[QG COMPAGNIE] Apprentissage dans la douleur (Capitaine-Finn)

- Parlons.

C'était le seul mot que le Capitaine avait prononcés à Finn, avant de faire un bref signe de tête pour que son second le suive. Le Capitaine avait été silencieux pendant une bonne partie de la journée. Enfin, pas silencieux... presque muet. Encore plus que d'habitude, et le Capitaine prenait soin de maintenir des standards extrêmement élevés dans ce domaine.

On sentait d'ailleurs que l'hiver approchait. La neige n'était pas encore tombée, mais les températures commençaient à baisser, refroidissant les coeurs et les muscles. Dans la cour, le Capitaine avait fait construire un chapiteau temporaire en bois, avant de ne pas l'exposer aux quatre vents, et aménagé une cave afin que les troupes puissent s'entraîner un peu plus au chaud.

Les derniers mois avaient été bons pour la Compagnie. Le Capitaine n'avait guère été présent sur le terrain. Deux ou trois chuchotaient que c'était pour voir "sa rousse", même si la mélancolie qui émanait du Capitaine semblait indiquer le contraire. Le fait est que le vétéran, en réalité, s'était majoritairement concentré sur la bureaucratie, le recrutement et les négociations entre les différentes maisons nobles et organisations présentes pour obtenir financements et contrats. Il avait avoué de vive voix, confidence rare de sa part, qu'il avait du mal à s'adapter au "climat politique" de Marbrume et de ses environs. Dans un monde limité à une seule ville et quelques villages, il étouffait, et avait la sensation extrêmement frustrante de tourner en rond, au propre comme au figuré.

Malgré tout, la compagnie tenait bon. Quelques recrutements avaient portés leur nombre à une petite vingtaine, dont une poignée de soldats compétents de plus. Le QG de la Guilde (car ils avaient du se recenser comme tels) avait été solidifié, aménagé, et était désormais en mesure d’accueillir tout le monde. L'équipement, également, commençait enfin à venir. Il était désormais possible d’équiper au complet au moins la moitié de la compagnie, avec de solides armures en cuir lamellé et des lances affûtées.

- Pour les épées, plus tard avait dit le Vieux Borgne. C’est cher et l’entraînement est long. Les lances seront mieux pour l’instant.

Pendant ses absences, le Capitaine avait chargé Finn et Strakhov de s’occuper des troupes, sans leur confier plus de tâches que nécessaire.

Les choses étaient amenées à changer.

Les deux hommes s’étaient retrouvés dans le bureau du Capitaine. Ce dernier débordait de papiers divers et d’ouvrages épais. Le titre d’un d’entre eux « Noblesse de Marbrume, vol.6 » était visible. Le Capitaine n’avait pas fait signe à Finn de s’asseoir. Il était resté silencieux une bonne minute, parfaitement immobile et sans émotion, comme s’il avait oublié sa présence. En réalité, il cherchait ses mots, et l’intensité de sa réflexion se voyait dans le crispements de ses doigts sur le bureau, dont les bords étaient marqués par la pression titanesque des mains du Capitaine.

- Finn, je suis vieux. Pas forcément physiquement… mais mentalement aussi.

Il fit signe à Finn de se taire, montrant muettement qu’il ne voulait pas être interrompu. Perosnne n’interrompait le Capitaine. Majoritairement parce qu’il n’enchainait pas assez les mots pour qu’il y ait quoi que ce soit à interrompre.

- Je suis le Capitaine depuis 35 ans. J’en ai presque oublié mon prénom d’origine. Mes gestes sont lents. Mes os font parfois mal quand il pleut. Je me surprend à m’endormir en plein après-midi. Ma vue baisse. Ma mémoire me joue des tours.

Il repris son souffle. C’était la première fois qu’il dépassait les deux phases. Pendant un bref instant, le visage figé du Capitaine laissa place à une détresse absolue. Le colosse, la montagne qui avait fait des prouesses physiques sa vie entière, avait complètement réalisé qu’il était cette fois un vieil homme. Il s’affaiblissait, et tous les efforts du monde n’allaient rien y changer. Et, avec une évidence glaçante, il détestait ca. Il toucha le morceau de métal froid fiché dans son crâne.

- Je sens mon crâne et mon cerveau me tirer. Si je ne finis pas mort dans la boue, cette chose achèvera le travail. Je ne sais pas combien de temps il me reste.

Une sensation de soulagement semblait émaner du Capitaine. Depuis combien de mois, d’années, avait-il ca sur le cœur ? Lui qui avait tout perdu avec les fangeux, avait refondé la Compagnie à partir de rien, alors qu’il aurait pu simplement finir paisiblement ses jours dans un métier quelconque. Quelle force invisible poussait encore le vétéran ? Ses murmures continuaient.

- De mon temps… les royaumes et les nations se comptaient par dizaine. Il y avait des tensions, des embuscades, des conflits, des guerres. Il y avait toujours quelque chose à faire. Un autre pays à visiter, un pays à découvrir.
Alors qu’il parlait, sa voix devenait plus chaude, plus enjouée, plus jeune, témoin de la flamme qui habitait encore le corps du nostalgique Capitaine, dont l’œil brillait encore de ses aventures passées.

- Les montagnes de la Sphire d’Argent !, les forêts de Kaladesh, les jungles d’Ixalan ! Le désert d’Amonkeh ! Les plaines de glaces de Ravnica ! Le canyon de Mirrodin ! Ici, il n’y a que la boue et les marais. Il n’y a pas de nation rivale. Il y a des fangeux. Je…
Silence.

- … je ne suis pas adapté à ce monde. Mon temps est venu, je pense.

Il redressa le visage, plongeant son œil unique dans celui de Finn

- La compagnie ne s’est jamais retrouvée sans Capitaine. Je ne l’ai pas reconstruite pour la laisser orpheline. Je veux que tu sois le suivant. S’il te plaît.

Ce n’était pas un ordre. Mais une demande.

Le monde changeait et il le faisait parfois beaucoup trop vite, sans même que l'on s'en aperçoive. C'est ce que Finn aurait pu dire de l'année qui s'était écoulée et de tout ce qu'il avait apprit et continuait encore d'apprendre. La Compagnie des Lames était devenu sa seule famille et il s'y sentait aussi bien que s'il avait été réellement chez lui, à ceci près qu'au lieu de manier le marteau et les ciseaux à bois, il maniait l'épée et la lance, voir même parfois l'arc lorsque l'entrainement ou la situation le demandaient. Bien qu'encore assez jeune comparé aux plus âgés qui gravitaient autour du Capitaine, l'homme avait su faire ses preuves et avait été catapulté au rang de second lorsque Sakharov avait émit le souhait de prendre un peu de recul sur le terrain. C'est ainsi qu'à eux deux ils se retrouvèrent à former les nouvelles recrues qui rejoignirent leurs rangs après avoir entendu parler de ce groupe de mercenaires qui avait survécu là où d'autres avaient péri. Lorsque celui qu'il admirait et respectait le plus en ce monde demanda à lui parler, Finn délaissa l'entretien de la Claymore qu'il était en train de bichonner -comme toujours depuis qu'il l'avait faite faire et qu'il ne s'en séparait plus- la prenant malgré tout avec lui pour se rendre jusqu'au bureau situé à l'étage. Il se souvenait encore de ses débuts, de cette bicoque qu'ils avaient entièrement retapé et du temps qu'il avait passé sur l'escalier, les portes et les plaintes... Un fugace sourire effleura ses lèvres à ces souvenirs juste avant qu'il ne se retrouve seul avec son chef, lequel affichait une mine si grave à cet instant comme depuis quelques temps qu'il s'inquiétait du motif de cet entretien privé. Un long silence s'installa, mais l'homme ne se permit pas de le briser le premier car cela ne lui appartenait pas de le faire. Il se contenta d'attendre, debout, immobile, que le Capitaine ne rassemble ses pensées pour les formuler, lui qui n'était pas du genre loquace.

- Finn, je suis vieux. Pas forcément physiquement… mais mentalement aussi.


Le mercenaire tressaillit légèrement malgré lui, cette entrée en matière ne lui plaisait pas et il ouvrit la bouche, prêt à protester, mais déjà son mentor l'arrêtait d'un geste, le connaissant trop bien pour ne pas savoir qu'il en avait l'envie. Serrant les lèvres, le second écouta avec attention son supérieur, non sans s'inquiéter davantage à chaque seconde qui passait, à chaque mot prononcé et à tout ce que le discours du Capitaine avait de grave en terme de conséquences sur leur avenir à tous. Lui, le rock immuable, la montagne qui ne cédait jamais, qui ne s'effondrait jamais, lui leur phare au milieu des ténèbres de ce monde, leur guide dans la tourmente, la voix de la raison autant que de la rage selon les situations, le poids des ans semblait soudain le rattraper et cela avait quelque chose de terrifiant.

- Je ne sais pas combien de temps il me reste.

Le sol s'ouvrit sous les pieds de Finn qui se sentit tomber mentalement, tomber dans un gouffre noir et sans fond, hurlant à pleins poumons tandis qu'extérieurement son expression inquiète laissait transparaître un regard indéchiffrable teinté de chagrin. Cela lui faisait le même effet que lorsqu'il s'était retrouvé nez à nez avec son père transformé en fangeux, le même effet que lorsque celui-ci s'était jeté sur lui pour tenter de le tuer. Pour autant le jeune homme ne chercha pas à interrompre le Capitaine, se raccrochant au contraire à ses paroles, les buvant, s'y plongeant tête la première tandis qu'il imaginait sans mal ces contrées que son mentor lui citait, de ces endroits fabuleux qui avaient dû se trouver si loin d'ici, de cette cité prisonnière de la Fange et vouée à l'autarcie pendant encore de longues années. Lui n'avait pas eu le temps de connaître le monde, il aurait peut-être pu si on lui en avait donné l'occasion, mais le fléau s'était abattu trop vite et au lieu de devenir un menuisier reconnu, il avait embrassé la voie des armes, avec un plaisir qu'il n'aurait d'ailleurs jamais soupçonné.

- Il n’y a pas de nation rivale. Il y a des fangeux. Je…

Finn se figea, tendu et inquiet en voyant l'air presque abattu de son mentor.

- … je ne suis pas adapté à ce monde. Mon temps est venu, je pense.

Oh non... Tout mais pas ça. Voilà quelle fut la pensée qui traversa le jeune homme à cet instant précis, alors même qu'il lui semblait revoir à ses pieds le cadavre de son père qu'il avait tué, quand bien même on pouvait parler d'achever dans le cas d'un Fangeux. Le souffle de Finn se fit court et il lui fallut toute la volonté du monde pour ne pas céder à son envie de se jeter sur le Capitaine pour le saisir par les épaules et le secouer violemment en lui hurlant qu'il ne devait pas abandonner. La gorge serrée, la mâchoire crispée, il soutint le regard que lui lançait celui qu'il voyait comme un second père.

- La compagnie ne s’est jamais retrouvée sans Capitaine. Je ne l’ai pas reconstruite pour la laisser orpheline. Je veux que tu sois le suivant. S’il te plaît.


Un silence s'installa entre eux et dans un premier temps Finn demeura aussi immobile qu'une statue, alors même que les mots cheminaient dans son esprit et atteignaient son cœur, alors même qu'il se rappelait son arrivée au sein de la Compagnie, de tout ce temps passé à observer le Capitaine, à chercher à le comprendre, à l'imiter, en écoutant Strakhov et les autres lui parler du fameux rituel dont on ne savait pas grand-chose au final, si ce n'est que deux hommes partaient, l'ancien et le jeune, et que seul le nouveau Capitaine revenait. Finn se revoyait encore en train d'apprendre à manier sa Claymore comme le faisait son mentor avec Terminus Est, il se souvenait encore très clairement du jour où il avait clamé à Strakhov qu'il ferait tout pour que le Capitaine ne meurt jamais... Et voilà qu'il se retrouvait face à cette situation qu'il ne voulait pas voir arriver, pas si tôt, pas alors qu'il se savait encore en nécessité d'apprendre.

- Je ne suis pas prêt.

Sa voix était passablement rauque et le timbre plus dur qu'il ne l'aurait voulu, mais le second ne pouvait s'en empêcher et il serra les poings pour conserver son aplomb, ses yeux clairs se rivant à l’œil unique de son mentor.

- Je ne suis pas encore prêt à... reprendre le flambeau, j'ai encore beaucoup trop à apprendre de vous et des autres. Et je ne veux pas vous voir mourir.

Finn inspira profondément puis s'avança de quelques pas, s'arrêtant à deux à peine du bureau en bois, laissant derrière lui l'angoisse première qui l'avait saisie pour se concentrer uniquement sur son objectif, le seul qu'il ai jamais eu depuis son entrée dans la Compagnie des Lames.

- Je refuse d'avoir à vous tuer pour prendre votre place, je trouve cette règle absolument stupide, d'autant plus avec la Fange au-dehors ! Nous avons besoin de vous, besoin de vos conseils, de votre expérience, de votre savoir. Sans vous nous serons démunis ! Si la Compagnie est encore là, c'est parce que vous n'avez jamais rien lâché et que vous avez su nous entrainer à votre suite, ce n'est pas maintenant que vous devez nous abandonner Capitaine.

C'était sans doute impertinent de sa part, mais le jeune homme ne s'imaginait pas accepter une telle chose sans livrer le fond de sa pensée. Ah comme il semblait loin le temps où ils vivaient sans cette ombre dans leur cœur, sans cette épée au-dessus de leurs têtes. Finn continuait d'être un boute-en-train lorsque l'occasion s'y prêtait, mais on le voyait désormais bien plus souvent arborer une mine grave et combattre que raconter des plaisanteries et faire le mariole. Bien sûr il avait choisi de marcher dans les pas de son mentor, mais pas au prix de la vie de ce dernier, certainement pas. Restait à voir si Le Capitaine serait de son avis.

Le Capitaine se mit à sourire après la déclaration de Finn. Amusé ? Mélancolique ? Ou était-ce le sourire satisfait de celui qui a entendu ce qu'il voulait ?

- Finn, la tradition est importante. C'est elle qui solidifie les bases d'une société ou d'une organisation. C'est quelque chose auquel je tiens.

Il resta sévère pendant de longs instants, avant de sourire un peu.

- Mais nous sommes dans un autre monde maintenant... et je n'ai pas de soucis à devoir changer quelques traditions.

Encore une fois, un silence s'installa, le temps que Le Capitaine réfléchisse à sa prochaine phrase, et que Finn puisse enregistrer la dernière. Il se leva lentement de derrière son bureau et s'avanca vers Finn.

- Suis moi.

Il se saisit ensuite de Terminus Est et ils sortirent du bureau, descendant les escaliers jusqu'au rez de chaussé.

- Si je te choisis c'est parce que tu es jeune, fort, et que les autres t'écoutent. C'est à moi de juger si tu es prêt.

Le Capitaine fit signe aux soldats qui étaient à l'intérieur, avant de de sortir dans la cour, ou une poignée se trouvait.

- Allez chercher Strakhov.

Lui et Finn s'avancèrent au milieu de la cour, sous le chapiteau, suivi des autres soldats. Presque tout le monde était là, y compris quelques vieux de la vieille, comme Bjorn, Arlan et Tobias. Le Capitaine posa délicatement Terminus Est contre un mur, avant de se saisir de deux épées d'entraînement. Elles étaient larges et longues, à la lame épaisse et volontairement émoussée pour empêcher toute blessure trop profonde, et assurer qu'elles puissent subir des chocs répétés sans risque. Il en lança une à Finn. Comprenant ce qui se passe, les soldats s'écartèrent en cercle autour d'eux.

Strakhov arriva à ce moment là, regarda Finn, puis le Capitaine, et revint à Finn, un sourire au milieu de son épaisse barbe. Le Capitaine lui fit un signe de tête.

Avec la voix de l'habitué, Strakhov commenca sa déclaration.

- Ce duel entre Le Capitaine et Finn suivra les règles suivantes : pas de morsure, pas de coup dans les yeux, la gorge, l'entrejambe ou le dos, ni de combat au sol. Le combat s'arrête dès qu'un des participants abandonne, est désarmé, ou n'est plus en état de combattre sans mettre en péril sa santé ! Je prendrais la liberté de l'arrêter si nécessaire !

Le Capitaine lança un regard presque hostile à Finn. Il se saisit de son épais manteau noir, et d'un geste souple du bras, l'enleva. Dans un long geste circulaire le transformant pendant un bref instant en un tourbillon de ténèbres, il fit tourner le manteau autour de son bras, puis le jeta dans un coin. Le manteau fit rapidement suivi de l'épée courte et des couteaux du Capitaine. Il ne portait qu'un simple plastron en dessous, et inspira comme un taureau, avant de se mettre en position. Entre son énorme main, l'épée d'entraînement longue ressemblait à une épée courte.

A Finn de montrer à quel point il était prêt... ou pas

Quand le Capitaine affirma que la tradition était importante, Finn sentit son cœur se serrer à l'idée que cet homme puisse un jour disparaître, cherchant quel autre argument il pourrait lui opposer, un bref silence s'installant entre eux le temps que le mentor ne finisse par briser cette crainte d'un léger sourire. Visiblement il l'avait bien eu.

- Mais nous sommes dans un autre monde maintenant... et je n'ai pas de soucis à devoir changer quelques traditions.

Un soupir échappa au jeune homme de haute taille qui ne cacha pas son soulagement, se redressant pour hocher la tête avec une approbation plus qu'évidente, un sourire se dessinant sur ses lèvres durant le nouveau silence qu'instaura le maître de Terminus Est, jusqu'à-ce qu'il invite son second à le suivre. Lui emboitant le pas, Finn descendit les escaliers en écoutant son aîné lui donner les motifs qui l'avaient poussé à le choisir lui plutôt qu'un autre. Bien sûr il se doutait que les plus âgés de la Compagnie ne seraient pas intéressés pour reprendre le flambeau, mais les compliments étaient suffisamment rares pour toucher sincèrement celui qui s'entendit dire que ce n'était pas à lui de décider s'il était prêt ou non. Et merde. Suivant le Capitaine jusqu'à la cour d'entrainement, il fronça les sourcils tandis qu'on rassemblait tout le monde et qu'on allait chercher Strakhov. Tout le monde ne pouvait pas croiser le fer sous le chapiteau mais ce dernier était suffisamment grand pour abriter tous les membres le temps d'une démonstration. Voyant son mentor poser Terminus Est contre le mur, Finn sentit son estomac se nouer et l'imita sans attendre, ôtant la Claymore qu'il portait toujours dans le dos, comme un reflet plus jeune et moins imposant de celui qu'il voyait presque comme un père de substitution, saisissant au vol et par le manche l'épée qui lui fut lancée et qui lui paru bien légère en comparaison de celle qu'il maniait désormais presque exclusivement. Les deux combattants se placèrent au centre du cercle qui fût naturellement formé par les autres mercenaires, chacun devinant qu'un duel allait avoir lieu. L'arrivée de Strakhov tendit à le confirmer, le jeune homme lui jetant un regard insistant, lui demandant silencieusement de raisonner leur Capitaine... en pure perte au vu du sourire qu'afficha l'ancien avant de déclamer les règles du combat. Et merde de merde.

- Si tu pouvais l'arrêter de suite ça serait mieux.

Grommela Finn avant de reporter son attention sur son mentor, lequel lui décocha un regard qui lui arracha un frisson glacé. Il ne plaisantait pas du tout ! Il allait vraiment se donner à fond... Bien sûr le jeune homme avait déjà eu l'occasion de croiser le fer avec son aîné, c'était obligatoire lorsqu'on voulait rejoindre la Compagnie des Lames avant l'arrivée de Finn, ou lorsqu'on craignait que le niveau de la recrue ne suffise pas, mais lui y avait déjà eu droit et ce à de multiples reprises durant de très rudes entraînements, et encore le Capitaine retenait-il un minimum ses coups par moment pour ne pas tuer en une seule attaque ses hommes. Son second entreprit de respirer profondément alors qu'il voyait le lourd manteau noir tournoyer et être éjecté de côté, suivit rapidement des lames que portait son mentor. Ah oui, les lames ! Il leva une main en signe d'attente et entreprit d'ôter les siennes, une dans la botte, l'autre à sa ceinture et une dernière dissimulée dans une pièce métallique de son armure qu'il n'enlevait jamais, pas même lorsqu'il se trouvait hors de l'enceinte du quartier général pendant ses jours de repos. Il se remit en place et hocha la tête, s'humectant les lèvres avant de se concentrer, détendant rapidement les muscles de ses épaules et de son cou. Il aurait voulu lui dire qu'ils pouvaient encore tout arrêter, qu'il n'était pas obligé de le désigner lui, mais cela aurait été à la fois une marque de faiblesse devant les autres et un manque de confiance dans les choix de son mentor, aussi le jeune homme se contenta-t-il d'attendre que la première attaque ne survienne.

- Prêts ? Allez-y !

A peine Strakhov avait-il lancé le combat que déjà le Capitaine fondait sur Finn tel un faucon sur sa proie. Les gens qui voyaient le meneur de la Compagnie des Lames songeaient bien souvent à tort qu'une telle masse de muscles avec des épaules aussi larges ne pouvait pas se déplacer au-delà d'une certaine vitesse, mais c'était sans compter sur l'entraînement drastique que l'homme d'âge mûr s'était imposé tout au long de son existence. Il avait sué sang et eau pour se hisser à un tel niveau et manier Terminus Est nécessitait une puissance et une énergie folles, si bien que lorsqu'il n'avait pas à la porter dans son dos, sa vitesse déjà grande en temps normal s'en trouvait décuplée et une erreur de jugement aussi grossière pouvait condamner n'importe qui à un trépas aussi brutal qu'expéditif. C'est ainsi qu'à la seconde même où il bougea, Finn su qu'il lui fallait parer et non tenter d'aller au-devant de lui, ses jambes s'ancrant fermement sur le sol alors même que les épées s'entrechoquaient dans un bruit sourd de métal grinçant. Un peu plus et ils les auraient brisées, d'ailleurs il n'était même pas dit que les lames survivent à un combat entre le Capitaine et son Second. Ce dernier lâcha un grognement en sentant la pression exercée par son mentor et lui retourna son mouvement, poussant vers l'avant l'espace de quelques petites secondes avant de se décaler soudain sur le côté, laissant ses bras suivre le mouvement du corps de son adversaire qui ne fut pas dupe pour autant de la manœuvre. Déjà l'homme d'âge mûr se redressait et pivotait pour parer à son tour l'attaque de celui qui fût son élève durant ces deux dernières années, le crissement des lames glissant l'une contre l'autre jusqu'à la garde fit trembler quelques dentitions, mais ni l'un ni l'autre ne voulait lâcher prise, si bien qu'ils finirent après quelques passes de ce genre par reculer de plusieurs mètres, se jaugeant avec défiance. Finn avait malgré lui un sourire aux lèvres, toute crainte de devoir faire face à de futures responsabilités ayant laissée place à la soif du combat et au plaisir qu'il en retirait, surtout face à un adversaire aussi impressionnant et redoutable que le Capitaine. Le monde commençait doucement à disparaitre autour du jeune homme et son souffle, bien que lourd, était régulier et stable. Ah l'adrénaline, quelle merveille !

Tout le monde avait reculé d'un bon demi-mètre après le premier impact, les moins expérimentés fermant les yeux. Le bruit avait été sourd alors que les deux guerriers croisaient le fer, et tous avaient pu sentir la force déployée dans les bras et les jambes. Dans un crissement menaçant, les deux lames coulissèrent l'une contre l'autre, jusqu'à ce que les gardes se croisent. Dans un mouvement circulaire, le Capitaine essaya de désarmer Finn, sans succès.

Il avait été bien formé. Alors qu'ils s'écartaient légèrement l'un de l'autre, Le Capitaine opéra une puissante fente vers l'avant, déviée par le second.

Il n'y avait ni temps d'observation, ni pause. Le Capitaine semblait décidé à ne pas laisser Finn récupérer. Surtout, il n'attaquait pas comme à l'entraînement. Toutes les attaques s'enchaînaient dans une suite logique et froide, élégante mais glaçante. Glaçante car dépourvue d'imagination. Dépourvue d'imagination car il s'agissait d'un mécanisme de mort parfaitement huilé. A la fente se succédaient des attaques de taille et d'estoc, entrecoupés de dégagements de fer, de déviation, de battements, de froissements.

Clang. Clang. Clangclangclangclang. A chaque fois, la lame du Capitaine rencontrait celle du second, ou tranchait dans le vide avec une telle force que tous pouvaient sentir le souffle du vent suivant sa trajectoire. Et tous pensèrent la même chose.

*Il y va pour de vrai*

La passe d'armes n'avait durée que trente petites secondes, mais tous se sentaient épuisés rien qu'à la regarder. En sachant que la majorité d'entre eux auraient déjà été tués à cet instant. Brusquement, opérant une brusque rupture temporelle, Le Capitaine étoffa son répertoire. Après un énième dégagement de la lame de Finn, il leva son énorme jambe, et frappa du plat du pied le plexus solaire de Finn, le projetant en arrière comme s'il ne pesait pas plus qu'un enfant. Tous entendirent un craquement ainsi qu'un funeste bruit mat lorsque le corps du guerrier percuta le sol.

Le Capitaine suivit son attaque, avant de s'immobiliser et de bondir en arrière. Tous le regardèrent sans comprendre. Il leur avait toujours appris à profiter d'un avantage et d'attaquer un ennemi à terre. Mais le regard du Capitaine s'était fait plus concentré encore. Instinctivement, alors que Finn - qui avait récupéré en un instant - se redressait, Le Capitaine reculait légèrement, garde fermée, lame pointée vers Finn, comme s'il était acculé.

Le Capitaine savait que s'il avait suivi son coup de pied, Finn l'aurait "tué". Comment ? Il ne le savait pas. Mais pendant un bref instant, son instinct le lui avait hurlé, envoyant un frisson le long de sa colonne vertébrale.

Il respira avec force. Il s'est fatigué. Il l'est plus que Finn, dont on peut pourtant voir les bras et jambes trembler, là où Le Capitaine sait interioriser sa fatigue et ne rien montrer d'autre qu'un roc invincible.

Les spectateurs regardent les lames. Elles sont ponctuées d'encoches plus ou moins profondes, lignes des chocs titanesques d'une lame à l'autre.

Que va t-il se passer maintenant ?

Il y va pour de vrai. Ce fut exactement la pensée qui traversa l'esprit de Finn alors même que les lames s'entrechoquaient et qu'il devait affronter son mentor comme s'il s'agissait d'un ennemi l'attaquant pendant une mission, quoiqu'il n'ai jamais rencontré personne d'autre d'aussi puissant jusqu'à présent. Chaque choc créait une vibration qui remontait le long de leurs bras et secouait leurs corps, aucun geste n'était retenu, ou en tout cas pas assez pour les mettre en danger l'un ou l'autre, mais cette fois il ne s'agissait pas d'un exercice, ni d'une simple évaluation. Le Capitaine semblait vouloir éprouver son Second et ce dernier sentait monter une tension qu'il ne connaissait que trop bien, à ceci près qu'il ne parvenait pas à y faire face tout en contrant leur supérieur à tous dans le même temps. Dévier les attaques était encore la meilleure façon d'économiser son énergie, pourtant le chef de la Compagnie des Lames connaissait suffisamment bien le jeune homme pour lui avoir appris ce qu'il savait, c'est pourquoi après une énième parade il n'hésita pas une seconde à lui décocher un violent coup de pied en plein plexus solaire, l'éjectant vers l'arrière, le projetant à terre dans un craquement qui trahit la brève expiration de douleur qui échappa au mercenaire. Le temps sembla s'arrêter, le regard de Finn se porta vers son mentor et une lueur féroce s'y alluma alors même que ses sens déjà alertes s'accentuaient plus encore. Il n'avait pas lâché son épée et lorsqu'il vit le Capitaine bondir en arrière et se mettre en position de garde, un frémissement lui parcouru l'échine et il se releva immédiatement sans se préoccuper de la douleur à son flanc.

- ...

Le souffle un peu court, les membres tremblant malgré lui, il porta sur son aîné un regard brûlant de cette fièvre qu'il n'avait d'ordinaire jamais à l'entrainement, le monde semblant soudain disparaître autour de lui, happé par un halo opaque qui ne laissait plus voir que la silhouette très nette de son adversaire. Il leva son épée, pointe dans sa direction, et un sourire tenant plus du rictus amusé étira ses lèvres. Encore, hurlait son esprit. Encore, hurlait son corps. Encore, hurlait son cœur. Ça n'était pas finit, cela ne faisait que commencer et, empoignant son épée à deux mains, il se précipita en avant, se jetant sur le Capitaine avec une énergie renouvelée, les armes s'entrechoquant de nouveau, les encoches s'accrochant et faisant déraper les lames qui manquaient de peu d'écharper leurs visages. La technique de Finn se modifia, la prudence dont il avait fait preuve en cherchant à se protéger des attaques de son mentor avait disparu au profit d'une volonté de l'atteindre, de le toucher réellement et non plus d'encaisser. Les coups qu'il portait se firent plus brutaux, ses jambes bougeaient plus rapidement et il esquiva même d'un mouvement fluide l'une des attaques pour se décaler vivement sur le côté, son épée éraflant le plastron de son adversaire dans un crissement de métal. Les deux hommes revinrent à la charge, de nouveau face à face, leurs épées se coinçant encore à la garde et cette fois le Second poussa un cri de frustration, reculant la tête avant d'en donner un violent coup au Capitaine, cherchant à l'assommer dans son élan de fureur. Quelques-uns murmurèrent parmi les mercenaires, notamment des nouveaux qui n'avaient pas encore eu l'occasion de voir Finn combattre en mission, tandis que Strakhov et les autres qui l'avaient connu depuis le début fronçaient les sourcils, reconnaissant là une situation qui risquait de dégénérer.

Ils tournèrent encore, le Capitaine plongea vers le centre de l'arène.

Pour la combientième fois déjà ? Finn semblait plus rapide que le vétéran. Plus rapide et plus fort, faisant trembler les bras du vieux à chaque coup, le repoussant sans cesse. Pour l'instant, son style était policé, ordonné, comme Le Capitaine le leur avait enseigné.

Puis, sans prévenir, un coup de tête. De frustration, les yeux injectés de sang, Finn craqua et amorça un coup de tête. Le Capitaine, crispé, se baissa soudainement, fermement campé sur ses jambes, et les deux fronts se percutèrent l'un l'autre avec fracas. Tous les spectateurs serrèrent les dents et firent la grimace alors que Finn reculait, sonné. Le Capitaine le regardait d'un air sombre, presque déçu. Le sang coulait de son front, se séparant en deux petits ruisseaux au niveau du nez.

Finn revint à l'attaque. Puissant, rapide. Prévisible. Le plat du pied du Capitaine s'écrasa sur le foie du jeune homme, qui cracha de la salive et de la bave, plié en deux. Repoussé, temporairement. Il continuait d'avancer, encore, toujours tout droit.

Le Capitaine ahanait comme un cheval épuisé. Finn revenait sans cesse à la charge. Le Vieux Borgne devait parer de toutes ses forces. Réagir à toute vitesse. Il savait qu'à la moindre seconde d'inattention, il allait perdre. C'était comme se retrouver face à ces énormes félins sauvages, les redoutables tigres qu'il avait croisé dans sa jeunesse...

Lorsque Finn avait rejoint la Compagnie, le Capitaine l'avait défait sans difficulté. Mais l'entraînement du jeune homme lui avait permis de combler le gouffre technique entre eux deux, et son puissant gabarit allié à l'explosivité de la jeunesse faisait que la différence de force, à l'avantage du chef mercenaire, n'était plus assez notable.

Pendant un bref instant, il sentit la concentration de Finn vaciller. Après une passe d'arme, le Capitaine frappa son flanc du plat de sa lame, avant de le bousculer d'un coup d'épaule et de lui administrer, à son tour, un coup de tête.

Il ne le rata pas. Son front s'écrasa contre le nez de Finn, dont la moitié inférieure du visage devint rouge de sang.

L'atmosphère était pesante. Tous comprenait ce qui se passait.

Le Capitaine était en train de perdre. Perpétuellement sur la défensive, il était sans cesse acculé par Finn, qui n'était jamais réellement en difficulté, excepté lors de bref instants. A chaque fois que Finn s'énervait et voyait rouge, le Capitaine le punissait instantanément. Comme un navire en train de couler qui tire encore sur la flotte ennemie. Frappant le foie, le nez, l'épaule de Finn. Mais, malgré ca, il était évident que sur le plan de l'escrime pure, l'élève était en train de rattraper le maître, et l'avait peut-être même dépassé.

Le Capitaine cracha au sol. Du sang. Il grimaca. Les coups de Finn avaient été plus violents que prévus. Ses bras tremblaient. Il avait du mal à tenir son épée. Paradoxalement, il était dans un meilleur état que Finn... mais il savait que les prochaines passes d'armes à venir, en dehors d'un entraînement, seraient fatales pour lui...

La douleur ne faisait qu'alimenter sa fureur et Finn était définitivement en train de perdre pied. Le coup de tête n'avait pas aidé, les deux fronts s'entrechoquant dans un bruit sourd qui en fit grimacer plus d'un alors que le plus jeune des deux reculait, clignant des paupières sous le coup avant de lâcher un grognement de fureur. Si en temps normal il aurait remarqué la déception sur le visage du Capitaine, le Second était désormais dans un tout autre état et tout ce que son cerveau parvint à lui envoyer, c'est l'ordre de contre-attaquer sans attendre. Déjà il fonçait de nouveau vers son supérieur, lequel semblait vouloir à présent le tenir à distance autant que possible, décochant un coup de pied qui atteignit douloureusement sa cible. Et là encore Finn revenait à la charge, toujours, toute capacité de réflexion disparaissant alors qu'il basculait en mode berserk sous les yeux des autres membres de la Compagnie. Sa concentration vacilla, le Capitaine en profita pour lui donner un coup d'épaule suivit d'un coup de tête que le jeune homme n'esquiva pas à temps. Le sang gicla de son nez blessé, lui arrachant un bref cri de douleur étouffé alors qu'il reculait, portant une main à son visage qui se retrouva couverte de liquide carmin. Était-ce la vision de son propre sang ? L'afflux de douleur qui venait faire déborder un trop-plein ? Quelle qu'en fut la raison, le poing de Finn se serra et son regard se riva à la silhouette de son mentor, un bref cri de rage s'échappant de sa gorge alors qu'il empoignait son épée avec plus de force encore, le visage déformé par une fureur sans nom. Les punitions servaient durant les entraînements à garder cette flamme sous contrôle, à éviter que ces débordements n'arrivent dans l'enceinte de la Cité, mais cette fois elles ne parvenaient pas à jouer leur rôle en cet instant et le Second se précipita vers son Capitaine alors que ce dernier crachait du sang à même le sol.

- Et merde.

Souffla Strakhov en amorçant un pas qu'il ne poursuivit pas, s'immobilisant en affichant un air soucieux tandis que celui qui fut jadis le cadet du groupe se muait en bête assoiffée de sang sous leurs yeux, hors du cadre du combat réel. Finn se précipita, levant son épée vers son adversaire avant de soudain bondir de côté, ses jambes le propulsant alors vers le flanc qu'il frappa du bord tranchant de son épée, laquelle rencontra de justesse la lame de son Capitaine qui l'empêcha d'atteindre son but. Qu'à cela ne tienne le Mercenaire en profita pour bondir en arrière, revenant de nouveau à la charge, jusqu'à-ce que leurs armes se bloquent l'une contre l'autre, chacun faisant en sorte que sa tête reste à distance de celle de l'autre. Finn écumait de rage, portant sur son mentor un regard que celui-ci n'avait jamais eu de dirigé contre lui, chargé d'une fureur telle qu'il en oubliait qui se trouvait en face de lui. Cet homme, presque un père pour lui depuis que le monde avait sombré, ce mentor, ce guide, celui qui lui avait même appris à lire... L'envie de le tuer à cet instant était palpable et si autour d'eux on retenait son souffle, Finn pour sa part haletait, forçait contre la lame de son adversaire et, alors même qu'il poussait un cri de rage furieuse, les pieds du Capitaine reculèrent de quelques millimètres dans la terre de la cour d'entrainement. Profitant de cet avantage, le chef de la Compagnie des Lames se décala soudain de côté pour que son Second ne soit déséquilibré et tombe vers l'avant... Mais au lieu de ça le jeune homme fit une sorte de roulade et se retourna vivement, profitant d'être à genoux pour déployer son épée en direction de son adversaire qu'il entailla au niveau des cuisses. Il se levait déjà, prêt à frapper de nouveau, à abattre sa lame, quand son aîné lui décocha un solide coup de poing dans l'abdomen, lui faisant cracher de la salive et le forçant à reculer. Finn grogna de nouveau et se précipita une fois encore, mimant une attaque haute avant de plonger pour plaquer son mentor au sol dans une violente secousse, son arme ripant contre le plastron métallique en direction de la gorge du Capitaine, lequel ne parvint à l'arrêter qu'avec sa propre épée. Rendu furieux par cette nouvelle parade, le jeune homme commença à frapper de sa main libre, cognant une fois, deux fois, trois fois dans les côtes et le visage, encaissant lui aussi les coups bien plus sévères de son aîné, s'acharnant sur lui en frappant le visage avec acharnement et violence, jusqu'à-ce que soudain deux bras l'enserre à la taille et ne l'arrache à sa prise, l'entrainant vers l'arrière avec force.

- Arrête Finn ! Tu vas le tuer !

C'était Strakhov qui venait d'intervenir, éloignant le fou furieux de sa cible, le jeune homme se débattant et cherchant à frapper celui qui avait le rôle d'arbitre alors que le Capitaine se redressait sur le sol à l'aide de ses bras, le visage blessé, mais heureusement encore sauf.

- Finn c'est le Capitaine ! LE CAPITAINE BON SANG !

Et soudain, la tempête cessa. Le Second s'immobilisa aussi sûrement que si on lui avait jeté un seau d'eau glacée en plein visage, ses yeux clairs accrochant la silhouette de son mentor qui se relevait lentement, difficilement, leurs regards se croisant et produisant alors cet effet d'apaisement qui ne servait d'ordinaire que sur le champ de bataille. Sentant le jeune homme calmé, Strakhov le lâcha avec prudence, le regardant tituber un peu avant de s'immobiliser.

- ...

Sa conscience se rappela à son bon souvenir et l'expression de Finn se décomposa en réalisant ce qu'il venait de faire, un silence de mort planant sous la tente géante surplombant la cour d'entrainement. Il tourna la tête vers Strakhov qui le fixait avec l'air de s'attendre à tout, puis son regard fit le tour des hommes présents qui semblaient partagés sur ce qui venait de se passer, avant de revenir se fixer sur son supérieur et mentor qu'il avait osé blesser sérieusement. Bien sûr il se rappelait que c'était là le but de ce combat, mais probablement pas aussi dangereusement, pas au point qu'il faille l'écarter avant qu'il ne le tue. Des excuses se bousculèrent dans sa gorge, mais aucune ne franchit ses lèvres alors que la douleur se rappelait à lui avec l'adrénaline qui refluait violemment. Il se laissa tomber à genoux sur la terre de la cour et porta les mains à ses flancs, se courbant en avant alors que la tête lui tournait violemment et qu'il était sur le point de perdre connaissance. Il se retint d'une main à même le sol, crachant un mélange de sang et de salive, avant de relever les yeux sur son Capitaine, la culpabilité prenant le dessus sur tout le reste. Par les Trois, qu'est-ce qu'il avait failli faire ?!

On dit que c'est dans les ténèbres les plus profonds que brille le plus vivement la moindre lumière.

Face à la violence des coups de son second, le Capitaine se sentait plus vivant que jamais. Il ripostait à chaque attaque, plus rapidement, plus vivement, plus violemment. Le duel s'était transformé en pugilat. Le bruit mat des muscles et des os s'écrasant dans la chair fut rapidement interrompu par Bjorn, tandis que d'autres mercenaires venaient à la rescousse du Capitaine, qui était au sol.

Le monde était monochrome. Rouge. Le sang rouge, ferreux et puant du Capitaine coulait de son arcade sourcillière, s'enfoncant dans le creux de son seul oeil valide. Il se sentait mal, groggy. D'un geste de la main, il chassa tout le temps. Il se redressa seul, sans aucun tremblement. Il avait une furieuse envie de vomir, et des relents remontaient dans son estomac. Son torse pulsait de douleurs, ici et là, protestant contre les mouvements de l'homme.

Mais il n'en montra rien. D'un geste de la main, il essuya le sang sur son visage, recouvrant ce dernier de tracés rouges. Son nez était cassé, sa joue violette. En quelques instants de jeu de main, il avait le visage de quelqu'un lynché par une foule. Il jeta un oeil à Finn. Etrange. Le gagnant était à genoux et pleurant devant le vaincu. Il savait que si Strakhov et les autres n'avaient pas arrêté Finn... s'ils avaient été seuls, s'il ne s'était pas calmé... il aurait pu mourir.

Mourir, enfin.

- Tu gagne ce combat.

Il essuya la terre et la poussière de ses vêtements, continuant de regarder Finn de haut, comme une montagne défiant l'alpiniste de l'escalader.

- Fier ?

Penché en avant, il saisi Finn par les épaules et l'aida à se relever. Le jeune homme semblait dans un pire état que lui. Frappant d'un air acharné sans prêter attention à sa sécurité n'était sans pas conséquences.

- Fais toi soigner, et viens me voir ce soir

Il tourna le dos et s'éloigna, écartant du bras un des hommes venant s'enquérir de son état. Pour l'instant, il avait juste besoin de se reposer et s'allonger. Le vieux chène qu'il était récupérerait tout seul de ce genre de blessures...

L'homme était un roc, une montagne que nul ne pouvait abattre, tout du moins était-ce ainsi que Finn et la plupart des autres membres de la Compagnie percevaient leur Capitaine. Perclus de douleur, à genoux dans la terre, l'un de ses bras enserrant ses côtes meurtries, sa chair bleuissant sous l'armure de cuir qui n'avait pu le protéger des coups de son adversaire, le jeune homme leva sur son aîné un regard rongé de culpabilité et passablement humide malgré lui. Debout, son mentor le fixait d'un air indéchiffrable, affirmant soudain qu'il gagnait ce combat, ce qui provoqua une vague de malaise chez le Second qui aurait protesté si son corps meurtri ne lui coupait pas toute capacité à s'exprimer à cet instant. Il secoua négativement la tête quand on lui demanda s'il était fier, sentant la bile remonter violemment dans sa gorge. Comment aurait-il pu être fier ? Le Capitaine lui avait toujours dit, dès le premier jour où il avait perdu pied durant un entrainement, qu'il ne devait jamais oublier qui se trouvait en face de lui, s'efforçant de l'aider à canaliser cette rage indicible, mettant au point avec lui différents mécanismes de combat destinés à jouer les signaux d'alerte dans son esprit pour qu'il reprenne pied avec l'instant présent lorsque cela arrivait... Et voilà que cette fois, au lieu de réagir comme d'ordinaire, il avait plongé tête la première dans cette violence, manquant de commettre ce qui à ses yeux aurait été un véritable parricide. Encore une fois. Les larges et puissantes mains de son mentor se posèrent sur ses épaules, les serrant pour mieux l'aider à se relever, surprenant le Mercenaire qui cligna des paupières, la vision s'éclaircissant un peu plus face à ce geste, les yeux clairs se posant sur le visage esquinté de l'homme tant admiré.

- Fais toi soigner, et viens me voir ce soir.

Et sans plus de cérémonie il se détourna, laissant un Finn vacillant sur ses jambes le regarder s'éloigner dans un état second.

- Oui, Capitaine.

Fut tout ce qu'il parvient à répondre tandis que la montagne repoussait d'un geste l'un des mercenaires qui s'occupait des soins, sentant son cœur se serrer à cette vision et portant son attention sur Strakhov qui continuait de le scruter avec attention.

- Je suis dé...

- Non.

L'interrompit le vieux mercenaire, secouait la tête d'un air sévère, coupant court à toute tentative d'excuse de la part de Finn.

- Ce qui est fait, est fait. Tu n'as pas à t'appesantir dessus. Viens maintenant, il faut te soigner.

Le jeune homme acquiesça, amorçant quelques pas avant que ses jambes ne le trahissent et que Strakhov ne le retienne de justesse avant qu'il ne s'effondre au sol. Deux autres accoururent pour l'aider à le transporter jusqu'à la salle de soins où on l'allongea de force pour ôter son armure et vérifier son état. Flancs violacés et côtes douloureuses, certaines probablement brisées, abdomen marqué par les impacts des coups puissants du Capitaine, épaule à moitié démise, bras, jambes, mâchoire, nez, front, crâne... Le soigneur affirma qu'il avait de la chance d'être solide, qu'en théorie il ne devrait pas quitter le lit durant au moins une semaine, peut-être deux s'il voulait épargner ses côtes, mais le rendez-vous du soir ne souffrirait d'aucun retard, tout du moins est-ce ainsi que Finn le formula. Bandages serrés et cataplasmes, décoctions aux plantes à boire à intervalles réguliers et interdiction de participer aux missions pendant trois semaines, tels furent les paroles du soigneur, presque des ordres en vérité. On osa pas aller s'enquérir de l'état du Capitaine au-delà de frapper de temps en temps à sa porte, ses réponses ou ses grognements de protestation suffisant à ce que les hommes battent en retraite, peu désireux d'encourir sa colère. L'homme était un vrai roc pour avoir pu se relever seul là où son Second avait finit à genoux dans la tête, telle fut la rumeur qui parcouru la Compagnie jusqu'à la fin de la journée, l'ambiance malgré tout se faisant pesante et songeuse. Un tel combat n'était pas usuel, il n'avait rien eu de commun avec les entraînements en conditions réelles ni les épreuves d'admission ou même celles permettant d'autoriser les nouvelles recrues fraîchement formées de se joindre aux missions. Certains voulurent questionner Finn, mais ce dernier avait ordre de se reposer et le soigneur s'en était assuré par un breuvage de sa composition qui lui permit de dormir jusqu'au coucher du soleil.


Réveillé aux dernières lueurs du jour, alors que le ciel se chargeait d'un noir d'encre, il avait la gorge sèche et brûlante, de cette soif qui suit les fièvres et les entraînements les plus sévères. Boire doucement comme on le lui avait conseillé avait été difficile, mais les haut-le-cœur qu'il ressenti le convainquirent que c'était la seule chose à faire s'il ne voulait pas vider son estomac de... et bien de sa bile, puisqu'il réalisait ne rien avoir mangé depuis le combat. Le souvenir de celui-ci, vague et lointain, lui sembla être un cauchemar dont les stigmates portées par son corps étaient la preuve qu'il n'avait pas rêvé. Un plateau avec une soupe, un peu de poisson et de pain, l'attendait sur la table non loin. S'asseyant d'abord sur le rebord du lit, Finn attendit que la pièce cesse de tourner avant de souffler lentement, sentant ses côtes et ses flancs protester à chaque inspiration, lui tordant les traits d'une grimace de douleur qui n'aida pas son nez douloureux qui se rappela à son bon souvenir. Étouffant un bref son à mi-chemin entre soupir et sanglot, il repéra une béquille de bois posée là à son intention, une béquille qu'il avait lui-même façonnée à son arrivée ici, quand il était encore habitué à tailler et poncer le bois de ses mains. Cette vie-là semblait s'être évanouit dans le temps, disparaissant au profit de celle qu'il menait désormais à la Compagnie des Lames et qui lui convenait davantage, étrangement. Le blessé clopina donc avec l'aide de sa béquille jusqu'au plateau, prenant place sur la chaise en face de celui-ci pour commencer à manger avec précautions, sentant son corps protester d'un côté tout en réclamant plus de nourriture de l'autre. S'obligeant à la lenteur, il ne laissa rien de son repas et bu la moitié du pichet d'eau fraîche qu'on avait mis à sa disposition, avant de fixer son armure de cuir posée dans un coin sur un portant approprié. Le soigneur lui avait interdit de combattre, mais il ne pouvait décemment pas croire qu'un mercenaire pouvait se séparer de sa seule protection, n'est-ce pas ? L'enfilant avec difficulté, Finn grimaça de nombreuses fois, étouffant ses plaintes entre ses dents serrées avant de soupirer fortement une fois l'exercice douloureux terminé. Bon, ainsi il se sentait moins vulnérable, surtout dans son état. Il ignorait d'ailleurs qui avait nettoyé l'ensemble de toute trace de sang, mais se promit de l'en remercier, quittant sa chambre pour monter à l'étage où se trouvait celle du Capitaine qui devait déjà l'attendre depuis un moment, la nuit étant déjà tombée.

TOC TOC

Il attendit devant la porte, tendu et nerveux, inquiet aussi. Quoique Strakhov lui ait dit juste après le combat, le Second devinait qu'il avait perdu le contrôle de lui-même parce qu'une part de lui en voulait à son mentor. Il lui en voulait d'avoir parlé de sa fin prochaine, lui en voulait de vouloir les laisser tôt ou tard, lui en voulait de vouloir le nommer Capitaine à sa place. Tel un fils face à son père, Finn refusait l'évidence malgré lui, malgré la raison qui ne cessait de lui répéter que c'était ce qu'il avait toujours voulu, pouvoir soulager le Capitaine et lui épargner cette mort qui accompagne chaque succession au sein de la Compagnie des Lames. Et lui, qu'est-ce qu'il avait failli faire aujourd'hui ? La porte s'ouvrit alors que cette pensée lui traversait l'esprit et le jeune homme leva sur la silhouette de son mentor un regard sombre teinté d'inquiétude, avant de cligner des paupières, se reprenant d'une inspiration prudente.

- Désolé, je suis en retard.

Il ne répondit pas à l'excuse du jeune homme. Le Capitaine regardait par la fenêtre d'un air un peu vide. Il n'était visible que de profil. Son nez (loin d'être fin, avouons le) était gonflé et légèrement violacé, tout comme son visage. Le Capitaine semblait avoir pris un gros coup de vieux.

Les froids rayons de lumière de la nuit hivernale percaient à travers la fenêtre, illuminant la pièce, autrement éclairée par une simple bougie à la lueur orangée. Les rayons étaient troublés par la fumée qui emplissait la pièce.

Doucement, lentement, Le Capitaine fumait la pipe, inspirant comme un taureau agonisant. Vu l'odeur extrêmement forte qui emplissait la pièce, il devait y être depuis au moins une bonne heure. Une petite boite d'herbe à pipe, à moitié vide, trônait sur la table. Il aurait été impossible pour Finn, même en se bouchant le nez, de ne pas un peu respirer de la drogue, lourde, mais à l'odeur doucereuse, qui se glissait dans vos narines pour doucement emmitoufler votre esprit dans un agréable cocon de bien-être.

Voyant Finn du coin de l'oeil, le Capitaine resta muet et lui fit signe de s'asseoir. Il inspira lentement, sa pipe laissant s'échapper quelques flumerolles, avant d'expulser une autre vague de fumée par les narines.

Il pivota lentement sur son siège avec ce dernier, afin d'être face à son second, qu'il regarda de bas en haut, comme pour apprécier ses blessures. Le Capitaine était vêtu d'une simple chemise de lin épaisse. Mais cette dernière, courte, ne cachait pas ses avant-bras épais. Il ressemblaient à deux vieux morceaux de bois épais.
Ils étaient parcourus de ce qui ressemblait à des veines noires, et la peau était violette. Des figures de lichtenberg parcouraient l'intégralité de son corps comme autant d'éclairs dans le ciel. D'innombrables petites cicatrices, éraflures, balafres, parachevaient le spectacle.

Il intercepta le regard de Finn, qui fixait une d'entre elle, bien épaisse et malaisante. Trois longs tracés parallèles, bien enfoncés dans la peau.

- Elle me fait encore mal quand il pleut.

Il déposa sa pipe sur le bureau.

- Fier de toi ?

Il n'attendait pas de réponse, et connaissait trop bien le jeune homme en face de lui. Humble et modeste à l'excès, qui baissait la tête comme un petit chaton, prêt à prendre le sermon qu'il méritait. Le Capitaine était sûr qu'il serait prêt à se flageller s'il le lui demandait.

- Finn, tu es fort. Mais tu es taré.

Il reprit sa pipe et reprit sa fumette. La fumée continuait de l'entourer alors qu'il parlait, telle une apparition au milieu du brouillard. Ils avaient déjà travaillés sur cet... aspect de Finn. Son incapacité à garder son sang-froid dès qu'un combat durait un peu trop longtemps, ou se montrait trop difficile.

- Tu es un bon soldat, mais je n'ai pas besoin d'un bon soldat. J'ai besoin d'un bon chef. Si tu perd la tête au combat, tu perdra le reste de la compagnie.

Ilfixa Finn et soupira, comme un père voyant son enfant ramener une mauvaise note.

- Jusqu'ici, cette rage t'a sauvé. Mais il faut toute sa tête pour survivre. Il existe des créatures et des hommes contre qui toute ta force ne serviront à rien. Des êtres bien plus puissants que moi. Physiquement, ou politiquement.

Il énonca son jugement.

- Tant que tu te reposera dessus, tu restera un second toute ta vie Finn.

La vision avait quelque chose de familier, dans cette luminosité de fin de journée, alors que les derniers rayons avaient disparus à l'horizon et que la nuit noire s'installerait bientôt sur la Cité. La fumée emplissait l'air et même en faisant des efforts, Finn ne pu s'empêcher d'en respirer, fronçant le nez et retenant une toux qu'il savait être de trop pour ses côtes endolories. Au signe de son Capitaine, le jeune homme s'assit sur la chaise sans mot dire, l'observant avec attention, notant les marques de coups sur son visage, ses traits tirés et cette difficile impression de le voir plus vieux que ce qu'il n'était. Était-il responsable de cet état de fait ? Certainement, mais mieux valait ne pas trop y songer et le Second demeura ainsi immobile tandis que son mentor le scrutait attentivement, se tenant aussi droit que possible malgré la douleur infligée par ses blessures et le poids de l'armure qui n'aidait pas à se sentir mieux. La simple tunique du Capitaine en disait long sur sa volonté de se reposer, dévoilant plusieurs des nombreuses cicatrices parcourant ce corps qui avait survécu au pire. Le jeune homme scrutait chaque marque, chaque tracé, chaque cicatrice, à la fois intrigué et fasciné, se demandant quelle histoire se cachait derrière chacune d'elle, jusqu'à s'arrêter sur la plus impressionnante qui ne laissait aucun doute quant à la souffrance qu'elle avait pu engendrer à l'époque, certainement lointaine, où elle avait été infligée.

- Elle me fait encore mal quand il pleut.

Finn cligna des yeux, relevant ceux-ci sur le visage du Capitaine alors qu'il s'extirpait de ce flot de pensées pour revenir à l'instant présent. La question qui suivit lui arracha une grimace et il baissa les yeux, fixant le bureau entre eux deux, coupable malgré lui et si prévisible aux yeux de son mentor qui le connaissait suffisamment pour savoir à quel point il s'en voulait déjà.

- Finn, tu es fort. Mais tu es taré.

Cette fois le Second tiqua et releva vivement la tête, son attention se portant sur le visage de l'homme qu'il admirait profondément, sentant une douleur bien différente lui étreindre le cœur et le broyer sans ménagement. Un père aurait giflé son fils pour la première fois qu'il n'y aurait pas eu de différence et ce n'est que parce qu'il était capable de se contrôler que Finn parvint à seulement serrer les poings et la mâchoire, retenant tout propos qui n'aurait de toute façon pas pu aller contre cette terrible vérité. Le calme de son mentor l'obligeait à conserver le même contrôle, aussi difficile cela puisse être, mais le jeune homme savait avoir encore beaucoup de faiblesses, de lacunes quant à cette part sombre qui l'habitait et prenait parfois possession de lui. Quand il n'était qu'un simple charpentier, il ne perdait jamais son calme et n'avait jamais même éprouvé cette perte d'esprit, ce vacillement de conscience... Mais dès qu'on l'avait fait participer à sa première mission, à son premier combat sanglant, quand la douleur avait été trop grande, quand le danger de mort s'était imposé à son esprit... Il s'était soudain déchainé, comme si un autre avait prit les commandes tandis qu'il se voyait massacrer ses ennemis avec une facilité trompeuse, puisqu'il récoltait en retour des blessures plus ou moins graves qui finiraient par le tuer tôt ou tard. Il en avait conscience et, malgré tout, il ne parvenait toujours pas à le contrôler suffisamment. L'idée de perdre la compagnie lui apparaissait cependant comme plus grave que de perdre la vie et c'était bien cela qui le plombait, plus que l'idée de la mort en elle-même.

- Jusqu'ici, cette rage t'a sauvé. Mais il faut toute sa tête pour survivre. Il existe des créatures et des hommes contre qui toute ta force ne serviront à rien. Des êtres bien plus puissants que moi. Physiquement, ou politiquement.

Finn fronça les sourcils, intrigué. Les Fangeux passaient encore, de même qu'on pouvait toujours tomber sur un adversaire plus puissant que soi, même si jusqu'à présent le jeune homme n'avait encore jamais rencontré personne de plus fort que le Capitaine, mais si ce dernier l'affirmait, alors c'est que c'était chose possible. Quant à la politique... Voilà bien une chose qui déplaisait au Second, devoir faire des ronds de jambes, quand bien même lorsqu'on l'envoyait représenter la Compagnie il se montrait très doué à cet exercice, étant assez beau parleur et sachant convaincre son monde, mais ce n'était pas pour autant que cela lui plaisait, ou en tout cas pas autant que ce qu'il aurait fallu, le supposait-il.

- Tant que tu te reposera dessus, tu restera un second toute ta vie Finn.

La sentence était tombée et il fallu plusieurs secondes au jeune homme pour la digérer, le silence s'étirant entre lui et son mentor qui fumait sa pipe tel une incarnation divine du vieux guerrier par excellence, de celui qui a l'éternité devant lui et la patience des plus grands. Le Second finit par prendre une inspiration et hocha la tête, reprenant le fil de ses pensées auxquelles il imposa le calme afin de répondre de son mieux. Il y avait bien des choses qu'il voulait dire, mais l'une d'elle s'imposait en boucle dans son esprit et il décida que le moment était venu, quand bien même le moment n'était pas le plus approprié.

- Je déteste ça.

Oui, non, peut-être n'était-ce pas la meilleure introduction qu'il aurait pu faire, mais le regard sombre qu'il braqua sur le Capitaine en disait long sur son état d'esprit à l'heure actuelle.

- Je déteste l'idée que vous deviez laisser votre place, je déteste l'idée de vous décevoir et je déteste perdre le contrôle quand je me bat mais... J'ai l'impression de ne rien pouvoir faire à toutes ces choses.

Son regard rivé à celui de son Mentor brillait d'une vive lueur farouche et il semblait prêt à en découvre, non pas avec ses poings, mais avec les mots. Surmontant cette culpabilité qui avait commencé à le ronger, il l'avait balayé pour se concentrer sur cette colère enfouie, sur ce ressenti qu'il éprouvait face à tout cela.

- C'est comme si une part de moi refusait le combat alors qu'une autre ne voulait que ça.

Il porta sa main devant lui, fixant sa paume ouverte avant de fermer le poing, éprouvant la douleur dans son bras qui lui arracha une crispation sur son visage dont il se moqua pourtant.

- Je ne suis pas encore assez fort pour être digne de vous succéder... oui, c'est ce que je me dis.

Finn releva les yeux sur le Capitaine, le fixant avec gravité et émotion à la fois, le regard humide malgré lui.

- Vous êtes comme un père pour moi. Je sais que ça peut paraître stupide, mais c'est ce que je ressens. Et aujourd'hui j'ai failli vous tuer parce que je n'arrivais pas à me contrôler et je... je ne me le serais jamais pardonné.

Sa voix s'enroua alors même que sa gorge se serrait douloureusement et il desserra le poing, l'abaissant en se forçant à respirer lentement, aussi calmement que possible, laissant l'émotion refluer difficilement.

- Je veux apprendre, j'ai encore beaucoup à apprendre, mais j'ai peur de ne pas avoir assez de temps pour le faire, pourtant... je n'ai pas envie qu'on vous perde parce que je n'aurais pas été assez rapide à apprendre.

Cette confession faisait un écho douloureux à la perte de son véritable père, celui qu'il avait dû abattre de ses propres mains lorsque, revenant le chercher, il n'avait trouvé qu'un Fangeux qui avait essayé de le tuer. Sa mort l'avait profondément affecté, bien plus que ce qu'il n'avait jamais évoqué, d'ailleurs il s'était contenté d'énoncer les faits à l'époque sans s'appesantir dessus, allant s'isoler sitôt de retour à la Compagnie. Son Mentor n'avait jamais insisté à ce sujet, mais nombreux parmi les anciens avaient remarqué alors que Finn avait été comme un chiot suivant son maître avec le Capitaine, allant jusqu'à vouloir manier une lourde épée et apprendre du style de combat de son aîné qu'il admirait depuis le début. Le seul problème qui persistait désormais, c'était que le chiot devenu grand apprenne à se débrouiller seul sans guide et là demeurait le véritable défi auquel les préparations habituelles ne suffisaient pas. Le jeune homme faisait un véritable blocage et le fait d'en avoir conscience ne l'empêchait pas de s'immobiliser quand il devrait au contraire avancer. N'eut été sa volonté de faire de son mieux, il y a longtemps qu'il serait parti la queue entre les jambes, mais la tête de mule qu'il était désirait continuer et parvenir à son objectif, tout en peinant à surmonter ce cap.

- Dites-moi ce que je dois faire.

Au final, on en revenait là, à ce moment où le Second ne parvient pas à cesser de suivre, ne parvient pas à passer outre son Mentor pour s'éloigner le premier plus en avant sur le chemin qu'empruntait la Compagnie des Lames. Après avoir marché dans ses traces, Finn se trouvait presque au coude à coude avec le Capitaine mais, inquiété par l'avenir et par le fait de devoir prendre la tête du groupe, inquiété par la somme de travail et les responsabilités que cela entrainait, il ne parvenait pas à dépasser le vieux guerrier. Parce que cela signifierait être seul à prendre les décisions, parce que cela signifierait qu'une erreur de sa part pourrait causer la mort de tous les autres... parce qu'au final il n'était pas certain d'être digne de son Mentor.

Le Capitaine n'avait pas cillé ni cligné des yeux.

Pas une seule fois.

Aussi silencieux qu'une tombe, il écoutait Finn parler, exprimer ses doutes et ses craintes. Le jeunot se lachait, toujours plus bavard que son Capitaine. Le Vieux Borgne éprouva une pointe de plaisir lorsque Finn affirma qu'il le voyait comme son propre père. Un plaisir venant d'une émotion et gratitude réelle, saupoudré d'une pointe d'arrogance.

Il inspira, reprenant sa pipe entre ses doigts épais, faisant rouler cette dernière entre ses doigts. Comme un vieux dragon fatigué, il recracha sa fumée.

- On est jamais réellement prêt pour être le Capitaine, Finn. Tu va tatonner. C'est normal.

Il recula sur sa chaise, afin de se saisir d'une pomme. Elle venait d'un des vergers du Labret. Marron. Pas très ronde. Pas très belle. Pas très bonne.

- Je suis passé par ce problème aussi. Dit-il en regardant la pomme de son oeil unique. Son regard revint vers Finn.

- Le fait de tuer.

Il se leva à moitié de sa chaise, se rapprochant de Finn. Ses deux mains étaient posées sur la table.

- Tu aimes tuer et tu déteste ca.

Chose rare, il se mettait à sourire. Mais c'était un sourire de prédateur, presque cruel, carnassier. Celui du loup devant un mouton.

- J'ai appris à aimer ca. Silence. C'est un bûchant qu'on devient bûcheron, Finn. Quand tu sera décidé sur ton amour du meurtre... alors tu aura la tête froide.

L'homme semblait vibrer sur place. Il voyait les pupilles de Finn rétrécir petit à petit, son corps trembler légèrement.

Pas de peur. La dernière fois qu'ils s'étaient vus d'aussi près, ils se massacraient l'un l'autre. Le corps de Finn s'en souvenait, et son regard se fixait sur le Capitaine, qui semblait grandir autant que la pièce rétrécissait à vue d'oeil. Une odeur de sang que seul les deux hommes aurait pu sentir commencait à titiller leurs nez.

Puis, il se rassit sur sa chaise, fixant toujours Finn. Il savait quel problème il rencontrait. Oui, il était passé par la même chose. Tout le monde le fait, sauf quelques rares psychopathes. Le corps et l'esprit de Finn hésitaient encore sur la posture à adopter. Fuir ou combattre. Combattre ou fuir. Son cerveau faisait les deux à la fois et, résultat, s'embrouillait tout seul, et se terminait toujours par une conclusion : tuer tout le monde pour retrouver son calme.

Il enfonca ses doigts dans la pomme. Sa main épaisse tremblait, et, après avoir exercé un peu sa oigne, redéposa la pomme enfoncée sur la table. Sans un mot, au milieu du brouillard, il se leva, et alla chercher dans le meuble derrière lui... des livres, qu'il déposa sur la table. Ils étaient épais.

- Tes révisions.

Il laissa Finn les ouvrir et les consulter. Un des ouvrages abordait la géographie de Marbrume et de ses environs. La moindre plaine, le moindre bois, le plus petit ruisseau, tout était couvert, avec d'innombrables cartes, annotations et textes. Le livre, agé de plus d'un demi-siècle, n'était naturellement plus parfaitement à jour. Mais, aux yeux du Capitaine, il faisait l'affaire. Les autres ouvrages portaient sur l'histoire de Marbrume, et surtout celles des familles nobles, expliquant le fonctionnement politique et social de la ville.

- Tu sais lire, non ? Ca te fera pratiquer. Prend des cours si besoin.

Il posa sa main sur l'épaule de Finn, dont il voyait le visage pâlir peu à peu. Personne n'aime devoir se farcir de la lecture en plus de ses tâches habituelles.

- Finn. Tu a le temps. Des mois, des années. Avance à ton rythme. Pour aller en haut de l'échelle, il faut poser ton pied sur chaque marche.

Une idée commenca à germer dans l'esprit du Capitaine. Il aimait Finn. Sa volonté, sa dévotion. Sa... naïveté. Il était prêt, physiquement, à être un Capitaine. Mais, il fallait le reconnaître... il n'avait pas encore la force mentale nécessaire. Et surtout, le caractère. Le Capitaine comprenait qu'il allait devoir forger l'esprit du second plus que son corps. Et un plan, un vrai chef d'oeuvre de perversité, se mettait en place...

Il allait lui tendre un piège. Auquel Finn n'allait pas pouvoir résister. Ce serait l'occasion de le rendre plus fort... mais aussi de lui donner une bonne leçon. Car, pour le mâle arrogant qu'était le Vieux Borgne, cette défaite face au jeune homme lui restait encore un peu au travers de la gorge. Malgré toute sa volonté, il avait été blessé dans son orgeuil, et comptait le lui faire payer... indirectement.

- Aussi. J'ai une proposition. Pas obligatoire. Il y a un homme. Un chevalier. Scarocci Corbera. Petit, con, handicapé. Il n'aime pas les mercenaires comme nous. Il nous traite de marchands dem morts, de parasites. Il rend nos activités difficiles au Labret.

-... Casse lui la gueule si ca te chante. Si tu ne veux pas, ce n'est pas grave. Je comprendrais.

Entendre que tâtonner en devenant Capitaine serait une chose normale n'arracha qu'un bref signe de tête à Finn qui s'en doutait, bien qu'il ne se sente guère plus prêt pour autant à franchir un tel cap. Pourtant la suite des paroles de son mentor le figea sur place lorsque, leurs regards se croisant, le Capitaine évoqua le fait de tuer. Immobile dans sa chaise, le Second suivit des yeux le mouvement vers l'avant, les mains qui se posent sur la table, percevant cette odeur ferreuse qui ne flottait pourtant pas si nettement que cela dans l'air. Le sourire de prédateur fit remonter à la surface un tremblement chez le jeune homme, tout son corps se tendant comme à l'approche d'un combat, comme s'ils allaient remettre le couvert une fois encore alors que tel n'était pas le but de cet entretien.

- Quand tu sera décidé sur ton amour du meurtre... alors tu aura la tête froide.

Le souffle contenu dans ses poumons, figé et tremblant à la fois, l'adrénaline parcourant de nouveau ses veines, Finn portait sur le Capitaine un regard que ce dernier ne devait connaître que trop bien, un mélange de prise de conscience et d'impatience nerveuse, comme un chien de chasse retenu par une laisse face à une proie et qui tremble sur place en attendant qu'on lâche la bride et le laisse aller courir librement, sans oser ronger la corde seul. L'instant sembla suspendu dans le temps et l'espace, puis finalement le borgne s'enfonça de nouveau dans sa chaise et le souffle du jeune homme reprit, ses muscles se détendant immédiatement alors que le tambour dans ses oreilles battait en retraite, lui apportant le calme et l'apaisement dont il avait besoin. Il suivit du regard son mentor et, avisant les livres qu'il déposa devant lui sur la table, fronça les sourcils et en prit un, l'ouvrant pour commencer à le feuilleter, puis jeta un regard à la couverture des autres et aux titres qu'elles arboraient. Il ne savait lire que parce que le Capitaine en personne le lui avait appris, encore une chose que l'homme avait faite pour lui, encore une autre raison pour vouloir être à la hauteur.

- Je dois apprendre tout ça ?

Il pâlit face à la montagne de travail que cela représentait, toutes les cartes, les lieux détaillés, les anciennes ressources avant l'arrivée de la Fange, la Noblesse qui existait et dont il faudrait vérifier laquelle était encore en place et qui avait remplacé ceux disparus, sans parler de ce qui semblait avoir trait à la politique et aux relations sociales à Marbrume, des choses qui n'avaient pas la préférence du jeune homme, loin s'en fallait. La main qui s'abattit sur son épaule le fit presque sursauter, l'arrachant à cette contemplation vertigineuse pour lui faire lever les yeux sur son mentor.

- Finn. Tu a le temps. Des mois, des années. Avance à ton rythme. Pour aller en haut de l'échelle, il faut poser ton pied sur chaque marche.

Comme toujours il avait les mots justes de tout grand meneur digne de ce nom, incarnant l'idéal, une sorte de perfection que nombre de membres de la Compagnie espéraient pouvoir effleurer. Le Second avait choisi la voie la plus dure en voulant marcher dans les pas du Capitaine, il le savait, et d'un autre côté il avait été loin de se douter de tout ce que cela représentait réellement. Malgré ça il ne pouvait abandonner en si bon chemin, pas alors que la vie de son mentor en dépendait, pas alors qu'ils avaient tous besoin de lui. Il se hisserait à son niveau, il serait digne de lui et, le moment venu, lors du rite de passage, il lui laissera la vie sauve. Ainsi le Capitaine déchu demeurera une flamme vivace au sein de la Compagnie, ainsi son Second qui deviendra le nouveau Capitaine sera certes seul, mais pas totalement, au moins le temps qu'il faudra, et la Compagnie ne perdra pas son meilleur homme. Tout à ces réflexions somme toute encore un peu naïves, un peu utopiques il fallait bien le reconnaître, son mentor en profita pour lui confier une mission, ou ce qui ressemblait à une mission, bien que ce soit la première fois qu'il évoqua ainsi sa volonté de faire payer quelqu'un qui insulte la Compagnie. La mention du Labret fit cependant froncer les sourcils au Second qui acquiesça, grave à nouveau, songeant que si leur réputation se trouvait entachée, ils allaient avoir moins de contrats.

- Un chevalier, hm... L'attaquer lâchement nous attirerais des ennuis avec la Noblesse, je crois qu'il vaudrait mieux que j'aille le trouver pour lui dire ma façon de penser. Je verrais bien si j'arrive à le raisonner.

L'idée de s'en prendre à un homme potentiellement moins aguerri ne l'enchantait guère, il avait encore à l'esprit la volonté d'être un minimum respectable et s'en prendre à un handicapé n'était pas forcément très honorable, cela dit... Il était un mercenaire et s'il fallait se battre pour se faire respecter, pour que nul n'entache la réputation de la Compagnie, aller donner une correction à un jaloux envieux ne le dérangeait guère.

- Je ferais ce qu'il faut pour protéger la Compagnie, et s'il faut le défier, je le ferais.

Affirma Finn avec un air déterminé, portant sur le Capitaine un regard confiant, ignorant de ce qu'il préparait en secret.

- Je sais répondit simplement le Capitaine après la déclaration de son Second.

Il était toujours volontaire et désireux de faire de son mieux. Celà en faisait un allié excellent, mais aussi, quelqu'un d'incroyablement facile à manipuler. Finn allait-il s'en rendre compte ? Le Capitaine ne connaissait guère Scarocci, sur le plan personnel. Il savait que c'était un idiot, un boiteux, un arrogant aux idées rétrogrades et perdu dans son monde. Mais aussi qu'il était un brutal surhomme. Et que, comme lui, il était capable de se battre avec une sauvagerie primale tout en gardant les idées claires.

Il s'écarta un peu et se saisit d'une autre pomme, qu'il donna à Finn, avant de pousser les livres vers lui.

- Repose toi. Rends moi fier.