le souffle. La moiteur de ses paumes imprégna les fibres laineuses de sa pèlerine dont il froissait le canevas, son palpitant se tordit de douleur, ses mâchoires contractées retinrent le brouillon de mots inintelligibles derrière l'émail de sa dentition.

***

Conques, une petite bourgade située à quelques lieues de la capitale, soit à des dizaines du cloître réhabilité où ils dansaient allègrement. La jeune fille avait parcouru bien du chemin pour se rendre à ces festoieries, et son nom retentissait avec une lointaine familiarité. Le Comte de Malemort avait déjà manifesté quelque histoire au sujet des nobles familles qui y vivaient, notamment celle de Pancrace DeConques dont il n'avait guère le meilleur souvenir. Le percevant comme un petit parasite dont il était ardu de se défaire, une vilaine tique à étêter, l'adonis considéra un temps sa cavalière sans rien laisser paraître de ce souvenir peu engageant. Au contraire, il découvrait là une personne loin des fouineries de son tuteur, bien plus réservée que ce baron ou banneret entêté dans sa quête systématique d'approbation des hauts dignitaires de la noblesse. Ce fut alors un sourire affable qu'il se décida à accrocher sur la toile cuivrée de son visage, concentré tout autant sur les pirouettes qu'ils s'évertuaient à former à la poursuite de leurs voisins.

Damoiselle DeConques, messieurs nos pères n'ont manifestement pas jugé bon nous présenter l'un à l'autre. Un affront bientôt réparé.

Ce charmeur devant l'Éternel ne pouvait faire montre de moins de courtoisie, sachant prêter à chaque jeune femme l'intérêt qu'elle se doit mériter. Féministe à ses grandes heures — dans un intérêt tout-à-fait machiste —, ce Don Juan des temps anciens arborait une large palette de mimiques et expressions allant d'un regard entendu à une commissure de lèvres tout juste retroussée dans un rictus sibyllin. Un goupil comme il n'était pas si fréquent d'en voir sur les étals mondains aux hommes souvent amantelés d'orgueil et d'un sérieux à en faire pâlir un mort. Non point que l'éphèbe ne sache s'y conformer, toutefois, cette soirée s'organisait aussi en son honneur et il cherchait à en savourer la moindre miette. Fût-elle la jeune Sixtine à son bras.

Auxence de Malemort, vicomte de Gilvégas et baron de Sansebray, annonça-t-il, pétri de vanité, avant de se rapprocher sensiblement de sa partenaire de danse pour bientôt affronter leurs visages. Il décala le sien de côté afin de ne pas lui imposer son haleine et garder leur cap, demeurant néanmoins à portée de bise. Mais appelez-moi Auxence, l'honneur ne saurait être assez grand.

Aurait-elle entendu le rire discret quoique franc qu'il sut laisser filtrer à cet instant ?


***

Ne vous viendrait-il pas à l'esprit qu'aucune réponse ne vous est due, damoiselle Sixtine ?

Sa tessiture bien plus rocailleuse et grave qu'auparavant n'eut guère à tonner, perçante tel un surin. Sa diction s'était drastiquement métamorphosée, s'étant auparavant efforcée de dissimuler quelques syllabes éparses, elle était là nette et concise. Plus acide qu'il ne se montra agressif, la brûlure de son venin n'en était pas moins une réalité. Capable tant d'envelopper ses palabres de miel que de les chauffer à blanc, cette dualité avait bien souvent fait mouche lorsque piqué au vif, il abandonnait son cortège de douceurs pour assaillir les remparts moraux de ses amis d'enfance. Le halo désormais abrupt du bougeoir s'en vint affleurer les collines rosâtres de sa bouche, découper les falaises anguleuses de son nez, et embraser deux étangs algaux dont le gouffre étréci se voulut paraître cruel. Ôtant de nouveau son capuchon d'un geste sec, dont il sut qu'il traduisait sa nervosité mais sembla prêt à en découdre, il s'approcha plus avant de la chandelle pour affronter la religieuse et ses hypothèses farfelues visant pourtant juste. De deux pas, il réduisit abruptement la distance qui les séparait de nouveau, dans une volonté de lui imposer ce visage contrarié de plus près, elle qui cherchait à en dévoiler les ridules quelques minutes précédant son repas. De discrètes écorchures fardaient ses joues et tempes, ainsi qu'une estafilade pâle barrant son front en oblique. Sa crinière noirâtre ne formait plus de boucles souples mais un fatras de frisottis entrelacés dans d'épaisses tresses cerclées d'un fer abîmé par les conditions climatiques ; elles arrivaient à chatouiller sa ceinture abdominale de leurs pinceaux emmêlés, tant elles avaient gagné en longueur. Le froid hiémal avait gercé ses lèvres dont les crevasses tendaient à vieillir ses traits. Mais son regard, lui, n'avait guère changé en apparence. Seulement en ce qu'il convoyait cette nuit-là.

Bien au contraire de ce bal dansant, il n'y avait plus en ces prunelles chafouines l'once de l'innocence que l'on s'attendrait à repérer dans un jeune homme de la haute noblesse, rarement confronté à une vie difficultueuse. Les lucarnes de son âme arboraient une dureté qu'on ne lui connaissait pas, une amertume qui ferait terriblement allusion à cette de son géniteur. Avait-il depuis commis des actes irréparables qu'ils se seraient entassés derrière l'éclat verdâtre qui n'avait plus de précieux que les secrets y étant reclus.

Auxence de Malemort passa à trépas ce soir-là, monsieur le Comte peut désormais cesser de croire et s'en assurer, trancha-t-il avec froideur. Et je vous invite à vous conformer à ce récit, qui que vous soyez.

Il ne semblait pas le moins du monde se souvenir de la religieuse, sa mise bien plus modeste et les circonstances de leur rencontre ne favorisant pas la résurgence de ces instants passés. Peut-être ne l'associait-il qu'au nom de sa famille, qu'elle n'avait guère dévoilé… encore.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyMer 7 Sep 2022 - 0:20
Elle qui ne cherchait qu'à le voir partir au plus tôt l'avait finalement retenu et cette stupide contradiction n'était pas pour plaire à la principale concernée dont l'instinct de survie la giflerait sans ménagement s'il pouvait se matérialiser devant elle. D'abord silencieuse et immobile, l'ombre parla de nouveau d'une voix que Sixtine ne lui connaissait pas et qui l'immobilisa derechef, la hanche contre la pierre de grès, les doigts rudement réchauffés par la proximité du suif brûlant et le souffle bas. Si elle avait été d'humeur bravache, l'apprentie aurait fait remarquer qu'elle n'avait posé aucune question depuis un moment mais, outre le fait que ce n'était pas dans ses habitudes, le ton cassant l'en dissuadait avec force efficacité. Pourtant, ce qu'elle avait déjà fait aurait pu s'y méprendre à de la crânerie et son interlocuteur en était piqué au vif.

Deux enjambées suffirent à faire presque entièrement disparaitre la distance qui les séparaient. Les doigts de Sixtine se crispèrent à la fois sur le bougeoir et sur le tissu de sa cape tandis que ses poumons s'emplissaient soudain d'une cuisante inspiration glaciale, les yeux aussi écarquillés que ses pupilles s'étaient rétrécies sous l'effet de l'adrénaline.

◈◈◈

Les ailes du nez de Sixtine frémirent sous l'effet d'un petit souffle pas tout à fait rieur à la charmeuse remarque de son cavalier. Si le père avait la même allure que le fils, elle pouvait aisément identifier la raison pour laquelle elle n'avait encore jamais rencontré celui qui la faisait virevolter en l'instant malgré son pedigree des plus honorables qu'il déclama avec un évident orgueil : rien que pour cela, Pancrace ne pouvait que l'envier du haut de son estimé cinquantenaire et de son rôle de banneret qui l'obligerai à ployer la nuque devant ce jeune homme à la peau teintée d'exotisme. Une humiliation pour le patriarche, à n'en point douter.

Au bénéfice d'un pas de danse, Auxence réduisit subtilement la distance qui les séparait. L'œil averti pourrait peut-être dire que le cavalier était en train de flirter avec la bienséance mais même les plus attentifs auraient du mal à en avoir la certitude en raison de la ronde dans laquelle le couple de circonstance se trouvait engagé au milieu d'une foule d'autres binômes. Ainsi rapprochée, la DeConques huma inconsciemment l'odeur légèrement musquée qui s'échappait des vêtements du Vicomte ; avait-il deviné son étonnement pour rire ainsi ? La jeune femme releva le menton avec grâce pour gagner une légère distance avec la joue de son cavalier mais s'engagea sur le même pas qu'il lui avait généreusement autorisé.

« - Alors je vous en prie, Auxence, appelez moi Sixtine. »

Le diable soit de ce nom.


◈◈◈

« - Sixtine DeConques. »

Cela faisait fort longtemps qu'elle ne s'était plus présentée ainsi et il fallait bien un petit excès de stress doublé du feu du difficile souvenir d'un père endeuillé pour permettre un tel exploit. Depuis son entrée au Temple, elle n'était plus que Sixtine, ma Sœur ou Dévote et cela lui convenait fort bien : faire remonter à la surface ce nom qu'elle avait haï bien avant que Sigfroi de Sylvrur ne le fasse tomber dans l'oubli à coup de ratures dans les registres eut le même effet que si elle s'était coupée la langue d'un coup de dents hargneux. La novice ravala pourtant ce goût ferreux caractéristique mais imaginaire qui aigrit sa salive pour ajouter quelques détails à son identité, non sans que sa voix ne se teinte d'une forte contrariété à l'idée d'avoir été poussé dans ses retranchements.

« - Nous avons dansé ensemble il y a quelques années, le jour de l'annonce de vos fiançailles avec Damoiselle Éliance. »

Quel doux et chaleureux souvenir en comparaison de ce qu'ils expérimentaient à présent, l'un blessé dans son orgueil et a priori décidé à coller délibérément la frousse à l'autre pétrifiée de stupeur contre son autel, tous deux immobiles au devant des Trois en dehors de leurs poitrines mouvantes.

« - Reconnaissez tout de même que pour un mort, vous avez l'air particulièrement vif… mais vous avez un bien maigre appétit pour être un fangeux » tenta l'apprentie pour justifier son impossibilité de passer outre sa formidable découverte.
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AuxenceBanni
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptySam 10 Sep 2022 - 11:19
DeConques. Éliance.
Le goupil avait tant enterré de son passé que la résurgence de ces noms lui provoquait l'effroi nauséeux d'un cadavre franchissant les frontières de sa tombe pour se présenter au monde une fois de plus. Un mouvement de recul s'imposa lorsque le pied qu'il avait laissé en arrière de sa posture menaçante récupéra la charge de sa silhouette un peu plus athlétique certes mais aussi un tantinet plus maigre qu'elle ne l'avait été auparavant. Ainsi, il échappait vainement au halo chaleureux du bougeoir dont l'anse entrelacée parmi les doigts pâles de la bigote tremblotait d'un même rythme saccadé. Les sourcils de l'adonis imprimèrent quelques rides du lion lorsqu'il voulut se remémorer cet instant. Le bal des Sarosse, ses fiançailles, une danse de couple… Un nœud inextricable remonta dans le corridor de sa gorge, heurta sa luette et fit bouillonner sa bile en un haut-le-cœur particulièrement ardu à dissimuler. Alors sa senestre s'invita à son tour, formant un poing clos pour froisser la toison noire de sa barbe, se pressant contre ses lèvres abîmées et retenant toute velléité de vider son estomac tout juste nourri. L'amertume acidifia sa salive devenue pâteuse et réticente à être avalée. La mélancolie l'étreignit aussi sûrement qu'un géant ne lui adresserait une douceur en l'enlaçant sans mesurer sa puissance brute. Le chagrin, lui…

***

Ainsi soit-il, damoiselle Sixtine, rétorqua-t-il d'un sourire amène en réinstaurant une distance réglementaire entre eux.

Les pas se multipliaient, piétinaient tous en suivant la même rosace invisible, les musiciens accommodant leurs morceaux selon les requêtes que quelques danseurs leur jetaient entre deux pirouettes. Le renard s'assura de ne pas piétiner la traîne de qui se pavanait au devant d'eux ; une baronne qui ne perdait pas une occasion de trop en faire. Rires faussement enjôleurs afin de tromper ces messieurs, drames et rumeurs contés aussi habilement que si un concours se tenait, tenues extravagantes ornées de rémiges en tout genre qui lui donnaient — pensait le Vicomte — une allure de gros poulet échevelé. La baronne de Rochecorbon, tel était son nom, n'était autre que la fille d'un vicomte pourtant fort charmant mais n'ayant guère fait fortune, dont elle dilapidait pourtant le patrimoine afin de briller en haute société. Une dinde comme la noblesse en avait toujours fait étalage, qui pressait avidement la paume d'un autre baron, de quinze ans son aîné, dont le minois à l'expression sévère devait dissimuler son peu d'attrait pour la dondon emplumée. À les observer ainsi, le Malemort se mit à rire discrètement sous couvert du plaisir qu'il tirait de cette danse qui n'en finissait guère.

Cependant qu'il s'en amusait, le couple en question fit un écart imprévu afin de s'extirper de la ronde. Et ce faisant, l'oie caquetante déplia sa cape ridicule en travers du chemin emprunté par le duo insolite que ces deux jeunes gens formaient. Aussitôt le Vicomte y posa un pied à défaut de pouvoir y échapper que la baronne voulut rejoindre son père isolé près d'un buffet somptueux. Ce qui devait arriver arriva alors. Son pied d'appui emporté par l'élan de ce cygne ayant tout du canard, le goupil écarquilla les yeux d'une surprise aussi prévisible que fulgurante alors qu'il se vit glisser en arrière et chuter sur la pierre froide. Un malheureux réflexe s'opéra lorsqu'il comprima la main porteuse de la valse qu'il menait avec la jeune DeConques, espérant par là retenir son corps de s'effondrer, en vain. Au lieu de cela, il l'entraîna, quand bien même elle tenta sans doute de le faire tenir l'équilibre, de façon à ce qu'elle s'effondre sur lui. Le choc ne fut pas des plus plaisants. Non seulement le heurt de son coccyx contre la dalle lui avait coupé la respiration, mais le piqué du menton de sa cavalière contre son sternum n'améliora guère son état. Il eut conscience, plutôt que d'avoir l'allure d'une carpe au sortir de l'eau, qu'il lui fallait fermer la bouche et ravaler sa peine. Son crâne irradiait lui aussi d'une douleur sourde résonnant en un gong vibrant entre ses tempes.

Et tous de s'interrompre afin de converger vers le couple ayant décidé, visiblement, de poursuivre leur jeu de jambes à l'horizontale. En premier lieu, Éliance de Sarosse, qui intervint afin de s'assurer que ni l'un ni l'autre n'ait besoin d'assistance plus élaborée qu'une main tendue pour les redresser. Aussi, un chevalier du nom d'Ansgot de Maricourt s'empressa d'aller prêter assistance à la jeune femme afin qu'elle regagne quelques dignes altitudes. Auxence de Malemort suffoquait encore sensiblement, cillait afin de chasser les mouches noirâtres piquetant son champ de vision. Il s'empara d'une paume lancée à son encontre afin de se relever à son tour, époussetant sa précieuse tunique avant d'élever un bras pour gagner l'attention des quelques convives rassemblées autour d'eux. Son premier réflexe fut toutefois de couler une œillade attentive en direction de sa partenaire de danse pour confirmer qu'elle se porte bien.

Il est des maladresses plus embarrassantes que d'autres. Aussi, je vous prie de féliciter ma jeune amie, mademoiselle DeConques, qui rassembla son courage à deux mains pour tenter de retenir ma chute, en vain ! Messieurs, mademoiselle est excellente cavalière, ne vous fiez pas à son trublion de partenaire. Mesdames, je suis entièrement disposé à vous partager ma gaucherie lorsque je serai fin rafraîchi. Reprenez, reprenez.

Une clameur mesurée retentit afin de rendre hommage à ce discours ainsi qu'à la fille de Pancrace. Agitant une main à l'adresse du groupe de musiciens, ceux-ci reprirent leur morceau où ils l'avaient interrompu. Dans le chassé-croisé des partenaires se reformant entre lui et sa compagne de mésaventure, Éliance tacha de lui présenter ses inquiétudes d'une main effleurant la sienne du bout des doigts. Il entendit son message et lui enjoint un regard posé et assuré, afin d'apaiser ses craintes. Aussi, le Vicomte serpenta en direction de Sixtine afin de prendre de ses nouvelles et bien sûr, lui présenter ses excuses pour cette malencontre.

Damoiselle Sixtine, s'il n'est pas trop tard, amorça-t-il en crochetant ses javelots smaragdins sur le visage de cet Ansgot qui avait tout intérêt à lui laisser la préséance d'une quelconque proposition, puis-je me faire pardonner en vous escortant au buffet afin de noyer ce faux pas ?

Le charmant et le malicieux de son expression étira un sourire embobelineur sur ses lèvres tandis qu'il lui offrait son bras, la posture noble malgré cette déconvenue humiliante. Rien ni personne n'aurait su éteindre l'incendie orgueilleux qui consumait ses tripes.


***

Vous dites vrai. Nous avons partagé une danse.

Et bien d'autres petites choses. Ce souvenir aigre-doux sonnait comme un éboulement dans la gorge sèche du Vicomte. Un presque murmure rauque qui se voulut puiser dans sa rancœur d'un temps révolu. Que restait-il aujourd'hui d'Auxence de Malemort ? Un homme condamné à ramper au devant des petites gens pour un morceau de pain, un homme condamné à demeurer discret parmi la communauté s'étant bâtie autour de lui, parmi les criminels et escrocs de la grande cité qu'il n'aurait jamais dû côtoyer. L'adonis n'avait guère perdu en prestance, s'il ne s'agissait pas de son apparence désormais affectée par son train de vie. Sachant maintenir un port droit et hautain sous ses guenilles, il semblait porter le poids de dix années plutôt que de deux. Le sévère de son regard lui attribuait une allure vipérine, favorisée par les tons verdâtres et bruns de sa vêture.

Cependant, qui que vous ayez cru entrevoir a fort à cœur de demeurer dans l'oubli de tous. Enterrez le souvenir de cette danse, de cette réception, il n'en demeure que de trop rares vestiges pour en narrer les évènements, maintenant que de tous ceux présents, les plus éminents ont vu leurs cendres dispersées dans la clandestinité.

Ce qui liait ses palabres n'était autre que la colère farouche que le vagabond entretint des mois et années durant à l'égard des sphères marbrumiennes. La décision de son exil n'avait pas été un choix, toutefois, il se devait en récolter la parenté afin de permettre à ses jambes structurées par des heures quotidiennes de marche d'avancer encore dans ce qu'il croyait être la bonne direction.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptySam 10 Sep 2022 - 18:28
Il recula, à la grande surprise de Sixtine qui trouva dans cette infime distance obtenue la force d'expirer profondément, comme si cela pouvait participer à calmer les pulsations frénétiques de son palpitant. Un peu hébétée, les lèvres pincées pour ne pas les laisser trembler, la novice, après avoir baissé les yeux le temps de reprendre contenance, releva ces derniers sur Auxence pour lui découvrir une expression intensément concentrée, comme s'il lui était difficile de se souvenir clairement de ce qu'avait évoqué la brune. Lorsque la lumière se fit dans son esprit, Sixtine fut étonnée de le voir porter sa main à sa bouche et grimacer ; elle savait ne pas inspirer un souvenir impérissable ou particulièrement heureux… mais du dégoût ? C'était une première. Elle ne s'en offusqua pourtant point, n'étant de toute manière guère en position d'exprimer sa vexation, préférant dès lors redevenir silencieuse et épier les réactions de son vis-à-vis. Après une nouvelle phase de mutisme, l'héritier de Malemort parut être parvenu à ravaler sa bile car il reprit la parole, bien que cela ne fut que dans un murmure, renvoyant la noble déchue à ce souvenir d'un autre temps, d'une autre vie.

◈◈◈

Maintenant que la chose était entendue, la danse put se poursuivre sereinement. Sixtine n'était guère habituée à des réceptions de cette ampleur mais, au fil des mesures, l'appréhension ne fit que reculer : éloignée de son père, elle respirait mieux ; sous le regard aimant de sa mère qu'elle croisa de nouveau une paire de fois, elle se sentait plus sereine ; au bras de ce charmant cavalier, elle redoutait moins de se comparer aux autres dames aux toilettes plus élaborées et au goût de la mode du jour. Le sourire que la DeConques arborait dès lors n'était pas feint et elle répondait assez volontiers aux rires d'Auxence, ne voyant plus guère ce qu'il se passait autour d'elle.

Soudain, les yeux du jeune homme s'écarquillèrent en même temps que son corps jusqu'alors parfaitement droit flancha. Sixtine était bien incapable de comprendre pourquoi et, par réflexe, crispa ses doigts autour de ceux d'Auxence pour l'aider à retrouver son équilibre et à ne pas souffrir du ridicule d'un faux pas, s'imaginant qu'il avait glissé sur une dalle plus patinée que les autres. Par réflexe certainement, les mains du Malemort imitèrent cette brusque pression sur les petits poings de la jeune noble mais son dos, lui, continua d'être inexorablement attiré en arrière ; Sixtine voulut plier les genoux mais n'en eut pas le temps, ne pouvant que suivre son cavalier dans sa chute. Ce dernier eut toutefois la présence d'esprit ou, tout du moins, l'involontaire galanterie de servir de matelas à la DeConques qui ne souffrit point physiquement de cet accident de parcours ; lorsqu'une petite foule se constitua autour d'eux, la demoiselle sentit pourtant une forte chaleur partir de son buste et recouvrir son visage. Fortement troublée, Sixtine chercha dans un premier lieu à se relever le plus vite possible, autant pour libérer le pauvre Auxence de son poids que pour éviter de prolonger ce malencontreux petit incident et de n'attirer plus de monde encore, à commencer par le regard perçant de son père qu'elle redoutait par-dessus tout.
La DeConques trouva une main fort aimable pour l'aider à se remettre sur pied. La fille de Pancrace adressa un timide sourire de remerciement au chevalier inconnu qui s'était héroïquement porté à son secours, rosie et rendue muette par la honte de s'être soudain trouvée au centre de beaucoup trop d'attentions, et, de sa main libre, s'empressa de s'assurer que sa robe n'avait été abimé ou son chignon défait ; par chance, rien n'avait bougé et, avec l'aide d'Auxence, peut-être n'aurait-elle même pas un bleu.

Ce dernier fit d'ailleurs entendre sa voix au-dessus du petit groupe. Éloignée de quelques pas, sa main toujours dans celle du preux chevalier de salon, Sixtine leva un regard un peu rond en direction de son cavalier, ne s'attendant guère à être encensé d'une si belle manière après une telle maladresse. Elle n'était pas encore parvenue à apaiser l'embrasement de ses joues que, le malaise enfin dissipé et la foule dispersée, l'héritier Malemort la rattrapa et, après un regard à l'adresse de son accompagnateur de l'instant, lui proposa un rafraichissement en guise d'excuses.

« - Bien sûr, Sire Auxence, je vous suis. Messire, puis-je… ? » demanda poliment la fille de Pancrace au chevalier, bien que la question n'attendait point réellement de réponse ; sans marge de manœuvre possible, le galant obtempéra, un léger sourire un peu crispé aux coins des lèvres. Sixtine passa ainsi d'un bras à un autre, le regard porté en direction du buffet de peur de croiser trop de paires d'yeux interloquées.

« - Les Trois soient loués, vous n'avez point été blessé. J'en aurai été bien peinée si cela avait été le cas »
avoua la DeConques qui s'agaçait intérieurement de sentir la chaleur quitter trop lentement ses joues.

◈◈◈

Les lèvres s'entrouvrirent sous l'effet de la surprise que provoquèrent les paroles d'Auxence. Ainsi il tenait à rester mort aux yeux du monde… il était pourtant là, devant elle, bien vivant et souffrant de tous les maux de l'isolement et de la pauvreté alors qu'il pouvait reprendre la place qui était la sienne sur l'Esplanade auprès du Comte de Malemort, son propre père. De quoi avait-il honte pour se murer ainsi dans un oubli qu'il appelait de ses vœux ?

« - Les plus éminents, peut-être… mais vous êtes toujours en vie, moi de même, et d'autres aussi, à commencer par votre père. »

Sixtine ne bougeait pas, comme de peur de déclencher une nouvelle brusque réaction chez son interlocuteur qui n'avait pourtant besoin que de quelques mots bien - ou mal, selon les points de vue - choisis pour surprendre l'aspirante.

« - Je l'ai rencontré au Temple en septembre. Il vous croit mort et honore votre mémoire. S'il vous savait en vie, nul doute qu'il vous voudrait à ses côtés et que vous pourriez le retrouver à Marbrume. J'y rentrerai avant la fin de l'hiver, je pourrais le contacter et lui dire où vous trouver… »
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyLun 12 Sep 2022 - 8:48
Dérobant la jeune femme à l'emprise de ce Maricourt — dont la présence n'était due qu'à une invitée dont il avait perdu, heureusement, le nom — le Vicomte entraîna gracieusement sa cavalière auprès d'un buffet que ne fréquentaient ni le Comte de Malemort, ni l'odieux cancrelat de père que fut Pancrace DeConques. Son dos souffrait encore de sa chute brutale, toutefois il n'en démontrait rien, afin de n'inquiéter ni celle s'étant affalée contre lui, ni celle qui, de loin, devait sans doute épier ses faits et gestes. Tel que déterminé à l'avance de cette réception, Éliance de Sarosse ne dut rien démontrer de ses accointances avec l'adonis, tout imprévu concerné par cette démarche plaisantine. Si le goupil se pouvait aisément ignorer sa presque fiancée au regard du sentiment amical qu'il lui vouait, celle-ci peinait à le quitter du regard et souffrait sans doute de son papillonnage.
En angle de table au faste culinaire n'ayant rien à envier à ses homonymes marbrumiennes, le métis interrompit un valet ; réclamant tacitement deux hanaps de vin rouge, il pressa discrètement ses reins contre le rebord amolli par une nappe au vermillon éclatant rappelant les armoiries de leurs hôtes. Deux faisceaux de jade parcoururent l'assemblée ayant repris ses commérages et sa valse entêtante, tandis qu'un voile mélancolique affadit son sourire de circonstance. Ses proches amis, ses frère et sœur, n'avaient pu se déplacer pour un tel évènement que le Malemort leur avait annoncé par un pli envoyé quelques jours à l'avance. Et leur absence portait avec elle le coup de la solitude. Le renard chassa la morosité de ce songe pour mieux accueillir les hanaps qu'un plateau lui servait aimablement. Tendant le sien à Sixtine en arborant une mine rayonnante, il ajouta.

Allons Sixtine, je ne suis guère tombé de bien haut. Je me réjouis que vous n'ayez pas été plus secouée, mon rôle de paillasse fit admirablement l'affaire si j'en crois votre mise en pli intacte, plaisanta-t-il, le minois chafouin.

Le goupil osait jouer de charme sous couvert que les convives ne puissent l'entendre et ne prêtent guère attention à lui, croquant par à-coups la silhouette formée à l'âge adulte que la DeConques arborait sous la sobriété de sa tenue de bal. Le museau plongé dans son hanap, ses lèvres baignées dans le sang, il inspecta la salle afin de guetter le devenir de sa fiancée depuis cet incident. À son grand dam, l'éphèbe ne parvint à en repérer la coiffe châtain ou le pli albugineux de sa tunique aux soieries iridescentes. Alors, se voulant profiter de l'absence du chat, la souris s'apprêtait à danser en quelques palabres supplémentaires à l'adresse de sa voisine lorsque retentit une charmante tessiture lui glaçant l'échine.

Quelle élégante pirouette, monsieur de Malemort.

Éliance s'approchait d'un pas félin, gracieux mais aussi menaçant. Soupçonnait-elle qu'il ose faire la cour ou ne chante une sérénade à sa charmante compagnie ? Se postant à égale distance des deux compères, la fille Sarosse cousu un sourire affable sur ses lèvres cochenillées.

Mademoiselle de Sarosse, peut-être n'ai-je pas à vous présenter mademoiselle DeConques ?
Non, en effet, nous partagions quelques ragots lorsque votre dérobade nous l'ôta. La soirée est-elle à votre goût, mademoiselle ?

Avait-elle seulement le temps de répondre que le Comte de Sarosse fit son entrée dans une liesse applaudissante, suivi de loin du Comte de Malemort dont l'assemblée savait qu'il était un ami proche. Cela ne surprit alors personne, et il était toujours aussi improbable que le goupil ne soit l'élu de la demoiselle. Lazare revêtait lui-même la blancheur d'une tunique sobre et sans grand faste, naturellement austère si bien que cette seule teinte était déjà synonyme de fête. Guère du genre mondain, ces réceptions l'agaçaient et marbraient ses expressions d'une lassitude distante. Et parmi cet engouement général pour les bals et les annonces, le gardien du détroit apparut comme un bourreau près à faire danser sa doloire sur la nuque du premier importun. Demeurant en retrait d'une estrade où Cyras se mit à amorcer un discours, l'héritier de Malemort se fit bien plus petit afin d'échapper peut-être au regard de son tuteur, Éliance tendant le cou vers son père et se devant quitter leur petite réunion clandestine en raison d'une nouvelle qui n'avait que trop tardé à se manifester.

Nous y voici… murmura le renard à l'attention de sa charmante voisine. Le moment que nous attendions tous.

Mais certainement pas lui.


***

Un pas de plus, deux peut-être, pour regagner les abords vacillant d'un bougeoir dont le cierge faisait de plus en plus peine à voir. Ses pupilles étrécies devant cette source de lumière lui conféraient le vicieux et le cruel d'un serpent de ces contes mythiques, capable de pétrifier sa proie. Ce fut du bout des lèvres que le banni perpétra son prochain sort, la diction lente, hachée, sèche, et pourtant noble.

Il semblerait que je n'aie pas été assez clair, damoiselle Sixtine, laissez-moi présenter cela autrement : Pas. Un. Mot.
Et puis que pensez-vous qu'il se passerait, si votre unique héritier se présentait à votre porte après des années de fugue, tandis qu'il aurait pu y toquer dès le lendemain de son absence ? Croyez-vous monsieur le Comte si indulgent ?


Les retrouvailles ne pouvaient décemment se produire sous l'augure d'un bonheur éclatant. Le Comte de Malemort n'était pas des hommes qu'il était inoffensif de flouer, plus encore lorsqu'il s'agissait de son unique héritier. La seule perspective de se retrouver nez à nez avec un tel loup solitaire picora la peau d'airain du vagabond dont les entrailles nouées hurlaient leur terreur. Non, il n'avait aucune intention de se confronter à l'ire volcanique du maître du détroit, qui avait dû gagner en froideur et en carnassier depuis le décès de son épouse. Ces frissons apeurés lui rappelèrent durement la réalité du froid tenace, et le poussèrent à rehausser un bout de châle autour de son cou. Oh il avait encore la dignité du Vicomte, quoi que sa parure bouffée par les mites et le temps ne puisse en dire. Les nuances de sa posture ne se devaient qu'à sa volonté de paraître d'une façon ou d'une autre, qu'il soit un miséreux ou un gentillâtre. Selon la facette qu'il se décidait à mettre en exergue, l'on repérait encore de l'Auxence sous le Serval. Toutefois, il semblait avoir tiré un trait sur ce rôle. Peut-être celui-ci ne lui avait jamais convenu, quoiqu'il soit surprenant de le penser, tant il aimait à se pavaner sur l'Esplanade. Cet étrange caméléon social faisait pourtant un parfait mendiant tant que l'accoutrement s'y prêtait. Le Vicomte pouvait être tant souverain que crève-la-faim, ce qui n'était pas des perspectives les plus rassurantes. Qu'était-il capable de cacher encore sous la feutrine effilochée de sa cape ? Un poignard prêt à éventrer quiconque serait une menace pour son stratagème et sa fugue ?

Une pensée fugace percuta son esprit avec la soudaineté d'une pierre jetée par l'action d'une fronde, tandis que ses prunelles verdâtres inspectèrent de pied en cap la religieuse sans plus se formaliser d'une quelconque discrétion.

Monsieur votre père ne faisait pas partie de notre cortège, et je n'ai pas souvenir que vous ayez été vouée à la prêtrise. Que faites-vous accoutrée d'une aube ecclésiastique ?
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyLun 12 Sep 2022 - 23:42
Arrivée au grand buffet sur lequel avait été jeté une nappe d'un rouge presque carmin, Sixtine relâcha le bras galant de son cavalier malchanceux et s'arrêta tournée vers les mets et boissons disponibles en profusion, aux odeurs multiples et entêtantes. Ainsi positionnée le temps pour Auxence de leur faire parvenir le rafraichissement promis, la DeConques eut tout loisir de respirer un grand coup et de refroidir son teint qu'elle s'imaginait d'une nuance proche de celle du linge de table, bien que ses pommettes ne devaient être que d'un rose tout juste soutenu. La courte attente lui permit également d'observer les alentours du coin de l'œil et de constater qu'aucun membre de sa famille ne semblait venir la trouver : il y avait tant de monde, avec un peu de chance, personne n'avait vu son improbable cascade avec le Vicomte.

Le vin finit par arriver et Sixtine prit la coupe que lui tendit le Malemort, un sourire un peu plus assuré revenu aux coins de ses lèvres, sourire qui connut une croissance certaine à la taquine et charmante boutade du gentilhomme. La brune trempa ses lèvres dans l'alcool et en but une gorgée qu'elle avala de justesse avant l'arrivée d'Éliance de Sarosse qui la surprit tant elle ne l'attendait pas. Elle se souvenait l'avoir vaguement aperçu au milieu de la foule venue s'inquiéter pour leur chute mais ne s'était pas doutée qu'elle avait pu les suivre. Le fait qu'elle semblait connaitre Auxence pouvait expliquer la gentille moquerie avec laquelle la fille de Cyras de Sarosse choisit de s'introduire. Les deux mains posées sur son hanap, la DeConques laissa son cavalier la présenter pour la forme, ce qui eut l'avantage de lui laisser un instant suffisamment long pour trouver ses mots, ce qu'elle n'avait jamais pensé devoir faire tant elle ne s'imaginait pas pouvoir approcher l'attraction de la soirée de plus près que ce qu'elle avait expérimenté plus tôt. La fille de Pancrace eut tout juste le temps de formuler un début de courtoise réponse lorsqu'une clameur commença à monter dans les rangs et détourna Éliance du binôme. Le Comte faisait enfin son entrée et se dirigea sans attendre vers une estrade montée non loin des musiciens dont les instruments se turent rapidement.

Tandis que la fille de Cyras de Sarosse commençait à se rapprocher de son père, Sixtine entendit un petit murmure dans le creux de son oreille. La brune regarda son danseur émérite, son sourire intact.

« - Celui pour lequel nous sommes là, oui » souffla-t-elle non sans légèrement dévoiler l'indifférence que lui suscitait pareille soirée.

Dans les faits, Pancrace DeConques n'avait pas fait le déplacement depuis Marbrume avec sa famille au grand complet pour seulement revoir Dorian et Ludwig ou encore pour les beaux yeux de la fiancée qui n'aurait jamais pu être envisagée pour devenir une de ses brus : c'était plutôt son père qu'il était venu courtiser de ses politesses excessives, l'occasion étant bien trop belle pour ne pas l'approcher présenté sous son meilleur jour ; à défaut de trouver le maître des lieux qui avait donc sciemment choisi de se faire discret, le nobliau s'était rabattu sur quelques connaissances de son cru mais nul doute que Cyras de Sarosse serait par la suite assailli de l'attention du banneret comme de celles d'un certain nombre d'invités.

« - J'ai cru entendre que les maisons Ferensac et Longsanglot avaient la préférence du public. Les parieurs vont enfin avoir leur réponse » ajouta Sixtine avant de savourer une nouvelle gorgée du précieux liquide rubis.


◈◈◈

Le ton était sans appel, chaque mot abattu avec une sécheresse se voulant avoir le même effet qu'un coup de livre sur le sommet de la tête, anguleux et rude. Les ongles de Sixtine crissèrent sur la pierre de grès, agglutinant un peu de poussière tandis qu'elle soutenait encore ce regard familier sans l'être qui la figeait aussi sûrement qu'un lapin pris dans le faisceau des yeux luisant de malice d'un renard. Elle voulut répondre à la question qu'Auxence rendait pourtant rhétorique, s'étant manifestement déjà dépeint en son for intérieur le tableau qui se déroulerait si, un jour, il allait toquer à la porte de son père ; bien que la novice se tut, elle rumina pour elle-même ce qu'elle en pensait, songeant plutôt à remettre de la distance entre le jeune homme et elle avant toute chose.

Ce qu'elle fit, avec plus ou moins de naturel. Avant de se détourner très brièvement, juste le temps de passer l'angle de l'autel et de placer ainsi la massive pierre entre elle et le Vicomte, elle vit son regard enfin quitter son visage et la regarder plus globalement, sa bure claire n'étant que partiellement recouverte par sa cape brune. Au terme "accoutrée", Sixtine ne put retenir un petit soupir sec de faire frémir les ailes de son nez et de crisper ses lèvres déjà mises à rude épreuve depuis le début de cette entrevue improbable. Naturellement, elle aurait toujours une plus haute estime de son statut que cet animal blessé qui, comme toute bête malade, fut-il de son orgueil seulement, montrait les crocs à la moindre occasion.

« - Il n'y a guère de mystère derrière cet uniforme. Je sers les Trois, tout simplement. Mon futur époux ayant été emporté par la Fange comme tant d'autres, j'ai aspiré à une autre utilité. »

Inutile d'en dire plus : les banquets, l'expulsion de l'Esplanade, l'esclandre du Temple… ce n'était pas des choses nécessaires à énoncer, d'autant plus que l'atmosphère ne se prêtait guère à la palabre égoïste et que l'aspirante n'avait pas à cœur de raconter ce genre de choses, de surcroit à un homme qui ne se gênait pas pour s'entourer de ronces aussi agressives que défensives.

« - Avant de vous presser de questions, peut-être votre père voudra-t-il vous prendre dans ses bras ? Vous êtes, j'ose le penser, sa dernière famille. Je n'ai pas la prétention de le connaitre aussi bien que vous mais, par les temps qui courent, j'imagine que retrouver quelqu'un qu'on pensait perdu à jamais aurait sûrement le don de faire tomber quelques barrières, en particulier lorsque cela concerne un fils. »

Tous les pères chérissaient leur fils avec une fascination maladive ; certains pouvaient attendre avec impatience une fille pour en faire la princesse de leur cœur mais rien n'était plus fort que la venue d'un garçon et la fierté exacerbée d'en avoir plusieurs. Fille n'étant pas encore devenue mère de son état, Sixtine ne pouvait que l'imaginer mais, grâce aux souvenirs qu'elle avait de son père, des grands sourires qu'ils réservait à ses fils et du regard froid qu'il lui accordait, elle l'imaginait fort bien. Alors, à défaut de convaincre Auxence, l'apprentie voulait comprendre.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyJeu 15 Sep 2022 - 9:56
Ferensac ? Longsanglot ? Quelle déception s'annonçait.
Jamais pour les concernés puisque n'étant guère en lice dans les coulisses de ces fiançailles, leurs pères respectifs n'ayant point entretenu de négociation avec le patriarche Sarosse. Ils n'avaient pas même conscience d'être sur toutes les lèvres, car eux aussi se suspendaient à celles de Cyras déblatérant de l'importance de la fidélité et des liens sacrés du mariage. Autant de sujets qui tétanisaient le Vicomte et son batifolage usuel, fier célibataire que rien n'arrêtait outre l'allure et l'hygiène de sa prochaine conquête. L'adonis contint la pâleur de son teint sous un candélabre dansant qui en ravivait les tons cuivrés. Il noya également sa bile amère sous une lampée de vin sirupeux, l'angoisse asséchant et grattant les parois de sa gorge. Quelle déception s'annonçait. Ce que le métis percevait comme une condamnation, porté au gibet des traditions humaines dont tous se réjouiraient — sous couvert d'hypocrisie — était à quelques instants de sonner son inéluctabilité. Ne comprenait-il pas, finalement, l'effroi qu'une telle perspective pouvait inspirer à sa jeune amie Esmée, ayant six mois encore pour se préparer à ces arrangements faits en son nom, balayant toute velléité de s'exprimer sur le sujet. Les noces. Un privilège ôté à la noblesse qui se devait parfaire des alliances politiques plutôt que de se préoccuper d'amours et d'eaux fraîches. Un privilège encore que le peuple aspirait à conquérir, priant parfois Serus de leur indiquer la voie de leur âme-sœur, plutôt que le sentier de leur rentier.

Des choix pour le moins intrigants, quand bien même je n'oserais souhaiter à la jeune Éliance ne serait-ce que de côtoyer le premier. Le fils Ferensac est connu pour ses déviances répugnantes, et je vous mets également en garde à son sujet. Les porcs ne devraient jamais quitter leur soue.

Le discours touchait pratiquement à sa fin, et le Malemort se raidissait discrètement sous sa vêture aux pans effleurant la pierre froide sur laquelle il aurait préféré reposer plutôt que d'affronter ce qui se tramait sur l'estrade opposant sa hauteur au buffet que bien des invités avaient abandonné. Préférait-il même presser son hanap contre son sternum pour réprimer les tremblements inconsistants secouant ses mains habiles.

… J'annonce ainsi les fiançailles de ma très précieuse fille Éliance de Sarosse, baronne de Martrois et dame de Medrignan avec Auxence de Malemort, vicomte de Gilvégas et baron de Sansebray.

Un silence glaçant suivit quelques secondes après ce verre levé à l'extrémité d'un bras du Comte de Sarosse. L'on murmurait ici et là, manifestant ostensiblement un désaccord ou une incompréhension. Qu'y avait-il de si difficile à saisir pourtant ? Un prétendant avait été élu, et l'on remettait encore en question sa qualité d'homme sur le simple prétexte d'une carnation un peu trop hâlée. L'heureux fiancé détourna le regard sur sa voisine ne savourant rien de ce moment outre un peu de vin pour lui adresser un sourire. Un sourire sans chaleur, éteint, mort. Là où ses lèvres s'animaient demeurait le vestige de ce qui était autrefois le pétillant de l'adonis. Il n'avait pu enrober ce sentiment d'assez de mensonge pour faire croire à une joie sincère. Le Malemort prit une inspiration aussi soudaine qu'urgente, suggérant qu'il avait été rendu à l'apnée pour réprimer les embardées colériques de son cœur d'une bride douloureuse, et leva son hanap.

Messieurs, mesdames, cette liesse me va droit au cœur, annonça-t-il avec une pointe de cynisme tandis qu'il quittait le chevet de la DeConques à qui il adressait un ultime regard de biais, complice peut-être dans cette soirée horrifiante.

Réclamé sur scène par une paume ouverte du patriarche des lieux, le Vicomte s'exécuta tout en défiant les convives d'un regard vipérin et la courbe affable de ses lèvres relatait l'amertume que leurs messes-basses lui inspiraient. Il dut également affronter la haute silhouette d'un père posté en sentinelle au pied des quelques marches qu'il se devait gravir. Un père qui n'avait rien manqué de cette atmosphère et pressa une paume contre l'épaule de son fils unique pour l'interrompre un instant dans sa démarche cadencée. Il ne dit rien. Tout du moins, personne ne put se targuer de l'avoir vu prononcer le moindre mot. Ces deux portraits bien trop similaires pour être anodins se firent face quelques instants, et au pincement que les doigts calleux du Comte de Malemort imposèrent au trapèze de son aîné, il fut clair que ce geste fut un symbole de soutien…


***

Le silence ambiant favorisait l'audition affûtée de Serval, et le souffle agacé de la religieuse ne put lui échapper. Le Vicomte réalisa qu'une maladresse venait d'être commise, ce qui se traduisit par un bref haussement de sourcil et un silence passager afin de la laisser s'exprimer. Il s'était passé trop de temps sans qu'il ne rencontre le moindre visage familier, sans qu'il ne côtoie le moindre membre de la noblesse auquel il pouvait se confier un tant soit peu. Car mentionner un lointain passé auprès d'un confrère vagabond, en des termes évocateurs de son éducation de haut rang, pouvait lui valoir d'être égorgé dans son sommeil. Les pincettes que l'adonis avait prises pour ne jamais révéler son identité se manifestaient encore dans sa façon de délivrer ses opinions, lui qui autrefois était bien moins malhabile, avait sans doute un peu plus vexé la dévote, cette fois à contrecœur. Sixtine contourna l'autel des Trois, instaurant plus encore une distance entre eux, ce que l'adonis comprit comme étant un élan sécuritaire. Grand bien lui fasse. Lui ne semblait pas davantage décidé à quitter les lieux, retenu par cet échange insolite, le métis fit volte-face pour regagner les premières stalles de la chapelle. Installé le long de l'allée centrale, dans une posture bien moins noble que son ton ne l'indiquait pourtant, il rehaussa un talon sur le banc pour capter sa jambe fléchie contre son torse et verrouiller ses doigts dans un entrelac de chair et de laine noire.

Veuillez accepter que je vous présente mes condoléances.

L'essentiel n'était pas de regretter un mari pour qui il était. Sans doute avait-elle été offerte à un rebut de l'Esplanade au veuvage endurci dont le titre faisait briller les prunelles de son père. Ou bien à ce stupide Ferensac, aussi pervers qu'indécent, qui aurait trouvé en la DeConques un mets de choix sur lequel faire cavaler ses phalanges gonflées d'orgueil et de graisse. La perspective agita les épaules du Vicomte en un frisson d'effroi. Non, l'essentiel était de regretter qu'une jeune femme de son âge ait été vendue ainsi. Cet impératif propre à leur caste avait créé bien plus de tragédie que de plénitude, et les épousailles heureuses étaient une denrée rare. La ressouvenance du couple Malemort revint sous le front du vagabond qui se rappelait la précieuse complicité de ses parents, et sa tendre mère qui n'eut jamais une pensée ou un mot à l'encontre de son mari l'ayant pourtant laissée à la Fange. Ce cuisant souvenir piqua les prunelles assombries du renard dont les cils se voulurent perler quelques larmes, en vain. Ses doigts appuyèrent ses paupières afin de chasser cette brûlure humide, non seulement due au chagrin mais aussi à l'éreintement de ses muscles tétanisés.

Bien d'autres choses me retiennent hors des murs de la grande cité, demoiselle Sixtine. Sœur… Sixtine, rattrapa-t-il après coup. Quel homme sensé souhaiterait vivre sous le joug d'un despote ayant ardemment œuvré pour l'éliminer ? Je suis ici hors de son regard, ai appris à apprivoiser le fléau qui le retient claquemuré dans son palais. Nous ne rationnons pas davantage nos provisions que nos confrères de la capitale ne le font depuis qu'une disette s'est confortablement installée entre leurs murs. Force est de constater que nous sommes plus libres, bien loin des responsabilités d'une noblesse désuète.

La tirade de l'adonis ne se voulut pas destinée à la convaincre. Simplement à exprimer un constat simple : peut-être avait-il trouvé son bonheur loin de la cité, loin de son titre, loin de l'expectative d'un père qui ne put que faire peser ses espoirs sur ses épaules. D'aucuns prétendraient qu'il eut fui, quand il estimait avoir pris son indépendance, s'être émancipé de cette pression sociale à laquelle il n'agréait pas. Certes il avait quitté un certain confort, ses parures et son faste, ses réceptions et ses parades. Depuis, le chasseur prit sa place, troqua la soie pour les peaux, la plume pour l'arc, le marbre pour la vase. Rien, à ce jour, n'avait vocation à l'extirper de cette vie ascète mais néanmoins gratifiante. Car au sein des bannis, n'avait-il pas enfin estimé sa valeur ? Celle qu'on lui niait au premier coup d'œil ?

Il n'est pas tant une question que quoi que ce soit m'attende derrière les Portes du Crépuscule. Il est plutôt que je n'en attende rien. Vous me penserez égoïste, sœur Sixtine. Je l'entendrai. Mais j'aspire à ma liberté plus que tout.

Et cet aveu de s'accompagner d'une tiède résignation où l'orgueil n'avait pas sa place. En cet instant, Auxence de Malemort semblait avoir mûri.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme - Page 2 EmptyVen 16 Sep 2022 - 23:47
Auxence se montra quelque peu circonspect aux ouï-dire que lui rapporta Sixtine, la mettant même particulièrement en garde contre le futur Comte de Ferensac. La fille de Pancrace plissa légèrement les yeux en s'imaginant les désagréments qu'elle aurait à subir si elle venait à danser avec un tel personnage ; cela eut le don de faire frissonner ses épaules couvertes.

« - J'en prend bonne note » murmura la demoiselle, bien qu'elle doutait de se retrouver sur le chemin du concerné ; encore qu'elle avait bien dansé avec un Vicomte ce soir…

Vicomte qu'elle regardait d'ailleurs au moment où la voix de Cyras de Sarosse annonça enfin le nom de celui qui allait avoir la chance de devenir son gendre. Un silence recouvrit toute la salle comme une seule chape de plomb qui toucha également Sixtine dont les traits s'affadirent rapidement de leur expression. Outre l'étonnement de découvrir qu'elle avait passé un temps conséquent avec le promis d'Éliance en ignorant parfaitement cet état de fait - et de soudain mieux comprendre le comportement de la demoiselle lorsqu'elle les avait rejoint après leur chute - c'était le sourire que lui offrait à cet instant précis le Malemort qui la mortifiait. Lui qui débordait encore quelques secondes auparavant de tant d'émotions, multiples facettes d'une personnalité haute en couleurs, le voilà soudain devenu complètement apathique, ce qui troubla grandement la DeConques qui ne put se résoudre qu'à le regarder essayer de briser la glace avec la foule soudain devenue hostile et, finalement, à le voir partir en direction de l'estrade où l'attendait le maître des lieux. Un instant, Sixtine avait cru se voir dans un miroir, elle avait cru voir le visage qu'elle devait sûrement arborer lors des réceptions de son père, et de le voir chez celui qui l'avait extrait à son misérable sentiment l'avait grandement peiné.

Après un temps infiniment long - et sûrement encouragées en ce sens par le lourd regard de Cyras de Sarosse - quelques personnes proches du Comte commencèrent à applaudirent, entrainant petit à petit à leur suite tout le reste de la salle, à des degrés plus ou moins divers mais jamais avec un enthousiasme débordant, tandis que l’heureux élu grimpait à son tour sur l’estrade. Son hanap toujours en main, un peu isolée près de ce buffet délaissé, Sixtine n'imita pas la foule, encore un peu sonnée. Ce fut une voix familière qui l'ôta de sa rêverie amère.

« - Sixtine, tout va bien ? J'ai entendu dire que tu étais tombée. »

La demoiselle leva le nez vers son frère Ludwig, chevalier fieffé au service de la maison de Sarosse, qui semblait vraiment inquiet. Tombée, oui… elle était tombée de haut… mais cela n'avait rien à voir avec l’incident de la première et dernière danse qu'elle avait partagé avec Auxence de Malemort.

« - Sois rassuré Ludwig, il ne m'est rien arrivé de grave » mentit la brune.

Il avait beau la surplomber de presque dix années, il était le seul de ses demi-frères issus du premier mariage de Pancrace à la traiter correctement, tout du moins sans la dénigrer ouvertement, ce qu'Alban et Dorian faisaient plus volontiers.

« - Alors viens, Père aimerait te présenter son ami le baron de Boisset. »

Et Sixtine de suivre son aîné, délaissant sa coupe de vin sur la grande table, dernier vestige de cet instant frivole qu'elle aurait aimé voir durer encore un peu. Alors que ses pas la ramenaient inexorablement auprès de son père qui semblait désireux d'animer une contre soirée en marge de cette annonce qui avait sûrement eu un effet délétère sur son humeur, elle jeta un dernier coup d'œil en direction d'Auxence aux côtés de son futur beau-père : pas de doute, ils étaient au moins deux à ce simulacre de festivités à se sentir abandonnés par la bonne fortune.


◈◈◈

Les cils noirs de Sixtine papillonnèrent de longs instants au moment où Auxence lui fit part de sa compassion, tranchant ostensiblement avec son comportement d'alors, tantôt farouchement méfiant, tantôt agressif par anticipation. La novice contempla le noble déchu installé de nouveau sur la première rangée de bancs ; elle était bien incapable de lui répondre car jamais elle n'avait ressenti le début d'un quelque chose qui aurait pu lui faire regretter celui auquel elle avait été fiancé le temps de quelques mois. A l'aube de l'année 1164, la demoiselle s'était résignée à suivre les pas de sa mère, à devenir la seconde voire la troisième épouse d'un ami de son père désireux de rompre son veuvage en une jeune et docile compagnie ; elle s'était résignée car essayer de convaincre Pancrace était impossible voire dangereux et que se rebeller ne lui aurait apporté que souffrance car, outre la rude colère paternelle, cela n'aurait fait que blesser son maigre orgueil que de devoir supplier pour une alliance moins pénible ; elle s'était résignée car c'était le chemin que les Trois avaient vu pour elle à cet instant-là et que rêver à des avenirs différents, des avenirs où une danse avec un charmant garçon aurait pu aboutir à autre chose qu'à une triste déception, n'aurait fait qu'alourdir son cœur d'encore plus de peine.

L'aspirante écouta Auxence tandis que ce dernier s'épanchait sur les raisons qui le poussaient à rester hors des murs, loin de la menace du Duc qui n'avait pas hésité à acter sa mise à mort aux côtés du Comte de Sarosse et du reste de sa mesnie et, par extension, mort aux yeux de son père – car était-ce seulement du regard de Sigfroi de Sylvrur dont le vagabond parla ? Sixtine n’en était pas certaine. Elle aurait presque voulu railler le noble déchu lorsque celui-ci prétendit que le rationnement entre rebuts de la société marbrumienne n’était pas pire que celui qui avait cours en ville, se souvenant encore bien des bruyantes crampes de son abdomen, cependant, la novice garda encore le silence, retranchée au moins quelques instants dans son rôle de représentante des Trois, à l’écoute de l’homme qui parlait librement sur un banc faisant face aux icônes divines. Les Malemort semblaient avoir le don pour la dépouiller de son éminent statut de servante de la Trinité pour la ramener à sa simple humanité.

Sixtine se sentit étrangement soulagée lorsqu’Auxence reconnut que son désir de rester hors des murs de la cité-refuge avait un quelque chose d’égoïste. Au moins s’imaginait-il ce que le poids de son absence faisait subir au cœur et à l’âme de son père dont la clerc avait ressenti l’immense tristesse au Temple de Marbrume. La religieuse regarda quelques instants la flammèche de sa chandelle de suif auréoler les pieds des statues de frêne des Trois : était-ce donc le chemin que le fils de Lazare de Malemort devait poursuivre désormais, envers et contre tout ? Les Dieux semblaient l’accepter puisqu’ils n’avaient pas encore rappelés à eux celui qui fut un temps le fringant Vicomte de Gilvégas et Baron de Sansebray.

« - Je n’imagine pouvoir ébranler pareille résolution. »

Le vagabond avait été assez clair sur le sujet et Sixtine était lasse de le confronter. Il avait conscience qu’il arrachait à son paternel une source d’espoir inestimable mais il n’avait pas tenté de rentrer en contact avec lui depuis tout ce temps et l’aspirante doutait de pouvoir être la graine qui ferait pencher la balance dans l’autre sens, pas maintenant en tout cas, pas alors que la confiance n’était pas établie et que la défiance régnait encore autour d’eux deux.

« - Je ne dirais donc pas à votre père que vous êtes toujours en vie, puisque tel est votre souhait, les Trois m’en soient témoins. »

Savait-elle seulement le poids qu’aurait cette promesse par la suite ? Sûrement pas, comment pouvait-elle le savoir ?

« - Car si vous changez d’avis un jour, il en sera de votre responsabilité. »
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