Toujours la pêche... aux renseignements (PV Margaux)

18 Mai 1167
Marbrume

Cela allait bientôt faire une petite semaine qu'une curieuse rencontre s'était déroulée le long des quais du port. Le patron de la Compagnie Ribadier, Erasme de son prénom, avait il y a quelques jours de cela organisée une action de charité sur une des places du Goulot, où il avait entrepris de recruter des travailleurs pour renforcer ses effectifs, et in fine, envoyer ces gens dans le comptoir marchand qu'il projetait d'établir hors de Marbrume. Solidement encadré par les marins de sa compagnie armés de triques pour assurer un semblant d'ordre, la distribution de soupe, consistant en une quinzaine de marmites chargées sur une charrette, avait pu se dérouler sans trop d'agitation.

Naturellement, à l'idée de devoir sortir de Marbrume, la plupart des crèves-la-dalle du Goulot avaient fait demi-tour, sachant qu'il fallait voyager hors de la ville avec les fangeux à éviter tout du long de la route. Pourtant, il était revenu au port avec une quarantaine d'hommes, femmes et enfants, peut-être un peu plus courageux ou inconscients que les autres. Tout ce petit monde se trouvait à présent logé dans ses entrepôts, et prenait une part active dans la marche de l'entreprise. Les hommes aidaient pour l'instant sur les navires, quand femmes et enfants devaient aider au salage et au dépeçage des poissons. Le patron, ainsi que son second, savaient pertinemment que tous n'étaient sans doute pas irréprochables. Certains devaient même avoir à détaler très vite hors de Marbrume pour éviter certaines personnes peu recommandables du Goulot. Tout le monde filait droit, étant bien clair que quiconque causerait le moindre trouble serait immédiatement renvoyé. Ces gens avaient l'estomac plein, et une porte de sortie, que ce soit de Marbrume ou de la misère. La moindre des choses était de ne pas mordre la main qui les nourrissait.

Un peu accaparé par la mise au travail de ces gens dans sa compagnie, le bourgeois n'avait pas eu le loisir de revoir la fillette qui était venue le trouver et lui avait indiqué la place où se rendre. Cette histoire de taverne lui était restée dans un coin de la tête, et il avait donc été trouver le vieux Jean. C'était un vieillard un peu malingre, dans la compagnie depuis sûrement bien trop longtemps. Il avait connu Erasme, son père avant lui, et encore avant son grand-père. Il ne travaillait plus depuis des années, mais ses fils, eux étaient dans la compagnie, ainsi que quatre de ses petits fils. Erasme avait toute confiance en lui, et il lui avait remis une petite bourse en cuir en lui demandant de se rendre dans le Goulot. C'était un vieux marin désabusé, ravagé par l'âge, qui se trimbalait toujours avec un vieux manteau élimé. Il rôdait partout. C'était son passe-temps depuis que la ville s'était retrouvée en état de siège. Il arpentait souvent les différents quartiers, en laissant traîner ses oreilles. C'est lui qui ramenait les trois quarts des ragots de la ville à la compagnie.

Le vieux s'était éloigné avec des consignes claires. Aller dans le Goulot, et s'approcher de la taverne du Cochon qui pète. Si cela ne semblait pas démesurément périlleux, y entrer, et boire un coup, tout en jaugeant la faune qui s'y trouvait, et repérer si la gamine rousse était toujours sur place ou non. Si elle se trouvait là, voir comment elle était traitée. Comme elle avait dit au marchand qu'elle pouvait lire, celui-ci avait pris soin d'écrire un petit mot. Il devait le lui remettre discrètement. Et pour ce faire, il avait mis au point un petit stratagème de son crû.

Après une marche qui lui avait pris un bon moment, et nécessité quelques pauses, le vieux Jean s'était arrêté devant l'auberge, avant de s'appuyer contre un mur, à la façon d'un vieillard qui reprenait son souffle. Ce qui n'était d'ailleurs pas bien loin de la réalité. Mieux encore, avec sa dégaine peu soignée, il ne détonnait même pas dans ce quartier mal famé. Dès lors, il n'avait plus qu'à ouvrir grand les yeux et les oreilles pendant un moment.

En cette fin d'après-midi, tout était encore plutôt paisible près de la taverne miteuse du Cochon qui pète.

Les mendiants quémandaient toujours leur pitance dans les rues environnantes, et quelques marchands vendaient un peu de nourriture frugale derrière leur étal. Un chat vint poursuivre, devant le vieil homme, une grosse souris, tandis qu'un homme sortait de l'établissement d'un pas pressé.

D'une stature moyenne, vêtu de chausses vertes et d'une chemise grisâtre mais propre, ses cheveux enserrés dans un bonnet de jute chiffonné, il vint parler assez rudement à un des mendiants, lui glissa discrètement une petite pièce, avant de se diriger vers l'entrée à nouveau, s'arrêta en considérant le nouveau venu, tandis qu'un cri bref émanait de l'intérieur de la bâtisse.

Son visage rude, marqué d'une grande cicatrice de morsure, était buriné par le soleil. Son front ridé par les ans se plissa lorsqu'il offrit un sourire commercial au contact d'Erasme.

- "Hé, l'ami... Entre te désaltérer un coup, si t'as trop trop marché. La soirée va bientôt commencé, on parie du fric ici. On accepte les bijoux aussi, si t'en as à proposer. Et si tu veux une gât'rie, on a des filles, tu verras, ça vaut l'détour ! Allez, t's'ras l'bienvenu !"

Familièrement, l'adulte lui fit une accolade, rentra dans le bâtiment, tandis que quelques clients s'approchaient également de la taverne pour y pénétrer.
En somme, rien de plus banal. La soirée s'annonçait comme toutes les autres dans cette rue malfamée : mauvaise bière, prostituées et jeux d'argent. Quoi de plus simple ?

La rue était crasseuse. C'était bien loin des jolies rues de Bourg Levant, ou des quartiers où les gens honnêtes essayaient de vivre à peu près bien. Non, là, on sentait bien que les couches les plus basses de la population s'était comme donné rendez-vous pour s'agglutiner en un point délaissé de la ville, et d'y vivre comme des animaux. Le vieux Jean avait beau avoir été un simple marin toute sa vie, même lui voyait bien que bien des choses ne tournaient pas rond dans ce quartier. Il avait vu bien des rues populaires, mais là... C'était bien au delà du simple mal famé. Mais le vieillard savait pourquoi il était là. Toujours appuyé contre son mur, il semblait souffle comme un veau.

Il fut tirer de sa récupération par la voix d'un homme qui l'invitait à entrer. Une bonne sale gueule comme on en voyait peu, surtout avec sa cicatrice. Il s'était fait mordre par quoi ou qui ce corniaud-là? Ce n'était pas vraiment le genre de gars qu'on suivait en toute confiance et les yeux fermés. Il donnait d'avantage envie de mettre sa main sur sa bourse pour voir si elle était bien toujours là. Cependant, entrer, c'est ce qu'il voulait. Et puisque à présent, il y était invité, c'eut été fort dommage de rejeter une invitation si gentiment formulée. Le vieux Jean se redressa donc tranquillement, et il essuya d'un revers de main les gouttes de sueur qui perlaient déjà à son front. Il regarda la taverne et finit par lâcher:

"Ouais, faisons ça... Un coup à boire fera pas d'mal. On verra bien si les gueuses sont girondes et pas trop vérolées."

Se remettant d'aplomb, le vieux marin alla jusqu'à la porte en traînant un peu des pieds pour la forme, et il entra. La fameuse taverne du Cochon qui pète s'offrait à sa vue , lui dévoilant un intérieur des plus rustiques. Si l'extérieur n'était pas forcément des plus engageants, l'intérieur ne donnait pas bien plus meilleure impression. L'endroit avait tout d'un bon coupe-gorge. Une fois dans la salle, il alla se chercher une table libre et il s'assit en poussant un soupir de soulagement assez profond. Son vieux dos coinçait encore, et se reposer aller lui faire le plus grand bien. Il entrouvrit son manteau et alla chercher quelques piécettes qu'il laissa devant lui avant d'apostropher une serveuse:

"Hep! Par ici petite! Apporte une pinte de bière, ou un pichet de ce que vous avez de buvable."

En attendant que de quoi lui rincer le gosier arrive sur sa table, il s'était laissé retomber contre le dossier de sa chaise avec un air un peu éteint. C'était le moment d'ouvrir grand les yeux et les oreilles. Le patron lui avait filé de quoi donner le change, avec assez d'argent pour se payer quelques pintes et même se payer une fille. Il était parti avec la ferme intention de tirer son coup aux frais de la compagnie, mais à présent qu'il était là, il se demandait si c'était une bonne idée. Il attendait encore de voir de plus près si c'étaient de sacrés laiderons, ou de la jouvencelle appétissante. Mais son regard vagabondait déjà de table en table, et surtout, il cherchait des yeux des gamins. Le chef avait dit une petite rouquine, ou un gamin. Louis. Ca l'avait marqué, surtout en pensant au Gros Louis.

La taverne était paisible. Seuls quelques ivrognes picolaient déjà leur mauvaise bière, en crachant de temps en temps des glaviots jaunâtres sur le plancher crasseux, tandis que la serveuse, une fille d'une trentaine d'années au visage aigri et boutonneux, se dirigeait sans hâte vers la tablée du vieil homme.

Elle lui offrit un sourire édenté tandis qu'elle déposait le bock, avant de s'éloigner en roulant des hanches épaisses. En chemin, elle fit signe à une pute, une jeune femme déjà ridée, toute blonde et décoiffée dont l'échancrure de sa chemise de lin dévoilait une poitrine maigre et déjà pendante. Cette dernière éructa un mot grossier avant de lever les yeux au ciel, fixant ensuite les clients de la taverne de ses yeux gris.
Deux hommes, dont celui à la cicatrice au visage, commençaient à jouer aux cartes sur une table tout en surveillant les filles des yeux.

En somme, rien d'anormal ; et aucun enfant en vue.

Sur un mouvement de tête appuyé de ce qui semblait être le maitre des opérations, la jeune créature au décolleté plongeant finit cependant par s'approcher du vieillard, avant de s'installer carrément à côté de lui sans demander l'autorisation.

- "Salut... J'm'appelle Line. Et toi ? J't'ai jamais vu ici. T'as entendu parler d'mes charmes, hein ? Chuis la meilleure pour donner d'plaisir là.. on t'en as pas r'senti.. d'puis longtemps."

Elle ricana, frottant sa poitrine à son bras, sourit en dévoilant des dents déjà bien jaunes. De près, il pouvait voir ses lèvres sèches, et des hématomes légers sur ses épaules et sur son cou.

- "C'est pas cher, t'sais. Pour cinq sous, j'te r'dresse ton bâton et t'seras d'attaque après, s'tu veux jouer aux cartes. Chuis ton porte-bonheur ! Pour rien qu'cinq sous !"

La jeune femme se cambra, mais continua de le fixer d'un air goguenard.

Le vieux Jean s'était installé et avait commandé à boire. Il vit se lever un fameux laideron qui lui apporta sans hâte un bock. D'un côté, il avait soif, mais de l'autre, il se demanda si ce qu'il y avait là-dedans était réellement buvable. Vu l'endroit, il y avait tout de même un petit risque de choper une bonne chiasse en trempant les lèvres dans n'importe quel récipient de cette taverne. Pour autant, le vieux en avait vu d'autres dans sa chienne de vie, et il n'était pas bégueule. Des tavernes crasseuses dans les ports, il en avait eu son lot avant que la fange ne fasse de Marbrume le seul port encore fréquentable. Coup de chance pour lui, c'est là qu'il avait toujours vécu. Finissant par hausser les épaules, il avait attrapé la chope et avait descendu une grande goulée. De toute façon, si ça entrait, ça finirait bien par ressortir.

Juste après, il vit arriver une blonde mal fagotée qui vint prendre place à côté de lui et se coller à son bras. Par le passé, il aurait pu l'éconduire, mais les temps étant ce qu'ils étaient... Il la laissa faire et fit signe à la serveuse de revenir avec de quoi boire pour la dénommée Line. Regardant cette catin bon marché, il se plongea dans la contemplation de sa chope un instant, avant de laisser son regard courir à travers toute la salle. C'était presque trop calme au vu de ce que le patron avait pu évoquer avant de l'envoyer se perdre dans ce trou à rats. Le vieux Jean se retourna alors vers la fille.

"Bois déjà un coup. Cinq sous, j'suis sûr que t'en mérites bien sept ou huit. Une belle fille comme toi... On va voir ça tout à l'heure, hein? T'es prête à les gagner?

Par contre, c'est toujours aussi calme ici? J'aurais cru qu'un beau brin d'fille comme toi serait déjà en main à c't'heure d'la journée."

Le vieillard but une nouvelle rasade du breuvage qui avait de quoi faire grimacer, mais là encore, il avait enduré pire. Il garda sa chope à la main, et souffla dessus, comme s'il avait escompté la rafraîchir un brin, en pure perte bien évidemment. Puis il poussa un profond soupir, en affichant une mine des plus désabusées. Il se mit à fouiller dans son manteau et en ressortit un parchemin crasseux et plié en quatre qu'il regarda en soupirant de nouveau et encore plus bruyamment. Il avait l'air réellement attristé. Il triture nerveusement un rebord du message, et il en mit un gentil coup sur le nez de la blonde avant de lui dire avec un sourire triste:

"Dis voir, ma belle... J'ai mes deux crétins d'gamins qui sont partis y a bien un mois avec un convoi pour l'Labret. Un gars qu'ils connaissent m'a ramené c'machin, mais j'suis complètement infoutu d'le lire moi! C'est sûr qu'ils ont du l'faire écrire par quelqu'un, et qu'il a du s'passer quelque chose là-bas... P't'être même quelque chose de grave, tu vois?
Tu saurais pas lire toi, hein?

S'tu connais quelqu'un qui sait lire c'machin, j'lui donne quatre sous!"

Le patron avait été assez clair. La gamine qu'il cherchait savait lire. Ce qui ne devait pas être le cas de grand monde dans cet endroit crasseux. Une catin qui savait lire, c'était encore plus rare que de la putain de neige en été. Et à voir les têtes d'ahuris des gars qui jouaient aux cartes ou éclusaient des chopes, il ne fallait pas s'attendre à de grands intellectuels non plus. Si quelqu'un savait lire, c'était la gamine, et le Ribadier savait qu'ils la pousseraient en avant si quelques pièces de plus pouvaient sortir et tomber dans leur escarcelle à moindre effort. Avec un sourire, le vieux Jean promena le bout du parchemin contre la poitrine de la dénommée Line.

Line se dandina sur place, les joues roses.

Elle adorait ce client. Bien qu'il ne payait pas de mine, et que sa mise n'était rien de moins que misérable, les compliments et l'argent promis en plus la fit littéralement rayonner. Elle était presque belle avec son large sourire et les vagues fossettes qui se dessinèrent en haut de ses pommettes, et elle roucoula presque, en venant mordiller un lobe de l'oreille de son client.

- "Bien sûr qu'j'suis prête à les gagner, tu vas voir, tu vas passer l'meilleur moment d'ta vie ! Mais t'inquiète, c'est pas aussi calme ici, seulement il est tôt. Les habitués viennent plus tard, et y restent presque toute la nuit. On a pas mal d'travailleurs des docks qui viennent après leur boulot, quand y fait nuit. Y'en a plein qu'ont perdu leur femme, veulent d'la compagnie."

Elle assortit sa phrase d'une oeillade empressée, plissa à nouveau son front d'un air maniéré et un peu surjoué en constatant son interlocuteur ennuyé. Elle suivit attentivement ses mouvements, alors qu'elle glissait une main fraiche sous sa chemise avec ardeur, écarquillant ses yeux en le voyant sortir un parchemin de son manteau. Elle s'était plus ou moins attendu à ce qu'il sorte son couteau pour manger un bout, ou, plus logiquement encore, des plantes à fumer ; aussi eut-elle un soupir minaudant, avant de lui caresser les cheveux.
Le pauvre chou, il était tellement triste !

Bien sûr, Line était plus encline à la compassion, sachant qu'il lui donnerait des sous en plus, mais, de fait, elle se sentait prête à aider de son mieux le généreux inconnu. Peut-être pourrait-elle grappiller quelques pièces de plus ?

Aussi, la déception de ne pas savoir lire l'envahit. Il fallait bien trouver une solution pourtant !

- "Moi... Moi, j'sais pas lire. Mais vous voyez, j'connais quelqu'un qui peut. Avant, on avait une p'tite servante qui savait. Elle parlait comme un livre, en plus, c'te gosse... elle travaille plus ici, mais ça fait pas longtemps. Sinon, heuu.. j'peux voir si j'la trouve demain. Donne-moi ça, j'me débrouille. J'sais comment la trouver, moi ! Tu sais, la Line, elle sait faire plein d'trucs. Chuis maligne. t'as qu'à m'donner les sous."

Elle tendit sa main, ses yeux gris pétillant d'avidité, se redressa d'un air tentateur.

- "Tu peux finir ta bière en haut. On a des chambres confortables, ouais. T'inquiète pas, t'auras bientôt des nouvelles d'tes gosses. Promis !"

Cette fois, le vieux Jean avait bien rempli son office. La catin de la taverne était en train de lui expliquer que des gens venaient du port pour y boire des pintes et faire leur affaire avec les filles. Ce pouvait être intéressant de savoir si c'étaient des équipages aussi pourris que les gars de ce cloaque. Qui sait qui pouvait bien venir traîner ses guêtres dans ce bouge une fois la nuit tombée? Il avait du mal à imaginer des marins comme lui venir mouiller dans des affaires louches en cet endroit. D'un autre côté, il connaissait bien certains marins pour savoir que ce serait parfaitement leur style. Il n'était pas encore assez vieux pour avoir perdu toute sa lucidité. Gardant son pli crasseux entre les mains, il en mit un petit coup sur le museau de la catin.

"T'es une bonne fille toi, hein? On va voir c'que tu sais faire tout à l'heure. C'est la nuit qu'ça bouge par ici? Et tu dis que c'est des gens du port qui y viennent? Tu sais que je travaille au port moi aussi, coquine? J'ai passé ma chienne de vie à remonter des filets chargés d'poissons.
Moi, ma femme, elle est morte doit y avoir plus d'vingt ans. Des fois elle m'manque, puis quand j'me rappelle nos engueulades, j'me dis qu'c'est pas un mal qu'elle ait pas vu la fange. Et comme ça, j'peux venir voir les poulettes comme toi, hein ma grande?"

En causant, il faisait mine de s'intéresser à la catin qu'il avait à côté. Et le vieux marin devait s'avouer à lui-même qu'il allait monter non sans un certain plaisir. Mais pour le moment, il attendait encore un peu de voir ce qui se passait dans cette taverne. Il reprit la poignée de sa pinte, et en éclusa un bon niveau avant de s'essuyer la bouche d'un revers de main. La mousse dans la barbe, c'était toujours du plus mauvais effet. Il s'en serait presque voulu de tirer les vers du nez à une fille qui finalement n'avait pas l'air bien méchante. Mais il se ravisa assez vite en entendant la suite.

Une petite servante qui savait lire... Ca c'était la gamine que le Ribadier cherchait à localiser. La catin semblait savoir où elle était, et le vieux Jean garda contenance en ramenant la pinte à ses lèvres pour boire une nouvelle lampée du breuvage, somme toute médiocre. Mais à la guerre comme à la guerre. L'ennui, c'est qu'elle n'était plus dans cette taverne apparemment. Là, le vieux marin savait que son patron allait moins aimer la nouvelle. A voir les gueules de ceux qui semblaient être les tenanciers, le vieux Jean se douta que ce n'était certainement pas un départ à l'amiable, et qu'elle avait du être envoyée ailleurs, mais clairement pas pour le mieux.

La gueuse se proposait pour faire l'intermédiaire. Il aurait pu attendre et la suivre, mais elle pouvait tout aussi bien empocher l'argent, et lui sortir une parfaite ineptie inventée par elle-même. Le marin avait une certaine tendresse pour les filles de joie, mais il était assez réaliste quant à leur honnêteté. Sans lâcher son parchemin plié, il s'en servit pour se gratter le menton, toujours avec le même air triste et embarrassé.

"C'est que ch'uis pas sûr d'pouvoir repasser ici avant un moment. C'est qu'ils m'font travailler dur au port, ces fumiers... J'te donne deux sous si tu sais m'dire où qu'il s'trouve ton p'tit singe savant. Si j'rentre sans nouvelles d'mes gamins, leurs deux frangins vont m'gueuler d'sus encore.
Mais j'y pense... Comment ça s'fait qu'une gamine sache lire? Ca m'la coupe un peu... T'avoueras qu'c'est pas très commun, nan? Elle sortait d'où celle-là?"

Il se redressa alors, commençant à pousser sa chaise en ajoutant:

"Allez, ça va être l'occasion d'gagner tes sous ma belle blonde. Viens voir un peu là-haut."

Line, la catin blonde des bas-fonds, se sentait très à l'aise près du vieux client. Bon, il ne sentait pas très bon et ses vêtements étaient rapiécés. Il ne semblait pas non très raffiné, mais il ne semblait pas de ceux qui lui ferait du mal.

Sans compter qu'il semblait avoir la bourse assez large, et qu'elle voulait absolument les deux sous supplémentaires. Ainsi, elle gloussa, fit son petit numéro de fille amoureuse en lui bécotant le cou, puis en se redressant en frottant largement son buste contre son client.
Elle lui prit la main et l'attira à l'étage, en grimpant un escalier grinçant ; puis entra finalement dans une petite chambre exiguë qui sentait la sueur et les sécrétions masculines. Le lit était l'unique meuble de la pièce, une paillasse composée de paille, et recouverte d'un plaid de laine brunâtre. Elle s'y installa avec un sourire coquin, mais son cerveau fonctionnait à toute vitesse.

Elle devait gagner des sous, trouver la gosse ou quelqu'un qui saurait lire le fameux parchemin - et parler ragots, ce qui lui plaisait énormément. Peut-être que l'homme aimait les gosses ; et ce genre de perversion, ça valait un paquet de sous. Même des livres.

Elle se mordilla la lèvre.

- "J'sais pas très bien où est partie la p'tite servante. T'peux essayer d'la chercher, mais les hommes qui l'ont pris, vont pas la lâcher comme ça, c'est des gros poissons. Moi, j'sais tout sur tout, alors on d'mand'ra aux patrons pour ta lettre. Faut qu'tu sois respectueux et poli avec eux, et surtout, parle pas d'la rouquine. Ils vont piquer une crise."

Elle enleva sa chemise pour exposer son ventre pâle sans aucune pudeur, jouant avec sa poitrine pour mieux tenter son interlocuteur.

- "C'te gamine, c'est eux qui sont allés la chopper. Parait qu'y z'en voulaient à son père. Z'ont pris les gosses, mais c'tait une noble. Une vraie, et son frère aussi. Moi, j'l'ai entendu parler quand elle voyait son frère au grenier. 'Croyable. Elle parlait pas beaucoup, la p'tite, mais les chefs étaient r'montés contre elle. 'Fin, le sont plus encore maintenant. Bon, alors, tu viens main't'nant ? Faut qu'je gagne mes sous, hein. D'ailleurs, tu payes avant, c'la règle."

Elle tendit la main, en se cambrant vulgairement sur la couche, un petit sourire figé sur ses lèvres minces.

Une fois loin de la salle à l'étage, le vieux Jean avait déjà la main sur les piécettes pour la catin, mais les langues se délièrent un peu plus qu'il ne s'y était attendu. La blonde avec qui il était monté en savait donc un peu plus long que ce qu'elle disait jusqu'à présent. Mais les nouvelles n'étaient pas bonnes. Pas bonnes du tout... Le patron allait certainement piquer une rogne. C'était rare que ça arrive, mais quand ça arrivait, mieux ne valait pas trop lui traîner dans les pattes. Une fois la porte de la chambre miteuse refermée, et le verrou tire, il s'était apprêté à retirer son manteau.

Il s'était arrêté net en entendant que la gamine que le Ribadier cherchait n'était plus sur place. Ca, la catin le lui avait déjà dit assez clairement. Mais qu'elle se trouvait aux mains de gros poissons, ça, c'était nouveau. Il s'attendait bien à ce qu'ils ne l'aient pas gentiment relâchée dans la nature après lui avoir fait la bise, mais là, ça commençait à puer. Quant à l'idée d'aller solliciter les patrons de la taverne pour faire lire le parchemin griffonné par son employeur lui-même, ce n'était clairement pas une bonne idée. Tendant la main avec dix sous sur sa paume ouverte, le vieux Jean déclara:

"T'inquiètes donc pas pour la lettre. J'irai voir au temple si un d'ces culs-bénis pourra m'la lire. Va pas t'mettre dans les emmerdements avec les gars en bas. Tu vaux mieux qu'ça blondinette. Et c'est qu't'es un joli morceau en plus ma grande. J'crois qu'on va bien s'amuser."

Le vieux marin devait avouer qu'en voyant cette catin se dénuder là devant lui, il commençait à ressentir une raideur coupable et il comptait bien la soulager, d'autant que ça donnerait le change et n'alerterait pas le balafré et les autres lascars qui jouaient aux cartes dans la salle. Mais quand elle parla de gamins nobles, et de règlements de comptes, il haussa un sourcil avant d'ôter son manteau et de le poser à un crochet derrière la porte. Se rapprochant de la blonde pour la rejoindre, il lui glissa:

"Tu vas bien les gagner tes sous, oui, je sens. J'ai envie d'un bon morceau d'chair fraîche, vilaine petite coquine. Après ça, faudra que j'cavale au port pour être à l'heure, sinon, ces fumiers m'attendront pas pour la soupe, j'les connais bien.
Et on va éviter d'mettre en rogne ton patron en lui causant d'la rouquine."

Cavaler au port, doux euphémisme. Une fois sorti de cette chambre, il allait foncer comme s'il avait le diable aux trousses pour raconter cette histoire au patron. Ribadier ne s'était donc pas trompé. Cette taverne puait la pègre locale. Il allait décamper avant que quelqu'un n'ait des soupçons et ne lui plante un surin entre les côtes. Il avait à présent bien trop à raconter une fois qu'il serait de retour au port.