Musique

-Je pars.

Le vent glissait entre les feuilles, les faisant virevolter. Le vent glissait entre ses cheveux auburn, les faisant onduler. Adossée à l’arbre, elle ne se retourna pas, le regard perdu dans l’horizon.

-Tu n’essaies de me convaincre de rester ?

-À quoi bon ? Ta décision est prise, n’est-elle pas ?

-Oui.

Elle s’assit dans l’herbe, les genoux repliés vers le torse afin d’y poser sa tête. Ses grands yeux bleus se tournèrent enfin vers lui. Il s’assit, une jambe pliée pour soutenir son coude, le regard tourné ailleurs comme pour l’éviter.

-Tu sais pourquoi je suis entrée chez les filles d’Anür ?

-Pour contribuer à repeupler les terres de Langres, à ta manière.

-Oui, mais pas seulement. Je savais que notre sang était voué à s’éteindre avec toi et moi si je ne prenais pas une nouvelle voie.

-Je compte me marier un jour tu sais ?

-Tu pars guerroyer contre la fange Richard, qu’importe tes bonnes envies si demain tu rejoins les mânes de nos ancêtres.

-Je serai prudent.

-Ne penses-tu pas que notre famille était prudente ? Où sont-ils aujourd’hui ?

-Arrête, je n’aime pas que tu parles d’eux ainsi.

-Mais c’est pourtant la vérité, tu le sais. Je ne peux me raccrocher à ta bonne volonté, la grande faucheuse s’en moque. Voilà pourquoi j’ai fait ce choix, le choix de protéger notre lignée.

-Oui, mais les enfants que tu mettras au monde te seront retirés. Aucun d’eux n’aura connu nos origines, aucun d’eux ne pourra te parler de nos valeurs, de notre histoire, de nos parents et de leurs parents avant eux : de notre famille.

-Oui-da mais tu ne vois pas assez loin. Aujourd’hui je te regarde et je vois le portrait d’Oliver, je vois en toi sa grandeur d’âme ainsi que ses faiblesses, je vois en toi la bonté de Violette, la rigueur de Purnell et la sensibilité de Lefwen. Ne vois-tu pas que le sang que je transmets est aussi riche que nos paroles ?

-Je ne puis prétendre voir aussi loin que toi, non.

-Alors fie-toi à mon regard, je sais que tu me fais confiance.

Il ne dit rien, comme pour réfléchir. Et finit par acquiescer tacitement.

-Tu ne m’en veux pas d’agir ainsi ?

-Non. Comme je te l’expliquais, nous avons chacun notre rôle à jouer. Je vais porter des enfants justement pour que toi, à l’inverse, tu puisses porter nos valeurs. Nous avons chacun nos combats.

-Je ne suis pas sûr de comprendre mais… je veux bien te croire.

Elle s’approcha de lui pour l’enlacer, Richard ne le remarqua pas mais elle tremblait légèrement. Ils restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre, peut-être pour la dernière fois.

-Richard ?

-Oui ?

-Malgré tout ce que j’ai dit… j’aimerais que tu sois prudent.

-Aurora, je te le promets.

Musique

Agenouillé devant le ponton, Richard remplit la flasque d’eau de mer. Il aurait bien aimé observer l’horizon une dernière fois avant son départ, peut-être simplement pour s’imaginer Anür l’observant en retour. Mais en ce matin de Mai, saison pourtant clémente par nature, le brouillard enveloppait Marbrume tel un épais manteau gris. Se relevant pour quitter ce lieu et rejoindre la caserne, le jeune homme se retrouva masqué par une vague de brume fraîche. En cet instant un léger malaise l’envahit à mesure qu’il évoluait dans cette expérience surréaliste, ce labyrinthe humide le coupant du monde. Mais bientôt ses pieds reconnurent le pavage de l’allée principale, laissant derrière lui le port et le monstre nuageux qui l’habitait.


-C’est ta première vadrouille ? L’interrogea Osmon.

Richard referma son sac de jute après s’être assuré une énième fois que tout y était, il se retourna pour faire face au rouquin. Dormant dans le même secteur, c’était le seul membre de sa nouvelle coutilerie qu’il avait rencontré.

-En effet.

-Bon te bile pas, c’est Maz’ notre coutilier. Il est pas du genre à se deconfier en plein marécage et puis il connaît son boulot, c’est un bon traqueur.

-Tu as déjà accompli des missions à son acompte ?

-Quelques une oui, il est pas jouasse mais ça tombe bien les couilles ça vaut plus que les sourires dehors si tu veux mon avis. Il sauta du coffre qui lui servait de perchoir. Tiens viens, lui et les autres vont sûrement pas tarder à nous rejoindre dans la cour.

-Et vous avez tués beaucoup de fangeux ? Demanda Richard en lui emboîtant le pas.

-Ouais ouais, trois figure toi. Le premier on l’a retrouvé dans une grotte avec une patte cassée. Les deux autres ont les a truffaudés de flèches depuis une colline. Mais t’inquiète pas on les croise pas souvent et c’est rare qu’on ait l’ordre de les approcher, ils veulent pas qu’on agrandisse leurs rangs pour rien tu vois. Souvent on doit plutôt faire les éclaireurs, je dis pas qu’on se chie pas un peu dessus par moments mais se faire payer quelques écus de plus pour rester planqué moi ça me va.

-Pour rester planqué ?

-Si on peut pas se tailler avant qu’ils arrivent, oui.

Arrivé devant la cour principale, proche de la sortie et en direction des portes de la ville, les attendait un curieux trio. L’homme en son centre, le plus âgé portant une épaisse moustache poivre sel, les alpagua d’un ton cynique :

-Bienvenue la bleusaille dans ma coutilerie. Suivez-moi si vous n’avez rien à perdre.

Musique

Premier jour :

-Les traces pointent dans cette direction. Chuchota Vincent.

-On se sépare ? Questionna Richard.

-Oui, je vais passer par les buissons tandis que tu contourneras par la colline.

Il acquiesça d’un signe de tête, limitant ses paroles. Avant de se quitter, Vincent porta sa main à l’épaule de son compagnon. Un geste qui ne signifiait qu’une chose : « Bonne chance ».


À plat ventre, Richard rampait lentement jusqu’au sommet du talus de terre. S’efforçant d’éviter les brindilles ou feuilles mortes, sa progression lui parut d’une longueur extrême. Mais les efforts en valaient la peine. Sa position était parfaite, à trente mètres de lui se trouvait sa cible. Elle ne l’avait pas repéré.

Il se releva doucement, un genou à terre, en position de tir. Il décrocha son arc et encocha une flèche.
« Respire. Vise un peu au-dessus de la tête, tu toucheras la gorge. » Lui avait dit Vincent. Il porta son regard sur la créature. Arma son arc au-dessus de celle-ci. Tendit la corde. Tira.

La flèche fendit l’air, provoquant un sifflement stridant. Elle s’enfonça à pleine vitesse dans un chêne, ratant d’une bonne vingtaine de centimètres son objectif. Brusquement, la créature se retourna et plutôt que de s’enfuir, fonça. Richard ne l’avait pas prévu.

Vingt mètres. Sa main plongea dans son carquois pour en puiser une seconde flèche. Quinze mètres. Il encocha cette dernière, la corde tremblait tout comme sa main. Dix mètres. Il releva la pointe de l’arc, visant avec autant de précision qu’il le pouvait. Cinq. Il respira. Trois…

Une flèche se logea dans son œil droit, lui faisant perdre son élan. Le cerf s’écroula lourdement au sol, mort sur le coup. Richard se releva en haletant, réalisant à peine qu’il avait évité une charge de plein fouet. Vincent qui l’avait sauvé de justesse, émergea du buisson.

-Vise UN PEU au-dessus, pas complètement au-dessus ! Tu étais bien parti pour toucher le ciel oui ! Tu vas bien ?

-Je t’avais dit que je préférais l’épée. Parvint à articuler Richard, une main posée sur son cœur affolé.

-Et tu l’as amplement démontré nigaud ! Mais tu crois vraiment que ça se chasse au fer ce gibier ?

-Remarque que je fais un très bon appât Vin. Merci de m’avoir sauvé, je saurai m’en souvenir. Ajouta-t-il sur un ton plus sérieux.

-Le repas qu’on partagera ce soir avec les autres me suffira comme récompense. Peut-être bien la dernière fois qu’on aura l’occasion d’en profiter d’ailleurs.

-Il y a moins d’animaux dans les marais ?

-Oh non au contraire, ils sont bien plus nombreux.

-Alors pourquoi ?

-Parce que ça va devenir trop dangereux de chasser.

Musique

Quatrième jour :

Gavon avait été le premier à repérer le tour de guet. Richard et lui étaient partis en éclaireur quelques kilomètres à l’ouest de leur camp. Elle était située en plein centre d’un champ sauvage, permettant aux soldats de voir venir au loin les éventuels ennemis. Les deux hommes savaient cependant qu’ils ne trouveraient aucune âme vivante en ces lieux : À en juger par les vignes recouvrant la pierre, la porte enfoncée et rongée par les verres, l’herbe poussant sur le chemin de terre, abandonné était cette tour solitaire.

-Nous devrions rentrer et prévenir les autres. Déclara Richard.

-Et dire quoi ? Y a rien à dire. Répondit sans laisser de place à la discussion le grand homme chauve.

Sans un mot il entra dans la bâtisse. Le jeune milicien hésita un instant, puis finit par le rejoindre. Les interstices entre les pierres laissaient s’écouler un soleil léger, éclairant naturellement le grand corridor vertical. Les marches de bois avaient été rendu inutilisable par la moisissure, observa l’ancien charpentier. Gavon l’appela d’un coup de la main avant de lui pointer du doigt ce qui gisait dans le coin de la pièce.

-On dirait bien qu’il est mort d’une chute. Remarqua Richard en se penchant vers le squelette poussiéreux.

-Sûrement tombé d’la haut. À voir l’uniforme c’te un soldat d’avant la Fange.

-On devrait l’enterrer afin qu’Anür puisse l’accueillir. L’âme de ce malheureux doit errer depuis des années…

-Pas d’pelles, ça sert à rien.

-Alors brûler ses restes, ce n’est point compliqué ça.

-Nan, on est plus à Marbrume la bleusaille, tu sais pas les saloperies que la fumée va attirer par ici. Puis y a aut’chose, les groupes de vigies y sont trois d’habitude. Tu vois trois cadavres toi ? Sont passés où les deux autres ?

-Ils ont peut-être tout simplement fui, on ne peut savoir.

-Ptet bien, ptet pas. Ptet qui sont du côté d’la fange maintenant. Moi j’reste pas ici pour creuser mon propre trou. S’apprêtant à partir, il se fendit d’un sourire glacial. Maintenant on va rentrer prévenir les autres. Y a un truc à dire : y sont pas loin les salopiauds.

Agenouillé seul devant la dépouille, Richard se sentait tiraillé. Une sensation étrange l’envahissait à mesure qu’il déchantait de l’idée qu’il s’était fait de cette croisade. Un sentiment de malaise probablement, pas encore de peur.

« Je reviendrai veiller à ce que tu puisses reposer par-delà la vie. Une fois ma tâche terminée je reviendrai. Je te le promets. »

Musique

Sixième et dernier jour :

Mazdav, chef de coutilerie, déclara d’un ton unanime.

-Ouep, c’est bien un fangeu.

Les cinq hommes étaient postés au-dessus d’un plateau rocheux, leur laissant l’opportunité de scruter l’horizon. En face, un champ recouvert de mauvaises herbes faisait office de chemin jusqu’aux marécages s’étendant sur des kilomètres à la ronde. À l’orée des arbres biscornus et des tourbières putrides, se trouvait une forme humanoïde, longeant ce territoire qui était le sien.

Une femme. Ou du moins semblait-elle l’être, habillé de guenilles déchirées, sa peau était d’un beige malade, son regard était d’un vide gris, ses cheveux rares étaient poisseux et décolorés. Mais c’était surtout sa blessure ouverte qui indiquait la nature de cette créature : sa mâchoire inférieure avait été entièrement arrachée.

La main de Richard se porta instinctivement sur son fourreau. Une boule se forma dans sa gorge, mais un lion criait dans son cœur. Il était temps.

-Quel est notre plan d’action ?

-Plan d’action ? On est pas là pour ça gamin, on va se retirer discrètement et noter la direction de leur avancée. On va longer les marais et faire ça pour les quelques saloperies qu’on croise puis on va pouvoir se tailler pour rentrer au chaud.

-Et retrouver un lit douillet. Ajouta Vincent.

-Et catins. Commenta Osmon.

-Et l’argent sonnant et trébuchant. Conclut Gavon

-On va laisser ce monstre en liberté ? La voix de Richard tremblait involontairement d’indignation, pointant du doigt le fangeu qui n’était plus qu’à une centaine de mètres.

-Exactement.

Les quatre hommes se retournèrent, prêt à suivre une nouvelle direction. Peut-être Vincent aurait pu convaincre Richard d’abandonner son idée, s’il avait perçu son regard déterminé. Peut-être Osmon aurait-il compris son intention, s’il l’avait vue dégainer son épée puis y vider le flacon d’eau de mer. Peut-être Gavon aurait pu l’attraper, s’il avait eu le temps de le voir sauter du surplomb rocheux. Peut-être Mazdav aurait pu lui ordonner de revenir, s’il avait simplement choisi un autre moment pour consulter sa carte.

La réalité fut tout autre : Richard chargea.

Hébétés, ses compagnons n’eurent d’autres choix que d’observer l’inévitable se produire en une fraction de seconde.

-Oh le con… Chargez ! Chargez !!! Brailla le chef de la troupe, prit au dépourvu.

Ne sachant que trop bien à quel point la fange était mortelle pour un seul individu, il avait d’instinct décidé de se porter au secours de l’effronté. Tous ensemble après tout, même mal préparés, avaient-ils peut-être une chance de s’en sortir indemne face à cette engeance.

Deux autres fangeux sortirent des marais.