Le paysage du renouveau [Sylane Lester et libre]

J'attrapais doucement la main du noble, montant avec légèreté dans la carriole en lui offrant un sourire. Je me décalais doucement, laissant un peu plus de place au bûcheron. Il s'excusa un peu maladroitement, et je lui répondit par un petit sourire. Le banc de bois, sans être d'un confort légendaire, restait quand même assez agréable par rapport à d'autres. Les enfants s'installèrent à l'arrière, continuant à grignoter en s'échangeant des petits regards. Se tournant vers moi, le baron me questionna sur son métier, visiblement très intéressé. Après tout, il semblait être un homme d'esprit. Je joignis mes mains, enchantée de parler de ma profession, que je trouvais absolument merveilleuse.

" Oui oui, j'étais présente ! J’interprétais le rôle de la sorcière, une expérience très enrichissante ! Les maquilleurs m'avaient littéralement enfouis sous plusieurs couches de fard, je ne me reconnaissais même plus ! Mais j'ai adoré interpréter ce rôle. Les contes et légendes du passé sont merveilleux à raconter et à entendre, nos pièces tournent souvent autours de ça. Normalement, nous seront également présents pour les festivités de Serus. En tout cas, cela me ferai énormément plaisir si vous assistez à notre futur pièce."

On pouvait sentir l'enthousiasme transporter ma voix. En effet, cette pièce avait été une réussite. L'histoire d'une sorcière incapable d'enfanter, maudissant par dépit la fille de son ancien amant, celui-ci l'ayant abandonné. La jeune fille fut transformer en un féroce dragon, et se mit à terroriser les villages environnant. Mais un courageux chevalier vint l'affronter, et apprenant la terrible malédiction qui pesait sur elle, décida de tuer la sorcière pour rompre le maléfice. En somme, j'étais la méchante de l'histoire, ce qui était beaucoup moins déplaisant qu'on ne l'imaginait. La psychologie des antagonistes était intéressante, et cette sorcière n'était au final qu'une victime parmi tant d'autres. Quand elle rentrait dans la peau d'un personnage, elle devenait ce personnage. Un comédien ne fait pas que réciter un texte, il doit aussi s'imprégner des émotions de son personnage, comprendre ses joies ses douleurs, ses peines et ses motivations. C'est ce qui rendait mon métier si magnifique à mes yeux, je me sentais encore plus... humaine. Le bûcheron me glissa une question, visiblement curieux. J'étais heureuse qu'il s'intéresse à ma profession, et répondit de bonne grâce.

" Cela dépendra des personnes et du style de la pièce. Si vous êtes quelqu'un aimant rire, une bonne comédie vous ravira. Mais si vous êtes un grand sentimental, une tragédie fera couler vos larmes. Par contre, si vous êtes un curieux, un aventurier, une grande épopée fantastique sera magique à vos yeux. Il suffit de trouver le genre qui vous plait le plus, et le tour est joué. Fermer ses yeux, écoutez les voix des comédiens, les mots du narrateur. Faire abstraction de la foule et imaginer l'univers, la scène. C'est en effet un moment magique, où nous sommes les témoins d'une histoire hors du commun, qui ravira nos coeurs et nous fera rêver pendant très longtemps."

Je levais les yeux vers le ciel, ses lueurs bleutées virant au rose-orangée. Le soleil commençait à décliner, illuminant l'horizon de rayons lumineux. L'air commençant à se refroidir, je sortis mon châle, et le passait autours de mes épaules, poussant un soupir de contentement. Je lâchais un petit rire, et clamait haut et fort à l'attention des deux hommes :

" Vous êtes adorables messieurs ! J'espère sincèrement vous voir un jour dans le public. Ash, si vous n'en avez jamais vu, ça me ferait plaisir de vous voir, pour vous montrer de quoi nous sommes capables. Si vous venez un jour à Marbrume, vous ne serez pas déçu !"

L'homme, Ash, comme sans doute la plupart des gens de sa condition, n'avait jamais vu de pièce de théâtre. Hector ne s'en émut pas. Il était, d'ailleurs, trop occupé à manœuvrer la charrette sur le chemin caillouteux qui était le leur. C'est donc tout naturellement la jeune actrice qui expliqua avec force superlatifs les émotions et les impressions offertes aux spectateurs.

Lorsque le chemin se fut radoucit, Hector prit à son tour la parole :
- J'aimerais beaucoup, en effet, voir votre prochaine pièce... Si elle est aussi bonne que la première, le voyage de Sombrebois à Marbrume s'imposera !


Hector regarda autour de lui les paysages changer. Bizarrement, il avait un peu perdu de sa verve devant celle de l'actrice. Il donnait de temps en temps de petits mouvements aux rênes de Gris-Poil pour lui indiquer... simplement sa présence. L'animal n'avait guère besoin de guide, en réalité, sur le long chemin qui traversait les marais en direction de Sarrant.

- Sarrant... chuchota-t-il à part lui en voyant à l'horizon se dessiner les contour du village isolé.

Des petits cris enfantins se firent entendre derrière les trois adultes. Un sourire sur le visage, Hector tourna la tête vers l'arrière de la charrette pour voir ce que faisaient les enfants. Ils avaient trouvé des petits bouts de bois et s'en étaient visiblement fait des personnages - chevaliers et assassins, princesses et fangeux - qui se battaient ardemment les uns contre les autres. Le voyage, semble-t-il, avait donné aux petits des idées et leur imagination les avaient - et c'était tant mieux ! - éloigné de leur triste réalité...

Spoiler:

Sylane avait une façon particulière de narrer les sentiments que l’on ressentaient face à une pièce. Ash ne les avait jamais ressenti, pourtant il arrivait aisément à deviner ce que cela pouvait créer dans le fond de son coeur. Il espérait pouvoir un jour connaître ce sentiment, mais il n’était pas certain de vouloir en faire une activité régulière. S’il aimait particulièrement laisser son esprit s’envoler en regardant quelque paysage, il n’aimait pas l’idée de se faire berner par des acteurs qui mimaient une scène, peu importe l’émotion que cela apportait au public. Il y avait tant de belles aventures à vivre soi même, et ce, sans poser son cul sur une chaise en bois durant de longues minutes.

« Je ferais en sorte de vivre cette expérience lorsque j’irais à Marbrume, » dit-il cependant en se tournant vers Sylane.

La femme avait un air ravi sur le visage, comme si les mots d’Ash et ceux de l’autre homme la ravissaient particulièrement. Le fantôme d’un sourire passa sur le visage du bûcheron, et il rajouta plus pour lui même que ses compagnons de voyage :

« Je serais curieux de vous voir à l’oeuvre, Mademoiselle. »

Ces mots lancés, Ash se détourna quelque peu de la discussion. Le paysage était nouveau pour lui qui ne s’était jamais éloigné d’Usson et des alentours direct. Il voyait une flore qu’il trouvait bien étrange, même l’horizon avait un air qu’il n’avait jamais aperçu jusqu’à aujourd'hui. Etait-ce cela, l’effet des voyages ? Voir que la moindre chose ailleurs était différente que chez nous ? Il sentait son coeur s’ébattre dans sa poitrine, comme si chaque nouveau élément de l’horizon souhaitait l’emportait loin de lui. Bien loin de se sentir mal à l’aise sous ses émotions, Ash ferma les yeux pour se ressentir plus profondément.

Il sentait une chose étrange résonner en lui. Il avait, dans sa tête, le chemin de sa destination qui se déroulait parfaitement. Il savait où il allait et il savait pourquoi il y allait. Il n’avait aucun doute dans cette décision. Mais lorsqu’il regardait derrière lui, il trouvait une chose qui le chamboulait plus que les nouveaux paysages. Avant, lorsqu’il s’éloignait plus que nécessaire de son village, il sentait dans son coeur un lien étroit, presque douloureux tant il le réjouissait, qui le tirait inlassablement vers l’arrière. Et quand il faisait demi-tour pour rentrer chez lui, le moindre mètre amenuisait la pression qu’il ressentait au plus profond de lui. Enfin, quand il serrait Yfril dans ses bras et qu’il embrassait son fils, il ne sentait plus rien, il était là où il devait être.

Ash avait beau sonder son coeur, il ne sentait que du vide. Ce n’était pas le rien de bonheur qu’offrait la présence des siens, seulement un vide douloureux qui le faisait se sentir si libre qu’il en avait mal. Comme si rien ne le retiendrait plus jamais de s’enfoncer dans les abîmes de ce monde effrayant. La liberté lui était douloureuse, et plus que jamais le bûcheron était tiraillé : il pouvait aller là où il le souhaitait, plus rien ne le retenait ; sauf son coeur, qui cherchait ardemment à retrouver ce qu’il avait perdu.

Soudainement, Ash ouvrit les yeux et grimaça d’une douleur qui n’était pas physique. Il était épuisé de ressasser sans fin ces idées sans queue ni tête. Il n’avait pas à réfléchir, sa vie était tracée, il n’avait rien d’autre à faire que de s’y laisser couler.

Il ne tourna pas la tête lorsque la voix du noble frappa ses oreilles. Mais quand les enfants poussèrent des cris dans son dos, il tressailla et bougea inconfortablement.

Le cheval allait de bon train. Le noble connaissait bien la région : face à eux, les premiers squelettes de chaumière et de champs apparaissaient. Ash se releva pour mieux y voir. Sa destination était là.

Le lieu n’avait rien d’accueillant ; il ne donnait pas l’envie de s’arrêter là pour la nuit ou de visiter les lieux. C’était souvent le cas pour les villages si éloignés. La mort semblait veiller, et une atmosphère désagréable faisait fondre le coeur d’Ash. Et pourtant, son torse se penchait dangereusement vers l’avant, comme si une force le tirait. La force du renouveau, et du changement, il en avait tellement besoin.

« Sarrant…, » murmura-t-il en écho à la voix de Sombrebois. Puis, haussant la voix : « combien de temps avant qu’il ne soit trop dangereux de s’approcher de la fange ? »

Ash était curieux, il avait besoin d’autre chose, besoin de découvrir ce qui lui avait volé les siens, mais il n’était pas fou.

La question d'Ash sonna comme une sombre prémonition... Le temps s'assombrit à la vitesse du vent et le ciel se revêtit d'un immense manteau morne, d'un gris plus noir qu'une nuit sans lune. La gorge blanche de la jeune actrice, même, semblait avoir perdu de son éclat sensuel.

- Nous risquons de devoir passer la soirée... et la nuit, à Sarrant... Répondit Hector d'une voix grave.

Mais sa gravité fut bien moindre que celle des évènements qui suivirent.

Je crois que c'est pour ça que...

Hector, que fais-tu ?

Il y eut du sang ; beaucoup de sang ; du rouge, bien sûr, sombre, chaud et amère... mais aussi de ce sang verdâtre et dégueulasse, ce sang des morts, ce sang de l'abomination, ce sang du chaos, ce sang de la fange.

D'où viennent-ils tous ?

Comment sont-ils arrivés si vite ?!


Hector ne voyait plus grand chose. Le voile pourpre sur son regard avait l'épaisseur du jupon d'une vieille prostituée. Il était à genou, derrière la porte fermée du village de Sarrant...

Du bon côté.

Il tentait, malgré l'obscurité à peine atténuée par les flammes vacillantes des quelques torches de ses sauveurs, de trouver autour de lui les yeux de ses compagnons de voyage... mais cette tâche lui fut impossible. Il eut recours à la parole. Et même si sa propre voix lui sembla différente, étrangère, il s'entendit dire :

- Samuel, Nadiaaaaaa ??!! Sylane ?! Aaaaash ?!

Sa voix se rompit.

La douleur

Ses sourcils se froncèrent... Une épée rouillée semblait s'enfoncer lentement dans son crâne.