Marbrume


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 Convalescence [Eadwin]

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Yseult de TraquemontChâtelaine
Yseult de Traquemont



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MessageSujet: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyLun 15 Mai 2017 - 17:44
La première chose qu'Yseult vit en ouvrant les yeux, ce fut la lumière généreuse de l'après-midi qui se déversait par les vitraux décolorés de ses appartements. Avec une pointe d'amusement, elle se rappela que même enfant elle avait tendance à se tourner vers les fenêtres dans son sommeil.
Du plat d'une main faible, la châtelaine lissa les plis fébriles de sa literie. C'était l'automne : la chaleur moite qui régnait sur les marais pendant la belle saison cédait la place aux vents revêches, et alors viendrait lentement les mauvais jours de l'hiver. Sous son drap de lin, la jeune femme esquissa une grimace de dépit : elle détestait les frimas. La tourbe se voyait saupoudrée d'amas tenaces de neige dissimulant les Fangeux au flair des molosses, l'eau de pluie récupérée dans les barils en plein air avait tendance à se figer avant que le tonneau ne soit suffisamment rempli ; il fallait veiller à les approvisionner avant les premières gelures. Il fallait faire provision de bois de chauffage en prévision des jours glacés, ce qui amenait évidemment son lot de risques et...

Elle poussa un gémissement et se retourna dans son lit, refermant les yeux.

*

« Ma dame ? »

Yseult répondit à la sollicitation d'un grognement. Elle reprenait un peu plus de force à chaque lever de soleil, ce qui signifiait également que son humeur bien connue en faisait autant. La châtelaine de Traquemont n'était guère réputée pour sa cordialité, et bien qu'elle n'eût aucun goût pour la grossièreté, la faiblesse de sa maladie la poussait à faire preuve d'acrimonie.

Celle-ci l'avait frappée il y avait plusieurs mois de ça, au retour d'une expédition particulièrement ardue contre la Fange. Elle avait déjà été mordue plus souvent qu'à son tour - sa chair pâle en portait les témoignages - et avait fini par faire montre d'une relative négligence vis-à-vis de ses propres plaies. Et de sa propre sécurité.
La mort l'avait déjà frôlée par le passé et elle s'en était toujours remise. Ce qui avait fini par devenir un excès d'arrogance - car il en fallait bien un peu - l'avait trahie. Elle était revenue contusionnée, les doigts brisés, le visage lacéré et sa chair porteuse d'une humeur maligne, répandue dans son sang, qui l'avait clouée à son lit deux jours plus tard.

Fiévreuse, nauséeuse, elle avait supporté son mal avec son stoïcisme coutumier, s'armant de patience et de foi. Yseult, bien qu'assaillie de doutes, était demeurée depuis le début de cette fin du monde une pieuse dévote de la Trinité ; elle n'avait manqué, puisque la maladie l'empêchait de battre la campagne, d'adresser ses régulières prières à Anür, et parfois à Rikni et Serus. Elle priait de la même façon qu'elle menait sa guerre personnelle contre la Fange : avec froideur, allant à l'essentiel, sans fioriture ni hésitation.

Mais ni les remèdes - dieux ! qu'elle haïssait les saignées désormais - ni son panthéon n'y avaient fait. La châtelaine, sa vigueur vaincue par l'infection, avait fini par sombrer dans une demie-inconscience entrecoupée de moments de fiévreuse lucidité. Si son âpre existence lui avait permis de gagner quelque once de graisse, elle n'avait pas tardé à les perdre ; et sa musculature de guerrière avait dépéri dans le feu de son affection, comme si un chancre glissé dans son être absorbait tout ce qui n'était pas os et peau.

L'apaisement relatif qui l'avait gagnée cette dernière semaine n'avait guère rassuré ses gens. S'agissait-il du signe qu'elle se remettait, ou de la paix soudaine qui s'empare de ceux qui vont bientôt mourir ?

« Et bien je ne suis pas morte », songea-t-elle en levant ses yeux limpides vers la fenêtre, fronçant le nez à cause de la bande de cataplasme courant d'une oreille à l'autre. Elle mourait d'envie de l'arracher et se gratter.

« Ma dame, vous devriez vous lever... »

« Tu me l'as déjà suggéré trois fois. »
« C'est que par trois fois vous ne m'avez pas écoutée » rétorqua la servante avec un éclair malicieux au coin des paupières.

Yseult n'avait jamais ressenti le besoin d'une chambrière, bien qu'en son for intérieur, elle admit de mauvaise grâce apprécier que l'insolente Maria la dorlota et s'occupa de ses cheveux. À la base, elle l'avait prise à son service dans un geste de charité, assignant ainsi à une adolescente maigrichonne une mission inutile qui, toutefois, découragerait les rudes habitants du fort de lui chercher des noises en vertu qu'elle vienne de Marbrume.
La gamine aux genoux cagneux, avec une surprenante rapidité, était devenue une jeune femme à la beauté presque agaçante. Brune comme les landes d'été, avec son regard d'un vert noisette, elle était à Yseult ce qu'une senteur printanière est à l'air des montagnes.

La châtelaine n'avait jamais pu la débarrasser tout à fait de son impertinence, qu'elle tolérait à moitié. Lorsqu'elle était d'humeur. Ou qu'elle n'avait pas la force de lutter contre, comme aujourd'hui.

« Peut-être devrai-je demander à Colin de vous faire monter un déjeuner et après quoi... »
« Envoie-moi plutôt Lendemain. »
« Et si... »
« Envoie-moi Lendemain » lâcha, excédée, la maîtresse des lieux en détachant chaque mot.

Avec une brève moue vexée, sa camériste opina du bonnet et délaissa son chevet pour aller s'acquitter de sa tâche. Ce n'est que lorsque la porte de sa chambre se referma presque sans bruit que la convalescente s'autorisa à se laisser aller contre son édredon avec un soupir las. Elle regretta subitement d'avoir boudé qu'on lui en amena d'autres coussins, avant de se morigéner pour son envie de confort digne d'une citadine.

Il sembla qu'elle s'assoupit, car c'est en sursaut qu'elle se redressa lorsque quelques coups résonnèrent contre le battant.

« Entrez, entrez... » marmotta-t-elle en tâchant de dissiper les toiles d'araignée lui embrumant les pensées.
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Artorius



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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyLun 15 Mai 2017 - 21:24
Depuis un été, un automne, un hiver, un printemps et un autre été, les gens de Corbeval s'en étaient allés. Laissant derrière eux une terre sinistré et meurtrie par le Fléau, ils avaient investi ce qui était devenu Traquemont. Une place forte au cœur de la Fange où divers idéaux qui de prime abord n'avaient rien à voir les uns avec les autres cohabitaient. Comme seul exemple, on pouvait citer la vengeance et l'espoir. Depuis plus d'un an, Eadwin de Rivenoire secondait sa châtelaine de maîtresse, Yseult, voire parfois même, il la remplaçait. Depuis la fin du printemps, elle avait été sujette à une infection d'origine « fangesque. » Les premières semaines, le spectre de la non-mort avait plané plus d'une fois sur elle. Plusieurs fois, Eadwin s'était demandé ce qu'il était sensé faire si jamais… si jamais sa maîtresse décidait malgré elle de passer l'arme à gauche et par conséquent du côté de l'ennemi juré de Traquemont. Aurait-il le courage de l'étrangler dans une phase de sommeil pour éviter son regard vide ? Un simple coup de lame dans la nuque aurait peut-être fait l'affaire, suivi d'une crémation digne de ce nom. Non, cela aurait peut-être été impossible. Comment un « père » si pieu, serviable et fidèle aurait-il pu infliger cela à sa « fille » ? Oui, durant ces quelques mois, ce fut ce qu'il eut l'impression de perdre. Ensemble, ils devaient encore traverser des âges. Ensemble, ils avaient encore des cartes à jouer. Dans ce nouveau monde, ils devaient prouver que l'on pouvait apporter la vengeance et l'espoir à la fois. Peut-être un peu égoïstement, le chevalier de Rivenoire interdisait donc à sa maîtresse de s'en aller. Que ferait-il sans elle ? L'idée qu'elle s'en aille avant lui était trop pénible à accepter. Par dévotion, il aurait très certainement été prêt à prendre sa place. Ironiquement parlant, il y avait plus d'un an, il avait été gravement blessé et elle n'avait eu d'autre choix que de le laisser de côté. Désormais, les rôles s'étaient inversés et tant bien que mal, comme un gardien, le chevalier avait préservé l’œuvre de sa châtelaine.

« C'est moi, Madame. »

La porte des appartements d'Yseult s'était ouverte une nouvelle fois, laissant place à la silhouette du colosse dans l'encadrement de la porte. Depuis deux semaines, le chevalier ne lui avait pas rendu la moindre visite. Elle était bien placée pour le savoir, il fallait s'occuper des affaires courantes du fort. Une « gêne », puisque c'est ce qu'elle avait été dans son piètre état, pouvait attendre. En plein milieu de l'été, il avait été défendre sa gloire et son honneur au Labret suite à un orage d'une violence sans précédent. Là-bas, il avait mené des miliciens de Marbrume ainsi qu'un noble local et lui-même s'était montré surpris par sa capacité à réduire en charpie quelques monstres sans la moindre égratignure. Dignement, il avait enterré les soldats morts à ses côtés et quelque peu discrètement, il avait suivi les événements faisant suite à l'arrivée du Duc de Marbrume en personne au Labret. Ensuite, il s'était attelé à divers missions dont une lui tenant particulièrement à cœur. Il avait remué ciel et terre afin de trouver un remède pour sa maîtresse ou du moins pour soulager ses maux. Après tout, la légende conterait peut-être demain que Yseult avait résisté seule à la morsure du Fléau, qu'elle s'en était remise et telle une déesse de la guerre, elle aurait abattu son courroux sur l'ennemi juré après sa convalescence.

« J'ai croisé Maria dans les escaliers. Elle m'a fait savoir que vous tenez des discussions de plus de deux minutes, désormais ? »

Il sourit en coin. C'était bien évidemment une pique. Au fort, on savait que Yseult était hors de danger. Ce serait peut-être difficile à expliquer mais si des rumeurs concernant la châtelaine étaient peut-être sorties de Traquemont, ils avaient « tout » fait pour que l'on en mesure pas la réelle gravité à l'extérieur. Ainsi, si rien expliquait vraiment l'absence publique en dehors de ses murs, seuls ses plus proches lieutenants avaient été autorisés à se rendre à son chevet dans les moments les plus difficiles.

« Je suis nostalgique. Il n'y a pas si longtemps, les rôles étaient inversés. Il va falloir reprendre un entraînement martial plutôt sévère, vous ressemblez à une brindille. »

C'était comme avant, sans vraiment être avant. Il était rassuré, cela lui faisait un bien fou de pouvoir projeter quelque chose où sa maîtresse était impliquée. Il la connaissait mieux que quiconque, il savait qu'elle remonterait la pente. Après tout, Yseult avait passé le pire de sa convalescence.

« Traquemont est aujourd'hui à votre image, fébrile et rongée par le doute. Depuis le Labret, Marbrume n'entend plus parler des fous présomptueux et hardis qui combattent le Fléau à l'intérieur de ses terres. Vos gens se demandent comment est-ce que nous passerons l'hiver, comment est-ce que nous allons subvenir à leurs besoins. Chaque semaine, certains font le choix de nous quitter pour rejoindre Marbrume. Tristan a disparu et Barrowmer aurait rejoint la Milice. »

Tout ceci, elle le savait certainement très bien. A tout moment, le chevalier de Rivenoire savait qu'elle pouvait sèchement l'interrompre et le remettre à sa place. Toutefois, ce n'était pas dans les habitudes de son plus fidèle lieutenant de cracher un mollard dans la soupe sans proposer des solutions. Eadwin pouvait râler plutôt facilement, peut-être était-ce l'aigreur de l'âge ou un trait de caractère naturel. En fait, elle ne lui reprocherait sûrement jamais de lui apporter « sa » vérité.

« La Dame de ces lieux vivante, je ne peux la remplacer éternellement devant ses gens. Je n'ai pas cette légitimité et ce n'est pas ce que vous me demandez, bien évidemment j'en suis conscient. J'ai fais de mon mieux pour maintenir nos têtes hors de l'eau. J'ignore quelles sont les nouvelles de l'été qui sont parvenues à vos oreilles ou non mais entre la tentative d'assassinat du Duc de Marbrume ou bien l'abolissement de la peine de bannissement… par où commençons-nous ? »

Le chevalier de Rivenoire avait entièrement pénétré dans les appartements d'Yseult de Traquemont en prenant bien soin de fermer la porte derrière lui. Aujourd'hui, une importante discussion pour l'avenir de Traquemont aurait lieu. La machinerie était rouillée, c'était un fait indéniable et l'heure pour sa « reine » était venue pour revenir sur le devant de la scène. Ensemble, ils devaient encore construire un lendemain fait de vengeance et d'espoir. Vengeance, parce que les crimes du Fléau ne pouvaient demeurer impunis et qu'une forme de justice qu'ils avaient choisi délibérément d'incarner devait s'abattre sur lui. Espoir car au cœur même de la Fange, la vie continuait même si elle ne ressemblerait peut-être plus jamais à celle d'hier.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyLun 15 Mai 2017 - 22:16
La châtelaine papillonna des yeux un moment après que son chevalier eût fini de parler. Si à l'ordinaire ses traits demeuraient fermés et fidèles à sa réputation de femme inflexible, tout au long du laïus d'Eadwin on avait pu y lire successivement la joie, la reconnaissance, la désapprobation et la menace. Elle toussota le temps de se recomposer une expression plus digne et passa brièvement le dos de sa main gauche sur ses lèvres gercées. La droite reposait sagement dans la literie, maintenue par une atèle grossière quoique fonctionnelle.

Un répit supplémentaire lui fut accordé lorsqu'une paire de tapes sèches firent vibrer la porte, annonçant un Lendemain qui entra sans plus de formalité. Qu'il eût été convoqué expliquait en partie que l'homme n'attendit pas la réponse, son caractère bourru faisant le reste. Il jeta un coup d’œil à l'imposant guerrier déjà présent : lui-même bien bâti, il faisait toutefois une bonne tête de moins que le noble de Rivenoire, et moins large avec ça. Yseult se fit la réflexion qu'à eux deux, ils prenaient déjà plus de place que les meubles.

Lendemain était au domaine de Traquemont ce qu'Eadwin était à ses champs de bataille. S'il n'était pas en reste pour brandir le fauchon, c'était avant tout un bâtisseur dans l'âme, un homme capable de redresser un mur, de drainer les mares et irriguer les cultures, de veiller à l'approvisionnement, aux récoltes et aux semis pour l'an prochain. Quoique la communauté des chasseurs de Fangeux se reposât sur la chasse plutôt que sur le travail de la terre, il apportait une sagesse pragmatique et populaire qui lui avait valu la confiance de la maîtresse des lieux.
Yseult soupçonnait qu'il avait plus de sympathie à l'égard du chevalier qu'il ne voulait bien le montrer : Eadwin n'était pas à proprement parler un noble mondain, loin s'en fallait, mais elle savait que Lendemain s'imposait une retenue envers son statut qui lui interdisait de se lier franchement d'amitié à l'aristocrate guerrier. Elle-même était l'exception confirmant la règle. Peut-être cela finirait-il par changer avec le temps.

« Châtelaine, chevalier. » Il les gratifia d'un hochement de tête que la jeune femme ignora, entrant dans le vif du sujet.
« Amenez-moi un rapport détaillé de nos réserves. Ce soir ou demain, une heure après l'aube. »

Yseult savait que son interlocuteur, bien que roturier, était plutôt doué avec les chiffres : quelque part, sa position était peu enviable, puisqu'il héritait de toutes les tâches trop complexes pour être confiées au premier venu et trop terre-à-terre pour qu'elle s'en occupât elle-même. D'un autre côté, c'était ce genre de petites missions qui permettaient à un domaine de se maintenir en bonne forme. Lendemain était assez intelligent pour le comprendre.

« C'est que nos inventaires sont déjà à jour et... »
« Je sais. » Elle esquissa un sourire débordant d'ironie. Son regard embrassa les deux hommes tandis qu'elle continuait : « Je me doute que vous n'avez pas laissé les choses aller à vau-l'eau. Ce que je veux, c'est une copie, que je vérifie votre travail. »

Le ton se voulait menaçant mais il était probable qu''ils ne seraient pas dupes. C'était une façon pour elle de se préparer en douceur à assumer de nouveau les charges qui étaient celles de toute châtelaine, au lieu de plonger brusquement dans l'eau froide.

L'échalas acquiesça sobrement et lissa sa barbe noire comme s'il hésitait à prendre la parole. Finalement, il se fendit d'un : « C'est bien de vous voir » quelque peu hâtif et s'en fut en refermant la porte bien plus fort que Maria, quelques moments auparavant, ne l'avait fait. Un silence confortable retomba, pendant lequel Yseult trouva à tâtons le gobelet en étain terne qui reposait sur sa table de chevet. Elle y but avec une précaution qui dénonçait sa faiblesse ; le visage qu'elle leva ensuite vers Eadwin était plein d'un insondable mépris.

« La prêtresse m'a interdit de boire du vin tant que je ne serai pas remise. N'importe quoi. »

La prêtresse en question était une nouvelle venue de Marbrume, arrivée fortuitement peu de temps après la mésaventure qui avait valu son état actuel à la châtelaine. Jeune, effacée voire timide, elle était l'archétype de ces donzelles couvées dans le satin qui se retrouvent soudain les pieds dans la boue et les mains exposées au froid mordant de la campagne. Cependant, versée dans les arts guérisseurs et mise à contribution à Traquemont, elle se transformait en dragon tyrannique avec ses patients. Non pas qu'Yseult pusse être considérée, même nauséeuse toute la journée, comme une malade facile.

« Enfin. Je me contenterai d'eau, s'il le faut. Et de vos remarques impertinentes. » Le froncement de sourcils éminemment accusateur qu'elle lui dédia aurait pu être un arc bandé vers son cœur. « Je n'ai eu que très peu d'échos, ici, alors vous allez devoir commencer par le plus simple. »

La façon dont elle le disait laissait à entendre qu'on l'avait tenue éloignée des nouvelles : la vérité c'était surtout que son temps de veille s'était partagé entre des périodes de fatigue vertigineuse l'accablant au fond de ses draps et d'autres où elle rendait le peu qu'elle parvenait à avaler. Dans ces conditions elle n'avait pas été en mesure de saisir vraiment les informations qu'on aurait tenté de lui transmettre, encore moins de prendre les décisions qu'elles appelaient.

« Gardez le duc et toutes ces choses primordiales pour la fin. » Il était probable que n'importe qui de normalement constitué aurait réclamé d'abord les annonces les plus bouleversantes : pas elle. Son esprit, quoique tourmenté par la maladie, avait gardé sa discipline et sa froide méthode. Elle allait se secouer, clarifier ses pensées et ingérer les anecdotes par ordre d'importance. « N'oubliez rien. »

Elle lui sourit sur ces derniers mots, d'un sourire qui aurait pu figer de l'huile. Au fond d'elle, la noble ne rêvait que de s'enfouir sous ses couvertures, de donner au chevalier un indice du simple bonheur qu'elle éprouvait à le revoir, et aussi de goûter un peu de ce vin de paille dont elle raffolait tant.
Mais c'était le devoir d'abord. Ça l'avait toujours été.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyMar 16 Mai 2017 - 0:34
« Lendemain. »

Le chevalier de Rivenoire gratifia le bonhomme d'un signe de la tête. S'il n'avait pas anticipé son arrivée, Eadwin trouva cela plutôt logique après une courte réflexion. Lendemain était ce qu'il manquait à Eadwin. Brute à sa façon, il détenait cependant une certaine sagesse. Là où Eadwin était plutôt un destructeur, Lendemain était plus doué pour bâtir ou entretenir quelque chose. Pendant la convalescence d'Yseult de Traquemont, Eadwin s'en était régulièrement remis aux conseils et à l'expertise du brave homme. Ils étaient à des années lumière d'une amitié, il s'agissait plutôt là d'une relation de travail. Après tout, n'avaient-ils pas un but commun ? Servir leur reine, bien entendu. Dans ce cadre-là, il était évident qu'ils ne se mettraient jamais de bâtons dans les roues. Puisqu'ils apportaient des choses tout à fait différentes à Yseult, il n'y avait pas lieu de nouer une rivalité. De plus, l'aristocrate guerrier était le véritable numéro deux de Traquemont et il n'y avait personne en ces murs pour prétendre le contraire, pas même ce louveteau du Nouet.

« Je ne sais guère comment je m'en serai sorti sans lui, vous savez, Madame. »

Cette remarque était bienveillante mais prononcée alors que le principal concerné avait déjà quitté la pièce après avoir prouvé une fois de plus son efficacité. En effet, ce n'était pas le rôle d'Eadwin de le féliciter pour ses bons services, cette tâche revenait éventuellement à Yseult et les Dieux eux-mêmes savaient que ce n'était pas dans le genre de la maison. A Traquemont, le silence pouvait se montrer très révélateur lorsque l'on était capable de faire profil bas. Lorsque quelque chose n'allait pas, il était de notoriété publique de recevoir une remontrance parfois digne de ce nom. Par conséquent, s'il n'y avait rien à redire c'est que tout allait bien.

« Si la Prêtresse le dit, alors il faut l'écouter. Ne vous inquiétiez pas, je suis encore capable d'ingurgiter ce que vous est interdit ! »

Comme il s'en doutait, Yseult avait été tenue éloigner des nouvelles principales depuis plusieurs mois. Cela était mieux ainsi car de toute façon, elle n'aurait pas été en état de faire quoi que ce soit. Le chevalier de Rivenoire se rapprocha donc du lit de sa châtelaine et se laisser tomber plutôt lourdement sur ses deux genoux, se permettant l'affront de s'appuyer avec ses deux coudes pour soulager sa posture peu ergonomique mais plutôt pratique. Ce moment de proximité, il n'en profiterait pas longtemps car très bientôt, Yseult retrouverait le champ de bataille. Indirectement, elle lui fit comprendre que les nouvelles les plus graves pouvaient encore attendre. Yseult avait besoin d'entendre des choses autre que la gravité de son état de santé et les mauvaises nouvelles qui pouvaient hypothétiquement concerner Traquemont.

« Au printemps, vous m'aviez ordonné plusieurs missions. Vous m'aviez demandé de découvrir la noblesse de Marbrume et de l'observer. Je connais désormais les noms et ait quelques affinités avec certains d'entre eux. Pour n'en citer que deux, j'ai rencontré la Baronne de Brasey, Grâce et ait entraîné à plusieurs reprises son frère, Audric. Je suis également venu en aide à la famille Montoya en sauvant leur fille d'un misérable destin. En revanche, je ne peux pas me vanter d'avoir ramené une Prêtresse mais ce n'est pas faute d'avoir essayé, veuillez me croire. »

Il soupira doucement. Yseult avait une bonne mémoire et d'ici quelques secondes, elle couperait son silence pour lui rappeler son « ultime » tâche. « Et alors, chevalier ? Où est la mariée ?! »

« Nous ne nous sommes pas croisés au mariage de Ventfroid mais je suis persuadé que vous avez assisté dans un coin avec Geoffroy à ma valse guerrière avec le Comte de Ventfroid. Si vous avez été un peu plus attentive, j'ai passé la soirée en compagnie d'une jeune femme. C'était juste avant la campagne du Labret… Après plusieurs verres de vins, j'ai bien essayé quelque chose avec cette donzelle mais j'ai essuyé un revers très cuisant. »

Il rit aux éclats. Aujourd'hui, ce n'était plus qu'un souvenir. Yseult allait immédiatement comprendre pourquoi !

« Figurez-vous que cette femme est revenue vers moi, quelques semaines plus tard pour me déclarer sa flamme. Oui, Madame. Votre chevalier éméché le temps d'une soirée a capturé le cœur d'une femme. Il s'agit d'Aelys de Beauval, une couturière de Marbrume. Elle est la nièce de Samuel Montoya, par conséquence la cousine de Luna, jeune noble à qui j'ai sauvé la vie. Avant de devoir retourner au Labret au début de l'été, j'ai rencontré ses parents. Ils ont accepté de me la confier après une longue entrevue. »

Eadwin de Rivenoire tourna la tête pour observer très fixement Yseult de Traquemont et la moindre de ses réactions. La situation était clairement posée, le chevalier avait l'occasion d'épouser une femme de Marbrume pour perpétrer une lignée. Cependant, était-ce vraiment une roturière qui satisferait la demande initiale de la châtelaine ?

« Elle est bien plus jeune que vous et moi mais je dois admettre qu'elle est gentille et adorable. Pour être franc, avec votre approbation, je crois savoir qu'elle ferait l'affaire mais j'ignore si je partagerai envers elle ce qu'elle ressent déjà envers moi. Elle n'est pas aussi naïve qu'elle pourrait l'être. Pendant la campagne du Labret, elle était sur le front pour recoudre nos blessés. Elle connaît l'horreur et la portée de notre combat. »

Le Chevalier de Rivenoire avait encore bien des choses à dire. Pas forcément sur Aelys et son possible mariage. Dans leur conversation, le Duc de Marbrume finirait par s’immiscer. Pendant « l'absence » d'Yseult, il s'était passé bien trop de choses pour que Eadwin n'en oublie la moindre miette. En tant que son second, il devrait lui faire part de ses opinions et s'il était persuadé qu'elle serait la seule décisionnaire en tant que « souveraine » de ces lieux, il avait la responsabilité de choisir les mots adéquates.

« Au début de l'été, peu après votre accident… Il y a eu un appel aux armes pour le Labret suite à de violentes péripéties et un orage cataclysmique. Le paysage lui-même a subit quelques séquelles et il a été nécessaire de renforcer les lieux. D'une part, les forces en présence ont donc chassé les Fangeux qui s'étaient introduits sur le Labret à cause d'un glissement de terrain ainsi que des Bannis intéressés par prendre possession des lieux. D'autre part, des convoyages de vivres ont eu lieu et ont fait de la campagne du Labret au printemps un succès encore plus étendu. La famine s'est légèrement améliorée à Marbrume même si on dénombre environ vingt-cinq milles décès entre deux saisons. Toutefois, deux décisions ont été prises par le Duc de Marbrume. L'abolissement de la peine de bannissement ainsi que la mise en place d'un couvre-feu depuis le 21 juillet. »

Le regard d'Eadwin de Rivenoire était devenu beaucoup plus grave, très tendu. C'était maintenant que les explications se corsaient et que la conversation allait prendre une tournure géopolitique. Pourquoi donc le Duc de Marbrume avait-il fait le choix d'imposer un couvre-feu en plein milieu de l'été et de déclarer la cessation de la peine de bannissement ? En lisant dans le regard d'Eadwin, Yseult comprendrait déjà une chose : il s'était passé des choses graves.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyMar 16 Mai 2017 - 23:47
« Le Labret. »

Il s'écoula un long moment de silence, pendant lequel Yseult ne prononça pas un mot. Ce n'était pas un mutisme réprobateur : la lèvre légèrement mordue, elle réfléchissait aux implications, un pli soucieux barrant son front. Son regard alla au chevalier, dont elle ne s'était pas formalisée de la promiscuité, avant de s'égarer sur le salon attenant à sa chambre et qui achevait de constituer ses appartements. La pièce en question était plutôt vaste, et assez fraîche malgré la saison ; la cheminée qui en ornait le mur du fond n'avait pas servi depuis longtemps. Outre ses tableaux aux paysages tranquilles, l'endroit se voyait encombré d'un certain nombre de tables basses elles-mêmes supportant maints documents et cartes - certaines esquissées de la main soignée de la châtelaine.

Avec une mine subitement décidée, la jeune femme chassa d'une tape le chevalier et sortit laborieusement de son lit. Un peu pâle et un peu échevelée, certes ; mais elle se surprit à tenir plus droit qu'elle ne l'aurait cru. Le contact des dalles glacées sous ses pieds nus lui arracha un frisson et elle quêta, sans pudeur, l'assistance du guerrier en posant une main sur son avant-bras. Elle portait une épaisse chemise un peu délavée dans laquelle la noble flottait un peu, doublée d'une chaude tunique au lin plus fin. Ses chevilles dépassaient d'un pantalon qui aurait fait hurler au scandale l'unanimité de la cour ducale ; sa tenue, pour le moins débraillée en vertu de son sexe comme de son rang, n'avait jamais franchement figuré en tête de ses préoccupations.

Qu'Eadwin pût la voir ainsi ne lui inspirait qu'une gêne de principe vite oubliée. Il n'était pas son grand cousin, ni son oncle, ni un chien de garde laissé en héritage par son père... Il était, pour être honnête, un peu de tout cela à la fois. Le tout saupoudré d'un peu de chevalier servant, ajouta-t-elle en son for intérieur.

Yseult se laissa retomber sur une chaise assortie d'un coussin, qu'elle boudait généralement en la réservant à ses invités occasionnels. S'aidant d'une coupe - hélas vide - et d'un presse-papier en bronze, elle mit à plat l'une des esquisses de la région sur laquelle figurait, à beaux traits précis, la cité, le plateau et son domaine.

« Beaucoup de choses vont changer » murmura-t-elle. Puis, un ton plus haut : « Avant, Traquemont maintenait une vague bulle de sécurité près de la ville, mais le Labret se situe bien au-delà. Et il est d'une importance cruciale à plus d'un titre. »

Un observateur non-averti aurait pu croire que l'aristocrate faisait la leçon au chevalier. En réalité, elle organisait ses pensées à voix haute et les soumettait à son opinion. Que celle-ci puisse fléchir la sienne était un autre débat : si elle n'était pas déraisonnable, la maîtresse des lieux restait d'un caractère plutôt têtu.

« Bien évidemment, ses ressources permettent de tenir un tant soit peu la famine à l'écart. Mais c'est aussi un investissement et un symbole. » Elle contint la grimace que ses paroles suivantes manquèrent lui soutirer : « Les gens du peuple et la milice ont payé le prix fort pour permettre qu'on puisse s'établir là-bas. La rafle, le convoi, et ces attaques que vous me rapportez... Après tant d'efforts déployés, le Labret doit demeurer sauf et croître. Ses occupants doivent demeurer confiants. »

Yseult, si elle ne le criait pas sur les toits, n'avait toutefois jamais caché à ceux dont elle était le plus proche qu'elle se battait pour un idéal dont elle ne profiterait pas. À sa façon, elle était visionnaire : la châtelaine donnait son sang pour jeter les bases d'un véritable fief humain dans l'océan de la Fange. Un fief qui ne verrait le jour, acceptait-elle, que pour les générations suivantes. Et dans sa lutte, elle entraînait à sa suite Traquemont sans l'ombre d'une hésitation. Qu'il lui faille périr et ses hommes avec elle, seulement pour permettre à d'autres d'assurer le futur de l'humanité, était un sacrifice depuis longtemps consenti. Aussi conclut-elle sèchement :

« J'enverrai une missive au duc dans les semaines prochaines, afin de lui demander que nous puissions compter sur un accueil régulier au Labret. Nous devons chasser dans ses alentours, et non plus les nôtres. Ces cultures sont plus importantes que nous. »

Cela impliquait de passer au moins trois jours, sinon quatre ou cinq en-dehors des murs du fort. Et presque toute une journée sur les sentiers des marais.
Le futur s'annonçait plus périlleux que jamais. C'était là le prix de l'audace.

Ceci fait, elle s'autorisa un bref massage des paupières avant de planter ses yeux dans ceux, plus sombres, du chevalier. Une légère risette amusée ourlait ses lèvres.

« Aelys de Beauval, ainsi. Je n'ai pas eu le plaisir de faire sa connaissance davantage que de vue mais je me rappelle assez bien de sa cousine. Si elles sont faites de la même trempe, ma foi, vous n'avez pas si mauvais goût. » Elle reprit rapidement son sérieux et poursuivit avec une certaine dureté : « Toutefois la seule noblesse de son ascendance est dans sa lignée maternelle, et celle-ci n'a hérité de rien. Sa seule fortune lui vient de son mari et c'est un négociant. » Elle jetait ses paroles, impitoyable. « C'est une alliance qui ne vous apportera aucune influence, Eadwin. Les de Beauval n'ont aucun poids dans la politique de Marbrume et je doute que leurs liens avec les Montoya leur octroient les moindres avantages. Pas tant que Luna ne prendra la tête de sa famille, si elle le fait un jour. »

Eadwin avait bon cœur, sous ses dehors de spadassin implacable. Yseult, bien qu'elle espéra que l'intéressé n'en sût rien lui-même, était au fait - du moins partiellement - de tout le sang qu'il avait sur les mains... Du sang qu'il avait versé par sens du devoir. Oui, la loyauté d'Eadwin envers sa maison était telle qu'il avait profondément plongé les mains dans les horreurs de la guerre.
Se priverait-il d'amour pour la même raison, si elle le lui demandait ?

Elle pensait que oui. Et cette certitude la glaçait, parce que la Trinité savait combien il méritait d'être heureux.

« Enfin... » Elle soupira, puis se redressa un peu pour se redonner contenance. « Vous m'avez dit... que le duc avait aboli le bannissement ? C'est une décision... étonnante. Cela a-t-il un rapport avec la tentative d'assassinat dont vous m'avez fait part, ou le fruit de pressions extérieures ? »

Le bannissement était une sentence effroyable. La seule raison, aux yeux d'Yseult, qui eût pu la rendre vaine était que les Bannis, désormais, devenaient trop dangereux.

« À moins que les parias ne finissent par s'organiser un peu trop. Quant au couvre-feu... » Elle esquissa un sourire empreint de cynisme. « Je doute que la garde soit particulièrement joyeuse de se voir attribuer cette charge supplémentaire, mais comploter en plein jour est le privilège de l'aristocratie. Ça complique la tâche de quelques opposants, au moins, n'est-ce pas ? »
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyMer 17 Mai 2017 - 21:23
La convalescence, comme autrefois, offrait à Yseult un retour sur le sentier des armes. Avec intérêt et ingéniosité, elle avait plus que bien enregistré les informations délivrées par son humble serviteur. Avec un certain enthousiasme, il la regarda se relever et se demanda presque s'il n'était pas en train de rêver. Sa maîtresse était-elle vraiment prête à reprendre les affaires ? Il ne dit pas le moindre mot. Car il savait mieux que quiconque être son ombre, il l'observait attentivement et jugerait lui-même s'il n'était pas trop tôt pour tout ceci. Dans un recoin de sa tête, il osa penser que si elle décidait de jouer les récalcitrantes, il lui suffirait de saisir l'un de ses tibias et de le casser pour la contraindre à un repos supplémentaire. Ah, mais, comment pouvait-il penser à une telle horreur ? Parfois, l'inconscient réservait bien des surprises. Sa bougresse de maîtresse lui avait spécifiquement demandé de garder les choses ardues pour la fin et visiblement, c'était ce qu'elle avait le mieux retenu. A vrai dire, c'était mieux ainsi. Sans rien dire, il l'avait observée se relever et mettre en place un échiquier de fortune. Yseult n'était pas en train de faire une leçon à Eadwin, elle lui apportait plutôt la preuve qu'elle était prête à revenir sur le devant de la scène. Il la connaissait assez bien pour affirmer qu'en son fort intérieur, un millier d'idées et de possibilités devaient être en train de fuser.

« La venue du Duc jusqu'au Labret était peut-être la dernière des choses à laquelle nous nous attendions. Dès qu'il a appris que cet équilibre était menacé, il n'a pas hésité à donner de sa personne pour en reprendre le contrôle. Il récompenserait quiconque serait capable d'améliorer la sécurité de ce lieu plein de promesses et de sacrifices. »

Évidemment, le Labret était un véritable investissement et un symbole d'espoir. Marbrume ne pouvait pas se permettre de le perdre. Déjà, c'était un apport de vivres non négligeable pour chaque été supplémentaire ou l'humanité survivrait et ensuite, cela donnait une raison supplémentaire au peuple de ne pas abandonner. Politiquement parlant, cela renforçait bien sûr l'influence du Duc et sa capacité à démontrer que c'était lui et personne d'autre qui était en mesure de proposer les solutions bénéfiques au peuple, même si cela pouvait parfois nécessiter des sacrifices douloureux comme au début du printemps. Indirectement, c'était ce qu'Yseult venait de mettre en avant et d'un mouvement de tête, le chevalier de Rivenoire lui fit comprendre qu'il était entièrement d'accord avec elle.

« Il s'agit d'une bonne idée, j'espère qu'il acceptera. Toutefois, il faudra être prudent. Si des Bannis ont su s'infiltrer une fois, ils recommenceront dès qu'une nouvelle occasion se présentera. En plus, il n'y a pas qu'eux. Une rumeur s'étend comme une braise ardente qui se vivifie. Vous n'êtes pas sans savoir que la mer était parfois utilisée pour convoyer des ressources usuelles comme du bois, du fer ou de la pierre. Eh bien, un groupe de pirate serait en train de se reformer, on les appelle les pirates du Séraphin. La milice essaie de s'organiser pour accomplir plus de voyages terrestres qu'auparavant malgré le danger que représente la Fange. C'est pour dire que ces pirates doivent être redoutables. »

Il n'en avait pas encore croisé. Après tout, le rôle premier de Traquemont était de contenir et de chasser les monstres dans l’œil de la Fange. Le littoral n'était pas une zone sur laquelle ils avaient un contrôle en particulier. Toutefois, il était bien curieux de savoir si cette rumeur allait susciter un intérêt particulier chez Yseult. Elle était avare d'influence et très clairement, cela représentait une épine douloureuse dans le talon de Marbrume et de son Duc. D'une quelconque façon, Traquemont pouvait-elle faire quelque chose pour s'illustrer à nouveau ?

« Le couvre-feu et l'abolissement de la peine de bannissement sont liées. Lorsque le Duc s'est rendu au Labret, les Bannis ont tenté de l'assassiner. En réponse, il a ordonné ces deux mesures. Ainsi, tout concitoyen résidant à Marbrume ou ses alentours à l'obligation de dénoncer et si possible, d’occire à vue le moindre d'entre eux. La milice et les autorités compétentes ont lancé une véritable traque. Que pensez-vous de tout ceci ? Pour ma part, je ne sais pas si mettre tout le monde dans le même lot est judicieux. Toutefois, il faudrait prendre une position. Je crois savoir qu'il y a plusieurs planques à l'extérieur de la ville. Pourquoi ne pas en dénicher quelques unes et proposer à leurs résidents un arrangement à sens unique ? Rejoindre et servir Traquemont ou être livrés aux autorités et mourir. Tout ceci est à double tranchant mais je suis persuadé que certains d'entre eux pourraient être utiles et accomplir des choses pour Traquemont. »

Le sujet qu'il venait d'aborder était une réponse attendue pour les gens de Traquemont. Concrètement, Traquemont n'avait rien à voir avec le système de bannissement. Yseult n'avait jamais vraiment exprimé son avis dessus devant lui mais elle serait assez vite catégorique. Fallait-il essayer de jouer un double jeu comme était en train de le suggérer Eadwin ou bien de la jouer bien plus prudemment et de se ranger sagement derrière la décision du Duc ?

« Dès demain, il faudra recentrer nos priorités en fonction de nos moyens. L'automne est à nos portes et l'hiver sera rude. Nos hommes et nos femmes seront galvanisés en apprenant que leur maîtresse est sur pied et ne les abandonne pas. Si nous négocions un droit de chasse sur le Labret pour nos chasseurs, il faudra les protéger en établissant la route la plus sûre. Euphémisme, vous le comprenez bien… Nous avons besoin plus que jamais de savoir sur qui nous pourrons compter et sur qui nous devrions garder un œil avisé. »

Le chevalier de Rivenoire croisa les bras et gratta l'intérieur de son épaisse barbe avec sa main droite. Il était assez soulagé de pouvoir partager ces pensées qui trottaient dans son esprit depuis des semaines avec quelqu'un digne de ce nom. Il restait un énième problème à régler et ce n'était pas le plus indélicat à aborder.

« Comme je vous le disais un peu plus tôt… Votre absence a eu des répercussions sur le moral de nos gens. Les moins fidèles ou les plus opportunistes, appelez-ça comme vous voudrez, ont déserté nos rangs. Nous devrions sans plus tarder mener une campagne de recrutement mais à l'égard de ma proposition d'intégrer de gré ou de force des hors-la-loi de Marbrume à notre composition, cela attirerait le regard du Duc. Je crois profondément que nous devons tout faire pour entretenir des liens avec la cité et les nobliaux qui portent à cœur sa survie et sa continuité sans jamais remettre en cause l'autorité de l'ordre établi. Toutefois, Traquemont doit montrer qu'elle est un acteur majeur et indépendant de cette nouvelle ère. Là où il y a quelque chose à jouer, nous devons être présents. Dans votre lettre au Duc, vous devriez donc lui demander d'intensifier les opérations en commun avec la milice extérieure. Escortes, traques ou d'autres missions… Avec un peu de chance, nous pourrions fidéliser certains d'entre eux en leur montrant ce qu'est vraiment Traquemont. Ensuite, il faudrait se rendre en ville et pourvoir des postes ou des fonctions particulières à l'image de la prêtresse que nous avons recruté il n'y a pas si longtemps. Un fort ne survit pas qu'avec des guerriers, vous le savez mieux que quiconque. »

Eadwin fit une courte pause. Plutôt mûrement, il avait réfléchi à la situation d'une façon telle que Yseult ne survivrait pas à son infection. Cette hypothèse désormais écartée, rien ne l'empêchait d'être tout à fait honnête avec elle et de partager avec elle la moindre de ses opinions.

« Répondez-moi franchement, Madame. Désapprouvez-vous ce possible mariage avec la fille de Beauval ? Vous savez à quel point votre avis est important et compte pour moi. C'est quelque peu curieux mais pour moi, il n'y a pas d'amalgame possible. Notre survie compte plus que tout et est même au-delà de mes intérêts personnels. Cette affaire peut attendre encore un peu. Vous pourriez la rencontrer tôt ou tard et juger par vous-même. Elle est certainement une femme du peuple plus que de la noblesse, c'est un fait mais elle appartient à cette populace que nous devrions chercher à séduire pour renforcer le savoir faire de Traquemont. De ce côté-là, elle a de l'influence et du temps à revendre. Peut-être pourrait-elle au moins servir à accomplir un dessein de ce genre-là. »
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Yseult de Traquemont



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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyMer 17 Mai 2017 - 23:11
Elle n'avait pas le cœur à lui répondre.

Une fois n'étant pas coutume, elle avait du mal à faire le tri de ses réflexions. Que dire à cet homme ? Elle l'avait poussé à trouver une compagne, l'avait mis sur un chemin qui ne lui était guère familier ; il s'était exécuté, et maintenant qu'il laissait une femme frapper à la porte qu'il avait entrebâillée, elle devait lui enjoindre de la repousser ? Parce qu'elle n'était pas ce qu'elle-même espérait ?

Son regard se déporta sur le côté, s'égara dans les recoins de la pièce. L'ombre du passé emplit son regard tandis que l'aristocrate se remémorait son propre mariage avec Tristan. Si elle avait naguère trouvé l'amour, ça n'avait pas été en la personne de son mari ; mais en celle de son fils. Aimer, de l'amour d'une femme pour un homme - celui d'un homme pour une femme, supposait-elle, ne devait pas être bien différent - lui était un sentiment encore inconnu. Se pouvait-il qu'elle en mésestimât la valeur ?
Parfois, la châtelaine avait peur de ne plus être capable d'aimer de cette façon. Et chaque fois qu'elle y songeait, elle haussait les épaules en se morigénant, parce que l'essentiel n'était pas là : l'essentiel, c'était son devoir.

« Il en va de même pour Eadwin. Je suis en droit d'exiger de lui ce que j'exige de moi ! »

À ce stade, elle avait quelque peu oublié que l'intéressé était juste en face d'elle. Les sourcils froncés, les doigts repliés contre ses lèvres, elle foudroyait du regard un mur sur lequel son esprit peignait le tableau de ses contradictions.

« Les mariages n'ont rien à voir avec l'amour. Pas pour les nobles. »
« La vie a changé. »
« La vie est devenue plus dure. Elle exige encore davantage de sacrifices. »
« La vie... ou moi ? »
« Je... »

Les mots faillirent sortir. « Je ne sais pas. »

« Vous avez raison. » En fait, c'était le chevalier qui lui avait sauvé la mise. « Je devrais rencontrer mademoiselle de Beauval. »

C'était dit. Aussitôt, Yseult éprouva un sentiment d'intense soulagement, comme si inconsciemment elle venait de prendre la bonne décision - ou d'éviter la plus terrible. C'était certainement se mêler des affaires d'autrui, mais Eadwin demeurait son vassal : il n'y avait rien de trop incongru à ce qu'elle désire faire la connaissance de celle avec laquelle il comptait partager sa vie.
Ça allait plus loin que cela, mais pour l'heure, elle se refusait à y songer davantage. Le sujet était délicat.

« Maintenant j'aim-... »

Le vertige qui s'empara d'elle lui coupa la parole, comme si un poinçon de douleur blanche vrillait ses tempes. La jeune femme s'arqua légèrement en avant, les paupières crispées, et les frotta avec un sourire douloureux. Quelque soit le mal qui l'affectait précisément, elle n'en était pas remise. La guerrière en elle grondait de colère derrière son masque de retenue, l'enjoignait de se lever, de bouter la souffrance hors de son corps... mais une autre part de son être, plus sage, savait reconnaître une bataille perdue d'avance. La première lui donnait la force nécessaire pour affronter l'existence, la seconde lui permettait de survivre.

« Ce sera tout. Revenez demain matin après vous être restauré. » Elle ajouta, plus bas, afin d'être sûre d'être obéie dans l'instant : « S'il vous plaît. »

Elle demeura alors immobile dans la même position, même après que l'huis eût joué dans un cliquetis sec. Ce n'est qu'au bout de plusieurs minutes, lorsque les éclairs étincelants zébrant les ténèbres de ses yeux clos faiblirent et commencèrent à disparaître, qu'elle accepta de se pelotonner dans son fauteuil. Il ne lui fallu pas longtemps pour se rendormir, le menton sur les genoux, d'un sommeil où elle rêva de couronnes tâchées de sang et d'ongles sales labourant les portes.

*

Elle se réveilla plusieurs fois pour retomber dans des songes étranges dont elle ne se rappelait pas. Sa vigueur ne lui revint que peu avant l'aube suivante, lorsqu'une faim de loup lui tordit l'estomac. À son grand soulagement, elle repéra bien vite le plateau qu'on avait dû lui apporter la veille, garni d'une miche de pain sec datant du matin, d'un bouillon de légumes et viande - du lapin, si elle en jugeait à l'odeur - ainsi que d'une tranche de ce fromage dégoulinant qu'elle avait découvert avec le Morguestanc et qu'elle n'appréciait qu'à petite dose. Yseult se fit la réflexion qu'il était encore meilleur avec du vin, mais bien évidemment, Colin avait jugé bon de ne pas rajouter de pichet d'alcool à ce dîner.

Ou, se corrigea-t-elle non sans agacement, cette damnée prêtresse qui s'occupait de ses patients avec tant d'insensibilité.

La jeune femme fit un sort rapide au brouet, à ce point affamée que dans sa précipitation une goutte alla se perdre sur le dos d'un de ses précieux documents - lui arrachant une exclamation exaspérée. Elle sauça le récipient avec application et grignota le pain du bout des lèvres, boudant le fromage après en avoir arraché une minuscule bouchée.

Désormais bien réveillée, elle remit un peu d'ordre dans sa chevelure en bataille, défroissa sommairement les plis de sa tenue et brava les dalles froides de ses appartements pour déambuler devant l'un des deux murs supportant des étagères bricolées de neuf. Elle y rassemblait une hétéroclite bibliothèque, trop maigre à son goût, où les titres clamaient pèle-mêle Histoire ancienne du royaume de Langres, Familles et héraldique, Les traditions sacrées de la Trinité, volume deux et De l'importance du relief et du climat dans la logistique militaire. Avec un petit rire plein de dérision, elle songea que ces quelques ouvrages résumaient assez bien l'éventail de ses compétences. Devait-elle s'en désoler ou s'en enorgueillir ? Elle n'osait y apporter la réponse.

« Toi, tu feras bien l'affaire » murmura-t-elle en s'emparant du manuel théologique.

Épais comme deux briques, haut comme trois, c'était un monumental grimoire enluminé avec soin ; qu'il datât de l'époque de son grand-père n'avait qu'à peine affadi ses décorations. Sa reliure de beau cuir présentait le minuscule poinçon d'un temple de Corbeval, réputé pour la qualité de ses copistes.
Elle le tint à plat sur la paume de sa main abîmée, le bras tendu, et tint sa position. Ses muscles engourdis se mirent à frémir puis trembler bien trop tôt, lui soutirant une grimace frustrée ; elle le reposa, se massa avec une moue maussade, et reprit l'exercice.

Elle en fit plusieurs, s'accordant des pauses qu'elle estimait suffisantes, sollicitant sa musculature de diverses façons. La châtelaine ne manquait pas de s'étirer entre temps, constatant non sans fatalisme qu'elle avait perdu de sa souplesse. Elle aurait pu faire demander qu'on lui amenât d'autres bibelots, peut-être plus adaptés à la tâche, mais une sorte de fierté pudique la poussait à garder ses efforts secrets. Il était hors de question que Maria, ou qui que ce soit d'autre parmi les serviteurs - lesquels avaient par ailleurs tendance à faire circuler les ragots - sache que la maîtresse des lieux peinait à soulever ses propres bouquins, fussent-ils aussi assommants que Les traditions sacrées de la Trinité, volume deux.

Elle en était là, debout au milieu de la pièce, le souffle court et les pommettes rouges lorsqu'un coup retentit contre le battant. Surprise, elle sursauta et se débarrassa du livre dont elle se servait comme poids (il s'agissait désormais d'un obscur journal du capitaine de la garde l'ayant précédée sur son fief originel), lequel atterrit dans un fracas de feuillet malmené sur la même table où se tenaient les reliefs de son repas.

La jeune femme observa, maussade, le coin de la première de couverture tremper dans la pâte molle du fromage.

« J'espère que c'est important... » commença-t-elle avec mauvaise humeur, ayant totalement oublié qu'elle avait demandé à Lendemain et Eadwin de la rejoindre au matin.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyVen 19 Mai 2017 - 10:31
Nerveusement, Eadwin de Rivenoire contracta sa musculature pour se raidir un peu. Les traits de son cou se tendirent un peu mais sa maîtresse ne le remarqua probablement même pas tant elle était concentrée dans ses intimes pensées. Quant au reste, eh bien, être un chevalier avait bien ses avantages car en portant une armure aussi lourde et imposante que celle du colosse, on pouvait cacher bien des choses. La réponse tant attendue se faisait attendre et il constatait bien qu'elle ne savait pas comment lui répondre. Qu'est-ce qui la faisait hésiter… ? Ce manque de conviction pouvait vouloir dire qu'elle était tirailler entre le féliciter et lui dire de vivre cette aventure jusqu'au bout ou bien de balayer tout ceci d'un revers de la main afin de trouver une union plus profitable pour Traquemont. Il le savait très bien, même si le monde dans lequel ils vivaient était au plus mal, Yseult était une conservatrice de la dernière heure, certainement trop influencée dans sa prime jeunesse par son paternel qui gérait ses affaires d'une main de fer et de sang. Traquemont, même dans ces discussions de la vie privée de chacun, c'était le plus important. Il pensait qu'elle devait se demander comment elle pouvait refuser cela, comment pourrait-elle ne pas se trouver égoïste ? Elle qui s'était entichée d'un chevalier dont les nouvelles se faisaient plus que rares.

« Madame ? »

« Je... » Ce n'était pas suffisant ! Elle laissait involontairement, peut-être, son chevalier et plus humble serviteur sur sa fin. Parfois, le chevalier de Rivenoire maudissait en son plus fort intérieur cette vie où les limites de sa liberté étaient celles dictées par ses maîtres. Du temps du père de sa châtelaine, l'émancipation et la trahison avaient effleuré son esprit plus d'une fois. Lorsqu'il regardait fixement sa maîtresse, il se souvenait à quel point elle avait pu être jeune et pleine d'innocence. Pour ces raisons, il n'y aurait jamais d'amalgame. Jamais, ô grand jamais le chevalier de Rivenoire ne développerait de sentiments amoureux pour sa reine même si elle pouvait correspondre à bien de ses critères. Par extension, elle était la fille qu'il n'avait jamais eu. En faisant cette juxtaposition, on pouvait comprendre pourquoi il n'avait jamais tourné le dos à Corbeval. Il avait espéré qu'un jour, son tyran de maître décède et qu'une autre prenne sa place. Depuis la Fange, c'était chose faite. Toutefois, la vie d'aujourd'hui ne correspondrait plus à ce qu'il avait espéré dans ses rêves les plus fous. Quand bien même, son destin était d'être à la botte et à la cheville d'Yseult aussi longtemps qu'elle vivrait. C'était ce qui le faisait se sentir existé et c'était ce qui l'empêchait de mourir sur le champ de bataille. Comme sa maîtresse, il ouvrirait la voie tel un bâtisseur aux prochaines générations. Du moment que Rikni, la Déesse de la Guerre, était à ses côtés, le chevalier de Rivenoire se sentait presque infaillible malgré son âge plus avancé que la moyenne.

« Oui, vous devriez la rencontrer. »

Il soupira de soulagement, ayant évité de peu un violent revers, il en était conscient. En fait, ce qui aurait été susceptible de le mettre en colère par le biais d'un refus, cela aurait été le fait que sa maîtresse n'aurait pas considéré à sa juste valeur l'effort qu'il avait déployé pour elle pendant des mois. Encore une fois, si la châtelaine décidait d'opposer son veto, ce serait son choix et elle en aurait le droit sur son subalterne. Il aurait alors deux possibilités : se soumettre et continuer de servir ou alors partir pour vivre une idylle. En l'état, le second choix n'était pas une option et la châtelaine devait bien en avoir conscience.

« Vous aimeriez… ? »

Le chevalier de Rivenoire plissa les yeux. Ce n'était pas un médecin mais il ne fallait pas être très observateur pour remarquer que quelque chose n'allait pas du tout chez Yseult. Déjà, ce n'était pas dans son habitude de montrer la moindre faiblesse sur son visage, même lorsqu'elle doutait de quelque chose. Son paternel l'avait suffisamment endurcie pour porter un masque de fer.

« Yseult ! »

Yseult. De la bouche d'Eadwin, cela était très étonnant. Quand l'avait-il nommée ainsi pour la dernière fois… ? Cela remontait peut-être au temps où ils s'étaient trouvés face à la Fange pour la première fois, au moment où il fallut évacuer les lieux de toute urgence en considérant que sa maîtresse avait perdu toute sa famille. Autrement, cela datait peut-être du temps où elle était une gamine et qu'il avait encore le droit de la tutoyer. En conservatrice de la première heure, lorsqu'elle eut la confirmation qu'elle succéderait à son père et que pour cela, elle devrait devenir une noble-guerrière de femme, elle se comporta en maîtresse avec son subalterne.

« B-bien… A demain, Madame. »

Très lourdement et le cœur empli de doutes, le chevalier se redressa et se dirigea vers la porte des appartements d'Yseult qu'il ouvrit sans la moindre difficulté. Sans lui lancer le moindre regard car peut-être refusait-il de contempler une quelconque faiblesse chez celle qu'il idolâtrait, il lança tout de même un mot ou deux à voix basse.

« Rétablissez-vous… S'il vous plaît. »

Et pour aujourd'hui, le chevalier de Rivenoire disparut de la vue et de la portée de bras de la châtelaine de Traquemont. Son intérieur fulminait. « Hors de question de vous rendre sur un champ de bataille dans cet état ! Vous allez vous faire tuer, cette fois ! Vous devez encore vous reposer ! Comptez encore un peu sur nous avant de revenir ! Pensez d'abord à vous, Yseult ! » Au pas de la porte des appartements d'Yseult, le chevalier de Rivenoire ferma les yeux, baissa la tête et serra les poings presque à s'en lacérer la chair. Quelle vie de chien ! Libre de penser mais de garder pour lui ce qui ne pouvait être dit. Libre de servir mais contraint de se soumettre aux joies et aux excès de colère de sa maîtresse.

« Comment le lui dire… ? Comment lui avouer… ? »

Pour Yseult, Eadwin s'était engagé auprès de son père comme on s'engagerait dans sa prime jeunesse auprès de quelqu'un plein d'avenir et de promesse pour évoluer. Elle ne connaissait pas la triste vérité, ni même le mensonge pervers que Eadwin lui-même ignorait. Il avait été, ce n'était plus le cas aujourd'hui tant la considération et les sentiments d'Yseult pour son chevalier étaient forts, un butin de guerre que l'on avait arraché à sa famille après l'avoir massacrée. Elle devait avoir remarqué que Eadwin ne portait pas son père dans son cœur mais il avait toujours servi sans faillir. Elle devait se douter combien cela avait été difficile mais probablement pas des horreurs qu'il avait perpétré pour Corbeval. Mais Yseult n'était pas la projection de son père… Elle était différente. Si le chevalier n'avait pas trahi le paternel, il serait bien incapable de tourner le dos à sa fille qui avait drastiquement amélioré son point de vue sur ce que représentait vraiment servir une cause. De la même façon, il était là pour servir d'ange gardien à sa châtelaine. Pourtant, Eadwin ressentait le besoin de parler à Yseult, d'oublier quelques minutes qu'il était le chevalier et elle sa maîtresse. Pouvait-il vraiment se le permettre… ? Au prix de changer leur relation à jamais, peut-être !

*

Le lendemain matin, Eadwin de Rivenoire se rendit après le petit déjeuner en compagnie de Lendemain jusqu'aux appartements d'Yseult de Traquemont. La veille au soir, il avait rédigé une missive à l'attention d'Aelys de Beauval et elle était partie au petit matin en direction de son atelier de couture. Il espérait qu'elle arriverait à destination. Dans le contenu, il s'excusait du manque de nouvelle, prétextant qu'une affaire de la plus haute importance l'avait retenu dans les hautes sphères de Traquemont et qu'il ne pouvait pas en dévoiler davantage dans une missive. Il s'était également excusé de l'avoir laissée sans nouvelle depuis la fin de l'expédition dans laquelle il avait participé et que globalement, il se portait bien. Enfin, il ajouta que d'ici quelques jours, elle était invitée à rencontrer Yseult de Traquemont en personne pour sceller les accords de leur mariage. Par écrit, il n'était pas pensable de lui apprendre qu'il y avait une once d'hésitation et que rien était encore joué. Eadwin parierait sur les bienfaits d'une rencontre naturelle et bienveillante entre les deux jeunes femmes.

« C'est à vous de juger de ce qui est important, Madame. »

Courtoisement, Eadwin de Rivenoire laissa Lendemain entrer le premier dans les appartements d'Yseult. Il tenait dans ses bras la liasse de documents qu'elle avait exigé la veille. De quelques pas, le chevalier de Rivenoire le suivit et ferma la porte juste derrière eux. Aujourd'hui, il s'agirait peut-être d'ouvrir un nouveau chemin, voire une nouvelle ère. Il restait un bémol que seul Eadwin avait constaté jusqu'à présent. Les frêles épaules de la châtelaine de Traquemont étaient-elles vraiment prêtes à supporter une si lourde charge de travail… ? Discrètement, comme à son habitude, il s'assurerait qu'elle ne mette pas sa santé en danger jusqu'à atteindre un point de non retour. Malheureusement, la discussion qui allait s'en suivre était nécessaire et ne pouvait plus attendre. La populace même avait besoin de savoir dans les heures ou les jours à venir ce qui allait advenir d'eux pour les deux prochaines saisons à venir.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyVen 19 Mai 2017 - 20:54
« C'est à vous de juger de ce qui est important, Madame. »

Ces quelques mots suffirent à rappeler à Yseult que les deux hommes se présentaient à elle sur sa demande de la veille. Trop fière pour marquer son remord, elle réprima une grimace en tendant la main afin que Lendemain lui remette les documents, ce que l'échalas fit sans un mot. Le papier grossier n'était pas de première qualité, loin s'en fallait ; il était toutefois à l'image même du fort, aussi simple que fonctionnel.
Elle en parcourut les lignes en restant debout, la bienséance imposant aux deux autres d'en faire de même. Elle se força à calmer sa respiration, à effacer le feu que ses efforts avaient allumé sur ses pommettes ; sa vigueur lui reviendrait, à force d'exercice et de volonté. Passion et force d'âme conquièrent le monde, clamait la maison de Corbeval.

À la lumière de ce qu'elle lisait, la châtelaine s'aperçut que les choses n'allaient ni mieux ni pire que ce qu'elles devaient être. Éprouva-t-elle une pointe de jalousie mal placée à remarquer que la place forte pouvait se tenir aussi bien qu'à l'accoutumée sans elle ? Peut-être. Mais elle la chassa bien vite, jugeant sa réaction idiote, et admit qu'elle n'était pas peu fière de ce que cette communauté était devenue.

Les rangs des siens s'étaient éclaircis depuis l'été dernier ; et de nouveaux visages étaient apparus. L'un dans l'autre, les choses se maintenaient et la vie continuait. C'était tout à la fois une victoire, une leçon d'humilité et une promesse d'espérance.

« Je vois. »

Son oeil exercé déchiffrait et mémorisait, comparait. Dans un recoin de son esprit, elle songeait aux rares hameaux qu'il serait bon de contacter, auprès desquels recueillir informations et ressources en échange de services. Lorsqu'elle arriva au dernier morceau de vélin l'un de ses sourcils se haussa.

« Et ici ? »

Le ton était plein d'une douceur trompeuse. Quiconque la connaissait un tant soit peu - et c'était le cas de ses interlocuteurs - pouvait entendre la colère glacée qui y couvait.
Lendemain se contenta de vérifier le sujet de l'interrogation d'un bref regard.

« Et bien... les derniers éclaireurs en date ne sont pas revenus de cette mission. Personne ne les a remplacés. »
« Voyez-vous ça. »

Elle reposa la liasse avec la précision d'un ciseleur de vitrail.

« Retournez à vos occupations. Eadwin, attendez-moi dehors, j'en ai pour un instant. »

Le ton était sans réplique.

*

Lorsque la châtelaine franchit le seuil de ses appartements pour retrouver le chevalier, au bout d'un peu plus qu'un instant, c'était habillée de pied en cap. Elle avait sommairement brossé sa crinière rebelle, qui lui retombait lourdement sur une épaule et finirait assez vite par retrouver son aspect indompté. Elle portait sa livrée de cuir noir, laquelle craquait discrètement à chacun de ses mouvements ; peut-être les lacets en étaient-ils tirés un peu plus serrés qu'auparavant. Son blason, un corbeau blanc étendant ses ailes au-dessus d'une tour d'albâtre, renvoyait doucement la lumière du jour sur son sein. Son fourreau bien huilé battait la cadence de ses pas vifs contre son épais pantalon du sempiternel coloris sombre qu'affectaient les gens de Traquemont. Le contraste avec sa peau pâle accentuait l'impression d'austérité qu'elle dégageait, mais le regard dur que la guerrière jetait aux alentours y ajoutait une touche de froideur.

« Allons-y. Aux baraquements. »

Ce furent là les paroles cassantes qu'elle servit à son protecteur, le dépassant dans un coup de vent sans autre forme de procès. Ses souples bottes cavalières claquèrent sèchement contre la pierre tandis qu'elle descendait les escaliers en colimaçon du donjon, nonobstant l'expression surprise d'un petit garçon qu'ils croisèrent, lequel travaillait d'ordinaire aux cuisines.
Elle poussa la lourde porte au pied de l'édifice, dévoilant la cour intérieure du bastion ; boueuse en toute saison - sauf au plus fort de l'hiver, où la fange se figeait comme du roc -, elle portait le lacis d'empreintes constamment renouvelé de ses gens affairés. Le soleil brillait bas dans un ciel dégagé, mais sa lumière était blême et n'apportait guère de chaleur : les griffes de la nuit étaient encore fraîches dans l'air, dessinant en fine bouffées le rythme de sa respiration. Les lèvres pincées, elle rehaussa légèrement le col de son gambison pour garder son cou du froid et fit aussitôt face à l'Ouest, où en bas de la muraille crénelée se tapissait un bâtiment tout de pierre, trapu et compact. C'était là que se réunissaient les chasseurs - de ceux qui chassaient non le gibier mais la Fange. Ceux qui avaient leurs ordres pour la journée en étaient déjà absents, car l'on profitait de la plus petite minute du jour, aussi était-ce aux aurores qu'on s'aventurait dans les marais et non plus tard.

Yseult marqua une brève halte devant le battant fermé, jetant un coup d’œil à Eadwin. On n'y lisait que résolution et agacement avant qu'elle ne pousse la porte, de la main et de la botte - le bois avait légèrement gonflé et raclait le sol. L'ouverture se dessina dans un grincement sinistre.
À l'intérieur se tenaient autour d'un poêle qui avait vu de meilleurs jours un petit groupe de traqueurs, vêtus semblablement à la châtelaine. Aucun, toutefois, ne portait l'épée ; au lieu de ça on voyait des haches, des lances, des hallebardes et des arbalètes. Les visages blafards qui se tournèrent vers les deux compères dénotaient la surprise.

« Chevalier, mettez-moi ça en rang dans la cour. »

Ce fut tout. Tout ce qu'elle dit avant de se détourner pour s'éloigner, laissant à l'Ours de Corbeval le soin de rassembler les soldats en bon ordre. Elle l'observa faire, debout à quelques pas de là, les bras croisés sous la poitrine. La morsure insistante de cette saison maussade se voyait reléguée dans un recoin de son esprit comme on eût écarté du pied un chiot agité : son visage fermé n'avait rien perdu de sa rigueur.
Lorsque les hommes se tinrent finalement devant elle, la jeune femme observa un silence pesant pendant encore un moment. Elle, cette petite blonde toute vêtue de noir, toisant cette moitié de bataillon de toute sa hauteur. Quelques têtes apparurent ici ou là, les familles de Traquemont ; l'on comprit bien vite que la maîtresse des lieux n'était guère d'humeur et aucun badaud ne s'attarda pour risquer d'affronter l'orage qui menaçait.

« Je vais vous expliquer ce qu'est ceci. »

D'une voix mordante, Yseult venait de tirer d'une de ses poches la toute dernière feuille remise tantôt par Lendemain.

« C'est le rapport que j'attends à chaque moitié de saison. Le rapport des parties les plus éloignées des marais où je vous envoie observer les mouvements de la Fange. Les informations les plus risquées à obtenir. »

Pas un murmure ne frémit devant elle. Tous les yeux, plutôt que d'affronter ses iris pareils au ciel d'hiver, fixaient le bout de vélin.

« Et les plus cruciales. » Elle lâcha le papier, qui tomba dans la boue. « Ce rapport-là ne vaut rien, parce que vous n'avez rien rapporté. Peut-être que vous avez oublié. Oublié ce que vous faites ici. Oublié ce qu'il y a là-dehors. » Elle esquissa un rictus qui n'avait rien de rassurant. « C'est la guerre. La pire de toutes. Une guerre que je ne vous demande même pas de mener pour vous, mais pour les générations à venir. Parce que, puisque vous l'avez oublié, si nous ne la gagnons pas... si nous ne faisons pas reculer ces créatures... tous les enfants à naître, des années prochaines, des décennies prochaines, ne verront rien d'autre que les murs de Marbrume ! Vous vous rappelez de votre vie d'avant ? Chérissez ces souvenirs ! » Elle parlait avec colère, crachait ses paroles dans les timides frimas de l'automne. « Eux n'en auront aucun de ce genre ! Ils naîtront dans la Cité Franche, entassés dans des baraques branlantes et au fond des coupe-gorges, et leur monde se résumera à cette ville gangrenée ! Pourquoi, à votre avis, se battraient-ils pour regagner quelque chose qu'ils n'ont jamais perdu ? Ils ne lutteront pas et l'humanité n'aura plus qu'à attendre que le boucher retrouve les clés de la bergerie ! »

Sa fureur n'était pas feinte. Ses doigts serrés en devenaient livides.

« Alors vous faites une croix sur ce qui fut nôtre ? Vous l'abandonnez à ces monstres ? Dans ce cas partez, dégagez d'ici, allez vous parquer dans l'enclos ducal ! Car c'est tout ce pour quoi vous vous battrez ! »

Elle prit une inspiration, puis une deuxième. Le ton baissa, mais pas la passion qui l'étreignait.

« Si vous êtes encore des soldats, vous avez une chance d'en donner une à vos enfants. Saisissez-la. » Du bout de sa botte, elle tapota le document laissé à terre : « Obéissez à votre commandante, elle ne risque pas vos vies en vain. Je veux ce rapport. »

Le sourire qui étira ses lèvres adoucit ses propos. Mais juste une seconde.

« Chevalier, assurez-vous que ces hommes préfèrent partir en reconnaissance que rester ici. Faites-les moi transpirer un peu, que je voie s'ils valent toujours autant qu'avant ! Je vais profiter du spectacle. »

Tout ce qu'elle avait dit était vrai, mais au fond d'elle, Yseult nourrissait une arrière-pensée : lorsque le destin l'écartait, lorsqu'elle n'était plus capable de mener ses propres gardes, alors il fallait qu'elle puisse compter, pour de bon, sur quelqu'un d'autre pour le faire. C'était une résolution prudente et avisée, qu'elle ne comprenait pas ne pas avoir prise plus tôt.
Et ça commençait maintenant.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyLun 22 Mai 2017 - 22:46
Il n'eut même pas besoin de prendre connaissance des différents rapports de Lendemain pour se rendre compte du scepticisme intérieur de sa châtelaine. En son absence, Traquemont s'était quelque peu repliée sur elle-même, se servant de ses acquis pour continuer de subsister dans et contre l'adversité mais sans vraiment continuer à s'épanouir. Personne n'avait eu le courage pouvait-on dire, de destituer la tête maîtresse malade et de prendre sa place. A vrai dire, le chevalier de Rivenoire ne l'aurait pas permis tant qu'il y avait eu de l'espoir et il en allait de même pour les individus comme Lendemain. Même clouée au lit, la châtelaine de Traquemont avait conservé auprès d'elle ses plus fidèles et précieux éléments et ce n'était pas rien, au contraire. En compagnie d'Yseult, Eadwin prit donc la direction des baraquements. Souhaitait-elle faire une inspection surprise dès le début de matinée ? Au fort, on allait être bouche bée. Depuis combien de temps n'avait-on pas vu la maîtresse de ces lieux se faufiler dans les petits couloirs et chemins du fort ? Peut-être que cela allait raviver la flamme menacée de s'éteindre à tout instant. Il la suivit donc, couvrant ses arrières comme son ombre. A nouveau, le chevalier marchait à côté de son seul et unique monarque et ce n'était pas une sensation désagréable. C'était comme retrouver quelque chose qui lui revenait de droit, ce fait qu'il était celui qui avait la garde des arrières d'Yseult.

« Les baraquements ? Immédiatement. Une visite de courtoisie… ? »

Il eut un léger sourire. Eadwin savait. Ce n'était pas une enfant de cœur qui était en train de se diriger vers l'une de leurs casernes mais la Dame de Traquemont. Il ne savait pas exactement quoi mais quelque chose l'avait profondément énervée dans les rapports remis par Lendemain. C'était sûrement qu'en son absence, l'activité de Traquemont ne battait pas son plein potentiel. Certains avaient suffisamment douter de sa convalescence pour prendre l'initiative d'abandonner le navire après tout. Sa maîtresse n'avait pas le moindre laurier sur lequel se reposer. Maintenant qu'elle était capable d'aligner à nouveau un pas devant l'autre avec la même détermination qu'autrefois, elle devait reprendre sa position de souveraine immédiatement auprès des siens, sans plus attendre. Ils avaient tous besoin d'être rassurés quant à leur avenir mais les pauvres n'y trouveraient aucune tendresse. La porte du baraquement des chasseurs s'ouvrit très lourdement. Il n'agissait pas de ceux qui traquaient simplement le gibier aux alentours de Traquemont. Non, ceux-là étaient sensés représenter l'élite d'un corps militaire qui avait fait ses preuves et la réputation du fortin il y avait déjà de nombreux mois. Eadwin eut un rictus et un certain plaisir face à leurs mines plutôt déconfites. On pouvait lire sur leurs visages des mots tel que « c'est une plaisanterie ? La commandante est de retour ? On ne nous avait rien dit ! »

« Vous avez entendu les ordres de notre Dame. Vous feriez mieux d'exécuter immédiatement et de ne pas la faire attendre. Sa patience n'est pas une vertu, vous le savez aussi bien que moi. Prenez vos armes et rejoignez la cour, immédiatement ! »

Il ne fut pas totalement impossible qu'Yseult n'éternue pas à ce moment précis. Dans son dos, certes, Eadwin mettait en avant ses… qualités ? Bon, on parlerait cette fois-ci d'une réalité, ce serait plus judicieux. Une chose était sûre, le message n'était pas tombé dans l'oreille de sourds. Il quitta la pièce quelques secondes après la châtelaine de Traquemont et assez rapidement, une dizaine de têtes le suivirent. Il s'empressa, car le temps imparti le concernait lui aussi s'il ne souhaitait pas prendre un revers foudroyant venant de sa maîtresse, car elle n'épargnerait l'écart de conduite de personne ici présent, pas même lui, de mettre en rang sur une seule ligne ses compagnons. Au loin, la populace de Traquemont commençait à affluer doucement mais sûrement. Dans le fort, la nouvelle s'était répandue telle une traînée de poudre.

Yseult est de retour !

(← précisément 666 mots, est-ce un message subliminal…? C'est trop d'émotion tout ça !)

C'était donc ce parchemin-là, la source de leurs ennuis d'aujourd'hui. Quel message était-elle sur le point de faire passer exactement ? Le chevalier de Rivenoire écouta avec autant d'attention que ses compagnons le discours de la châtelaine de Traquemont. Il devait reconnaître qu'il y avait quelque chose à la fois de fataliste et d'émouvant. Fataliste parce que si tout le monde baissait les bras, l'humanité courrait à sa perte et le combat mené jusqu'à aujourd'hui perdrait tout son sens. Émouvant parce plusieurs mois auparavant, Eadwin en personne avait reproché à sa maîtresse de n'avoir que les mots « vengeance pour les nôtres » entre ses lèvres pour galvaniser ses troupes. Il fallait dire qu'elle avait beaucoup évolué sur ses raisons personnelles pour prendre part à ce combat et dans ces conditions, son chevalier la suivrait d'autant plus même en connaissant la finalité de tout ceci : un jour, ils mourraient après avoir ouvert la voie à une nouvelle génération. C'était leur mission et leur devoir le plus sacré, les intérêts personnels ne pouvaient pas arriver avant tout ceci.

« Bien, Madame. »

Les hommes de Traquemont avaient l'air d'être chamboulé par cette réalité que Yseult venait d'éclabousser sur eux de la tête aux pieds. C'était un peu comme reconnaître que le fort était fonctionnel mais que les affaires n'étaient pas à la hauteur de ce que l'on pouvait attendre. Surtout, l'absence de la châtelaine ne justifiait pas à elle seule cet état de fait. En commandante respectable et digne de ce nom, elle venait de faire le choix stratégique de mettre ses hommes face à leurs responsabilités. Ils avaient un choix : servir et se battre pour la cause la plus sacrée et la plus pure qu'il soit de nos jours ou partir lâchement. Lequel d'entre eux voulait-il vraiment se terrer dans Marbrume où la survie était globalement plus difficile tant il y avait de bouches à nourrir… ? Peut-être que ces hommes avaient perdu quelque chose pendant que leur maîtresse était au tapis. Quoi de mieux alors qu'une passe d'arme pour remettre les pendules à l'heure ? Le chevalier de Traquemont s'était avancé et avait dégainé son épée d'une main, saisissant son bouclier de l'autre. Frappant la lame contre l'acier, il invitait ceux dont la fierté était ébranlée par Yseult à venir se confronter à lui.

« Le temps du scepticisme et du laxisme est révolu. Notre commandante est revenue des portes du Havre d'Anür et voyez-le par vous-même, elle n'est pas prête de passer l'arme à gauche. Si vous en doutez, il n'y a personne d'autre au monde pour mener l'évolution de Traquemont vers son paroxysme. Je vais m'assurer personnellement que chacun d'entre vous se rappelle pourquoi il est ici, l'arme à la main. »

Les principaux concernés, une dizaine d'individus fixaient le chevalier. Il s'y mettait, lui aussi ? Évidemment, la maîtresse ne l'interrompit pas puisqu'il allait dans son sens et défendait ardemment le message qu'elle était en train de faire passer auprès de ses hommes. Bien plus qu'une preuve de loyauté, elle se rendrait compte bien assez tôt que les épaules de l'Ours de Corbeval étaient assez résistantes pour qu'elle puisse s'appuyer davantage dessus.

« La Déesse de la Guerre, Rikni, guide nos lames et nous mène à la gloire. Nous sommes les vestiges d'un peuple. De Corbeval ! N'oubliez jamais ceux qui n'ont pas eu la chance de rejoindre Traquemont et que nous avons été contraints de laisser derrière nous dans les larmes et le sang. Ils n'ont pas cette chance de montrer au Fléau que nous n'avons pas peur de lui et que nous somme les plus à même de le combattre. La Fange doit craindre Traquemont et non le contraire, est-ce que c'est clair ?! »

Le colosse chargea.

« Pas de ménagement ! Pas de place pour le faible parmi nos chasseurs ! »

L'Ours de Corbeval percuta.

Désormais, ils n'avaient plus d'autre choix que d'accepter ce qui était en train de se passer. Les mots durs de la châtelaine de Traquemont puis les actions du chevalier de Rivenoire. Avec son bouclier, il projeta l'un de ses compagnons sur le côté. Abasourdis, les chasseurs allaient sans nul doute réagir.

« Relève-toi ou déserte, gamin. Depêche-toi. »

L'armoire à glace était vraisemblablement inarrêtable. En voilà la preuve indéniable, il était le véritable bras armé d'Yseult de Traquemont. Plus qu'un atout, il était une extension de la puissance et de la force brute qu'elle était capable de déployer en prononçant des mots qu'un enfant en bas âge était capable de comprendre.

« Ne craignez pas la Fange, craignez davantage la colère de ceux qui ont la responsabilité de veiller sur vos vies et de vous mener vers un avenir plus radieux. Affrontez-moi comme si j'étais l'un d'entre eux ! »

Les mots commençaient à atteindre une portée tout à fait intéressante. Les hommes se regardèrent et tandis que celui qui avait été jeté à terre était en train de se relever péniblement, quelques uns s'écartèrent pour n'en laisser finalement que trois face à Eadwin de Rivenoire. Il sourit. La flamme brûlante dans leurs yeux était à nouveau perceptible. Le colosse de Traquemont faisait désormais face à une hallebarde, une arbalète et une hache. Le premier d'entre eux le tint en joug, l'extrémité de son arme frôlait quasiment le bouclier du chevalier. Il s'agissait de le maintenir à distance de ses compagnons et de concentrer son attention sur lui. Le porteur de hache et l'arbalétrier se déportèrent chacun sur un côté opposé.

Comment allaient-ils s'y prendre pour neutraliser la bête ?
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Yseult de TraquemontChâtelaine
Yseult de Traquemont



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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyMar 23 Mai 2017 - 19:16
La leçon prenait une tournure inattendue. Prise au dépourvu, Yseult se réfugia derrière une impassibilité de façade en voyant le grand chevalier se heurter aux hommes qu'elle lui confiait. Involontairement, elle se revit adolescente ferrailler, non sans désespoir, contre un Eadwin qui à l'époque l'effrayait bien plus qu'elle n'aurait été prête à l'admettre. Elle ne connaissait alors rien des choses de la guerre.

*

Il était si immense, si colossal. Je n'avais pas la sagacité pour discerner la bienveillance dans ses yeux sombres. Il sentait le métal et le sang... comme moi il y a un an.

Du métier des armes il m'a presque tout appris, du moins à pied ; le reste, mon père s'était chargé de me l'inculquer et par la suite, disons simplement que je m'étais débrouillée.
Le choc de l'acier contre l'acier résonna dans un tintement clair qu'accompagnait un sourd ahanement, et cela suffit à me ramener à l'instant présent. Depuis quand Eadwin refoulait-il les choses à ce point avant d'exploser ? Quelque part au fond de mon âme, une part mortifiée de mon être souffla qu'il tenait cette attitude de moi. Ce qui se passait, là dans cette cour, me rappelait avec un sentiment d'horreur ce que mon seigneur et géniteur pratiquait naguère.

Faire glisser l'entraînement vers la mise à l'épreuve mortelle. Au fil du temps écarter les timorés, briser les faibles, donner aux autres le goût du sang et de l'excessive violence... Cela avait donné à Corbeval des effectifs réduits mais ô combien hargneux, ô combien pugnaces et surtout, privés de remords. La colère combattait efficacement la peur, je le savais de façon très intime ; mais voulais-je en arriver là ? Ravaler mes hommes au rang de chiens de combat ?
Je me disais prête à tous les sacrifices pour mener cette guerre à la Fange. Le mien et celui des autres. Mais... voulais-je de ceci pour les miens ? Comment pourrais-je regarder dans les yeux leurs femmes, leurs enfants... en sachant que je rongeais peu à peu l'humanité de leur époux et père, que je les faisais s'entre-tuer pour aviver leur brutalité ?

« Fangeuuux ! Aux nôtres, fangeuuux ! » s'égosilla soudain l'une des deux sentinelles qui arpentaient le chemin de ronde, quelques mètres au-dessus de nos têtes.

Son comparse faisait des gestes frénétiques à l'intention d'on-ne-savait-qui dans les marais. Moins empêtrée, je fus la première à gagner les escaliers flanquant le rempart Sud pour en monter les degrés quatre à quatre, une main serrée sur le fourreau de l'épée battant ma cuisse à chaque pas. Réprimant obstinément mon essoufflement derrière des lèvres pincées, je scrutais les étendues de tourbe ; et je les vis.

Deux jeunes gens à peine sortis de l'adolescence, un homme et une femme ; il tenait sa main, dans une valeureuse tentative de la faire accélérer la cadence tandis qu'ils s'élançaient de leur mieux dans la direction de la place forte. Je le devinais plutôt grand, ses cheveux bruns en bataille lui tombant sur le visage ; les pans de sa chemise déboutonnée voletaient derrière lui comme de minuscules ailes de lin. Quant à sa compagne un peu forte, elle ne cessait de trébucher dans les nids traîtres de la vase, éclaboussant un peu plus à chaque enjambée sa robe à la charmante teinte de lavande. Loin et toutefois trop près, une silhouette malingre allait de la course mi-humaine, mi-animale caractéristique des mordeurs : ils n'arriveraient pas jusqu'à nous.

Deux morts de plus. C'était à peine la question d'une minute.

« Madame ? »

Je détachais mon regard délavé de la scène. L'un des veilleurs avait épaulé son arbalète et n'attendait que ma permission, dont il semblait ne pas douter si j'en jugeais au ton qu'il avait employé.
Pourquoi ne doutait-il pas ? Pourquoi était-il si sûr que j'allais ordonner qu'on leur portât secours... Ces gens n'étaient déjà plus de ce monde, la tentative était vaine.

Et c'est alors que j'ai compris. Avec une surprenante lucidité qui me donna envie de rire.

Sauver ? Sauver était un mensonge. Vouloir sauver, c'était s'enferrer dans les équations compliquées d'un jugement qui revenait à poser cette question : qui cela vaut-il la peine de sauver ?
C'était une interrogation ignoble, facilement traîtresse. Je n'en voulais pas. Je devais revenir à l'essentiel, revenir à ce qui était une véritable raison d'agir... Tuer ces abominations. À vue, toutes, jusqu'à la dernière.

« Levez la herse » énonçai-je froidement avant de me tourner vers les traqueurs, Eadwin compris : « Au pas de course, tous dehors. Un Fangeux qui court vers nous : vous connaissez la marche à suivre. »

Toute autre parole était superflue. Prudence, méthode ? Ils savaient ce qu'ils avaient à faire et ils connaissaient les risques. Jetant un regard par-dessus mon épaule je constatais combien le monstre avait gagné sur les fuyards. Il faudrait un miracle pour que leur sang ne coule pas ; je souhaitais ce miracle.
Mais l'essentiel, c'était que l'abomination périsse, n'est-ce pas ?
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyMar 30 Mai 2017 - 22:21
La hache battait l'épée, la hallebarde s'entrechoquait contre le bouclier tandis que l'arbalétrier tournait autour de la cible principale pour tenter de trouver une opportunité. Ce n'était qu'un entraînement, entraînement qui pouvait coûter la vie d'un d'entre eux au moindre faux mouvement. Tenant ses positions tel un molosse hargneux qui ne voulait pas lâcher sa cour, Eadwin de Rivenoire démontrait une nouvelle fois son potentiel défensif supérieur à la moyenne. Pourtant, ne disait-on pas que la meilleure des défenses, c'était l'attaque ? Le numéro deux de Traquemont connaissait assez bien, d'un point de vue martial, les trois compères. Toutefois, il aimait gagner du temps, prendre le temps d'observer les forces et les faiblesses pour mieux savoir contre-attaquer de façon impardonnable. Mais…

Où était passée Yseult ?

Déstabilisation. Une seule seconde. La hallebarde pointait sa gorge tandis que la hache menaçait de s'abattre sans pitié sur ses deux jambes. La victoire avait un goût amer, les traqueurs se rendirent assez rapidement compte que Eadwin ne s'intéressait guère plus vraiment à leurs efforts. Concentrés, ils n'avaient pas entendu l'alerte et ce fut le reste de la troupe, inactive jusqu'à présent qui pointa le chemin de ronde sur lequel avait grimpé la châtelaine de Traquemont pour y rejoindre une sentinelle. Que pouvait-il bien se passer à l'extérieur…? Ce fut alors que les mots résonnèrent dans les oreilles de chacun. Il fallait lever la herse, se précipiter dehors et abattre l'un de ses monstres qui accourait vers le fort de Traquemont. Les ordres étaient simplissimes, même un enfant aurait pu les comprendre. Pourtant, il demeurait une interrogation subtile. Pourquoi la Fange se mettait-elle à courir « bêtement » en direction de la herse de Traquemont… ? L'espace d'un court instant, les yeux d'Eadwin de Rivenoire s'écarquillèrent. Il comprit la situation et lança un regard ni figue ni raisin en direction de sa supérieure hiérarchique. L'instinct de survie, l'essentiel était en train de refaire surface. Telle le phénix qui renaissait de ses cendres, ses plumes ardentes ne laisseraient dans son sillage qu'un immense brasier purificateur.

« Serge, Jean & Sylvain, avec moi ! L'ennemi attaque Traquemont, une intrusion ne saurait être impunie. »

Serge à la hallebarde, Jean à la hache et Sylvain l'arbalétrier. Trois fidèles de la première heure, ils avaient vécu ou plutôt survécu à la longue exode depuis les terres de Corbeval. Deux d'entre eux étaient ici, avec une famille et considéraient qu'ils avaient bien plus de chance de subvenir à leurs besoins derrière les murs de Traquemont plutôt que ceux de Marbrume. Quant au troisième, il avait tout perdu dans la chute du domaine de Corbeval et jouissait d'une envie de vengeance grandissante de mois en mois. A Traquemont, on pouvait avoir les idées extrémistes ou modérées vis à vis de la Fange, une seule chose comptait : la Dame de ces lieux venait de d'ordonner l'exécution de l'un de ces monstres et remettre ceci en cause serait gage de trahison. Derrière leur meneur du jour, Eadwin de Rivenoire, les trois compagnons s'engagèrent donc à l'extérieur du fort de Traquemont.

« Comm… Chef ? Comment qu'on doit vous nommer ? »

C'était une très bonne question. Un peu blafard, le quatuor ralentit sa course. Dans le couple, l'on demandait la mise à mort du jeune homme. La gueule dégoulinante de sang, le monstre était en train de se relever. Il avait broyé et extrait ce qui était comestible depuis le dos de la pauvre victime pour se rassasier. Machinalement, le chevalier de Rivenoire répondit sans aucune hésitation.

« Ce sera Lieutenant. »

Ni plus ni moins, n'était-ce pas la fonction qu'il incarnait le mieux si l'on considérait que Yseult de Traquemont était la commandante ? Sylvain s'était avancé, son arme au bras. A une trentaine de mètres de l'ennemi, ses chances de le toucher mortellement étaient moindre mais peut-être pouvait-il attirer l'attention du monstre… ? C'était délicat puisque la jeune femme continuait de courir dans leur direction, à peine avec dix mètres d'avance par rapport au monstre.

«  Aidez-moi ! Pitié ! Au secours ! »

Le chevalier de Rivenoire grinça des dents, il savait pertinemment deux choses. La maîtresse des lieux était en train de les épier et s'ils ne faisaient rien, ce petit bout de femme allait de toute façon mourir.

« Lieutenant ? »

Sylvain était prêt, il n'attendait que la permission de faire feu. Exécutant un chevalier servant et utilisant sa cuisse de support pour son coude, il avait à la fois l'humaine et le monstre dans sa ligne de mire. Les cinq prochaines secondes étaient donc décisives. Le chevalier de Rivenoire semblait… hésiter. Sylvain pouvait-il vraiment faire mouche ? Pourquoi chercher à faire face à la fatalité… ? N'était-ce pas trop tard pour venir en aide à la jeune femme, son destin n'était-il pas scellé ? L'arme de son soldat était-elle opérationnelle… ? Depuis combien de temps ne l'avait-il pas utilisée ? Vérifiait-il toujours son équipement à sa prise de poste ? Non, il fallait balayer ces pensées négatives ! S'il y avait le moindre espoir, il fallait le saisir et…

« En pleine tête ou rien, Sylvain ! Serge & Jean, déployez-vous sur les flancs ! »

La tension était à son comble. Il existait une petite chance de renvoyer six pieds sous terre la monstruosité à ses origines. Tandis que Serge & Jean exécutaient les ordres, précédés par Eadwin.

« COUCHEZ-VOUS ! »

Encore une fois, on procédait avec un ordre audible et simple. Dans un élan de lucidité assez convainquant, la jeune femme comprit que cet ordre lui était adressée et estimant que l'homme qui lui adressait la parole était sa seule chance de survivre, elle s'exécuta. Sylvain, l'esprit à peu près serein décocha. Un grognement sourd et strident résonna soudainement et on l'entendit sûrement à une centaine de mètres aux alentours. Furieuse, la créature arracha avec ses griffes le carreau d’arbalète qui s'était logé dans son avant bras gauche. Insuffisant mais salvateur, cela laissa le temps au chevalier de Rivenoire d'enjamber la minaude et de prendre une position de protecteur aguerrie en mettant en avant son bouclier.

« Relevez-vous et rejoignez nos murs. Votre vie est sauve, pour l'instant. »

« Mais… Armand… ? Il faut l'aider, lui aussi ! Mon Armand ! ... »

Eadwin soupira d'agacement. Elle ne s'était même pas rendue compte que… ? Peu importe, il n'avait pas le temps de tergiverser avec une civile.

« Allez ! Dépêchez-vous ! La herse va bientôt se refermer ! Nous allons ramener son… nous allons ramener Armand. »

Et il n'eut plus l'occasion de lui accorder une seconde supplémentaire d'attention. Le monstre bondit dans sa direction, enragé par la blessure superficielle qui lui avait été infligée quelques instants plus tôt. Puisant dans toutes ses forces, le chevalier de Rivenoire le retint difficilement et ne recula que de trois pas. Farouchement, le fangeux frappait le bouclier du chevalier de Rivenoire avec ses griffes acérées. A l'aveuglette, Eadwin essayait tant bien que mal de le piquer avec la pointe de son épée mais sans rencontrer le moindre succès tant l'imprécision de ses coups était légion. Au moins, il remplissait son rôle habituel. Attirer l'attention et encaisser les coups portés. Car la force du monstre était supérieure à la sienne, il reculait d'un pas à chaque fois qu'il lançait une nouvelle offensive contre lui.

« Merde, pas ça ! »

A force de perdre du terrain, il ne contrôlait plus où il se dirigeait et se prit les pieds dans un tronc d'arbre qui traînait par là. Tombant plutôt lourdement sur le dos, il n'était guère plus saillant qu'une tortue échouée sur une plage et ne demandant qu'à être cueillie. Instinctivement, le chevalier lâcha son épée et se servant de ses deux mains, il porta son bouclier à hauteur de son visage pour se protéger du nouvel assaut de la créature. C'était vraiment cruel, Eadwin ne contrôlait plus son destin et l'avait remis à autrui. Menacé à tout moment de se faire étriper, il en ferma les yeux. Sa vie était entre les mains de ses compères, camarades qu'il avait assez férocement remis à leur place quelques minutes plus tôt. Soudain, le monstre hurla de plus belle. La hache de Jean vint décapiter sa tête tandis que la hallebarde de Serge trancha ses jambes. Sans ses pattes et sans sa tête, la Fange ne représentait plus vraiment de danger potentiel. A la presque satisfaction d'Yseult, même si cela avait été un peu bancal, ses troupes venaient de remplir la subite mission qui leur avait été confiée.
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MessageSujet: Re: Convalescence [Eadwin]   Convalescence [Eadwin] EmptyLun 5 Juin 2017 - 8:45
Méthode. Discipline. Rigueur. Les maîtres-mots de ma lutte contre la Fange. Ils se ressentaient dans mon autorité et j'avais toujours fait de mon mieux pour les communiquer à ceux qui se battaient à mes côtés ; du haut des remparts, je réalisais qu'Eadwin n'avait jamais été vraiment de cette trempe.
C'était un protecteur-né. Oh, bien sûr, il l'avait toujours été envers moi. Mais aussi envers autrui. C'était sa nature, qu'elle résulte de sa propre éducation ou qu'elle lui soit innée : il faisait front pour ses compagnons. Avec une désagréable lucidité, je comprenais ce que d'aucuns auraient jugé stupide car je savais intimement le poids que pouvait avoir le souvenir d'un camarade fauché à côté de soi.

Pendant un instant, je songeai qu'un commandant était trop précieux pour s'exposer comme lui et moi le faisions au combat. Puis je me rappelai que notre époque était trop désespérée pour qu'on s'en privât.

De féroces vivats s'élevèrent autour de moi lorsque les traqueurs revinrent, le chevalier éclaboussé de boue pour sa peine. Les hommes descendirent du rempart pour congratuler les guerriers, certains s'attardant autour de la femme tandis que d'autres, la mine plus morose, se dirigeaient vers le cadavre de son amant. Chacun avait sa tâche. C'était ainsi que les choses devaient fonctionner.

Méthode. Discipline et rigueur.

Avec un soupir je suivis le chemin de ronde, m'éloignant des troupiers. Admettons qu'ils avaient mérité que je leur donne la matinée.

*

Assise derrière mon bureau, lequel se tenait dans la lumière du jour qui se déversait de la fenêtre en ogive la plus large du donjon - celle qui donnait sur le Sud et la porte principale - je laissais mon regard limpide vagabonder sur les étendues de l'horizon que baignait le soleil de l'après-midi. De mes appartements l'on pouvait voir toute la campagne alentour et je goûtais cette vue avec un rare plaisir. Oh, bien sûr, le Morguestanc n'avait pas la beauté âpre et froide des montagnes de Corbeval : mais, au fil de cette année écoulée, j'avais appris à aimer le duché. Discrètement, avec retenue mais sincérité.

Je voulais le voir libéré de la Fange. Traquemont, et le Labret, et les domaines de Ventfroid et de Sombrebois... Lentement, l'humanité repoussait bel et bien cette engeance. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me laissais aller à me bercer d'un timide espoir.

Ma chaise à l'armature épaisse grinça à peine lorsque je me retournai à demi vers Eadwin.

« J'espère que vous êtes en forme ces derniers jours, messire chevalier » commençai-je avec un sourire mi-figue mi-raisin. « Avez-vous prêté l'oreille aux discussions que les miliciens tenaient dernièrement ? Il paraîtrait que des déserteurs aient trouvé refuge dans l'un des hameaux du Plateau, celui de Genevrey. J'ai adressé une lettre à la sergenterie de Marbrume et la chose s'avérerait avérée, à ceci près que la garde semble vouloir se tenir officiellement loin de l'affaire. Je n'aime guère l'idée de jouer les limiers pour son compte mais je crois que cette fois, prêter main-forte à la milice ne serait pas une mauvaise idée. »

Je ramenai mon attention vers l'extérieur, croisant les bras sur ma poitrine.

« Ils sont trop nombreux à voir une punition dans le fait de se retrouver en nos murs. Nous allons nous rendre à Genevrey, officiellement pour constater les avancées de la reconquête du Labret et officieusement pour débusquer ces vermines. Outre le fait de soigner nos relations avec la garde ducale, étant donné que celle-ci ne paraît pas pressée de laver son linge sale, je ne veux certainement pas que certains s'imaginent pouvoir retourner leur uniforme impunément. Marbrume a besoin de ses soldats et nous de Marbrume. »


Retrouvant un peu de l'espièglerie de petite fille que le colosse m'avait connue naguère je renversai la tête, en équilibre sur les pattes arrières du siège, et lui décochai par en bas un clin d’œil plein de malice.

« Faites-vous clinquant dans votre armure briquée de neuf, messire de Rivenoire. Prenez ceci comme un entraînement à la parade car à notre retour, j'enverrai chercher votre couturière de Beauval. Il est grand temps que je la rencontre en personne et que vous lui fassiez la cour dans les règles de l'art, si c'est là votre souhait. Nous partons demain ; et je veux vous voir de l'allure ! » conclus-je en le tançant d'un index, un rire argenté aux lèvres.

J'étais remise de mes mésaventures, et notre histoire continuait de s'écrire.

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