Où est le loup ?

Marbrume, le 30 mai 1167

J'ai attendu l'alignement des planètes : ce matin, c'est le bon ! J'ai enfilé ma plus belle robe, celle-là que le… pardon, Henri m'avait récupérée l'aut' jour, j'pouffe encore de l'imaginer dedans, mais bons dieux c'qu'elle est jolie, j'aurais préféré la porter pour un vrai évènement, comme je sais pas, la sépulture de la vieille Lucie, ou de Gisèle, encore que… ou même si mon Jean avait une plus grosse barque à inaugurer, 'fin bref, ç'aurait tout de même été plus romantique que de juste filer vers les beaux quartiers, mais il faut c'qu'il faut, alors bon. Donc, je disais, ma plus belle robe et zou, pas de pluie aujourd'hui, juste un beau brouillard poisseux, qui sent la mer et la poiscaille, un de ceux qui étouffe les sons et noie les ombres, pile poil ce qu'il faut.

Mon panier sous le bras, un torchon propre par-dessus, mon tablier par dessus ma belle robe, pis les cheveux relevés, avec mon plus beau ruban, aussi prop' que possible après un passage aux bains hier. Oui, j'crois bien avoir l'air d'une poissonnière de luxe, même s'il me manque mes couteaux, ça je m'sens comme nue sans eux, m'ont rendu bien des services, qu'ce soit en tranchant d'la chair de poisson ou d'aut'chose. Oh, ça non, c'est pas qu'j'aime à y repenser, mais sur le moment, quand c'est pour sauver sa peau en trouant celle d'un autre, ya pas à y regarder deux fois.

Je remonte les rues, j'aimerais tranquillement, mais j'ai déjà les mains moites et le coeur qui bat bien fort. Ta curiosité te perdra un jour, que m'disait ma pauvre mère : aujourd'hui j'suis pourtant toujours en vie, alors j'en profite. Puis, c'pas comme si j'n'avais point suivi ses conseils : j'y ai réfléchi en long, en large, en travers, de tous les côtés et par tous les bouts. Ah ça oui, jamais j'avais passé tant de temps à ruminer une idée la nuit. Pas qu'elle soit sans risque, pour sûr. Mais ce qui est certain, c'est qu'en demandant de l'aide à Guillaume, j'ai déjà pris un risque énorme. J'lui fais confiance ; mais pour tous les autres… Bah ! On s'échange les infos, les rumeurs et les contacts : mais j'suis bien sûre qu'ils seraient prêts à me dénoncer pour le prix d'une langouste. J'peux point leur donner tort : je f'rais de même. Bon. Partant d'là, le mieux que j'ai pu obtenir, discrètement, comme toujours, en questionnant de ci, de là, c'est là où il habite.

Reste à savoir si je suis toujours la bienvenue à l'Esplanade, maintenant que ce concurrent poissonnier est déjà bien introduit auprès de tous ces gens d'la haute. J'arrive déjà sur les hauteurs de la ville, on y voit guère, mais toujours plus que dans le Port ; ici, le brouillard s'effiloche, ya moyen de me débrouiller pour bouliter entre deux bancs de brume. Le garde à l'entrée du quartier, il met d'ailleurs un peu de temps à me voir, encore plus à me reconnaitre.

- Tiens donc, v’là le gars Michel ! Comment va ta mère ? Toujours aussi alerte ?

- Ma foi, un peu trop oui ! Toujours aussi bavarde qu’une pie… Comme toi.

- Bah ! Tu dois bien avouer que ça t’manquerait, si yen avait pas des comme nous pour te faire la conversation, hein ? Bon, mais aujourd’hui, j’n’ai pas trop le temps de t’accorder c’plaisir vois-tu, j’ai à faire !

Je soulève discrètement mon torchon en lui lançant un clin d’oeil.

- L’est beau, non ? J’espère me faire un p’tit pécule avec…

- Quoi, tu comptes le vendre ici ? Si tu viens pour affaire… Faudrait aussi penser à mon petit pécule à moi, tu crois pas ?

Quelle pince ! Bon sang, j’me priverais pas de l’raconter à sa mère, cette histoire… Prêt à tout faire capoter à cause de son amour des choses qui brillent ! Un pécule… Et moi qui n’ai plus grand chose depuis hier… Par les écailles d’Rikni !

- Prends ce sou… Non, attends. Je te donne les deux. Là, vois, j’me saigne, c’était mes derniers deniers. Si j’arrive pas à vendre ce poisson… Bon sang, j’préfère pas y penser !

Il ricane un peu, quel mauvais ! Et s’il est toujours là quand je sortirai, j’mettrai ma main à couper qu’il me demandera le solde…

Mais ça y est, je suis passée… Et c’est désormais à pas rapides que je file vers la demeure, les jambes un peu tremblantes. Bons dieux, c’est quitte ou double. Mais quand on est pris à la gorge, que voulez-vous, c’est comme la souris qui tente de prendre le fromage quelque part… Non, ou plutôt le poisson qui mord à l’appât… Non, j’crois pas qu’ce soit ça encore l’idée, mais, dans tous les cas, je m’mettrais pas à crever de faim à cause d’un d’la haute qui est pas capable de laisser les pauvres petits commerçants faire leur travail pour gagner leur croûte ! Ah, ça non, hors de question… J’arrive déjà en vue, alors je prends une grande inspiration, je m’refais un joli sourire sur le minois, je vérifie qu’mon chignon est toujours en place, je cale mon panier par-devant moi, et je fais des saluts polis par ci par là aux serviteurs qui s’affairent dans les rues à cette heure matinale.

J’essaie de pas faire les yeux trop ronds alors que je commence à bien deviner la façade, et, sans doute, des gardes, à travers la brume, nom d’un poisson ! Pour sûr qu’il doit avoir un paquet de gagnes-petit qui viennent frapper à sa porte… Ou du moins à la porte arrière ! Moi aussi, je cherche la porte des cuisines… Sans doute qu’il faut contourner le tout, ou peut-être sur le côté ? Je repère enfin une première porte cochère qui m’paraît moins cossue qu’les autres portes, même si elle est toujours en meilleur état qu’la porte de mon chez moi. Je m’force à déglutir malgré qu’j’ai la gorge un peu nouée, ça s’ferait pas de cracher dans de tels lieux, alors un, deux, j’oublie tout, et je toque, chez Pépin de Santenoque.

- Le poisson le plus frais de la journée ! Un beau loup comme vous en verrez rarement !

Son père avait disparu ce matin, probablement occupé à quelques affaires ennuyeuses autour du port, avec sa nouvelle associée. Charles n'était pas dupe, il connaissait très bien son père. Cette bourgeoise aux courbes appétissantes était convoité par le patriarche, et il ne s'étonnerait guère si d'aventure, il dusse l'appeler "Belle-mère". Comme quoi, même le plus acariâtre des vieux croûtons comme Pépin avait du mal à rester sans compagnie.
Charles, lui, était de ces jeunes damoiseaux qui attirait la compagnie. Bien fait de sa personne, la barbe fleurie et le corps svelte, il plaisait et ne faisait guère d'efforts pour s'attirer la sympathie de la gente féminine. Qu'elle fusse de haute naissance ou de basse extraction, la donzelle se retournait sur son passage et ne fuyait jamais sa compagnie. Même les catins qu'il besognait régulièrement lui avaient avoués avoir un faible pour lui. Il ne savait pas exactement si c'était ses grandes envolées passionnées sur ses recherches ou si c'était simplement sa beauté qui faisaient tomber les barrières de la convenance chez ces dames, mais le résultat était là. Aucune ne lui avait jamais résister. La perspective qu'une majorité des femmes qu'il côtoyait recevaient une compensation financière leur faisant dire ce que'il voulait bien entendre, ne lui avait jamais effleuré l'esprit.

La nuit avait été calme. Après avoir fumé longuement cette herbe exotique que faisait pousser Bakshish dans sa serre, le jeune homme avait dormi d'un sommeil de plomb. Les cheveux encore ébourrifés de leur contact avec l'oreiller, il était descendu aux cuisines pour boire un grand gobelet de lait de chèvre. C'était un des effets désagréables de cette herbe. Sa bouche était sèche et sa langue semblait molle et presque trop grande pour sa bouche au réveil. Les marmitons s'égayaient sous les ordres de Germain, le maître-queu et sous l'oeil calme et attentif de Jérôme, le majordome. Ce dernier avait déposé devant Charles une assiette de pain perdu, exhalant une odeur de canelle légèrement grillée. L'aîné de Pépin dévorait les toasts sucrés avec appétit lorsque la porte menant sur la ruelle qui longeait la demeure familiale retentit de coups vifs et légers à la fois.

Charles releva le nez de son assiette pour regarder Jérôme qui semblait un brin interloqué. Le jeune homme finissait de mastiquer en observant le serviteur qui levait les sourcils, comme pour l'inviter à quitter la pièce.

Eh bien Jérôme ... Ouvrez. Peu importe que je sois là ou pas. Ces gens auront déjà vus quelqu'un déjeuner.
Oui, Monsieur. Bien sûr, Monsieur.

Charles haussa les épaules en retournant à son repas alors que le majordome déplaçait son immense carcasse vers la petite porte arrière. Se voutant légèrement, Jérôme ouvrit la porte dont il occupait presque toute la largeur et une voix féminine, plein d'entrain retentit avant même qu'il ne put prononcer le moindre mot.

Le poisson le plus frais de la journée ! Un beau loup comme vous en verrez rarement !

Jérôme fit un pas en avant pour gagner l'extérieur et déployer sa grande et large carcasse. Charles redressa de nouveau le museau en laissant tomber son morceau de pain perdu sur la table. La poissonière était du bas-peuple à en croire cette pointe d'accent gouialleur qui suintait à chaque mot, mais le majordome savait traiter ces gens avec la même politesse que les nobles sang.

Je crains, Madame, que vous ayez frappé à la mauvaise porte. Mon Maître ne consomme que le poisson pêché par ses employés. Peut-être aurez-vous plus de chance dans le voisinage.

Bien que poli, Jérôme fit preuve d'une fermeté évidente qui ne souffrait que de peu de contestation. Charles se releva en faisant crisser sa chaise sur le parquet avant de se diriger vers la porte. Il était habillé de ces pantalons bouffants et exotiques que Bakshish aimait beaucoup, un vêtement aussi léger que confortable, idéal pour la nuit. Un haut de tunique sans aucun lacet noué couvrait tant bien que mal son torse mais laissait apparaître les muscles et les poils virils de Charles. Une femme ! Il était convaincu de faire son petit effet en se présentant à elle dans cet accoutrement qui ne laissait finalement que peu de place à la suggestion. Il s'écria.

Allons, Jérôme ! Nous ne pouvons pas empêcher les braves gens de faire leur commerce !

Il posa une main sur le bras du majordome pour l'intimer de faire place. Il posa son avant-bras sur le chambranle, légèrement penché dans une pose lascive qui faisait bailler un peu plus la tunique en révélant son torse. Il poursuivit sans même avoir posé un regard sur son interlocutrice.

Pardonnez mon serviteur, Madame. Charles de Santenoque. Qu'avez-vous à proposer ?

Charles passa une main dans ses cheveux pour les ordonner un peu plus et étira ses lèvres pour offrir son sourire ravageur à la femme.

Mazette ! Le serviteur qui m'ouvre m'rappelle fort le sire de Rochemont, du genre à casser l'cou à des souris pendant son temps libre, alors j'ai pas tellement envie d'me le mettre à dos. J'recule d'un pas alors qu'il sort, prête à m'faire la malle si jamais il prend la mouche, mais j'suis pas venue pour rien, et j'ai bien l'intention de pas avoir laissé ces deux sous au garde pour rien !

- Ses employés ? M'est avis que c'est beaucoup d'argent dépensé d'envoyer ses serviteurs pêcher du poisson alors que j'vous en apporte un magnifique directement à votre porte !Regardez plutôt !

Je soulève le torchon pour révéler cette pépite et c'est alors qu'un drôle de bougre vient se joindre à la discussion. L'est drôlement habillé, comme s'il était pas d'chez nous, alors qu'il a une figure tout à fait normale, puis une façon d'parler normale, ou presque, parce qu'il parle comme s'il était d'la haute : semble-t-il que leurs serviteurs parlent sacrément bien, mais quand on a autant d'argent, c'est ptêt quelquechose de normal, de vouloir des gens qui parlent bien. Moi aussi, je f'rais quelqu'z'efforts si on me payait assez, mais au moins je m'habillerais bien, parce qu'il est clairement tout débraillé.

Néanmoins ! Il est plein de sens commun ce gars-là ! Le commerce, oui, c'est important ! Enfin quelqu'un qui comprend ce que c'est !

Pourtant, ma mâchoire se décroche quand j'entends la deuxième phrase, et me laisse bouche bée : Charles de Santenoque, serait-y donc le fameux fils aîné ? Ça, j'm'y attendais point. La rumeur veut qu'il coure la gueuse plus facilement qu'un gardon mord à l'hameçon. Les idées fusent dans ma tête, mais se percutent les unes les autres.

- V-Voyez Messire, oh, si j'm'attendais ! J'voulions point déranger l'occupant des lieux, juste proposer ce magnifique poisson à vos cuisines, j'pense qu'il mérite de finir dans les meilleures assiettes, bien assaisonné et pas dans un ragoût de taverne ! Voyez comme il a l'oeil encore vif et les écailles brillantes ? Et j'puis vous assurer qu'il pèse son poids, c'est juste que j'ai les bras solides !

Nom d'un poisson, il se tient pas droit et me sourit. J'suis un peu déboussolée parce que c'est pas c'qu'on m'avait dit du Santenoque, un noble qui rigole pas tellement et qui fait jamais d'écarts. D'ailleurs s'il en faisait ça arrangerait bien mes affaires. M'rappelle ce milicien, l'autre jour, qui... Oui, oui, complètement ! Il aurait bu ? Si tôt dans la matinée ? Je n'sais pas encore trop comment ça peut faire mes affaires, mais en tous les cas il est plus avenant que son serviteur, qui est désormais en retrait. Alors je m'rapproche d'un pas, ma main libre posée sur ma hanche et avec mon sourire le plus charmant aux lèvres.

- J'imagine bien qu'un solide gaillard comme vous doit avoir besoin de manger, et des bonnes choses qui plus est ! Voulez-vous que j'le dépose sur la table, juste là, pour qu'vous l'examiniez plus facilement ?