Le prêche brûlé (pv Aimar de Lesclin)

    Le Labourg, ce poumon malade, cette main gangrénée en plein cœur de la cité... Ce quartier dans lequel les âmes en peine venaient s'échouer par vagues successives. Les rues en étaient le reflet, pestilentielles et bruyantes. C'était ici même que les Lames de Morguestanc avaient d'ailleurs choisi d'établir leur quartier. Il n'avait point été difficile d'y racheter plusieurs bâtisses pour en faire un véritable petit fortin. Alors, en plein centre de ce quartier infernal, les canailles ou autres aventuriers n'avaient plus que quelques mètres à faire avant d'y entrer en espérant se faire recruter. Pour sûr que l'écorché ne s'attelait nullement à ce genre de corvées. Nenni, la Lame brûlée s'en allait dès les premières lueurs de l'aube afin d'arpenter les ruelles malfamées. Là-bas, durant ses pérégrinations, il laissait traîner une oreille. Ici et là, les moindres échos de la rue finissaient par ne plus avoir de secrets.
    Qu'avait-il d'ailleurs appris ce matin-là ? En passant devant une taverne, il avait entendu plusieurs hommes menacer d'aller chez une de leur connaissance pour lui faire cracher ses dettes. En le voyant passer, les voix s'étaient atténuées jusqu'à devenir totalement silencieuse lorsqu'ils le découvrirent en train de l'écouter. Les expressions changèrent subitement lorsqu'un coup de vent souleva la partie de béret recouvrant sa peau calcinée.
    — Du vent l'affreux ! balança l'un des trois à l'oeil de verre.
    — Calme Alfred, murmura son voisin, 'cui'là, c'est une Lame, r'garde.
    Il pointa du doigt le blason qu'il portait sur son poitrail, malgré son manteau le recouvrant presque de moitié. Il s'apprêta à leur répondre, mais une voix grave attira soudainement son attention. Plus loin, dans la ruelle, un vieil homme barbu s'était mis à haranguer la foule. Cette dernière, peu nombreuse, se mit pourtant à s'épaissir au fil du discours.
    — Oiseau de malheur..! grommela ledit Alfred en crachant dans la direction du crieur.
    — Moi j'dis qu'il a bien raison, répondit son voisin.
    — Dès qu'il faut prier...
    — Je l'ai d'jà entendu causer, s'vieux-là, reprit le troisième. Il sait causer, faut dire ! Et j'me souviens même d'la foule à ses pieds. Comme maint'nant, regardez !
    Oui, une petite foule de badauds s'était bien amassée à ses pieds. Il n'avait fallu, pour cela, que quelques phrases bien audibles et portant en elles suffisamment d'espoir et de réconfort pour susciter l'approbation. Ce genre d'orateurs était courant dans la cité. D'autant plus depuis que la fange avait envahi le monde connu et que les survivants étaient venus s'agglutiner dans le dernier sursaut de l'espèce humaine. Les miliciens n'y faisaient pas attention. Les nobles les ignoraient, préférant assurément se concentrer sur leur somptueuse Esplanade, plutôt que sur les bas-quartiers. Curieux d'en découvrir plus à propos de ce colporteur aux airs d'érudit, Aimar laissa les trois hommes afin de se frayer un chemin parmi la populace attentive. Le visage rivé vers le sol pour ne point susciter de réactions, il parvint à trouver une place au plus près, n'étant ainsi plus qu'à quelques pas seulement du barbu.
    Bien plus qu'un colporteur, la voix de cet homme pouvait presque paraître envoutante. Il devait sans nul doute faire partie de ces hommes capables de maintenir en haleine leur auditoire durant de longues heures. Comment ne pas s'émerveiller devant un tel être dénué d'un tant soit peu d'intellect et capable d'aligner trois mots sans user d'argots de pécores ? Il se surprit même à apprécier ce court moment avant que le prêtre ne termine finalement son prêche. Alors, une fois que la foule commença à se dissiper, Aimar prit les devants en venant s'installer juste devant lui.
    — Je penserai à vos paroles lors de mes futures prières, prêtre, prononça-t-il en observant les badauds s'éloigner tout en jetant à ce dernier des regards d'admiration. Je ne serai sans-doute pas le seul.

L'homme qui s'était approché ne tarda guère à engager la conversation.

Je penserai à vos paroles lors de mes futures prières, prêtre. Je ne serai sans-doute pas le seul.

Les mots semblaient avoir été prononcé avec honnêteté et sans flagornerie excessive. Gauhar tourna son visage ridé vers l'inconnu pour découvrir son visage. Et quel visage ! Une sacré gueule cassée, à vrai dire. Brûlée serait d'ailleurs plus adéquate à la face boursoufflée de lymphes qui dépassait du manteau. Le vieux prêtre ne cilla pas. Des tronches rongées par la maladie ou la guerre, ils en avaient déjà vu. C'était même un spectacle devenu presque anecdotique lorsqu'on passait son temps à s'occuper des nécessiteux et des affamés. Un fin sourire étira les lèvres qui se cachaient sous la barbe grise de Gauhar.

Un beau compliment que voici, mon brave. Si je peux montrer la voie aux croyants, en leur inspirant un peu de courage pour mener leur vie et leur foi, j'en suis ravi.

Le prêtre tapota doucement sa bure, chassant un éclat de boue qui l'avait souillé tandis qu'il descendait du piédestal. Se faisant, il lorgna sur le torse de l'homme estampillé d'un blason familier.

Une Lame de Morguestanc, n'est-ce pas ?

Si le symbole lui évoquait un nom, différentes histoires semblaient circuler à leur encontre. Ici, on les présentait comme une milice supplémentaire, qui avait aidé à contenir l'assaut des Fangeux ; là, on disait que c'était une bande de mercenaires sans scrupules, tenant en respect les malfrats en utilisant des techniques aussi malhonnêtes qu'eux. Peut-être que cette face cuite saurait éclairer la lanterne du prêtre malingre. Il tendit la main vers son interlocuteur, cherchant à croiser son regard en signe de respect.

Je manque à toute politesse. Laissez-moi me présenter. Gauhar Lanis.

    N'étant point de ceux à céder si facilement à la familiarité, Aimar s'efforça de garder un visage affable et de ne guère se montrer irrespectueux en coupant la parole de l'orateur. Le corps aussi raide que possible pour ne point paraître avachi comme la plupart des furoncles assis dans les courtines, il sembla là aussi dénoter particulièrement dans la masse grouillante les entourant. C'eut été simplement les restes d'une éducation ô combien stricte n'ayant point laissé de place à la paresse. Un esprit sain dans un corps sain, tel avait été le crédo de son ancien précepteur aujourd'hui rongé par les vers. Toujours est-il qu'il lâcha un demi-sourire en entendant le vieil homme lui parler des Lames de Morguestanc. Comme les hommes devant la taverne croisés plus tôt, il n'avait guère fallu de temps au prêtre pour l'identifier. Une fois sa grossière grimace souriante terminée, le vieil homme le prit certainement en pitié. Suffisamment du moins pour lui donner son nom. Un nom, d'ailleurs, qui lui parut si familier que sa curiosité n'en fut que plus grande.
    — Appelez-moi Aimar, dit-il en lui tendant sa main boursouflée. N'ayez crainte, vous ne risquerez pas de me faire mal ni même d'attraper le mal qui m'accable.
    C'était un trait d'humour qu'il employait régulièrement avec les culs bénis et les habitants de l'Esplanade hésitant à lui serrer la main. Il ne s'offusquait plus, ce jour d'hui, de ne recevoir en échange qu'un long et pesant silence. Pour remédier à cette éventualité, Aimar accorda un bref regard au blason présentant une longue lame argentée, sur son poitrail. Cet emblème était connu de tous, car nuls n'ignoraient dès lors l'existence de cette corporation composée des deux plus grandes compagnies du duché.
    — Je suis bien une des Lames, reconnut-il aussitôt. Et vous, messire, mestre, père ? Vos engagements sont forts louables, surtout ici-bas et si loin de nos riches voisins. Mais je dois avouer que votre nom ne m'est pas tout à fait inconnu. Il m'a semblé l'avoir déjà entendu de la bouche de quelques souffreteux surpris à vanter les louanges d'un prêtre proche de ses ouailles et sillonnant les rues en quête d'esprits à réconforter.

L'individu empoigna la main du vieux prêtre en grimaçant ce qui devait être un sourire. Il était difficile de déceler quoique ce soit de ce visage fripé.

Appelez-moi Aimar. N'ayez crainte, vous ne risquerez pas de me faire mal ni même d'attraper le mal qui m'accable.

L'homme avait de l'humour. Le sourire de Gauhar se fit un peu plus franc, laissant même échapper un petit éclat de voix complice pour saluer le trait de son compagnon. Le boursoufflé poursuivit pendant que les deux hommes se serrait la main.

Je suis bien une des Lames. Et vous, messire, mestre, père ? Vos engagements sont forts louables, surtout ici-bas et si loin de nos riches voisins. Mais je dois avouer que votre nom ne m'est pas tout à fait inconnu. Il m'a semblé l'avoir déjà entendu de la bouche de quelques souffreteux surpris à vanter les louanges d'un prêtre proche de ses ouailles et sillonnant les rues en quête d'esprits à réconforter.
Appelez-moi, Gauhar. Ou Père, si vous voulez. Je n'ai jamais été très à cheval sur l'étiquette me concernant.

Il lâcha la main d'Aimar sans se départir de son sourire aimable. Il tourna son regard vers la petite foule qui se dispersait autour d'eux. Les commissures de ses lèvres se ressérèrent lentement, n'estompant pas complètement les rides du vieil homme.

N'est-ce pas la mission qui nous incombe ? Aider ceux qui en ont besoin et les guider en ces temps troubles ?

Gauhar tourna son regard vers le visage couvert de cloques de la Lame. Une détermination sans faille luisait dans ses prunelles bleu acier.

Je suis là où l'ont a besoin de moi. J'avoue être peu enclin à flatter les nobliauds de l'Esplanade pour recevoir l'aumône. J'ai même l'impression que cela va à l'encontre de mes prérogatives.

Il déploya son bras maigrelet pour montrer la place crasseuse qui leur servait de décor. De l'autre, il continuait de s'appuyer sur sa crosse tordue.

C'est ici qu'est le coeur de la Cité. C'est ici que les âmes souffrent le plus ...

C'est ici que les esprits les plus faibles et malléables sont à même de le rejoindre. Peut-être que cet homme au profil difforme en faisait parti. Derrière cette apparente assurance pouvait se cacher une fragilité qu'il pourrait exploiter un jour. Pas aujourd'hui, bien sûr, mais qui savait de quoi demain serait fait ?

Et vous, Lame ? Qu'est-ce qui vous amène en ces lieux oubliés des puissants ?

    Une étonnante simplicité semblait animer le vieux prêtre. Quelques instants plus tôt, pourtant, l'homme avait réussi à haranguer une foule tel un véritable Tribun de la plèbe. Il apparaissait désormais sous un nouveau jour; calme, à l'écoute et presque chaleureux, trouva l'écorché. Il se souvint soudainement d'un prêtre rencontré durant sa convalescence. Ce dernier avait veillé sur lui jours et nuits sans même prendre le temps de se reposer. En reprenant connaissance, l'homme était même devenu un confident capable de recevoir à la face moult insultes à longueur de journée. Sans ciller une seule fois, son guérisseur avait fini par devenir un véritable ami jusqu'à ce que la Fange les sépare... Dans cette basse-fosse sentant la mêlasse, en plein cœur de la cité, il sembla véritablement recouvrer un peu de cet homme empli de sagesse. Pour cette raison, sûrement, Aimar se laissa aller à l'esquisse d'un nouveau sourire difforme en l'entendant lui répondre.
    — Ce qui m'amène ? répondit-il, tout en cherchant une réponse correcte. Et bien, c'est ici que je vis et c'est ici que nous avons le plus à faire, même s'il m'arrive, contrairement à vous, d'arpenter l'Esplanade pour contenter nos riches seigneurs. Iceux ne souffrent point des mêmes tourments que ces pauvres ères, sourit-il à nouveau en regardant les miséreux les entourant. Mais, ce sont eux qui permettent aux Lames de survivre dans cette piteuse fosse.
    En continuant d'observer le prêtre, le demi-cuit se prépara d'ores et déjà à recevoir en retour quelques paroles à l'encontre du mercenariat. Les Lames jouissaient, en plus, d'une réputation à la fois glorieuse et sulfureuse. N'étant point aux ordres du Roi ni même une compagnie affiliée à la Milice, les libertés étaient bien plus propices aux débordements. Si les Lames fautives étaient punies, il était souvent bien trop tard pour ôter de la tête des habitants les piètres images suscitées. Alors, en bon compaing discipliné, Aimar allait et venait redorer le blason de sa maison afin de conserver la confiance des éventuels clients.
    — Nous aidons tous avec nos propres moyens, mon père. Certains par la prière, d'autres grâce à d'autres talents. Pour ma part, si je crois que les premiers permettent encore de ne point sombrer dans la folie, je pense aussi que les seconds permettent de conserver un peu de normalité dans ce monde qui ne souhaite plus de nous.

Toujours droit comme un i, le Brûlé grimaçait des sourires en jetant de brèves oeillades aux passants qui ne prêtaient dorénavant plus attention au vieux prêtre qui avait su les tirer de leur morne matinée quelques instants plus tôt.

Ce qui m'amène ? Et bien, c'est ici que je vis et c'est ici que nous avons le plus à faire, même s'il m'arrive, contrairement à vous, d'arpenter l'Esplanade pour contenter nos riches seigneurs. Iceux ne souffrent point des mêmes tourments que ces pauvres ères. Mais, ce sont eux qui permettent aux Lames de survivre dans cette piteuse fosse.
J'ignorais que vos quartiers se trouvaient au Labourg ... Et ne sommes-nous pas tous dépendant du nerf de la guerre ?

Etait-ce vraiment étonnant ? Qui de mieux qu'une bande de chiens de guerre pour tenir en respect la populace souffreteuse et mal assurée des bas-quartiers. Le moindre mécène des mercenaires pouvait ordonner une répression zélé sans que ça n'empêche directement la réputation royale. On blâmerait la vindicte des Lames, quelques débats auraient lieu en place publique pour calmer l'opinion et tout remprendrait son cours. Que la politique était nauséabonde pour qui en comprenait les arcanes. Aimar poursuivait, laissant Gauhar à ses réflexions amères.

Nous aidons tous avec nos propres moyens, mon père. Certains par la prière, d'autres grâce à d'autres talents. Pour ma part, si je crois que les premiers permettent encore de ne point sombrer dans la folie, je pense aussi que les seconds permettent de conserver un peu de normalité dans ce monde qui ne souhaite plus de nous.

Le prêtre se lissa la barbe une fois de plus en opinant du chef. Il leva pourtant l'index pour objecter à la remarque de son camarade du jour.

Il est vrai, chacun de nous doit s'acquitter de sa mission, à sa hauteur. Cependant, je ne pense pas que ce monde ne souhaite plus de nous. Au contraire même.

Gauhar plissa doucement les yeux, creusant des sillons plus profonds aux coins de ses yeux, scrutant une réaction sur le visage à la peau vitrifiée par les flammes.

C'est aujourd'hui plus que jamais que les Dieux souhaitent voir à quel point nous sommes dignes ! Ils nous mettent à l'épreuve, non pas pour que nous nous en contentions, mais pour que nous leur prouvions que nous pouvons faire face et changer. Savez-vous pourquoi les gens trouvent ces Fangeux, immondes ?

Il laissa une courte pause, étirant ses lèvres dans un sourire convenu. Il répondit lui-même à sa question.

Car ils sont le reflet de ce que nous avons montrés aux Trois depuis trop longtemps. La laideur de la famine, l'odeur répugnante de la corruption, la peur rampante de la mort pour ceux qui ne sont pas nés dans la "bonne famille". Les Fangeux sont le prétexte idéal pour que l'humanité s'unisse.

Gauhar cligna des yeux à plusieurs reprises avant de secouer la tête. Il posa le plat de sa main sur son front avant de la faire glisser sur ses cheveux blancs tirés en arrière.

Pardonnez mon emportement. J'espère ne pas vous importuner avec mes pensées que certains penseraient presque blasphématoires.