Un feu de joie à l'odeur de sang [PV Alaric & Hector]

Pas mal de travail et de rencontres allaient enfin permettre à Hector de pouvoir tester l'une de ses idées pour combattre les fangeux. Faisant jouer son rang et ses connaissances, il avait rencontré un prévôt de Marbrume qui l'avait autorisé à s'occuper du cas d'un dénommé "Jeannot Lalongue" assassin et voleur de son état. L'homme était dans une geôle de Marbrume depuis 2 semaines et attendait que le bourreau lui trancha la tête. Mais ce jour ne venait pas. Effectivement un temps maussade s'était installé sur la cité portuaire et le baron de Sombrebois avait besoin de soleil !


Le jour où se passe cette aventure était le deuxième jour de beau temps consécutif. Hector était heureux car les quelques nuages qui peuplaient le ciel était fins et annonciateur d'aucun changement. Le bois qu'il avait ramené de ses terres allait enfin pouvoir servir. Il se rendit dans l'une des casernes de la ville et demanda au milicien qu'on avait affecté à son entreprise, un certain Alaric (dit "le miraculé"), de bien vouloir, l'accompagner avec 3 autres miliciens pour l'aider dans sa tâche.


Ils l'accompagnèrent donc devant les portes de Marbrume, à une vingtaine de mètres à peine du grand mur et commencèrent à poser les planches de bois les unes à cotés des autres.


- Laissez 5 cm d'espace entre chaque planche ! Il faut qu'ça respire ! Criait-il aux miliciens


Puis, lorsque le carré d'environ 10 m sur 10 fut formé, il prit l'un des seaux que Grim lui avait préparé et montra l'exemple : badigeonnez bien les planches avec ça !


- Maintenant recouvrez les premières planches avec les secondes, dans l'autre sens !


Et les miliciens mirent les deuxièmes planches perpendiculairement aux premières avant de les badigeonner elles aussi de l'épais liquide inflammable préparé par le saltimbanque. Lorsque tout cela fut terminé, on attendit quelques minutes que soleil se couche et l'on fit venir Jeannot Lalongue et son bourreau.


Le criminel fut allongé sur les planches et le bourreau lui coupa la tête. Seuls les quelques miliciens ici et sur les remparts purent voir que le bourreau ôta alors les vêtements du cadavre et qu'il l'incisa sur toute la longueur de ses quatre membres et de son abdomen. Lorsque cela fut fait, lorsque l'odeur du sang commençait à venir chatouiller les gigantesques narines du baron, celui-ci et ses hommes remontèrent sur les remparts.


De la haut, la lune éclairait bien le carré de bois et la dépouille rouge de l'assassin.


- Bon et bien voilà, dit le baron au milicien Alaric qui était à ses cotés, arc à la main, il n'y a plus qu'à attendre... et espérer qu'ils ne tardent pas trop !


La nuit était bien calme pour l'instant. Hector pensait bien que sa première expérience ne serait sans doute pas parfaite... mais il ne voulait surtout pas qu'elle soit un échec. Il espérait qu'au moins une dizaine de fangeux périrait dans son attrape. Ainsi, il pourrait envisager d'autres actions de ce genre, et qui sait, d'autres bûchers encore plus grands et plus efficaces...


Hector tapotait impatiemment du doigt le manche de la hachette qu'il avait pris au cas où.


- Puis-je vous demander ce qui vous a valu le surnom de "Miraculé", Alaric ?


Cette question lui permettrait - du moins l'espérait-il - de penser à autre chose qu'au liquide qui, peu à peu, perdait - comme le lui avait affirmé Grim - de son inflammabilité. Et qui sait, peut-être cela ferait également venir les derniers acteurs du tant attendu spectacle...

Une mission particulière attendait Alaric aujourd’hui. Il venait de terminer son casse-croûte lorsqu’on vint le prévenir qu’il était affecté – avec trois autres camarades- à une tâche des plus surprenantes. Le baron Hector de Sombrebois, depuis plusieurs jours, attendait que le temps soit suffisamment potable pour mettre son « plan » à exécution. Et visiblement, Alaric allait faire partie de cette entreprise des plus intéressantes.

Aux premiers abords, l’idée ne lui avait guère plus. On allait utiliser un homme pour attirer des Fangeux. Certes, il s’agissait d’un criminel qui patientait dans le couloir de la mort depuis plusieurs jours déjà. Mais pour Alaric, un homme restait un homme. Quand il apprit qu’il n’aurait pas à tuer le criminel lui-même – son bourreau s’en chargerait- le plan lui parut déjà plus abordable. Comme des mouches, les Fangeux seraient attirés par le cadavre de l’homme et au moment opportun, Alaric se chargerait d’enflammer les créatures et les planches de bois qui auraient été au préalable imbibées d’un liquide inflammable. Après mures réflexions, le milicien dut bien avouer que c’était une bonne idée. Avec un peu de chance, il ferait flamber quatre ou cinq créatures en un temps record.

Une fois que la petite troupe fut en dehors des murs de Marbrume, les miliciens s’affairèrent à leurs tâches. En suivant à la lettre les instructions du baron, ils disposèrent les planches de bois perpendiculairement les unes aux autres avant de les recouvrir d’un liquide odorant. Une fois cela fait, le bourreau amena Jeannot Lalongue auprès des planches, et sans attendre plus longtemps, lui trancha la tête sans aucune hésitation. Alaric détourna le regard, préférant éviter par la même occasion la dissection que le bourreau opérait sur son client. Une fois qu’Hector de Sombrebois fut satisfait du travail accompli, ils montèrent sur les remparts, les visages vissés sur le cadavre. Il ne restait plus qu’à attendre que l’odeur alléchante du sang frais remonte aux narines des Fangeux. La nuit était tombée, mais la Lune éclairait suffisamment les alentours. Armé de son arc, Alaric scrutait les environs, impatient.

- Puis-je vous demander ce qui vous a valu le surnom de "Miraculé", Alaric ?

Alaric se retourna vers le baron et le dévisagea. Décidemment, cette question était fréquente ces derniers temps. Le milicien semblait éveiller la curiosité des habitants de la ville. Peut-être était-ce parce qu’il s’était fait remarquer lors de la récente attaque des Fangeux ? Ce n’était pas impossible.

- J’ai échappé à une attaque de Fangeux et vécu seul dans les marais pendant une semaine. Ces sales bestioles ne sont pas très adroites pour monter dans les arbres, moi si.

Marquant une petite pause, le jeune homme ajouta :

- D’où vous est venu cette idée, pour abattre les Fangeux ? Je pense qu’elle est suffisamment bonne pour qu’on se débarrasse d’une partie de ces créatures.

Et il y croyait vraiment. Oui, avec un peu de chance, ce plan osé aurait une issue favorable.

Sur les remparts, les torches dégageaient une odeur qu'Hector aimait bien. Elle était rassurante. C'était l'odeur des hommes, l'odeur de la civilisation, l'odeur de la lumière !


Alaric, lui, expliqua que son surnom venait du fait qu'il avait survécu une semaine dans les marais !


- Impressionnant ! S'exclama le baron. Vous devez donc connaitre beaucoup de choses au sujet des fangeux...


Quel dommage qu'il n'avait pas rencontré ce milicien avant. Il lui aurait sûrement donné quelques idées intéressantes pour combattre ces bêtes...


- D’où vous est venu cette idée, pour abattre les Fangeux ? Je pense qu’elle est suffisamment bonne pour qu’on se débarrasse d’une partie de ces créatures.
- Merci, c'est gentil... j'espère que vous aurez raison ! En tout cas, cette idée m'est venue au cours d'une discussion avec l'une de mes connaissances... enfin il est même plus que ça. Un ami à moi, disons. C'est un artiste, un saltimbanque du nom de Grim Torren - Peut-être le connaissez-vous ? Il est loin de se cacher, à Marbrume ! - bref, toujours est-il qu'un soir, il a fait un numéro de cracheur de flammes ! Ce fût un beau spectacle et cela me donna une première idée : construire une machine qui enverrait des flammes sur ces maudits fangeux. Je suis d'ailleurs en relation avec des ingénieurs pour tenter d'en construire un prototype. Et puis, au cours de cette soirée, en parlant de cela avec Grim, je me suis dit : "et si au lieu de jeter le feu sur ces bêtes, ces bêtes ne se jetteraient pas d'elles-même dans le feu ?!" Sachant qu'elles sont attirées par la chair humaine, l'idée du piège que nous avons installé ce soir... Mais regardez ! S'interrompit le baron.


Alors qu'il discourait tranquillement, des ombres menaçantes s'étaient approchées de la ville. Était-ce des humains, des fangeux ? Hector dégaina instinctivement la hachette qui tenait à sa ceinture.


- Préparez-vous, Messieurs ! Dit le baron d'une voix grave. Mais attendez encore un peu avant d'enflammer vos flèches... Laissons les avancer... Et souvenez vous, visez le bois et non les fangeux !


Et les formes sombres avancèrent ; prudemment d'abord... Puis, d'un seul coup, elles se jetèrent sur le cadavre sanglant qui gisait sur le canevas de bois inflammable. C'était bien des fangeux ! Ils étaient une vingtaine et, à la vue de l'unique humain qui leur était offert, ils s'étaient littéralement jetés dessus afin de pouvoir en manger le plus gros bout possible avant qu'il n'y en ait plus ! Ainsi, ils formaient une véritable mêlée verdâtre autour et sur le cadavre !


- Maintenant... Tirez ! Dit Hector, fermement, en levant sa hachette et en espérant que sur les quatre miliciens, au moins un ou deux d'entre eux parviendraient à allumer le brasier.

Le baron fut surpris en apprenant la raison du surnom d’Alaric. Il faut dire que c’était la réaction la plus courante de ses interlocuteurs. Parfois cependant, il arrivait que certains restent sceptiques quant à la véracité de cette histoire. Mais pourtant tout était bel et bien vrai… Et certains soirs, il lui arrivait de penser qu’il aurait préféré que ce ne soit pas le cas.

Hector de Sombrebois répondit avec plaisir à sa question. Le noble connaissait un saltimbanque du nom de Grim Torren. Alaric en avait déjà entendu parler, et effectivement, il lui était arrivé de regarder d’un œil distrait ses spectacles pyrotechniques. C’était certes impressionnant, mais tout cela n’était que de la plaisanterie. Mais assisté à un spectacle enflammé orchestré par un homme gringalet ne faisait pas partie des passions d’Alaric. M’enfin, dans ce monde, on faisait ce qu’on pouvait pour gagner un peu d’argent. Et puis, ce Grim se révélait plutôt utile, en fin de compte, et pour le milicien, c’était plutôt positif. Il faudrait qu’il ait lui toucher un ou deux mots après l’un de ces spectacles, un de ces jours.

Cependant, ce qui attira plus particulièrement l’attention d’Alaric, c’était la mention d’ingénieurs capables de créer une machine spéciale pour faire frire les créatures. C’est lorsqu’il voulut renchérir que le baron s’interrompit de lui-même : il venait de repérer quelque chose. Le milicien tourna brusquement la tête dans la direction indiquée : au début, il n’était capable que de discerner des ombres difformes, mais bien vite, il comprit qu’il s’agissait de Fangeux. Le baron le remarqua lui aussi et leur enjoignit d’enflammer leur flèches et de les encocher, alors que les monstres se jetaient, affamés, sur le cadavre du criminel.

Alaric banda son arc et fixa la marée monstrueuse. Il n’en avait jamais vu autant. Une goutte de sueur perla sur son front et dégoulina jusqu’à son menton. Lequel visé ? Non, le bois, tire sur le bois ! Le milicien dut se faire violence pour dévier sa cible de quelques centimètres. Lorsqu’il relâcha la corde, la flèche décrivit une trajectoire quasi rectiligne avant de se planter dans une planche de bois, roussissant au passage quelques poils du Fangeux le plus proche. Toutes les flèches atteignirent les cibles voulues : des flammes orangées vinrent lécher les morceaux de bois et les membres des créatures les plus proches. Des rugissements gutturaux montèrent jusqu’aux remparts, tandis que déjà, les premières créatures s’enfuyaient, quelques-uns à quatre pattes, telles des loups difformes. Il fallait envoyer une seconde salve au plus vite, afin d’en brûler le plus possible. Bientôt, les Fangeux calcinés tenteraient eux aussi de s’échapper en hurlant et on verrait courir en tous sens des torches vivantes.

Le jeune milicien enflamma une seconde flèche et plongea ses yeux dans ceux du baron afin d’être sûr de suivre les ordres. Il n’était pas en droit de prendre seul cette décision après tout.

La première salve de flèches partit telle une escadrille d'oiseaux de feu dans la nuit étoilée, et les projectiles enflammés s'enfoncèrent dans le quadrillage de bois. Là, par la "magie" du mélange de Grim, les flammes se propagèrent au bois et l'estrade devint bientôt un grand bûcher ! Les fangeux se mirent à hurler, surpris par la chaleur et les flammes soudainement apparues sous leurs pieds et autour d'eux et certains commencèrent à s'échapper ! Hector vit le regard d'Alaric se poser sur lui après qu'il eut allumé une seconde flèche.


Le baron comprit aussitôt et cria à l'adresse de tous les miliciens :


- Feu à volonté !


La seconde salve intensifia le feu. Hector frustré de ne pouvoir tirer de flèche prit la hachette qu'il avait dans la main et tenta de tirer sur l'un des fangeux qui s'enfuyait. Malheureusement, sa hache de jet se planta dans l'herbe et le fangeux put s'enfuir.


Par chance, ces monstres n'étaient guère malins et aucun ne pensa à étouffer les flammes en se roulant par terre si bien que seuls ceux ayant été épargnés par les flammes - ou peu brûlés - s'en sortirent. Les autres, ceux qui n'avaient pas pu s'échapper du brasier, ou ceux dont les brûlures étaient trop profondes périrent sur l'estrade calcinée ou aux abords des remparts.


Mais tout cela prit un certain temps. Les morsures du feu étaient lentes et la muraille de Marbrume résonna longtemps des cris gutturaux des fangeux. Aussi, de nombreux miliciens étaient montés sur les remparts pour voir ce qui se passait. Certains, à la vue du massacre, criait d'une joie vengeresse, tandis que d'autres silencieux, regardaient d'un oeil vide ou triste le spectacle des corps verts se tordant de douleur dans les hautes flammes au parfum d'alcool. Hector était de cette catégorie. Tout juste se dit-il que son plan avait fonctionné, qu'une bonne dizaine de fangeux semblaient avoir péri. Mais, pour en être sûr, pour faire le décompte précis des pertes de l'ennemi alors que feu faisait toujours rage, il fallait descendre...


- Qui m'accompagne en bas ? Il faut compter les morts avant qu'il n'en reste que des os...

Après avoir reçu l’ordre du noble, Alaric ne se fit pas prier. Il ne compta pas les flèches qu’il tira en direction du bucher, mais il sentait sa main qui, machinalement, encochait les flèches et relâchait la corde. Le milicien ne se contentait plus de viser les planches qui se désintégraient dans un ballet orangé, mais les monstres qui tentaient de fuir en hurlant. Lorsqu’un Fangeux était arrêté dans son élan grâce à son tir, un bref sourire se dessinait sur ses lèvres, avant qu’il ne prépare un énième projectile. Le jeune homme était tellement obnubilé par sa mission qu’il ne vit même pas l’arme du noble s’envoler et s’écraser dans le vide, en contrebas. Seul comptait les monstres. Et les morts parmi ces derniers.

Depuis les remparts, il lui sembla que plusieurs créatures avaient succombé à leur brûlures, tandis que d’autres gisaient agonisant un peu plus loin. Cependant, il n’était pas capable d’évaluer leur nombre avec précision, d’autant plus que tous ceux qui avaient été touchés n’étaient pas forcément morts. Certains seraient peut-être même aptes à se battre en temps voulu. C’est que c’était résistant, ces saloperies.

Les flèches enflammées cessèrent et un silence pesant s’installa sur les remparts. Puis, observant le carnage, plusieurs de ses collègues se mirent à rire en désignant les cadavres carbonisés. On les voulait morts. Tous, autant qu’ils étaient. Les habitants de Mabrume et les paysans alentour avaient tous fini par perdre un proche, une personne chère. La dernière attaque des Fangeux avait laissé des cicatrices et des blessures profondes que peu de personnes avait pu surmonter tant que maintenant. La plaie était ouverte et saignait toujours abondamment. Pour tous, il fallait que cette situation cesse. Alaric était lui-même empli de ce sentiment de vengeance. Il arrivait que ce plaisir de tuer des Fangeux l’effraie. Oui, durant l’attaque, il avait eu peur des monstres, mais également de lui-même. Prendre plaisir à tuer- bien qu’il s’agisse de monstres- le rapprochait justement de ces créatures maléfiques.

- Qui m'accompagne en bas ? Il faut compter les morts avant qu'il n'en reste que des os...

Sans réfléchir, Alaric se porta volontaire. Même si une attaque survenait, il serait en mesure de riposter avec, il l’espérait, efficacité. Tenant fermement son arc dans sa main gauche pour descendre, il palpa avec réconfort sa dague acérée qui pendait à sa ceinture. Il l’avait reçue d’un de ses supérieurs après l’assaut des Fangeux du mois de janvier. Elle était belle, ornée de différents motifs, mais surtout efficace. Bien plus qu’aucune autre. S’il ne pouvait maintenir une distance de combat respectable, il dégainerait sa dague et se lancerait dans une véritable boucherie.
Ils descendirent depuis les remparts à cinq. Le nombre avait été jugé suffisant, puisque d’autres soldats restaient en haut, faisant office de sentinelles.

- Je pense que votre plan à fonctionner, monsieur. Même si les monstres ne sont pas morts, il sera facile de les achever vu l’état dans lequel ils se trouvent.

Bientôt, ils étaient en dehors des murailles, sur leurs gardes, scrutant le bucher droit devant eux. Les flammes crépitaient par ci par là, tandis que des râles d’agonie se faisaient entendre. Alaric fit quelques pas avant d’encocher une seconde flèche afin de couvrir ses compagnons qui compteraient le nombre de victimes.

Quatre miliciens accompagnèrent le baron pour compter les morts et, éventuellement, achever les monstres blessés. Parmi eux, Alaric, arborant une dague du plus bel aspect, déclara que le plan du baron avait fonctionné.


- Tant mieux Alaric, j'espère que ce plan en appelera d'autres et que, bientôt, la fange sera définitivement vaincue !


C'était évidemment un espoir un peu fou. Combien étaient-ils en ce monde ravagé ? Un milier ? dix mille ? cent mille ? Difficile à dire. A peu près autant que les populations qu'ils avaient décimées... Mais où avait commencé leur carnage avant d'arriver jusqu'à l'est ? C'est à cette question que personne ne pouvait répondre... Quoi qu'il en soit, au rythme de dix par jour, cela mettrait longtemps, très longtemps à en venir à bout. Mais peut-être qu'au moins ces bûchers pourraient permettre de sécuriser la région de Marbrume.


Lorsque les cinq hommes arrivèrent en bas de l'escalier, ils prirent une petite porte forte et bien gardée pour se rendre à l'extérieur. Les miliciens qui la gardaient leur demandèrent comment s'était passée l'opération.


- Bien, répondit Sombrebois, je pense qu'il y a une bonne dizaine de morts dans leurs rangs... Mais nous allons de ce pas les compter.


Le baron s'empara de sa grande hache et courut vers le bûcher. Là, la chaleur était impressionnante. la mixture de Grim avait été efficace. Les bêtes qui étaient sur le plateau calciné étaient toutes inertes.


- A l'attaque ! Cria Sombrebois en se dirigeant vers les "torches fangeuse" qui tentaient de retourner aux marais.


Il y en avait une demi douzaine et c'est sans mal que la baron en acheva une. Généreux, il décida de laisser les autres aux miliciens et s'en retourna vers le brasier. Malgré la chaleur, il voulait savoir. D'ici, l'amas de corps semblait bien plus imposant que sur la muraille.


- Un, deux, trois, quatre... Commença-t-il à haute voix.


Mais il n'était pas simple de trouver, parmis cet amas de membres noircis, les têtes - déjà difformes - des prédateurs des hommes. Néanmoins un nombre approximatif sortit de la bouche du baron.


- ... Seize !


Avait-il mal compté depuis la muraille ou bien les bêtes s'étaient-elles glissées si furtivement sur l'estrade de bois ? Le baron attendit le retour des miliciens pour évaluer plus précisément le nombre des ennemis tués. Bien vite, les premiers miliciens revinrent et comptèrent les cadavres sur le bûcher.


Hector s'écarta du foyer et se retrouva auprès d'Alaric.


- Combien en avez vous compté ?! D'après mes calculs, il y a eu ici, ce soir, vingt-deux fangeux morts : seize sur le bûcher et six autres que nous avons tué alors qu'il fuyaient !


Un grand sourire s'afficha sur son visage. Il pensait déjà à trouver Grim pour le remercier et le Duc pour lui indiquer le résultat de son essai. Mais avant tout il remercia les miliciens qui, petit à petit, se rassemblaient autour de lui.


- Messieurs vous avez fait du bon travail ! Grâce à vous, nous avons éliminé une vingtaine de fangeux ! C'est une bonne nouvelle ! A n'en point douter, d'autres bûchers seront organisés et nous permettrons d'en finir avec ce fléau !


Il avait évidemment forcé le trait mais les sourires de satisfaction sur les visages des miliciens étaient une bonne nouvelle pour Marbrume. Une petite victoire remontait toujours le moral des troupes et, en ces temps difficiles, ce n'était pas du luxe, surtout chez ceux qui assuraient la sécurité de la population et qui étaient quotidiennement confrontés au fléau.


En rentrant dans l'enceinte de la ville, Hector proposa aux miliciens de fêter cette victoire et, les amis des amis étant des amis, ce fût une bonne vingtaine de miliciens que le noble dût arroser ce soir là. Mais, loin d'en être gêné, il offrit à ces hommes sont aspect le plus jovial - et de l'alcool - et nul doute que sa popularité à Marbrume - ou du moins dans la caste des miliciens - en fût renforcée.


Dans la petite taverne qu'ils avaient investi, l'hydromel coula à flot. Hector, légèrement embrumé par l'alcool, profita d'un moment de répit où il remarqua qu'Alaric était seul pour s'approcher de lui.


- Merci encore pour votre aide, cher Alaric... Vos flèches ont grandement aidé à la réussite de ce projet ! Et... si je me souviens bien, nous n'avions pas fini notre conversation, tantôt ! Je voulais vous demander si vous aviez appris quelque chose au sujet des fangeux lors de votre... séjour forcé auprès de ceux-ci ; sur leur mode de vie, leurs faiblesses, ce genre de choses... Nous avons toujours besoin d'en apprendre sur ces bêtes. Le feu est un de leurs points faibles, leur attrait démesuré pour la chair humaine en est un autre... Mais peut-être leur connaissez vous d'autres faiblesses que nous pourrions exploiter ?


Hector but une nouvelle rasade d'hydromel avant d'écouter avec intérêt la réponse du milicien.

Alaric comprit immédiatement qu’Hector était un homme optimiste et plein d’entrain. Il était décidé et cette affaire lui tenait particulièrement à cœur. Quand bien même le bucher ne fonctionnerait pas comme prévu, le milicien ne doutait pas que l’homme trouverait un autre plan, et plus efficace. Finalement, Alaric lui ressemblait un peu : tous deux étaient enflammés par cette envie, cette passion d’éradiquer les Fangeux du Royaume. Mais alors pourquoi avait-il l’impression de devenir lui-même un monstre alors qu’Hector semblait rester un homme sain, simplement motivé ?

L’heure n’était plus à la réflexion. Il fallait compter les cadavres et achever les dernières bêtes récalcitrantes. Suivant les ordres du baron, Alaric décocha quelques flèches supplémentaires, afin d’achever des torches fangeuses qui couraient en tous sens, tandis que d’autres, brûlées jusqu’à l’os, agonisaient un peu plus loin du bucher. Une fois qu’il fut certain qu’il n’y avait plus aucun danger-du moins, dans l’immédiat- le milicien rejoignit le noble en mémorisant le nombre de cadavres qu’il comptait un après l’autre. Il l’entendait énumérer à voix haute, mais restait à bonne distance des flammes qui restaient denses, alors qu’elles n’avaient pourtant plus rien à grignoter.

Tous étaient parvenus au nombre de vingt-deux, ce qui était inespéré. Alaric ne pensait pas qu’autant de créatures mourraient ce soir. C’était une immense victoire sur le mal ; si jamais ils étaient capables de réitérer cet exploit, alors peut-être, oui peut-être, ils seraient capables de détruire entièrement cette race maléfique. Hector de Sombrebois était aux anges et annonçait déjà que, sans aucun doute, une affaire similaire serait organisée dans peu de temps. Ce serait avec joie qu’Alaric y participerait de nouveau. C’était tellement simple ! On tirait quelques flèches, puis on ramassait les cadavres. Mais n’était-ce pas trop simple, justement ? Alaric envoya valser cette sombre pensée plus loin : ce soir était un jour de fête, il méditerait sur cela plus tard.

Bien vite, les rires emplirent la zone : on plaisantait, insultait les monstres bras dessus, bras dessous. Au fond, c’était peut-être bien la première grande victoire qu’ils connaissaient, car même si le pire avait été évité le 15 janvier, on ne pouvait pas affirmer clairement que Marbrume s’en était sortie sans drames. Alors que ce soir…

Débordant de joie, le baron de Sombrebois invita l’ensemble du groupe à partager cet exploit autour d’un verre. Alaric ne connaissait pas cette ambiance propre aux tavernes, en vérité, il avait toujours préféré éviter les ennuis qui y sont liés de coutume. Mais enveloppé par l’euphorie générale, il ne refusa pas l’invitation, ne buvant cependant pas plus que nécessaire. Lorsqu’une chope, dégoulinante apparaissait devant lui, il se contentait d’en boire quelques gorgées et de vider le reste ailleurs. Les occupants étaient de toute manière trop saoul pour se rendre compte de quoi que ce soit. Il faillit cependant être pris sur le fait, lorsque le noble en personne s’installa à côté de lui. Surpris, Alaric se contenta de reposer la chope sur la table crasseuse, préférant ne pas vider son contenu devant son hôte. Il voulait savoir si le milicien connaissait des faiblesses particulières des monstres. C’était légitime, puisqu’il lui avait avoué un peu plus tôt d’où venait son surnom.

- Hé bien, j’ai pu m’en sortir en restant presqu’exclusivement dans les arbres. Comme vous le savez sans doute déjà, elles ne sont pas très habiles pour escalader. Je pense que je ne peux pas vous renseigner. Je ne pensais pas à les regarder, je…

À vrai dire, durant les premiers jours, le jeune homme était certain qu’il ne trouverait jamais la ville vivant. Jamais il ne s’était dit « ah, je vais regarder ce qu’elles font ». Quand leurs regards se croisaient, il s’agissait toujours d’un lourd échange de haine mêlée de peur. Car oui, il avait eu peur, et tout ce qu’il désirait, c’était garder son sang-froid et leur faire comprendre de ses iris bleutés qu’elles ne l’auraient pas.

- Je n’ai pensé qu’à sauver ma peau, soupira le milicien à l’égard du noble. J’ai simplement observé qu’ils chassent en groupe. On dit qu’ils sortent surtout de nuit, mais je peux vous garantir que ça bouge aussi quand le Soleil est levé. C’est comme si c’était des hommes, mais… des hommes maudits…

Il laissa sa phrase en suspens, réalisant ce qu’il venait de dire. C’était des hommes. Avant. Se pouvait-il qu’il tue son père et son frère une seconde fois ? Ou pire, faisaient-ils partie des monstres qu’il avait déjà tués ? Et si jamais il avait pu ou pourrait les reconnaitre, serait-il en mesure de les achever ? En un instant, il avait l’impression que ses plus solides convictions venaient de s’écrouler, tel un château de cartes. Prenant sa tête entre ses mains, il murmura :

- Nous sommes en train de tuer nos proches…

Le "miraculé" lui expliqua que les bêtes n'étaient pas habiles pour grimper aux arbres ou pour escalader. Cela confirma ce qu'il avait vu lors de l'attaque de Marbrume par les fangeux. Mais, bien vite, le visage du milicien s'assombrit. Sa dernière pensée semblait l'avoir particulièrement touché.


- Nous sommes en train de tuer nos proches...


Hector fronça les sourcils. Effectivement, il était avéré - presque prouvé - que ceux qui mourraient sous les crocs des fangeux, ceux parmi eux qu'on laissait aux marais, ceux-là devenaient fangeux à leur tour. C'est pour ça que l'on brûlait - quand cela était possible - les corps des humains tombés sous les griffes de ces démons...


- On ne peut tout de même pas dire ça... Commença le baron.


Oui mais comment l'expliquer ? C'était bien, en un sens, la réalité.


- Ceux que l'on pourrait reconnaître sous leur nouvelle peau verdâtre ne sont plus nos proches. Quand nos proches meurent, leurs âmes partent rejoindre les Trois... Leurs corps défigurés seuls restent sur terre, à la merci de... de cette force maléfique.


Hector but une rasade d'hydromel. Son raisonnement le menait à une pensée obscure.


- Mais, si par malheur il m'arrivait de reconnaître un proche dans les traits d'un fangeux - il ferma les yeux et pria les Trois de ne jamais lui "offrir" cette vision - je ne sais comment je réagirais.


Ce brave Alaric venait de "péter l'ambiance" comme l'on disait parfois, chez les gueux. L'homme au grand nez avait tout de même envie de savoir si...


- Avez-vous déjà reconnu, dans le camp des fangeux, l'un des vôtres ?


Cela pourrait expliquer la mélancolie qui émanait de ce jeune homme.


Autour d'eux, les autres miliciens semblaient s'amuser pleinement. L'argent d'Hector, convertit en boissons, rendait les soldats gais et insouciants. L'un d'entre eux était sorti précédemment et revenait, à présent, accompagné de trois musiciens trouvé l'on ne sut où : un joueur de luth, un joueur de tambour et un troisième qui chantait en agitant frénétiquement un petit tambourin en peau de vache et cerclé de petites cymbales de fer. Lorsqu'ils entamèrent leur première chanson, les miliciens se mirent à danser autour des tables en levant haut leur verres d'hydromel ! Attiré par les cris de joie et la musique impromptue, de l'extérieur, vinrent quelques jeunes gens, garçons et filles, sans doute ravis de sentir une autre ambiance que celle des rues lugubres de l'habituelle Marbrume.


Après avoir écouté la réponse d'Alaric, Hector lui sourit et dit :


- Allez, oublions tout cela et allons danser ! Les jours de fêtes sont rares, à présent, profitez de celui-là !


Et, joignant le geste à la parole, il s'approcha de la ronde qui s'était formé autour des musiciens et frappa dans ses grandes mains au rythme du formidable trio. Son éternel sourire bonhomme illuminait son visage épanoui. Il hésita un instant à danser avec les autres mais resta légèrement en retrait, pas encore assez alcoolisé pour se mêler à la danse des noceurs, aux petites gens...

Hector avait réfléchi quelques minutes avant de formuler une réponse adaptée. Même si Alaric avait du mal à l’écouter au début, ses paroles firent sens. « Quand nos proches meurent, leurs âmes partent rejoindre les Trois ». Bien sûr, tout petit, les hommes du Royaume apprenaient cela. Anür les accueillait avec bienveillance dans son paradis. Pendant un instant, le milicien avait pensé que les personnes maudites par les Fangeux ne trouvaient pas le repos auprès de la déesse de l’amour. Mais cela n’avait pas de sens. Les Trois étaient puissants, les monstres ne pouvaient pas l’être plus encore. Et de toute manière, il valait mieux se rattacher à cette idée. Une fois mort à son tour, il retrouverait sa famille, cela ne faisait aucun doute. Cet élan pessimiste ne lui ressemblait décidément pas. Depuis l’attaque du mois de janvier, Alaric réfléchissait beaucoup et se torturait plus que d’ordinaire. Il fallait qu’il mette cela de côté désormais. Après tout, il s’était juré de défendre la ville et sa propre vie à tout prix, ce n’était pas le moment de se décourager.

Sa réaction avait diminué la chaude ambiance de quelques degrés et le baron lui-même était devenu songeur désormais. Alaric se mordit la lèvre, se sentant coupable. Ce brave homme méritait mieux qu’un gosse s’apitoyant sur son sort, ce soir.

À sa question, le milicien secoua négativement la tête.

- Je suis désolé pour tout cela. Ça ne me ressemble pas, mais… Mais si un jour je les reconnaissais, je suivrais votre conseil, monsieur. Leurs âmes sont en sécurité auprès des Trois. En face de moi, il n’y aura que des monstres.

Le moment venu, la tâche serait sans doute plus facile à dire qu’à faire, mais qu’importe. Le noble avait raison, et il savait que c’est ce que son père aurait voulu, lui aussi.

Le baron l’invita à participer à la fête qui résonnait dans la taverne. Les uns clappaient dans leurs mains, les autres levaient leurs choppes en hurlant des paroles de chansons – paillardes pour la plupart- tandis que d’autres, enhardis par l’alcool, dansaient au centre d’un cercle déjà formé par les différents spectateurs, cercle qu’Hector rejoignit, enjoué. Fixant le contenu de sa choppe, Alaric le porta à ses lèvres avec vivacité… et grimaça aussitôt. Décidément, il n’avait pas l’habitude de boire ces mixtures. Oubliant son hydromel, il se leva à son tour et rejoignit le baron. Le jeune homme se pencha vers ce dernier, afin qu’il puisse l’entendre malgré le vacarme tonitruant.

- Vous illuminez la ville, ce soir. Sachez qu’à l’avenir, vous pourrez compter sur moi. Marbrume a besoin d’hommes comme vous pour s’en sortir.

Alaric n’était pas du genre à flatter des nobles pour être dans leurs bonnes grâces. Il était sincère et il espérait qu’Hector de Sombrebois saurait le reconnaitre. Bizarrement, il se sentait redevable vis-à-vis de lui. Maintenant, il n’était plus question d’avoir de si sombres pensées. Dans un sourire, le milicien tendit la main vers le baron, attendant une poignée musclée, mais amicale de sa part.

Alaric semblait un peu moins sombre. Il eut un mot gentil pour le baron. Hector sentait dans le regard de son interlocuteur qu'il était sincère et honnête. C'était - vous le savez - les qualités qui brillaient le plus au yeux de Sombrebois.


- Merci encore pour votre aide. Je vous sais maintenant fiable, bon et courageux ! Ces nobles qualités sont plus rares qu'il n'y parait... Ce fut un plaisir de partager cette soirée avec vous, et s'il en est d'autre, je n'hésiterais pas à faire appel à vous pour m'y aider !


Il serra la main tendue et, finalement satisfait de sa journée, alla discrètement payer le patron de la taverne avant de sortir du lieu de fête. Sur le pas de la porte, le froid fouetta le visage du baron tandis que la musique assourdie lui caressait les tympans. Hector pris une longue inspiration, sourit et d'un pas tranquille, se dirigea vers la porte des Anges.


Chemin faisant, il se remémora chaque étape du bûcher, tentant de trouver ce qui aurait pu être amélioré, ce qui aurait pu permettre d'éliminer un plus grand nombre de fangeux. L'opération lui avait également coûté un peu d'argent : du bois et des combustibles pour permettre à Grim de lui préparer sa mixture inflammable. Peut-être pourrait-il, d'une manière ou d'une autre, réduire ses coûts - qu'il avait financer avec ses propres deniers - ou bien les partager avec l'ensemble de la noblesse réunit à Marbrume, voire le duc lui même. Cette journée heureuse l'encourageait à continuer sa lutte contre le fléau. Il était déterminé.


Il n'allait pas tarder à se coucher et demain, il repartirait au combat... avec ses nouvelles armes !