[Terminé] Comme une fuite au tonneau

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis "l'évènement". L'évènement, c'était cette manière polie et floue à la fois qu'on avait pour désigner toute embrouille se produisant sur le pavé, dans quelque troquet, bref, là où le quidam avait pignon sur rue. Autant dire que dans une Marbrume qui, quoique dégorgée au bon plaisir du Labret reconquis, gonflait à en craquer de gueusaille en exode, on recensait de nombreux "évènements".

Le présent s'était produit à la chope sucrée, quand trois marqués s'étaient enhardis en acontre du voisinage. L'esclandre avait grossi, s'ensuivant de scionnage de pain rouge. La belle affaire! Qu'on s'estourbisse, c'était chose commune, mais rare étaient désormais les bannis à rôder en ville. C'est que le bon duc, non content de leur retirer le droit de cité, avait tout bonnement suspendu leur prétention à toute vie ; adonc, ces ladres se montraient désormais encore plus farouches. Excepté, naturellement, nos trois croquants de la chope sucrée et leur "évènement".

De la dite sauterie, le guet n'avait ramené grand chose sinon des cadavres, et c'était bien ça l'embrouille. La taulière s'était montrée peu loquace face aux argousiers, et quand bien même l'eut-elle fait, que connaissait-elle aux allées et venues de marqués ? Car c'était bien là l'enjeu de la bisbille : mener la filature, remonter la piste des ladres. Le centenier Zollern, suivi de quelques enseignes, n'avait d'autre but. C'est que depuis les incidents de l'été qui avait écorné l'image du guet, on versait dans le zèle - au grand regret de l'échalas, mais hé, les ordres sont les ordres.

Adonc, notre héros s'était porté de bon matin vers la chopine sucrée encadrée de ses bousiers, pour démarrer son enquête avec excès de zèle. « Allez, un petit, hein. C'est pour commencer, pour se mettre en jambe. Oh, hé. On est pas aux pièces, hein. J'ai pas raison ? Si fait, j'ai raison. » Sur ces belles paroles, l'échalas poussa la porte du troquet, alors vide. Eh quoi, l'algarade avait dérouté la clientèle ? Personne au comptoir ; seul demeurait au fond de la pièce un gaillard en jacque. « Hé toi, le noiraud! héla notre héros à l'adresse du drôle. La taulière est de sortie ? Cezigues et moi-même on a de la questionette à poser et de la bibinette à vider. » Sans même attendre une réponse, il se tourna vers ses ouailles, procédant à un bref inventaire : « Toi, oui, toi, oui, toi oui, toi... oui. Cinq chopes! Et t'y laveras les verres, le noiraud ; l'autre fois ils goutaient le savon. Veux bien que j'aime la mousse, mais quand même, quoi. »

« Manque pas d'air çuizigue » « Il veut de la courbette ? De la révérenciade ? » « Mire sa trogne, ça tient du loqueteux mais ça joue les grand princes. » « Va-t-il pas quérir de nous endauffer, pis qu'on le remercie. » Voila somme toute ce qu'avait suscité la rebuffade de celui qu'on avait faussement supposé garçon de café au sein de la coterie : la grogne. Othon s'était tenu cependant coi, triturant sa moustache avec dextérité. Il demeurait partagé entre la tempérance et son désir d'en remontrer à l'inconnu ; eh, quoi! Permettait-on au quidam de se délester ainsi du respect envers l'uniforme ? Nenni!

C'est que la milice tenait, sinon à son prestige, à ce que leur botte fissent trembler le pavé. Ces corniauds, bon gré mal gré, faisaient courbance au devers des nobliaux ; adonc, lorsque le vent tournait, c'était au tour des argousiers d'exiger du messer. La victime toute désignée de cette répercussion d'orgueil n'était aussi que le petit peuple - et ce n'était pas la Fange, donnant aux miliciens encore plus de pouvoir, qui ferait dire le contraire.

La ratonnade se profilait ainsi, si Othon n'avait décelé les couleurs de milicien dans les frusques de l'inconnu. « Hé là, mes tout-beaux, aboya-t-il à l'adresse de ses troupes, le gaillard est de la maison. » Il avança vers l'homme, frappant nonchalamment son cœur du poing avant de s'asseoir, suivi de ses ouailles, à la table la plus proche de son interlocuteur. « Servus, soldat. T'es point en classe verte ? » Il avait lancé ça avisant l'affiliation du drôle au dehors, avant de reprendre derechef : « Baste! On est point là pour créer la bisbille, compadre, viens t'en donc à nostre table, qu'on discutaille un bout. Qu'est-ce qu'il te vaut d'être au dedans et pas au dehors ? T'as tiré au flanc ? Mal miré ton coustil ? Chuis pas jugeant, béjaune, juste curieux, quoi. »

Othon lissa sa moustache machinalement. En face de lui, le noiraud au regard bovin ne semblait guère comprendre ce qui lui arrivait, rivant incessamment ses mirettes sur un homme auquel il aurait du, rapport au grade et à tout ça, témoigner un peu plus de respect. Mais qu'importe ; l'échalas n'était pas homme à chicaner sur l'étiquette, et il ne désespérait pas du reste qu'avec un peu de causerie, son interlocuteur se déride - à bien y regarder, les bières n'auraient pas fait de mal.

« Là, c'est bien, fils. Si t'as permission, jouis en céans, c'est fait pour. » Il jeta un coup d'oeil aux alentours. « Pis je gage que les rondes sont jouasses, rapport au minois de madame Estelle, hein ? Des veuves de ce goût là ça pousse pas dans les fontaines, j'y gage, arharh. Mieux vaut crécher dans sa couche que sous la cloche, comme vous y faites si bien au dehors. » Ç'avait été asséné de manière complice, assortie d'un clin d’œil à l'adresse du jeune milicien.

« Mais baste, je suis pas ici pour jacter de la croupe de la taulière, béjaune. Tu causes qu'ce sont les marqués qui t'ont scionné, or c'est rapport à ceszigues que je m’enquiers. C'est vrai, ça, tu les a miré ? » Voila qui lui faciliterai grandement la tâcher, si l'homme s'était trouvé là au bon moment - en revanche, c'en disait long sur les travers inhérents à la milice, car de "l'évènement", on n'avait reçu que trois cadavres et guère plus d'informations. L'homme, tout blessé qu'il était, aurait mérité quelque rapport, et pas de conter fleurette à la taulière de la chope sucrée - mais il n'était jamais trop tard.

Pesamment, l'échalas repoussa quelque peu son siège, avant de s'y adosser au plus profond, et d'étirer avec une lenteur toute féline ses longues guiboles, exposant à la vue de l'inconnu ses sémillantes bottes de chasse. La coterie n'était guère surprise par ce cérémoniel ; il n'était pas rare qu'Othon, pour réfléchir, s’abîme dans un long silence, entrecoupé de quelques onomatopées et ponctué d'assidus lissages de moustache. C'est ce que le centenier faisait consciencieusement, non sans s'être lentement gratté le menton auparavant.

S'il était pensif, notre échalas, c'était bel et bien en raison du récit fumeux que venait de lui servir son commensal. Voyait-on souvent des marqués prendre des otages ? En plein bourg-levant ? En plein jour ? Ç'aurait été les bannis les plus cons que Marbume eût porté, si c'était bien le cas. Quant au quatrième croquant évoqué, la milice n'en avait vu mie ; trois cadavres, voila tout ce qu'on avait ramassé en bout de course. Adonc, soit l'un courrait encore et jouissait d'une belle bosse au crâne, ou bien le noiraud mentait. Peut-être au fond des choses ne savait-il guère lui-même ce qu'il s'était passé - et on aurait eut du mal à lui donner tort, avec ses yeux balourds et sa mine patibulaire. Le ladre avait avoué tout de go son ivresse lors de l'algarade, et son flegme donnait à penser qu'il avait remis ça la veille.

« C'est bien un gars du dehors, ça. Quand ils sont loin, y'a bien qu'Serus pour y dire s'ils endauffent pas les chèvres plutôt que de courser le Fangeux, mais quand ils reviennent, v'la-t-y pas qu'ils vident nos verres en brâmant de ferrailler comme des paladins. Trois marqués, rien que ça! T'y a scionné leur viande brette à la dextre et ta choppe à gauche, j'imagine aussi ? » Un ricanement général assaisonna la boutade du compère. « Là, il a pas tout a fait tort, hé, mais baste, on est point là pour ça, enchaina Othon à l'adresse de l'inconnu. C'est bonne chose que t'y ai estourbi du marqué, fils, mais ça fait pas tout. Y'a de l'énigme à l'affaire, et on me mande pour démêler le toutim, alors je veux que tu me cause vrai, comme si j'étais eul'duc. »

Il attendit un moment, avant d'entamer son interrogatoire. « Ce pourrait que ça dure. Déjà tu vas me donner ton blase, puis tu iras me chercher cinq chopes. »

Le réponse du dénommé Cross entraina un silence glacial, et l'on put écouter un instant le bruit du dehors, des carrioles et des débardeurs matinaux. Dans la chope sucrée, seul le bruit des sièges qu'on écarte lentement de la table ponctua le vide. Instinctivement, les matons ménageaient d'ors et déjà l'espace qui leur serait nécessaire pour admonester une correction à insubordonné.

Car c'en était, parbleu. Avec sa morgue crâne et son flegme, le ladre en face d'Othon creusait petit à petit sa tombe. On avait pris des gants, on l'avait mis à l'aise ; comme avec une putain un peu trop farouche, on lui avait susurré des mots sucrés afin d'adoucir l'inévitable. Car en effet, ce n'était qu'une question de temps avant que Cross n'obtempère, de gré ou de force, aussi vrai qu'il portait les couleurs de la milice et que celle-ci n'était pas un simple club.

Cela, Othon entendait le faire comprendre à son interlocuteur une dernière fois, avant de recourir à d'autre moyens. Encore plus lentement, il se redressa jusqu'à venir s'avachir sur la table, envahissant celle-ci de toute sa longueur. Appuyé sur ses coudes, le centenier demeurait ainsi plus bas que son commensal, qu'il scrutait désormais intensément.

« C'est beau c'que tu jactes, Algoln, entama-t-il doucereusement. Rapport aux règles, à l'observance d'icelles. Vrai, c'est noble. J'aurais pas dit mieux. » Il fit pianoter ses doigts en de long va-et-viens. « Mais tu l'as dit toi même, béjaune, t'es là à loisance. Officieusement, que tu dit : bel jactance! T'oublies juste que rapport à l'officiel, t'es du guet, si je mire juste ton jaque, et si tu mires bien le mien, tu piges vite que ton patron, c'est point madame Estelle. » Il tapota trois coups sec sur la table. « C'est point eul'duc. » Il tapota trois fois ses chevrons. « C'est moi. Tu piges ? »

- « Il n’est pas frais votre poisson. »
- « Comment ça il n’est pas frai mon poisson t’plaisante rouquine ? T’as l’nez bouché ? »
- « Non. »

L’homme attrape par la queue son poisson manque de le faire tourner pour le lancer à la tête de la cliente qui lui fait une mauvaise réputation. L’ensemble a attiré les regards et quelques passants bien curieux de cette scène étrange se sont stoppés pour aviser l’interaction. Estelle n’a pas bougé d’un cil, détaillant avec tout le sérieux du monde ce pêcheur qui lui certifie que son poisson est pêché du jour, elle en a cuisiné suffisamment pour savoir que ce n’est pas le cas et si elle était toujours hésitante à l’acheter cela ne serait certainement pas à ce prix-là. Le marchand montrait néanmoins les crocs, visiblement peu enclin à lâcher l’affaire, les temps il était dur pour tout le monde et l’homme avait de nombreuses bouges à nourrir. Une main sur la hanche, la tenancière de la chope sucrée avait bien compris la situation, il lui fallait la marchandise si elle voulait servir ce soir et devant la réaction de son interlocuteur Estelle savait qu’il allait falloir le jouer intelligemment.

- « Bon, voilà ce je vous propose, vous me vendez le restant de votre marchandise à mon prix et en échange vous pouvez venir avec votre femme et vos enfants manger deux soirs à la chope, gratuitement. »

Il eut ce silence, celui qui indiquait que le marchandage avait commencé, dans le bon sens cette fois-ci. L’homme à l’allure imposante semblait réfléchir, peser le pour et le contre, c’est que ça faisait un p’tit moment qu’il n’avait pas eu les moyens de ramener son épouse manger à l’extérieur. L’offre était donc alléchante, mais pas question pour lui de laisser cette bonne femme avoir le dernier mot. Toussotant, passant ses doigts dans les poils de sa barbe.

- « M’okay, mais vous rajoutez quelques pièces que j’puisse acheter des vêtements à mes gosses »

Estelle glissa sa main dans celle du pêcheur, le regard plein de malice. Si l’affaire qu’elle venait de conclure n’était pas aussi avantageuse qu’elle l’aurait souhaité, elle rentrait néanmoins dans les limites qu’elle s’était fixées et ferait encore suffisamment de bénéfices. Du moins à ses yeux. Victorieuse, elle fit une légère grimace, quand elle constat être bien incapable de transporter le tout toute seule…

- « Si j’vous offre quelques pièces en plus, vous me déposez tout ça à la chope avec votre charrette ? »
- « Bien ma bonne dame, mais ça fera un repas en plus ! J’inviterai la fiancée de mon fils comme ça. »
- « Bien, bien »

Il n’en avait pas fallu beaucoup plus pour que l’homme et la tenancière chargent la charrette qui fut remplie dans une rapidité déconcertante. Le pêcheur semblait satisfait, tout comme la rouquine, si bien qu’ils arrivèrent ensemble dans une discussion intense sur la trinité jusqu’à l’établissement. Pied à terre, la rouquine entra, poussant la porte avant de faire une légère pause en constatant que sa chope sucrée n’était pas vide, armant son plus grand sourire en analysant l’origine des hommes. Elle ne manqua pas de conserver son principe de commerçante.

- « Tiens, tiens ! Qui donc que voilà ? La milice ? Des hommes en plus, vous allez bien venir sauver une femme en détresse ? » souffla-t-elle de sa voix mielleuse. « C’est que j’ai des caisses de poissons à ramener dans ma cuisine…. Et que je n’ai pas suffisamment de muscle pour tout transporter… »

Un nouveau sourire, plus large, plus rayonnant, avait-elle enfilé son masque de patronne, de gérante. Reculant, elle n’avait pas tardé à rentrer avec un cagette visiblement lourde qu’elle délaissa dans les bras du premier homme passant proche d’elle.

- « La cuisine est au fond mon bon monsieur… Et puis vous savez ce qu’on dit, après le travail, la récompense ? » comme une idée lumineuse elle ajouta « D’ailleurs, j’vous prépare les verres pendant que vous me déchargez tout ça ? Offert par la maison ! »

Elle fit un léger clin d’œil en direction de Cross, cherchant à savoir si tout se passait bien. C’est qu’il y avait une différence entre la milice de l’intérieur et de l’extérieur et si Estelle ne comprenait pas grand-chose à la rivalité qu’elle croyait percevoir, elle n’en restait pas moins attentive à ce qui pouvait l’entourer. Le pêcheur suivait et commençait avec l’aide ou non des miliciens à décharger le tout, pendant ce temps-là, Estelle avait sorti autant de chopes que de personnes présentes qu’elle avait débuté à remplir d’un de ses alcools maison plutôt sucrée. L’homme qui lui avait vendu les poissons avait fini par revenir, avalant celle qui lui était destinée d’une traite avant de partir un simple geste de la main. Derrière son comptoir la rouquine détaillait à présent ceux qui était devant elle, n’était-elle pas certaine de percevoir un sergent, avait-elle un doute.

- « Alors qu’est-ce qui vous amène dans ma p’tit chope ? Ne me dites pas que des bannis font encore rage dans la ville ? » plaisanta-t-elle alors que son regard interrogeait encore Cross « j’veux pas vous déranger en pleine conversation, j’vous laisse la bouteille là et j’file préparer mes p’tits plats pour ce soir, c’est que des clients qui ont faim c’est des bons clients vous comprenez. »

Et c’est ce qu’elle avait fait, abandonner deux bouteilles de ce même alcool sur le comptoir avant de partir dans sa cuisine, non pas sans offrir une légère petite tape sur l’épaule de son employé. Si besoin, elle pourrait néanmoins intervenir ou répondre à des questions, mais son but pour l’heure était de terminer sa préparation de repas.

Informations:

Une fois de plus, le balais qu'Algoln gardait au creux de son trou de balle avait rendu les choses compliquées. La tension s'accrut une fois de plus à l'écoute de sa réponse pleine de morgue. Ou bien ce jeune gandin nourrissait le désir secret de se faire endauffer par quelque compagnon de cellule, ou bien demeurait dépourvu du moindre sens commun. Dans tous les cas, provoquer ainsi un centenier n'était guère une bonne idée, et d'abord patient envers le drôle, Othon s'était progressivement crispé. L'assistance partageait cette appréhension, et plusieurs soldats en étaient venus à tripatouiller leur gourdins ou le pommeau de leurs brettes. Un mot de la part d'Othon, voila tout ce qu'il faudrait au jeune récalcitrant pour finir ratonné avant d'être jeté dans un trou humide.

Or ce mot, le centenier s'apprêtait à le prononcer, quand soudainement la clochette à l'entrée du troquet tinta. C'était la patronne qui s'en revenait de ses commissions, et qui, après avoir adressé hâtivement quelques mots à la coterie, vaqua à ses occupations. Autour de la table, le temps semblait s'être comme suspendu. S'il avait été certain deux minutes plus tôt qu'un passage à tabac en règle était au menu, désormais rien n'était moins sûr. La tension n'était pas encore dissipée, et Othon fixait à nouveau intensément son antagoniste, pesant le pour et le contre de le rosser ici en public, ou plus tard dans les casernes de la milice.

Finalement, la crispation ayant pris place sur le visage de notre échalas s’évanouit, tandis que Madame Estelle s'adressait directement au groupe. Avec un soupir, Othon se détendit, et arborant presque un sourire, l'échalas se leva pour gagner le comptoir. « Vous êtes bien bonne de penser à nous autres, m'dame Estelle, lança-il tandis qu'il se portait au devant de la taulière. Vous tracassez point, on en s'en allait. Des chicanes entre miliciens, que c'est. Rien de bien intéressant. » S'emparant de la bouteille d'une main et des verres de l'autre, Othon fit alors demi-tour, se reportant sur sa besogne tandis que leur hôtesse s'en allait vaquer à la sienne.

« On est parti d'un mauvais pied, fils, j'y consent, lança-t-il à Cross en posant les godets sur leur table. Le mieux c'est encore qu'on trinque un coup pour oublier tout ça ; pis on poursuivra cette causerie chez nous autres. » Ce serait là un bon moyen de raffermir toute emprise sur le récalcitrant. « Pis faut que t'identifies les cadavres, hé. Procédure, quoi. Allez, un godet pour toi, un pour toi, etc. » Et notre héros de servir à chacun son obole.

« Santé pour eul'duc! », lança-t-il haut fort, portant la bouteille même à ses lèvres tandis que chacun levait son verre, et... la reposa paisiblement sur la table.

La scène des lors ne fut plus que calme et volupté, chacun des acolytes du centenier se détendant à mesure qu'ils se mirent à causer bonhommement. Point de répit n'étaient accordé aux pauvres godets. Vidés adroitement dans les gosiers des soudards, voila qu'on les remplissait à nouveau. Othon n'était pas en reste, faisant découvrir à son interlocuteur le goût de sa camaraderie. Quand finalement l'appréhension vis à vis d'Aldoln fut matée - ou à défaut, la bouteille vidée -, la troupaille se fit plus silencieuse, chacun ponctuant la trinque de copieuses éructions.

Ignorant les convenances, chacun se repeignait, s'essuyait la bouche de la manche. La table n'avait pas résisté à l'irrésistible assaut et gisait désormais, souillée, de même que certains verres, renversés et tombés à même le sol. En de brefs signes, Othon ordonna le repli des troupes. On put alors admirer le professionnalisme de la milice : tandis que trois hommes remettaient en place la vaisselle, les deux autres encadrèrent le corps roide - mais l'esprit sûrement un peu embrumé - d'Algoln. Pendant ce temps, Othon, le pas léger et sifflotant que ritournelle populaire, s'en vint lâcher quelques piécettes sur le comptoir. « Pour la bouteille! lança-t-il en direction des cuisines, ça fait toujours autant de bien par où ça passe! »

Et les hommes prirent la direction de la porte, en espérant que cette fois-ci leur coreligionnaire se montrerait un peu plus docile.

Dans un univers alternatif:

L'alcool avait rendu Othon affable et les dispositions désormais plus heureuses de son interlocuteur l'attendrirent. Ils se trouvaient désormais à l'extérieur de la chope sucrée, là où supposément un quatrième banni s'était fait mettre à l'amende, mais dont on ne trouvait plus de trace. C'est précisément de ce sujet que s'enquit Algoln, arrachant un rictus hilare au centenier Zollern qui, bibine oblige, comprit la question de travers.

« C'que c'est qu'une énigme ? Arharh, T'as bu un coup de trop, béjaune. » Ce fut le début d'une longue diatribe. « Une énigme c'est quand t'as bisbille de la comprenette. Quand ta caboche parait tel un grand chamoul'tout. Tu piges ? C'est le mystère, quoi, quand t'as point d'entendement. Et t'y t'es point trompé, fils, de l'entendement, on en a mie. Ton quatrième ladre, là, dans la brume, qu'il est! C'est là qu'est l'os, fils. T'as loisance d'estourbir du marqué à foison, mais point moi. Tu peux nous laisser du cadavre, mais moy, il me faut les faire causer. T'as déjà vu un corps qui jacte ? C'est point aisé, parole. T'as déjà... » Il voulut continuer son monologue, mais les mots ne lui vinrent plus.

Maintenant qu'il avait expliqué tout ceci à cette tête de bois d'Algoln, Othon se trouvait bien en peine d’emmener ce dernier jusqu'à la caserne. Bien sûr, il nourrissait toujours le sombre dessin d'exercer quelque vengeance contre le drôle, mais tant que ce dernier se gardait de toute rebuffade, le spectre d'une pareille perspective se tiendrait éloigné. Et puis merde, c'eut été con de faire l'aller retour, dès lors qu'on se trouvait sur place, juste pour mirer un cadavre. Ceux là, à défaut du dernier banni en cavale, n'étaient pas près de s'envoler.

« On va commencer par là d'où qu'ils sont venus, les marqués. Montre moi où c'est. »