Les bons comtes font-ils de bons amis ? (PV)

Marbrume
Esplanade, Manoir Santenoque
20 mars 1167

Les mains jointes dans son dos -ou derrière sa bedaine proéminente selon les versions- Pépin observait les convives qui s'agglutinaient dans l'arrière-cour du manoir. Il avait fait dressé des tables éphémères sur des tréteaux afin de servir de petites douceurs sucrées et salées. Les gens de maison allaient et venaient depuis les cuisines pour sustenter les invités. Les Trois avaient été clément, laissant les nuages se dissiper pour offrir quelques rayons de l'astre diurne qui réchauffaient un peu l'atmosphère. À dire vrai, cette petite sauterie se passait à merveille. Nobliauds et grands bourgeois s'étaient précipités chez lui lorsqu'il avait fait courir le bruit d'une réception visant à développer entente commerciale et rencontre entre gens de bonne éducation. Il aurait évidemment préféré éviter la présence des habitants de Bourg-Levant, qui n'étaient rien de plus que des pauvres avec de l'argent, mais à Marbrume, il était bien difficile de donner la sensation de foule en se contentant du noble sang. D'autant que la Fange avait profité à quelques gueux qui avaient dorénavant plus de propriété que certains noms prestigieux du Royaume de Langres. Il fallait vivre avec son temps et s'il fallait s'acoquiner avec quelques arrivistes et pouilleux en bas de soie, il le ferait sans trop montrer son dégoût. Après tout, si l'argent n'avait pas d'odeur, il pourrait faire fi de celle de celui qui lui apporte.

Aux côtés de Pépin, Bakshish, son intendant à la peau brune, fardé comme à son habitude, lui soufflait le nom des convives qui déambulaient en petits groupes bourdonnant de conversations anodines. Là un descendant d'une obscure baronne à la jambe folle, ici une famille de tapissiers ayant connu la fortune en recevant les faveurs de la famille royale, ici encore, un bijoutier qui réalisait les coiffes des Hautes Prêtresses d'Anür. Tous ces visages et ses noms, Pépin les auraient oubliés le soir même, ces gens étaient venus se faire voir mais son but premier était d'être remarqué. Le nom et le blason des Santenoque avaient déjà une petite réputation, notamment dans la négoce. Pépin voulait que cela devienne LA meilleure réputation de Marbrume. Pour cela, il fallait lier vie mondaine, organisation de qualité et succès dans les affaires.

Remarquant un homme à la mine quelque peu figé, voir taciturne, Pépin le désigna d'un rapide coup de tête en se penchant vers Bakshish.

Et cet olibrius, là, qui tire une tronche de plusieurs kilomètres de long ?

Les yeux noirs de l'homme au turban parcoururent la foule l'air de rien, saisissant au passage le nom du convive qui intéresé son Maître.

Le comte de Boétie. Sa famille semble ploche de celle du Loi mais ...
Très bien ça ! Donnez-moi une coupe.
Attendez, Maîtle, je dois vous dile ...
Plus tard, mon brave. Plus tard.

Pépin fit faire des va-et-vient à sa main, signifiant clairement qu'il n'écoutait déjà plus ce que l'intendant avait à dire. Bakshish saisit une coupe sur la table qui avait été dressé à ses côtés et la tendit à Pépin qui l'attrapa au vol, avant de se diriger vers sa cible. Dans une série de jappements excités, Pépette, qui s'était dissimulé sous une nappe, montant la garde dans l'ombre, prête à sauter à la gorge du moindre malotru qui oserait s'en prendre à son Maître ... Pépette donc, sautilla à la suite du comte obèse et vint s'asseoir à ses côtés lorsque ce dernier s'arrêta face à un autre humain.

Votre Honneur, soyez le bienvenu chez moi ! Permettez-moi de vous faire goûter ce petit vin de coteaux du Sud, produit sur les terres de mes ancêtres.

Pépin tendit la coupe vers son invité, un petit sourire aimable étirant les plis que le gras formaient sur son visage.

Mais qu'allais-je faire en ce lieu ?

Je ne cessais de me ressasser cette question. Moi qui tenait en horreur les « festivités » dont avait le secret la haute société de Marbrume, me voilà volontairement pris au piège, isolé au cœur d'une foule hostile m’assaillant de mondanités de tout sorte ! Horreur ! Y avait-il sort plus misérable que le mien ?

C'est l’Infortune, et uniquement l'Infortune, qui a guidé mes pas jusqu'ici. Vivre en retrait comme je l'ai jusqu'à présent fait ne m'a attiré que malheur et misère financière. Se sociabiliser, se mélanger au grand monde, voilà une bonne manière de nouer des contacts, de rompre la solitude, de trouver de généreux mécènes prêt à soutenir l’œuvre artistique d'un esprit brillant tel que le mien.

Mais pourquoi fallait il que ces olibrius soient aussi ennuyeux et imbus d'eux mêmes ? Serait-ce là chose intrinsèquement lié à leur essence ? Même les belles dames de l'aristocratie, délicieuses créatures dont je succomberai volontiers au charme, ne semblaient brasser que choses creuses et sans intérêts, prêtant uniquement attention aux ragots de cour (« est-il vrai que la nièce du Roi se prostitue dans les bordels de Bourg-Levant ?»). Si je ne suis pas insensible aux commérages, n'en faire qu'un unique sujet de discussion m'exaspère au plus haut point. Et mon désespoir n'est que plus profond lorsque je constate que les belles plantes de la noblesse ne prêtent aucun intérêt aux savants récits que je leur propose ! Ce n'est point la Fange mais le désintérêt et l'abrutissement de nos semblables qui entraînent notre lente disparition, à nous autres penseurs. Inexorable et cruelle fatalité !

C'est donc, las, que je me retirai à l'écart de la foule, maugréant quelques mots inintelligibles. Cette réception aurait été une véritable déception si le maître des lieux n'avait pas bon goût en matière de pâtisserie et autres sucreries, les plus succulentes que j'ai pu dévorer depuis de nombreuses années.

Malgré tout, la bonne chère ne suffisait pas à me mettre en joie. Et ledit maître des lieux semblait l'avoir remarqué. Car qu'elle ne fut pas ma surprise quand l'homme le plus gras que j'eus vu de ma vie s'avança, d'un pas étonnamment gracieux et distingué, en ma direction. Accompagné d'un petit canidé au regard mauvais et jaloux, l'excentrique personnage vint m'aborder en grande pompe. Tenant un verre à la main qu'il me tendit de bonne grâce, l'homme à la bedaine me scrutait de ses deux yeux porcins, guettant visiblement ma réaction à son honteuse flagornerie.

« Messire, vous me faites trop d'honneur à vous adresser ainsi de la sorte à un pauvre homme tel que moi », répondis-je dans une révérence sommaire. « J'accepte néanmoins volontiers le breuvage fermenté selon l'art ancestral de vos gens, car le gosier m'irrite » .

Tout en prenant et en buvant avec élégance le nectar ainsi proposé, je remarquais la présence d'un homme à la peau sombre aux côtés du seigneur de Santenoque, ce qui m'intrigua fortement, tant les Orientaux étaient rarissimes en nos contrées.

« Vous ne vous êtes point vanté en vain, cher ami, sur le goût de votre boisson ; voilà bien longtemps que je n'avais pas bu un aussi bon vin », le complimentais-je sincèrement. « Mais dites moi, cher Comte, quel faste ainsi déployé ! La richesse, qui fait défaut à bon nombres d'entre nous, sang-bleu désargentés, ne semble point vous manquer. J'ai cru comprendre que vous étiez habitué à organiser pareilles festivités. Quel est donc votre secret ? »

Le bonhomme resta interdit pendant une poignée de seconde. Il observait le galbe retentissant du Santenoque avec des yeux presque hagard (probablement époustouflé par le galbe retentissant de la silhouette du Dauphin d'Or ; oui il faisait cet effet là parfois)

Messire, vous me faites trop d'honneur à vous adresser ainsi de la sorte à un pauvre homme tel que moi. J'accepte néanmoins volontiers le breuvage fermenté selon l'art ancestral de vos gens, car le gosier m'irrite » .

Pauvre ? Qui était pauvre ? ...Comme quoi il n'était pas muet et son visage fermé et triste s'était tordu pour former un sourire maladroit. Il envoya une bonne lampée de vin dans le fond du gosier avant de se livrer à quelques compliments attendus.

Vous ne vous êtes point vanté en vain, cher ami, sur le goût de votre boisson ; voilà bien longtemps que je n'avais pas bu un aussi bon vin.

Un petit gloussement appréciatif salua les mots aussi sucrés à l'oreille que le breuvage l'était aux papilles.

Mais dites moi, cher Comte, quel faste ainsi déployé ! La richesse, qui fait défaut à bon nombres d'entre nous, sang-bleu désargentés, ne semble point vous manquer. J'ai cru comprendre que vous étiez habitué à organiser pareilles festivités. Quel est donc votre secret ?

Désargenquoi ? Où ça ? Qui ? Où ? ... Pépin sourit en observant un bref instant le Comte de Boétie, se refusant à comprendre. Nooon ? Le regard fila bien vite vers Bakshish qui déglutit avant de baisser les yeux sous la pluie d'éclairs qui semblaient jaillir de ceux de son Maître. Quelle fausse joie ! Et maintenant, il ne pouvait pas envoyer péter son invité comme ça, sans raison et se retrouvait piéger à devoir faire la conversation avec un noble moins riches que les pauvres argentés de Bourg-Levant. Mais où allait ce monde ?

Je ne dirais pas être un habitué.

Pépin se détourna de son intendant basané pour afficher un sourire poli en s'adressant à son invité.

De temps à autre, j'aime à recevoir les gens de bonne nature et de bonne compagnie. Malgré tous les évènements des dernières années ayant mis en péril nos traditions et nos habitudes, il me paraît important de tenter de conserver une vie sociale active.

Il but une gorgée de vin. Sa gorge aussi devenait sèche. C'était à croire que le contact avec les gens sans argent le rendait malade. Malgré tout l'inconfort de la situation, il parvenait à garder un visage jovial et aimable. Après tout, même sans richesses, le nom avait peut-être encore un peu de poids auprès des pontes du Château. Il ne fallait pas froisser le bonhomme.

Et pour répondre à votre question, mon "secret" ...

Il mima les guillements avec son index et son majeur tout en parlant.

... n'est autre qu'une idée lumineuse de mon grand-père et de mon père. Ils étaient fascinés par la mer et ses richesses et ont tôt fait d'investir une partie de notre patrimoine dans le développement portuaire. D'abord à Santenoque, puis à Marbrume lorsqu'il fallut moderniser les quais. Lorsque j'ai hérité de mon titre, j'ai également pris en main les affaires et dans le marasme complet qu'a causé l'arrivée de la Fange et de ses mignons, posséder une partie non-négligeable de la source de nourriture la plus sûre de la ville a profité à ma trésorerie. Un mélange de bon placement et, il faut l'avouer, d'un peu de chance. Et vous, quelles sont vos occupations si loin de la Boétie ?

Un grouillot portant un large plateau couvert de pâtisseries passa à portée de regard et de main de Pépin. La belle affaire ! Quand il était stressé, le Comte aimait manger. D'un petit signe du doigt, il fit approcher le jeune homme au faciès disgrâcieux d'adolescent et se saisit d'un petit chausson doré. Il se tourna vers son invité.

Avez-vous goûté ces petites merveilles à la compote de framboise ?